Jean Vioulac est un de ces philosophes qui ne font pas beaucoup
parler d’eux, ce qui ne l’a pas empêché de recevoir le grand prix de philosophie
de l’Académie Française en 2016 pour l’ensemble de son œuvre. Il se situe dans
le courant de la phénoménologie (Husserl, Heidegger) mais aussi à l’école de
Marx. Un de ses sujets de réflexion principaux est la critique de la technique.
Son livre sur Marx. Une démystification
de la philosophie (Ellipses, collection « Aimer les philosophes) mérite
d’être lu.
Il montre que le « matérialisme » de Marx n’a aucun
rapport avec le matérialisme des Anciens ou celui des Lumières. Le matérialisme
marxien consiste à rapporter la pensée non aux atomes mais à la vie sociale des
hommes et à la conscience en tant que « langage de la vie réelle ». Et
c’est le travail, en tant que manifestation de la vie humaine qui fonde la
pensée. Dès lors la pensée de Marx reste une philosophie mais une philosophie qui
renverse la tradition de la métaphysique depuis les Grecs. Vioulac donne une
intéressante lecture de la fameuse 11e thèse sur Feuerbach : il
s’agit de transformer le monde, ce n’est pas la tâche des philosophes, mais
celle de la classe ouvrière. Mais cela ne signifie absolument pas que la philosophie
doive disparaître. Les philosophes doivent continuer d’interpréter le monde en
fournissant une interprétation qui éclaire le combat pour le communisme.
Vioulac critique avec beaucoup de pertinence l’idée que Marx aurait produit une
science à la place de la philosophie et il situe clairement la place exacte de
la philosophie de Marx. Comme la philosophie était une « méta-physique »
en tant que pensée des conditions de la science qu’est la physique, la pensée
de Marx est une « méta-économie », une philosophie qui expose les
conditions de l’économie (ou comme le dit nettement Michel Henry, une philosophie
de l’économie) et cette nouvelle manière anti-métaphysique est une
démystification de la philosophie classique parce qu’elle se place sur le bon
terrain, celui de l’immanence radicale qui est celle de la production des
conditions de la vie humaine. Le concept central introduit en philosophie par
Marx est celui d’idéologie : celle-ci désigne précisément ce renversement
du réel qui met une transcendance (Dieu, la raison, le monde des idées) à la
place du fondement réel de la pensée.
« Marx ne sort donc pas de la philosophie. D’abord parce
qu’il n’abandonne pas le projet d’une connaissance totale et fondée en raison pour
une science positive particulière : il élabore au contraire une interprétation
générale de ce que fut la philosophie jusqu’alors, qui réussit à la fonder
elle-même sur ses bases réelles, il élabore en cela une philosophie de la philosophie
qui l’englobe dans une théorie plus vaste et plus profonde, qui a déterminé le
fondement avec plus de radicalité : il élabore une archéologie de la métaphysique. »
(78)
Il ne s’agit pas de supprimer la philosophie mais bien de la
réaliser, c'est-à-dire de mener à son terme l’entreprise qui commence avec la philosophie
grecque quand elle démolit les mythes et commence de leur substituer une compréhension
rationnelle, même si celle-ci reste formelle et abstraite.
Très justement, quand il analyse la méthode mise en œuvre dans
Le Capital, Jean Vioulac affirme que
Marx n’écrit pas une nouvelle économie politique mais une « critique de l’économie
politique » et son ambition n’est nullement de construire une science
positive à côté des autres sciences positives puisque précisément toutes ces
sciences positives restent aveugles sur le caractère historique des catégories qu’elles
utilisent. Contre les « sciences de l’entendement », il fait valoir
une science véritablement « dialectique », c'est-à-dire une science
qui récuse la naturalité du donné pour débusquer son historicité.
Vioulac saisit bien l’importance décisive de la première
section du Capital et de l’analyse de
la marchandise. Il souligne que le travail est fondamentalement production de
temps, production de surtravail et production de temps libre et c’est
précisément en cela qu’il installe l’homme dans le temps humain de l’histoire
et c’est pourquoi il ne produit pas seulement des choses mais aussi toute la
vie spirituelle des hommes. La métaphysique de la marchandise a ainsi une
importance qui dépasse de très loin la seule « économie politique ».
Dans cette analyse « Marx met au jour les fondements originaires de l’idéalité,
en la reconduisant à des processus socio-historiques d’abstraction, d’idéation
et d’universalisation, en quoi il accomplit le projet (qui sera celui de
Husserl) d’une généalogie de la logique et d’une refondation de la raison en
laquelle Husserl lui-même voyait ‘une révolution et la plus grande de toutes’. »
(115)
Jean Vioulac souligne la grande actualité des analyses de
Marx, tant en ce qui concerne le développement du « capital fictif »
que celui de la technique. C’est encore l’occasion pour lui de montrer que le
capital est « idéel » et non matériel. C’est pourquoi le capitalisme
est idéaliste ! L’idéalisme en tant que mystification, renversement du
monde, est précisément la philosophie qui expose le mode de production
capitaliste. Le capital en tant qu’universel abstrait est vu comme le sujet de
la production. C’est pourquoi « la question du capital est aujourd’hui la
question directrice pour la philosophie » (163).
La dernière partie du livre est consacrée à la révolution.
Celle-ci n’est pas un projet à accomplir par une minorité éclairée mais quelque
chose qui est inclus dans le processus même du développement du capital. Jean
Vioulac doit constater l’échec du prolétariat comme sujet révolutionnaire et son intégration
dans la « société de consommation ». Pourtant si le capitalisme est
une révolution aussi importante que le néolithique, l’urgence est celle d’un processus révolutionnaire
face à la catastrophe que prépare le développement d’un capitalisme qui déploie
sans frein sa propre logique. Vioulac reconnaît dans la pensée de Marx le
schéma kénotique et messianisme. C’est schéma qu’il faudrait en quelque sorte « démessianiser »,
de-théologiser en repensant fondamentalement les fins ultimes de l’humanité.
On pourrait reprocher à l’auteur de laisser complètement de
côté la dimension proprement politique de la pensée de Marx, avec ses
constantes, ses oscillations et ses faiblesses. Mais son choix a été de centrer
son propos sur ce qui fait de la pensée de Marx une pensée philosophique radicalement
nouvelle, une pensée d’une nouvelle manière de philosopher. Un livre à lire donc.
Un dernier mot plus personnel. J’ai retrouvé dans ce livre
des points communs avec ma propre recherche. Je me débats avec cette pensée de
la philosophie de Marx depuis un trentaine d’années et c’est à la lecture de
Michel Henry que je dois cet engagement philosophique. Dans l’inspiration
phénoménologique de Vioulac, je reconnais nécessairement des points communs et
je suis un peu étonné de ne trouver aucune mention – ne serait-ce que bibliographique
– de Michel Henry dans le livre de Jean Vioulac. Peut-être aussi l’importance
de Georg Lukács aurait-elle aussi pu être au moins notée, si on veut bien
admettre que l’Ontologie de l’être social
propose un développement très important de la pensée de Marx, telle que l’expose
Jean Vioulac.
Le 23 mai 2019 – Denis Collin
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