La nature n’existe que parce que l’homme existe ! Cette
affirmation peut surprendre : la nature était là avant nous et sera encore
là après nous, croit-on généralement. Peut-être serais-je devenu, à mon insu,
un disciple de l’évêque Berkeley qui soutient que l’être n’est que l’être perçu ?
Que nenni ! Ce que je mets en question, c’est l’idée de nature comme séparée et
opposée à l’homme. Léo Strauss soutient à raison, selon moi, que l’idée de nature
est une invention grecque, une invention corrélative à celle de la philosophie.
Ce sont les philosophes grecs qui opposent la nature (physis) et la
convention (nomos), la nature spontanée qui nait et meurt et la
convention qui dépend de l’artifice humain. Suivre la nature, c’est alors
refuser de suivre les conventions arbitraires des organisations humaines. Mais
si utile pour la pensée qu’ait été cette séparation, elle n’est pas naturelle
et procède d’un acte de la pensée.

La nature n’est pas hors de nous. Nous, nous sommes la
nature devenue consciente d’elle-même ! Nous sommes « naturels ». Notre insatiable
avidité, notre propension à peupler toute la surface de la Terre, à soumettre tout
ce qui est à nos désirs et nos caprices, tout cela est parfaitement naturel,
car cela découle de la nature humaine : bipédie, pas de poils, aptitude à
la course à pied, gros cortex, capacité à utiliser un langage symbolique et pas
seulement des signaux comme les abeilles, les marmottes ou les grands singes,
bonne vue binoculaire, mais aussi naissance prématurée et inadaptation fondamentale
à notre environnement. Quand on parle de défendre la nature, on ne devrait
jamais oublier la défense de la nature humaine, à moins que penser qu’elle soit
la seule qui n’a pas à être défendue et que l’être humain soit une abominable
verrue qui défigure notre belle déesse Gaïa !
Quand on dénonce le point de vue anthropocentré (on trouve
ça chez beaucoup d’écologistes), on ne voit pas bien ce qui est visé. Car, de
la réalité, nous n’avons qu’un point de vue anthropocentré ! Sauf ceux qui se
prennent pour Dieu, qui, lui, doit avoir un point de vue « théocentré », on ne
peut pas avoir d’autre point de vue qu’anthropocentré ! Même ceux et surtout
ceux qui essaient de penser la « nature sauvage » comme nature en dehors de l’homme,
restent parfaitement anthropocentrés. Parler de la nature en dehors de l’homme,
c’est encore la situer par rapport à l’homme, en donner une vision et un
concept humains.
Nous ne pouvons pas séparer la nature de l’homme pour une
autre raison : la nature est « le corps non organique de l’homme », comme
le dit Marx (Manuscrits de 1844), ce que Merleau-Ponty reprend à son
compte (voir son cours de 1956). L’homme nait, vit de la nature, meurt comme
toutes les choses de la nature. Il y a, dit Marx, un métabolisme entre l’homme
et la nature : nous respirons, nous restons cloués au sol, il nous faut boire
et manger, nous protéger du froid, etc. Les échanges en l’homme et son
environnement immédiat sont incessants et supposent une activité, une praxis,
pour produire les vêtements, les maisons, la nourriture et bien d’autres choses
encore.
En vérité, la nature n’existe pas. Ce n’est qu’une abstraction
qui résulte de l’activité humaine — mais une abstraction peut être utile pour
penser, à condition de ne pas l’hypostasier, d’en faire le fondement. Ce qui
nous importe, de manière vitale, ce n’est pas « la nature », mais notre écoumène,
le monde en tant que nous l’habitons, en tant que nous le façonnons pour le
rendre non seulement habitable, mais aussi agréable et beau. Nous voulons
préserver les paysages parce qu’ils sont beaux et pas encore salopés par ces
éoliennes qui poussent comme des champignons sur nos plateaux de Bourgogne. Mais
évidemment, il n’y a que des êtres humains qui peuvent trouver beau un paysage !
Le 7 janvier 2023