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vendredi 8 mars 2019

Rechercher la vie bonne : Aristote


Primum vivere, deinde philosophare ? Vivre d’abord, philosopher ensuite : cet adage plein de bon sens est peut-être radicalement faux. Vivre, mais de quelle vie ?  Voilà la question qui se pose nécessairement dès lors qu’on survit. Et vivre une vie réduite à la survie, une vie semblable à celle des bêtes ce n’est pas vivre une vie humaine. Pour mener une vie vraiment humaine, il faut pouvoir choisir de mener une vie vraiment humaine, cette « vie bonne » qui se trouve au centre des méditations des philosophes antiques. La philosophie ne vient pas après la vie, elle doit devenir un mode de vie. Telle est la leçon la plus importante que nous ont laissée les philosophes grecs antiques, la leçon de Platon, celle d’Aristote, celle des stoïciens ou des épicuriens. Choisir quelle voie suivre entre celles proposées par tous ces grands penseurs à qui nous devons tant, c’est bien difficile. Suivons aujourd’hui la voie d’Aristote, tant est-il que l’Éthique à Nicomaque est sans aucun doute un des livres majeurs de toute l’histoire de la philosophie.
Il y a trois traits majeurs qui caractérisent l’éthique aristotélicienne. Le premier est la place centrale accordée à la fois à la justice et à la juste mesure. Le deuxième : il s’agit d’une éthique sociale et non d’un guide pour la vie de l’individu confronté à un monde en train de se défaire – et c’est cela qui distingue le plus nettement Aristote de ceux qui viennent après lui, stoïciens et épicuriens. En troisième lieu, en éthique comme en toutes choses qui tombent dans le champ de l’examen philosophique, Aristote se garde bien de trancher trop nettement. Il laisse toujours sa part au problématique, au presque ça mais pas tout à fait, au mixte. Par ces trois traits, l’éthique aristotélicienne nous est plus indispensable que toute autre.

lundi 18 septembre 2017

L'amitié chez Aristote



Dans L’Éthique à Nicomaque, la question de l’amitié occupe deux livres (VIII et IX) sur les dix qui composent l’ouvrage. Loin d’être conçue sur le mode du sentiment, l’amitié, chez Aristote est aussi une vertu cardinale. Certes, l’amitié est d’abord naturelle mais elle va au-delà de ce point de départ spontané. Car, si la vie bonne n’est possible que dans une cité, gouvernée par des lois, c'est-à-dire où règne la justice, seuls des hommes unis par les liens de l’amitié peuvent constituer une telle cité.
<Amitié et justice. Les types d’amitié. Associations particulières et cité.>
(…)
Il semble bien, comme nous l'avons dit au début, que l'amitié et la justice ont rapport aux mêmes objets et interviennent entre les mêmes personnes. En effet, en toute communauté, on trouve, semble-t-il, quelque forme de justice et aussi d'amitié coextensive: aussi les hommes appellent-ils du nom d'amis leurs compagnons de navigation et leurs compagnons d'armes, ainsi que ceux qui leur sont associés dans les autres genres de communauté. Et l'étendue de leur association est la mesure de l'étendue de leur amitié, car elle détermine aussi l'étendue de leurs droits. En outre, le proverbe “ ce que possèdent des amis est commun ” est bien exact, car c'est dans une mise en commun que consiste l'amitié. Il y a entre frères ainsi qu’entre camarades communauté totale, mais pour les autres amis la mise en commun ne porte que sur des choses déterminées, plus ou moins nombreuses suivant les cas : car les amitiés aussi suivent les mêmes variations en plus ou en moins. Les rapports de droit admettent aussi des différences : les droits des parents et des enfants ne sont pas les mêmes que ceux des frères entre eux, ni ceux des camarades les mêmes que ceux des citoyens ; et il en est de même pour les autres formes d'amitié. Il y a par suite aussi des différences en ce qui concerne les injustices commises dans chacune de ces différentes classes d'associés, et l'injustice acquiert un surcroît de gravité quand elle s'adresse davantage à des amis : par exemple, il est plus choquant de dépouiller de son argent un camarade qu'un concitoyen, plus choquant de refuser son assistance à un frère qu'à un étranger, plus choquant enfin de frapper son père qu'une autre personne quelconque. Et il est naturel aussi que la justice croisse en même temps que l'amitié, attendu que l'une et l'autre existent entre les mêmes personnes et possèdent une égale extension.
Mais toutes les communautés ne sont, pour ainsi dire, que des fractions de la communauté politique. (…) Et cette utilité commune est le but visé par les législateurs, qui appellent juste ce qui est à l'avantage de tous. Ainsi les autres communautés recherchent leur avantage particulier : par exemple les navigateurs, en naviguant ensemble, ont en vue l'avantage d'acquérir de l'argent ou quelque chose d'analogue ; pour les compagnons d'armes, c'est le butin, que ce soit richesses, ou victoire, ou prise d'une ville qu'ils désirent (…). Mais toutes ces communautés semblent bien être subordonnées à la communauté politique, car la communauté politique n'a pas pour but l'avantage présent, mais ce qui est utile à la vie tout entière], qui offrent des sacrifices et tiennent des réunions à cet effet, rendant ainsi des honneurs aux dieux et se procurant en même temps pour eux-mêmes des distractions agréables. En effet, les sacrifices et les réunions d'ancienne origine ont lieu, c'est un fait, après la récolte des fruits et présentent le caractère d'une offrande des prémices : car c'est la saison de l'année où le peuple avait le plus de loisir. Toutes ces communautés sont donc manifestement des fractions de la communauté politique, et les espèces particulières d'amitiés correspondent aux espèces particulières de communautés.
(…)
<Formes de l'amitié correspondant aux constitutions politiques. >
Pour chaque forme de constitution, on voit apparaître une amitié, laquelle est coextensive aussi aux rapports de justice. L'affection d'un roi pour ses sujets réside dans une supériorité de bienfaisances car un roi fait du bien à ses sujets si, étant lui-même bon, il prend soin d'eux en vue d'assurer leur prospérité, comme un berger le fait pour son troupeau. De là vient qu'Homère a appelé Agamemnon pasteur des peuples. De même nature est aussi l'amour paternel, lequel cependant l'emporte ici par la grandeur des services rendus, puisque le père est l'auteur de l'existence de son enfant (ce qui de l'avis général est le plus grand des dons), ainsi que de son entretien et de son éducation ; et ces bienfaits sont attribués également aux ancêtres. Et, de fait, c'est une chose naturelle qu'un père gouverne ses enfants, des ancêtres leurs descendants, et un roi ses sujets. Ces diverses amitiés impliquent supériorité <de bienfaits de la part d'une des parties>, et c'est pourquoi encore les parents sont honorés par leurs enfants. Dès lors, les rapports de justice entre les personnes dont nous parlons ne sont pas identiques des deux côtés, mais sont proportionnés au mérite de chacun, comme c'est le cas aussi de l'affection qui les unit. L'affection entre mari et femme est la même que celle qu'on trouve dans le régime aristocratique, puisqu'elle est proportionnée à l'excellence personnelle, et qu'au meilleur revient une plus large part de biens, chaque époux recevant ce qui lui est exactement approprié ; et il en est ainsi encore pour les rapports de justice.
L'affection entre frères ressemble à celle des camarades : ils sont, en effet, égaux et de même âge, et tous ceux qui remplissent cette double condition ont la plupart du temps mêmes sentiments et même caractère. Pareille à l'affection fraternelle, celle qui existe dans le régime timocratique[1], car ce gouvernement a pour idéal l'égalité et la vertu des citoyens, de sorte que le commandement appartient à ces derniers à tour de rôle et que tous y participent sur un pied d'égalité. Cette égalité caractérise aussi l'amitié correspondante.
Dans les formes déviées de constitutions, de même que la justice n'y tient qu'une place restreinte, ainsi en est-il de l'amitié, et elle est réduite à un rôle insignifiant dans la forme la plus pervertie, je veux dire dans la tyrannie, où l’amitié est nulle ou faible. En effet, là où il n'y a rien de commun entre gouvernant et gouverné, il n'y a non plus aucune amitié, puisqu'il n'y a pas même de justice : il en est comme dans la relation d'un artisan avec son outil, de l'âme avec le corps, d'un maître avec son esclave : tous ces instruments sans doute peuvent être l'objet de soins de la part de ceux qui les emploient, mais il n'y a pas d'amitié ni de justice envers les choses inanimées. Mais il n'y en a pas non plus envers un cheval ou un bœuf, ni envers un esclave en tant qu'esclave. Dans ce dernier cas, les deux parties n'ont en effet rien de commun : l'esclave est un outil animé, et l'outil un esclave inanimé. En tant donc qu'il est esclave, on ne peut pas avoir d'amitié pour lui, mais seulement en tant qu'il est homme car de l'avis général il existe certains rapports de justice entre un homme, quel qu'il soit, et tout autre homme susceptible d'avoir participation à la loi ou d'être partie à un contrat ; dès lors il peut y avoir aussi amitié avec lui, dans la mesure où il est homme. Par suite encore, tandis que dans les tyrannies l'amitié et la justice ne jouent qu'un faible rôle, dans les démocraties au contraire leur importance est extrême : car il y a beaucoup de choses communes là où les citoyens sont égaux.

        Amitié et communauté

Le strict parallèle établi par Aristote entre les diverses formes de l’amitié et les diverses formes de constitutions politiques pourrait sembler curieux pour notre sensibilité moderne. L’amitié, en effet, y est définie comme vertu politique. L’amitié, pour nous, n’est pas “ politique ”. Elle regarde d’abord la sphère privée. Elle n’est pas non plus une vertu – c'est-à-dire quelque qualité que nous pourrions nous efforcer d’acquérir en nous y exerçant – mais un sentiment, qui est là ou qui ne l’est pas, mais qui ne peut venir à force de nous y entraîner ; notre sens exacerbé de “ l’authenticité ” semblerait répugner à cet effort vers l’amitié. Ce changement de point de vue a certainement à voir avec la manière dont l’individu se pense dans les relations sociales. Dans les sociétés traditionnelles domine souvent une conception holistique : l’individu n’a d’existence que comme une partie du tout. Dans la société moderne, c’est la subjectivité de l’individu qui fait valoir ces droits, pendant que les droits de la cité s’arrêtent à la frontière de l’intime. Pourtant au-delà de ces ruptures historiques, on peut repérer la continuité d’un certain nombre de problématiques.

I.                   L’amitié, vertu politique

A.     Les conditions d’existence des communautés humaines

Il semble aller de soi que les communautés humaines ne reposent pas seulement sur les liens de la nécessité, de la raison ou de la force. La communauté familiale repose, certes, sur la nécessité naturelle : les hommes et les femmes forment des couples pour assurer leur descendance et les enfants ont besoin de parents qui leur procurent la nourriture et le gîte quand ils sont encore incapables de se les procurer eux-mêmes. L’appartenance à la communauté politique est raisonnable puisqu’elle procure à la fois la sécurité et les avantages de l’union qui fait la force. Enfin, ceux qui veulent se mettre en dehors des communautés humaines instituées y sont maintenus par la force. Mais aucune communauté n’existe durablement ainsi. Pour qu’une communauté stable existe, il faut que cette communauté soit un bien pour ceux qui en font partie ; par conséquent il faut qu’existe entre ses membres une bienveillance réciproque qui est une autre manière de définir l’amitié.

B.     Aristote et Rousseau

La conception aristotélicienne de l’amitié comme vertu politique trouve un répondant chez Rousseau. C’est d’autant plus intéressant que la conception rousseauiste de la société semble à l’opposé de celle d’Aristote. Pour Aristote, l’homme est naturellement social (il est un “ animal politique ”) alors que pour Rousseau l’institution sociale dépend d’une convention et suppose donc la rupture avec la nature. Pourtant la République rousseauiste a tout autant besoin de l’amitié que la Cité aristotélicienne. “ Si j’avais eu à choisir le lieu de ma naissance, j’aurais choisi une société d’une grandeur bornée par l’étendue des facultés humaines, c'est-à-dire par la possibilité d’être bien gouvernée, et où chacun suffisant à son emploi, nul n’eût été contraint de commettre à d’autres les fonctions dont il était chargé ; un État où tous les particuliers se connaissant entre eux, les manœuvres obscures du vice ni la modestie de la vertu n’eussent pu se dérober au regard et au jugement du Public, et où cette douce habitude de se voir et de se connaître fît de l’amour de la Patrie l’amour des Citoyens plutôt que celui de la terre. ” (Dédicace du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes)

II.                Amitié et fraternité

A.     Valeur générale de l’amitié

L’amitié crée entre les individus un genre de communauté politique, au sens précis d’Aristote, parce que les individus ont besoins les uns des autres : un homme isolé est “ soit une bête soit un dieu ”. Mais  ce lien établit en même temps quelque chose de plus : il exprime la communauté de nature des amis. Dans l’amitié, je reconnais l’autre comme un autre moi-même, comme quelqu’un qui a la même nature que moi et qui, cependant est différent. C’est donc la reconnaissance de la pluralité, comme caractéristique de la condition humaine.
En outre, comme la véritable amitié est désintéressée, dans la relation amicale nous acquérons les vertus essentielles : le respect d’autrui, la bonté, le sens de la parole donnée et de la valeur des engagements – c’est d’abord par les serments entre amis que nous nous exerçons à tenir notre parole – le désintéressement. C’est enfin l’amitié qui inscrit notre existence dans la durée, qui apparaît comme l’un des moyens essentiels de faire face à la fragilité des choses humaines.

B.     Liberté, égalité, fraternité

Dans la tradition républicaine, l’amitié politique prend un nom précis : la fraternité. Puisque la république est le gouvernement de ceux qui se considèrent comme des égaux, et que, selon Aristote, l’amitié entre égaux est semblable à l’amitié entre frères, la fraternité apparaît donc bien comme la forme adéquate de l’amitié nécessaire entre les Citoyens. Dans le triptyque républicain, la fraternité paraît souvent mal définie, réduite à un sentiment vague et, au fond, superfétatoire du point de vue politique, alors que la liberté et l’égalité et leur éventuelle opposition sont l’objet d’une abondante littérature. Pire : la fraternité, en introduisant le sentiment dans le jeu politique, peut se révéler liberticide. N’est-ce pas parce que tous les citoyens doivent être des frères que la moindre divergence d’opinion devient une véritable trahison, rompant le “ pacte des frères ” ? Ainsi la vertueuse fraternité de Robespierre serait-elle une machine à alimenter la guillotine.
C’est pourtant en prenant au sérieux l’intuition de Rousseau que John Rawls redéfinit la fraternité comme l’un des fondements des principes de justice. Dans sa Théorie de la Justice[2], Rawls définit les deux principes de bases d’une société bien ordonnée : 1° le principe d’égale liberté pour tous ; 2° le principe de différence qui stipule que les inégalités sociales et économiques, si elles sont nécessaires, doivent être organisées de telle sorte qu’on puisse s’attendre à ce qu’elles soient d’abord à l’avantage des plus défavorisés. Les hasards de la naissance ou de la nature ont donné aux hommes des chances de réussite et des talents différents. Si on doit “ organiser la structure de base de la société de façon à ce que ces contingences travaillent au bien des plus désavantagés ”, on peut trouver là une expression de la fraternité, qui devient un “ critère réaliste ”. En effet, “ la fraternité est considérée comme représentant une certaine égalité sur le plan de l’estime sociale qui se manifeste par diverses conventions publiques et par l’absence, dans les manières, de déférence et de servilité. ” Et Rawls ajoute que la fraternité implique, en outre, “ un sens de l’amitié civique et de la solidarité sociale. ”

C.     Quelques difficultés

Il semble y avoir une contradiction dans le propos d’Aristote, tel qu’on le trouve dans. L’éthique à Nicomaque. La forme supérieure de l’amitié est l’amitié entre hommes libres et égaux puisque dans celle-ci le souci intéressé n’a aucune place. D’un autre côté, dans le même texte, Aristote affirme que la meilleure forme de gouvernement est la monarchie. En effet, le monarque se conduit à l’égard de ses sujets comme un père à l’égard de ses enfants, préoccupé uniquement de leur bien.
Il est inutile ici d’entrer plus avant dans les contradictions de l’œuvre d’Aristote qui, en d’autres textes comme la Politique, affirme de manière plus cohérente que le gouvernement le meilleur est celui du plus grand nombre, c'est-à-dire le gouvernement démocratique. Notons seulement que certaines des formes, qu’Aristote tenait pour légitimes, du sentiment d’amitié entre les citoyens nous semblent aujourd’hui incompatibles avec les principes de l’égalité républicaine.
Concevoir les rapports entre citoyens sur le mode des rapports entre père et enfants, c’est tomber dans le paternalisme qui s’oppose à la fraternité, comme la charité s’oppose à la solidarité. C’est encore opposer une conception organique et hiérarchique de la vie sociale à la conception d’une association d’individu égaux et Aristote semble souvent osciller entre ces deux conceptions.
Aristote affirme, par ailleurs, que le législateur doit autant sinon plus s’occuper de créer les conditions de l’amitié entre les citoyens que de la justice. Si on admet qu’il a raison, en outre, d’affirmer : “ tandis que, dans les tyrannies, l'amitié et la justice ne jouent qu'un faible rôle, dans les démocraties au contraire leur importance est extrême : car il y a beaucoup de choses communes là où les citoyens sont égaux ”. Alors il en découle que le meilleur des régimes politiques est celui dans lequel l’amitié possède une importance extrême et, par conséquent, en suivant la logique même d’Aristote, le meilleur des régimes est non pas la monarchie, comme il le dit, mais la démocratie où “ il y a beaucoup de choses communes ”.

III.             Contrepoint

A.     Ce qui unit divise.

La conception politique de l’amitié a quelque chose de très limitatif. L’amitié est liée intimement à la communauté. Je suis l’ami de qui me ressemble et je suis l’ami de ceux avec qui je m’assemble. Mais, par voie de conséquence, ceux qui ne se ressemblent ni ne s’assemblent ne peuvent être amis. Mes compatriotes sont mes amis et les étrangers deviennent vite mes ennemis. L’amitié aristotélicienne semble ainsi clore sur lui-même le cercle des amis, comme est clos sur lui-même le cercle des hommes libres et égaux qui forment la cité et s’opposent à ceux qui ne font pas partie de ce cercle, les non citoyens, les esclaves et les barbares. Comme la cité achevée est autarcique et tient fermement entre ses murs, l’amitié achevée ne saurait être l’amitié du genre humain. L’amitié soude la communauté, mais la communauté ne peut se souder qu’en séparant ceux qui sont “ dedans ”, à l’intérieur des murs et ceux qui sont dehors. L’amitié est politique, mais la politique construit des murs : le mot grec polis (πολις) est de la même famille que le verbe πολιζω qui veut dire “ bâtir un mur ”. Ainsi, l’amitié, tout en unissant les hommes, les sépare.
Au moment où les cités grecques perdent leur indépendance pour tomber sous un pouvoir commun, celui de Philippe puis d’Alexandre de Macédoine et bientôt l’imperium des Romains, la philosophie va penser la vue bonne de manière radicalement différente. Puisque la cité n’est plus l’espace où l’homme trouve son achèvement, puisque son autarcie n’est qu’un rêve définitivement enterré, l’amitié ne peut plus être considérée comme une vertu politique.

B.     Amitié non politique : Épicure

Épicure incarne cette nouvelle tendance de la philosophie. Si la sagesse réside dans l’absence de trouble, le sage se doit d’abord d’éviter les troubles de la vie publique : “ Le sage n’abordera pas les affaires publiques, à moins de circonstances exceptionnelles ”, affirme Épicure, rapporté par Diogène Laërce.  Et donc il faut “ se libérer de la prison des préoccupations quotidiennes et des affaires publiques. ”
On peut aller un peu plus loin. La physique épicurienne, qui conçoit l’univers entier comme le résultat du choc aléatoire d’atomes indivisibles se déplaçant dans le vide, conduit à une conception “ atomiste ” de l’existence humaine. L’homme étant un équilibre d’atomes ne peut survivre qu’en se protégeant contre les agressions extérieures. Métrodore, l’un des disciples d’Épicure affirme même que “ si l’on supprimait les lois, les hommes auraient besoin des griffes des loups, des dents des lions … ”. Si le bonheur est caractérisé par l’absence de trouble et l’absence de douleur, le sage est donc celui qui atteint l’autarcie. Il peut se suffire à lui-même en s’en tenant à la satisfaction des besoins naturels et nécessaires. Ainsi on pourrait croire que le sage épicurien “ se tient isolé, indépendant, comme un atome à l’écart dans le vide ”.
Mais ce serait une interprétation unilatérale de la pensée épicurienne. Si la vie politique n’est plus le lieu de la vie bonne, l’homme reste un “ animal social ”, il a besoin des autres hommes et c’est seulement en leur compagnie qu’il trouvera le bonheur : “ Parmi les choses dont la sagesse se munit en vue de la félicité de la vie tout entière, de beaucoup la plus importante est la possession de l’amitié. ” L’amitié semble se présenter de manière contradictoire : “ Toute amitié est par elle-même une vertu, mais elle a son origine dans l’utilité. ” Si elle est par elle-même une vertu, c’est qu’elle est désintéressée, mais elle naît de l’intérêt. C’est qu’en fait Épicure n’oppose jamais amitié et intérêt : “ Ce n’est pas celui qui cherche en toute circonstance les services qui est ami, ni celui qui jamais ne lie services et amitié ; car la premier, au moyen de la reconnaissance, fait trafic des récompenses et le second tranche le bon espoir pour la vie. ” En effet, dans l’amitié nous trouvons plus que notre avantage immédiat, nous trouvons la paix de l’âme que procure l’absence de crainte de l’avenir : “ Nous n’avons pas tant à nous servir des services que nous rendent nos amis, que de l’assurance que nous avons de ces services. ”
Le groupe des amis – ceux qui se réuniront au “ Jardin ” d’Épicure – est une bien une société – une entente – mais c’est une société qui n’est fondée ni sur la religion, ni le besoin social lié à la division du travail et aux échanges, ni sur la politique. L’amitié est donc bien “ impolitique ” ; au monde clos de la cité, elle substitue un monde dans un monde, une tentative de construire un havre de paix à l’abri des troubles du temps. On comprend la séduction de ce modèle, au point que, selon Diogène Laërce, les amis d’Épicure se comptent “ par villes entières ”.

C.     Amitié cosmopolitique : le stoïcisme

Si Épicure réduit la cité au groupe des amis, le stoïcien l’élargit au monde entier. Certes, cette idée n’était pas étrangère à Épicure qui affirme que “ l’amitié danse autour du monde habité proclamant à nous tous qu’il faut nous réveiller pour louer notre félicité. ” Mais c’est la philosophie stoïcienne qui défend le plus systématiquement cette idée d’une “ communauté du genre humain ”.
Selon Cicéron, qui est ici un bon interprète de la pensée stoïcienne, il y a une loi naturelle de la “ bienveillance universelle ”. Enfin les hommes sont par nature enclins à se rapprocher, il y a en eux un principe universel de sympathie qui fait le lien social puisque tous les hommes possèdent la raison et le langage : “ grâce à eux, on s’instruit et l’on enseigne, l’on communique, l’on discute, l’on juge, ce qui rapproche les hommes les uns des autres et les unit dans une sorte de société naturelle ”. Dans cette société naturelle, hormis tout ce qui a été partagé selon les lois, il y a un “ bien commun ” selon le principe “ Entre amis, tout est commun ” et c’est ainsi qu’il “ est prescrit de concéder même à un inconnu tout ce qu’on peut lui donner sans dommage. ”
Ainsi de tous les cercles qui forment notre société (de la famille à la nation), le plus important est celui de l’humanité tout entière, considérée comme une société en elle-même. Mais dans les sphères particulières, “ de toutes les sociétés nulle n’est plus remarquable ni plus solide que celle qui unit par des liens d’amitié des hommes de bien de caractère semblable. ” Ce lien est le plus solide parce que, dans l’amitié, ce n’est pas telle ou telle question particulière qui conduit au rapprochement des hommes, mais tout simplement ce qu’il fait qu’ils sont hommes. Dans l’amitié, nous ne cherchons ni le père protecteur, ni le maître qui nous enseigne, ni l’autorité politique qui nous protège mais l’homme en tant que tel, en tant que membre de l’humanité.

D.     La pure amitié : Montaigne

L’amitié de Montaigne et La Boétie est, en philosophie, l’amitié par excellence. Or, si Montaigne approuve Aristote de penser qu’il “ n’est rien à quoi il semble que notre nature nous ait plus acheminés qu’à la société ”, c’est immédiatement pour affirmer que l’amitié est un genre de “ société ” radicalement différent des autres formes de communauté.
L’amitié n’est pas dans les rapports du père aux enfants, mais bien plutôt dans le respect, car il ne peut pas y avoir entre le père et ses enfants, sauf à “ offenser à l’aventure les devoirs de nature ”, cette “ communication ” qu’on trouve dans la véritable amitié. Plus fondamentalement, toutes les affections qui unissent les individus dans les liens de la parenté ne sont pas des amitiés précisément en ce qu’elles peuvent être naturelles ou obligatoires et que, par conséquent la liberté et la volonté y ont peu de place.
Entre l’homme et la femme, l’amour et l’amitié apparaissent non pas comme complémentaires mais comme opposés. De l’amour, Montaigne écrit : “ Aussitôt qu’il entre aux termes de l’amitié, c'est-à-dire en la convenance des volontés, il s’évanouit et s’alanguit. ” Il n’en va pas mieux si au lieu d’amour, on parle de mariage puisque ce dernier “ est un marché qui n’a que l’entrée libre ” et qui a bien autres fins que le commerce de l’homme et de la femme, alors qu’en l’amitié, “ il n’y affaire ni commerce que d’elle-même. 
Si on laisse de côté “ cette autre licence grecque justement abhorrée par nos mœurs ”, les autres formes de sociétés ne sont pas composées que “ ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, ce ne sont qu’accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou quelque commodité, par le moyen de laquelle nos âmes s’entretiennent ”. Ainsi ce qui caractérise l’amitié, c’est qu’elle est pure de toutes les autres formes de la sociabilité. Alors qu’Aristote la voit dans forme de la vie sociale, Montaigne, au contraire, lui donne sa place là où elles cessent. L’amitié est recherchée pour elle-même, sans intérêt, finalité, sans marchandage et sans contrat ; elle n’est pas liée au désir et exprime cette inexplicable communion des âmes, quelque chose qui n’est pas sans rapport avec la grâce. Car si elle est sans finalité, elle est aussi sans cause particulière, elle ne vient pas récompenser les efforts et les mérités. C’est une “ force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union ”. Et c’est pourquoi “ si l’on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne peut s’exprimer qu’en répondant : "parce que c’était lui ; parce que c’était moi." ”

        Bibliographie

Aristote : Éthique à Nicomaque, Livres VIII et IX ; Librairie Jean Vrin, traduction J.Tricot, 538 pages.
Épicure : Lettres, maximes, sentences, Livre de poche, Classiques de la philosophie.
Cicéron : Des devoirs ,  in “ Les Stoïciens ”, Gallimard, réédition Tel.
Montaigne : Essais, livre I, Chapitre XXVIII : De l’amitié.


[1] Aristote définit la timocratie comme le gouvernement qui repose sur le cens.
[2] Le Seuil, réédition “ Points ”, 1997, traduction de Catherine Audard.

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