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vendredi 3 novembre 2023

Bergson, le possible et le réel


Dans un essai de 1930, Le possible et le réel (in La pensée et le mouvant), Bergson montre que la créativité extraordinaire de la nature par le fin que la réalisation d’un possible est toujours différent de ce possible. Ce qui se réalise ne correspond jamais à ce que j’avais prédit, même si cet écart peut être presqu’imperceptible.Soit, dira-t-on ; il y a peut-être quelque chose d'original et d'unique dans un état d'âme ; mais la matière est répétition ; le monde extérieur obéit à des lois mathématiques une intelligence surhumaine, qui connaîtrait la position, la direction et la vitesse de tous les atomes et électrons de l'univers matériel à un moment donné, calculerait n'importe quel état futur de cet univers, comme nous le faisons pour une éclipse de soleil ou de lune. – Je l'accorde, à la rigueur, s'il ne s'agit que du monde inerte, et bien que la question commence à être contro­versée, au moins pour les phénomènes élémentaires. Mais ce monde n'est qu'une abstraction. La réalité concrète comprend les êtres vivants, conscients, qui sont encadrés dans la matière inorganique.

lundi 23 janvier 2023

Religions et fait religieux

À paraître au éditions Breal en février.

Vidéo d'une conférence sur le même sujet à l'Université Populaire de la Roya.

 

samedi 7 janvier 2023

Défense de l'anthropocentrisme

La nature n’existe que parce que l’homme existe ! Cette affirmation peut surprendre : la nature était là avant nous et sera encore là après nous, croit-on généralement. Peut-être serais-je devenu, à mon insu, un disciple de l’évêque Berkeley qui soutient que l’être n’est que l’être perçu ? Que nenni ! Ce que je mets en question, c’est l’idée de nature comme séparée et opposée à l’homme. Léo Strauss soutient à raison, selon moi, que l’idée de nature est une invention grecque, une invention corrélative à celle de la philosophie. Ce sont les philosophes grecs qui opposent la nature (physis) et la convention (nomos), la nature spontanée qui nait et meurt et la convention qui dépend de l’artifice humain. Suivre la nature, c’est alors refuser de suivre les conventions arbitraires des organisations humaines. Mais si utile pour la pensée qu’ait été cette séparation, elle n’est pas naturelle et procède d’un acte de la pensée.

La nature n’est pas hors de nous. Nous, nous sommes la nature devenue consciente d’elle-même ! Nous sommes « naturels ». Notre insatiable avidité, notre propension à peupler toute la surface de la Terre, à soumettre tout ce qui est à nos désirs et nos caprices, tout cela est parfaitement naturel, car cela découle de la nature humaine : bipédie, pas de poils, aptitude à la course à pied, gros cortex, capacité à utiliser un langage symbolique et pas seulement des signaux comme les abeilles, les marmottes ou les grands singes, bonne vue binoculaire, mais aussi naissance prématurée et inadaptation fondamentale à notre environnement. Quand on parle de défendre la nature, on ne devrait jamais oublier la défense de la nature humaine, à moins que penser qu’elle soit la seule qui n’a pas à être défendue et que l’être humain soit une abominable verrue qui défigure notre belle déesse Gaïa !

Quand on dénonce le point de vue anthropocentré (on trouve ça chez beaucoup d’écologistes), on ne voit pas bien ce qui est visé. Car, de la réalité, nous n’avons qu’un point de vue anthropocentré ! Sauf ceux qui se prennent pour Dieu, qui, lui, doit avoir un point de vue « théocentré », on ne peut pas avoir d’autre point de vue qu’anthropocentré ! Même ceux et surtout ceux qui essaient de penser la « nature sauvage » comme nature en dehors de l’homme, restent parfaitement anthropocentrés. Parler de la nature en dehors de l’homme, c’est encore la situer par rapport à l’homme, en donner une vision et un concept humains.

Nous ne pouvons pas séparer la nature de l’homme pour une autre raison : la nature est « le corps non organique de l’homme », comme le dit Marx (Manuscrits de 1844), ce que Merleau-Ponty reprend à son compte (voir son cours de 1956). L’homme nait, vit de la nature, meurt comme toutes les choses de la nature. Il y a, dit Marx, un métabolisme entre l’homme et la nature : nous respirons, nous restons cloués au sol, il nous faut boire et manger, nous protéger du froid, etc. Les échanges en l’homme et son environnement immédiat sont incessants et supposent une activité, une praxis, pour produire les vêtements, les maisons, la nourriture et bien d’autres choses encore.

En vérité, la nature n’existe pas. Ce n’est qu’une abstraction qui résulte de l’activité humaine — mais une abstraction peut être utile pour penser, à condition de ne pas l’hypostasier, d’en faire le fondement. Ce qui nous importe, de manière vitale, ce n’est pas « la nature », mais notre écoumène, le monde en tant que nous l’habitons, en tant que nous le façonnons pour le rendre non seulement habitable, mais aussi agréable et beau. Nous voulons préserver les paysages parce qu’ils sont beaux et pas encore salopés par ces éoliennes qui poussent comme des champignons sur nos plateaux de Bourgogne. Mais évidemment, il n’y a que des êtres humains qui peuvent trouver beau un paysage !

Le 7 janvier 2023

 

vendredi 1 juillet 2022

Du futur

Voici une pensée de Pascal :

47 –– Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous rappelons le passé ; nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours, ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt, si imprudents que nous errons dans des temps qui ne sont point nôtres et ne pensons point au seul qui nous appartient, et si vains que nous songeons à ceux qui ne sont rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste. C’est que le présent d’ordinaire nous blesse. Nous le cachons à notre vue parce qu’il nous afflige, et s’il nous est agréable nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l’avenir, et pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance pour un temps où nous n’avons aucune assurance d’arriver.

Que chacun examine ses pensées. Il les trouvera toutes occupées au passé ou à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent, et si nous y pensons ce n’est que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin.

Le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais mais espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais. (Pensées, L47-B172)

On pourrait se dispenser de commenter, tant tout cela est dit avec précision. L’obsession du futur nous empêche d’être heureux. Nous espérons et à peine espérons-nous que nous craignons que nos espérances ne soient jamais satisfaites. Craignons-nous et nous voilà espérant que nos craintes ne soient vaines. Fluctuation de l’âme, dit Spinoza. Derrière ces fluctuations incessantes, il n’y a rien d’autre que l’angoisse de la mort, l’angoisse de l’abolition du temps.  On me dira que la mort n’abolit que notre temps et pas le temps en général. Le mort « a fait son temps », dit-on. Mais ce n’est pas exact : il n’y a pas d’autre temps que le temps que chacun de nous vit : l’ego est le fondement ultime de la conscience de la temporalité. Il faudrait se débarrasser de la crainte et de l’espérance, deux affects contraires et contrariants. Mais ce n’est guère possible : dès qu’on entreprend quoi que ce soit, on espère arriver au but ! Pour être serein, il faudrait donc devenir indifférent au futur, c’est-à-dire au fond atteindre l’état de celui qui est mort. Le nirvana, ce grand sommeil sans rêve que cherche la sagesse bouddhiste, cette paix éternelle, nous finissons tous par l’atteindre, six pieds sous terre ou réduits en cendres selon les habitudes de l’époque.

Nos angoisses du futur se combinent avec celles du passé. Nous ne pouvons rien au passé, nous ne pouvons pas faire marche arrière dans le temps comme nous faisons marche arrière dans l’espace. Le passé est passé et les regrets sont bien vains. Je regrette d’avoir fait X : mais à quoi peuvent servir ces regrets puisque le « avoir fait X » est maintenant entré dans l’éternité du passé ? Un célibataire et un divorcé diffèrent en ceci que le second a été marié et pas le premier. Si le divorce défait le lien juridique du mariage, il n’abolit pas l’avoir été. Quand nous prenons un peu de recul, d’ailleurs, nous pouvons facilement nous rendre compte que les actions passées que nous regrettons ne sont que très rarement gravissimes. Les occasions de nous tromper n’ont jamais manqué et si nous nous sommes souvent trompés, nous avons tout de même réussi pas mal de choses. Exercice spirituel classique dans le stoïcisme : prendre de la distance et comprendre que notre passé est maintenant de l’ordre du fatum et que la sagesse commence avec le consentement au destin.

Mais si le passé importe, c’est parce que nous le consultons pour essayer de discerner l’avenir. Machiavel conseille au prince l’étude de l’histoire comme science des humeurs des hommes et comme ensemble de leçons qui permettent de déterminer les meilleures options au moment où nous choisissons d’agir dans telle ou telle direction. Mais nous sommes si orgueilleux que nous croyons que le futur est à notre disposition et que l’étude du passé nous permettra de déterminer le cours des événements. Abattez ce cuider, comme dirait Montaigne ! Aristote et Épicure se rejoignent sur un point (au moins, car il y en a d’autres) : les futurs sont contingents. Le futur n’est jamais contenu dans le passé, même si, après coup, nous allons trouver de bonnes explications, de bonnes raisons, pour croire que ce qui est arrivé était prédéterminé.

Agir soit, mais sans exiger que le futur honore nos engagements comme le créancier croit que le débiteur honorera ses échéances. Et si nous fuyons le présent parce que, comme le dit Pascal, la vue du présent nous blesse, nous pouvons changer nos lunettes et regarder le présent pour ce qu’il est vraiment, notre pleine présence au monde, dont les douleurs elles-mêmes sont la manifestation de notre puissance d’exister.

Le 1er juillet 2022

 

samedi 29 janvier 2022

Le refus du réel

Il est assez difficile de dire précisément ce que l’on entend avec les mots « réel » et « réalité ». Le réel renvoie à la chose (res en latin). Est réel ce qui est de l’ordre de la chose, un mot qui vient du latin causa. La cause et la chose seraient la même chose et nous désignerions tout ce qui est chose ou cause par l’adjectif « réel ». Nous ne sommes pas beaucoup plus avancés !

On pourrait tenter de définir le réel par ce à quoi il s’oppose.

Le réel s’oppose d’abord à la fiction, c’est-à-dire à qui peut être dit et pensé sans pour autant avoir la moindre effectivité. Que des hommes meurent dans une fiction, voilà quelque chose qui ne nous semble pas très grave ! On peut même imaginer la fin de l’humanité dans quelque cataclysme, les hommes continuent de vaquer à leurs occupations ordinaires, non comme s’il ne s’était rien passé, mais parce qu’il ne s’est rien passé. Mais le terme de fiction peut être employé en un sens différent. La fiction n’est pas seulement l’imaginaire, mais aussi ce qui doit être sans que l’on puisse garantir que ce qui doit être est. Elle est aussi ce qui peut être, sans que cela soit. Nous ne pouvons guère nous passer de ces fictions : c’est même la propriété du langage humain la plus importante, celle d’énoncer des fictions. « Tu ne tueras point » n’est pas une phrase qui décrit quoi que ce soit du réel. C’est une phrase qui énonce une norme. On peut dire que les normes n’ont pas d’existence réelle, sinon l’existence que leur donne la force de la morale ou celle du droit permettant qu’effectivement elles soient respectées. Notre capacité à forger des fictions est d’ailleurs inséparable de notre faculté de juger, et pas seulement en matière de droit ou de morale. Quand je dis : « Pierre n’est pas là », je constate que « Pierre est là » est une fiction. La fiction est toujours en arrière-plan de nos affirmations concernant la réalité.

Le réel s’oppose aussi au virtuel. L’introduction de la notion de « réalité virtuelle » dans le langage courant montre clairement cette dénaturation du langage dont parle Jacques Ellul dans La parole humiliée. Le virtuel est simplement en puissance et quand ce qui est en puissance se réalise, il devient actuel, ce qui est précisément l’opposé de virtuel ! Le virtuel disparaît et fait place au réel. Ce qui est est gros de possibles, mais les possibles ne deviennent pas tous réalité — heureusement !

Le réel ne se laisse pas toujours saisir aisément. Le mot « chien » est un mot « réel ». Après tout, ce mot je viens de l’écrire et il est là, affiché sur l’écran de mon ordinateur. Qu’y a-t-il de réel là-dedans. Le mot « chien » est une suite de caractère que je peux écrire à volonté sans qu’elle ne veuille rien dire. Le mot « chien » n’est pas, à proprement réel, il n’est qu’un signe et un signe est une chose à la fois matérielle — il faut qu’elle appartienne au monde sensible pour être perçue et donc fonctionner comme signe — et au « monde intelligible », ce prétendu « monde des Idées » qu’on aurait trouvé en lisant Platon. Le mot « chien » serait le signe lié à l’idée de chien. Mais quelle est la réalité de l’idée de chien ? Le neuroscientifique dira que c’est tout simplement une certaine configuration de mes neurones. Autrement dit, un savant muni d’un cérébroscope — il doit bien exister des dispositifs d’imagerie médicale qui ressemblent à un cérébroscope — devrait pouvoir lire directement que j’ai l’idée de chien quand je lis ou écris le mot « chien ». Mais comme le mot anglais « dog » ne s’écrit pas du tout comme le mot français, peut-on garantir que la configuration neuronale d’un Anglais qui a l’idée de « dog » et la même que celle d’un Français qui a l’idée de « chien » ? Si on résout ce problème, on n’est pas beaucoup plus avancé, car une idée peut être l’idée d’une chose fictive (une licorne, par exemple) ou l’idée d’une chose réelle (par exemple les caniches, les dogues allemands ou les boxers).

Les complications métaphysiques dans lesquelles nous venons de nous engager, nous devons les laisser de côté provisoirement. L’histoire de la philosophie est presque entièrement constituée de réflexions sur ce sujet !

Je propose néanmoins une définition du réel, comme ce qui résiste. Il y a sur ce point de nombreuses élaborations en psychanalyse qui pourraient nous être fort utiles. Mais tenons-nous-en à cela : le réel, ça résiste, ça ne se plie pas à notre imagination, à nos désirs, à nos vœux… Je peux toujours vouloir voler comme les oiseaux. Rien n’y fera : toute tentative se terminera immanquablement comme celle de ce pauvre Icare. Je peux prononcer toutes les phrases magiques que je veux, la porte ne s’ouvrira que si j’en ai la clé.

Ce rapport au réel est justement ce qui permet de distinguer psychose et névrose. Le claustrophobe sait bien qu’il ne risque rien dans l’ascenseur, sa peur est plus forte que lui. Il souffre de cette peur, mais ne se trompe pas sur la réalité des choses. Le psychotique, au contraire, rompt, lui, le lien avec le réel : il entend vraiment des voix, voit vraiment les monstres qui sortent du placard, comme le policier alcoolique du film de Melville, Le cercle rouge, il se pense vraiment comme un enquêteur dans Shutter Island de Martin Scorcese. Si toute société est névrotique parce qu’elle repose sur une répression qui cause la névrose, la nôtre a ceci de particulier qu’elle est en train de devenir complètement psychotique, c’est-à-dire que le refus du réel devient la règle. Que l’on puisse proclamer le droit à changer de genre au motif que la réalité est ce que chacun se figure être, voilà une des affirmations les plus claires que nous sommes entrés de plain-pied dans la psychose, quelles soient par ailleurs les réflexions que nous pouvons mener à bon droit sur la notion de réel. Nous avons connu de nombreux régimes politiques qui reposaient ou reposent encore sur le mensonge le plus éhonté, un mensonge imposé par les sommets et qui ne trompait que temporairement la masse des individus. Dans notre société « transparente », le mensonge ne semble plus venir seulement du sommet — même si cette dimension reste terriblement présente — il se double d’un refus radical du réel, spontané, venu « d’en bas » avec une telle force que l’État en vient à le relayer.

Je reviens dans un prochain article sur le réel qui est ainsi refusé.




jeudi 25 juin 2020

Matérialisme et idéalisme : un débat sans queue ni tête ?


C’est Engels qui a fait de la question « matérialisme ou idéalisme » une question centrale, et après lui la plupart des philosophes de la tradition marxiste. La distinction est plus ancienne puisqu’on peut la faire remonter à Leibniz… et même à Socrate qui oppose les fils de la Terre aux fils du Ciel. Comme toujours, les débats embrouillés tiennent moins à la difficulté de l’objet lui-même qu’à la signification des mots. Si l’un appelle « cinq » ce que l’autre entend par « quatre », les deux vont se chamailler parce que l’un dit que deux et deux sont cinq et l’autre que deux et deux sont quatre, mais évidemment tous les deux disent vrai, parce qu’ils entendent tous les deux la somme de deux et deux ! (Sur ce sujet, voir Spinoza) ; Dans la querelle matérialisme versus idéalisme, on pourrait bien être dans la même situation tant qu’on n’a pas défini clairement ce que l’on entend par matérialisme et par idéalisme.

Matérialisme et science

Si par matérialisme on entend l’affirmation qu’il n’existe rien d’autre que la matière (les atomes) et le vide (ainsi que l’affirment les atomistes antiques), on risque vite d’être très ennuyé car il va falloir introduire des foules d’entités supplémentaires auxquelles il faudra bien accorder une certaine forme d’existence. Si une particule élémentaire (un « atome ») est caractérisée par son moment angulaire (son « spin »), quel genre d’existence lui accorde-t-on ? Les anciens atomistes tentaient d’expliquer la couleur des choses par les effets d’atomes très subtiles sur les atomes composant notre âme, pour sauvegarder à tout prix l’idée que la matière est le monde tangible. Mais outre que ces explications n’expliquent rien du tout, nous n’en sommes plus là. Même l’idée de masse n’est… qu’une idée ! Physiquement parlant, la masse est un scalaire, c’est-à-dire un objet mathématique et on ne peut rien en dire d’autre, puisque ce qui est tangible, c’est le poids. Autrement dit, la physique, la science qui décrit le monde matériel dans son ensemble ne manipule que des concepts abstraits, des « idées » et non des choses matérielles ! En vérité, la physique crée des modèles mathématiques qui permettent de comprendre les phénomènes observables (moyennant d’ailleurs un certain nombre d’abstractions et d’incertitudes dans les mesures) et partant de cette compréhension, ces modèles permettent de prédire les comportements des objets physiques et, ainsi, d’agir. Si l’on s’en tient à la physique, qui crée des concepts pour modéliser la réalité, la prise de position matérialiste en philosophie n’a absolument aucune importance et absolument aucun intérêt. Et, en ce sens, dire que la philosophie spontanée de savants est matérialiste est tout simplement faux.
Cependant, la physique n’est pas non plus idéaliste. Elle ne croit pas que la réalité fondamentale, la plus vraie, soit celle des idées – au demeurant, il n’est pas certain qu’il y ait beaucoup de philosophes qui croient vraiment cela, sauf quelques visionnaires rêveurs, ceux dont Kant avait tracé un portait dans son opuscule consacré à Swedenborg. Le physicien ne pense pas que ses idées physiques soient « vraies ». Il pense que sa théorie est vraie si et seulement si elle rend compte de manière adéquate et économique du maximum de phénomènes observés. Et si le réel observé dément la théorie, le physicien va rectifier la théorie ou en changer.
Ainsi, la science va au-delà de la distinction matérialisme-idéalisme. Elle cherche à construire des modèles vérifiables expérimentalement des phénomènes réels observables, soit directement, soit au moyen d’instruments de mesure que les théories permettent de concevoir. On pourrait même, à la limite, dire qu’une théorie est d’abord et avant tout un instrument d’observation de la réalité physique observable – Bachelard dit quelque chose de ce genre. Ce qui est vrai de la physique l’est des autres sciences. La biologie, entre la théorie génétique et la théorie de l’évolution issue de Darwin et profondément remaniée, produit, elle aussi, des modèles, des modèles sur lesquels il existe des désaccords sérieux. Certes, la prétendue théorie de l’intelligent design, les diverses variétés de créationnisme ou le principe anthropique ne sont pas des théories concurrentes – ce ne sont que des spéculations mystiques dépourvues du moindre intérêt scientifique. Mais à l’intérieur de la théorie de l’évolution, il y a des désaccords sérieux entre ceux qui continuent de penser comme Darwin que « la nature ne fait pas de saut » et les partisans de la théorie des équilibres ponctués (Eldredge et Gould) qui soutiennent un point de vue plus « dialectique ». De même, le rôle de la sélection naturelle – est-elle déterminante dans l’évolution ou n’est-elle qu’un des facteurs ? – pose des questions épineuses. Enfin, dans quelle mesure la théorie de l’évolution s’applique-t-elle à l’humain dès lors que l’on admet l’idée de coévolution et donc l’introduction d’un facteur téléologique dans l’évolution de l’espèce humaine ? Si la biologie est « matérialiste », c’est seulement en un sens très large : pas besoin de bondieuseries pour expliquer l’apparition de l’homme sur Terre. Inutile d’en faire un plat ! Puisque toute science repose justement sur le rejet des bondieuseries et des prétendus « textes sacrés », récits fabuleux de fables faites pour enseigner l’obéissance aux enfants.
Croire qu’il n’y a pas de pensée humaine sans cerveau humain et que la pensée dépend des configurations du cerveau est certainement une position de bon sens. Là encore, on peut rejeter sans remords les bondieuseries sur l’âme éternelle. Mais penser que la connaissance biologique du cerveau humain suffise (un jour) pour expliquer la pensée, c’est une faute logique. J’ai développé ce point dans mon livre La matière et l’esprit (Armand Colin,2004) et j’y renvoie le lecteur. La connaissance du cerveau est la connaissance de l’appareil neuronal, c’est-à-dire la connaissance d’un ensemble d’éléments physico-chimiques en interaction. Les sciences cognitives ont permis de montrer les corrélations entre les états du système neuronal et certains états de conscience et certains processus de pensée. Mais cette corrélation n’est en aucun cas une relation causale. L’état neuronal ne peut causer qu’un autre état neuronal et non pas une pensée, car une pensée n’est pas une chose physique (même si elle est corrélée à une chose physique). Une pensée n’a pas de propriété physique et ne peut donc pas être le produit d’un processus physique. Imaginons maintenant que nous puissions avec exactitude corréler une pensée vraie et sa négation, nous aurions alors deux états physiques, mais rien, dans le monde physique, ne permettra de dire des deux états physiques que l’un est « vrai » et l’autre « faux ». Enfin, si le cerveau « secrète » de la pensée comme le foi secrète de la bile – ce que plus personne n’ose dire, mais continue de penser dans le cas des matérialistes purs et durs en matière de philosophie de l’esprit – alors la pensée de celui qui énonce cette thèse est elle aussi un simple processus physique qui n’a aucune qualité à se dire vrai ou faux.
Spinoza, qui pensait loin, avait déjà souligné tous ces problèmes, lui qui défendait pourtant un monisme strict et ne cessait de répéter « nul ne sait ce que peut un corps ». Mais il soutenait que si pensée et corps renvoyaient à deux attributs de la même substance unique, il était impossible de réduire l’un à l’autre, ni d’établir une relation de causalité. En fait, les matérialistes purs et durs en matière de philosophie de l’esprit soutiennent implicitement l’une des deux thèses suivantes, à moins qu’il ne s’agisse des deux en même temps.
(1)   En tant que matérialiste pur et dur, j’affirme que je suis une machine qui produit des sons, au même titre que le moteur d’une automobile ou un moulin à café et la notion de vérité n’est qu’une vieillerie métaphysique – cette dernière phrase est aussi produite par des processus physico-chimiques et le fait d’utiliser la première personne est aussi un processus physico-chimique, car évidemment la subjectivité n’existe pas.
(2)   Je suis tout simplement Dieu lui-même et je sais bien, car je suis en dehors de tous vos cerveaux de pauvres humains, que vos pensées ne sont que des sensations coordonnées à vos corps, mais qu’en vérité, seul moi, Dieu, pense véritablement.
Le matérialisme pur et dur, celui qui affirme que n’existent que des processus physico-chimiques est tout simplement impossible à soutenir jusqu’au bout, car il conduit à des absurdités récurrentes. Gilbert Ryle – qui n’était pas spécialement un mystique – avait montré que le problème de fond était une erreur de catégorie. Les catégories par lesquelles nous parlons des pensées et des faits mentaux ne sont pas et n’ont pas de lien avec les catégories avec lesquelles nous parlons des phénomènes physiques. Donald Davidson a soutenu, de son côté, un « monisme anomal » qui n’est pas très éloigné de la manière spinoziste de voir les choses : il considère impossible de soutenir la thèse de l’identité des évènements physiques et des évènements mentaux et l’impossibilité d’établir entre eux des relations causales.
Encore une fois, l’idéalisme, c’est-à-dire l’idée qu’il y aurait des pensées sans êtres pensants, des pensées sans corps, n’est évidemment pas une position philosophique très sérieuse – c’est éventuellement une position religieuse – mais l’affirmation qu’il n’y a qu’une seule « substance », une seule réalité est parfaitement compatible avec une thèse portant sur la dualité des attributs. Le matérialisme strict (pur et dur) en philosophie de l’esprit n’est qu’une position parfaitement arbitraire et qui ne procure aucun gain d’intelligibilité. Quand un garçon est amoureux d’une fille, on le voit mal penser : « ce sont mes hormones qui sont en cause » et par conséquent « l’objet de mon amour n’a aucune importance réelle ! » Toute la vie nous montre, en fait, que la psychologie traditionnelle nous dit beaucoup plus de choses sur nous-mêmes que le matérialisme cognitiviste, qui a sans doute beaucoup de choses à dire sur les cerveaux, mais rien sur les sujets pensants que nous sommes.
Quand certains auteurs affirment que le matérialisme est vrai parce que la théorie de l’évolution de Darwin l’a montré, il semble qu’on atteigne les sommets de l’illusion scientiste qui apparaît aussi puissante que l’illusion métaphysique ancienne de ceux qui avaient prouvé l’existence de Dieu. Certes, après Darwin nous ne pouvons plus guère croire que l’homme a été créé spécialement par Dieu, mais de là à en tirer une vérité aussi métaphysique que « la seule réalité est matérielle », il y a un pas énorme. Richard Dawkins est un sympathique athée militant… mais quand il affirme que la science a prouvé la vérité de l’athéisme, il s’avance au-delà des limites de ce que peut la raison ! Et ceux qui déduisent la vérité du matérialisme de la vérité de la théorie de l’évolution n’ont pas une position plus solide. La thèse du matérialisme est une thèse spéculative et non une thèse scientifique. Si d’ailleurs elle était une thèse scientifique, elle aurait été reconnue depuis longtemps par la grande majorité des scientifiques et des philosophes, et toute l’histoire de la philosophie jusqu’à Darwin n’aurait plus qu’un intérêt archéologique.

Toute philosophie est idéaliste

Selon Hegel, toute philosophie est idéaliste. Nous pouvons accorder à cette thèse une vérité peu discutable. La philosophie est la recherche de la vérité et n’est que cela, ainsi que le disait Eric Weil. Or la vérité est ce qui caractérise les idées et non les choses. Ainsi la philosophie accorde la plus grande valeur aux idées. En ce sens, elle est nécessairement idéaliste ! On se demande ce que pourrait être une philosophie non idéaliste : une philosophie sans idée ?  une philosophie dont les idées n’auraient aucune portée ?
La thèse qui affirme que n’existent que la matière et le vide, thèse « matérialiste » n’est bien qu’une idée. Si elle a une valeur, c’est qu’elle est une idée vraie. Ni la matière, ni le cerveau qui la pense ne sont des idées ; ce sont des réalités tangibles qui, en elles-mêmes, ne sont ni vraies ni fausses. En affirmant une thèse matérialiste, un philosophe affirme donc que son idée est vraie et qu’elle exprime la réalité la plus fondamentale, celle que ne perçoit pas la majorité des individus qui croient aux esprits, aux fantômes, à l’existence d’une âme immortelle ou d’un dieu tout puissant. Dire cela n’est pas jouer sur les mots, mais constater seulement que l’affirmation d’un matérialisme philosophique pourrait bien nous conduire à une contradiction performative du même genre que celle du sceptique qui affirme qu’il n’y a pas de vérité et qui, du même coup, doit reconnaitre que l’affirmation « il n’y a pas de vérité » n’est pas non plus vraie, ni fausse d’ailleurs, mais tout simplement dénuée de sens à l’intérieur de sa doctrine sceptique.
L’idéalisme absolu hégélien n’affirme pas l’existence d’un monde des Idées indépendant du « monde sensible », du monde des réalités tangibles. L’idée n’a de sens que si elle s’extériorise dans le monde. Une idée dépourvue d’effectivité ne peut pas être une idée vraie. Pour Hegel, le monde qui se manifeste dans son existence et le mouvement de l’idée ne sont donc qu’une seule et même chose et par conséquent l’idéalisme absolu peut tout aussi bien être considéré comme un « réalise absolu ». Lénine notait que Hegel était le plus « matérialiste » quand il était le plus spéculatif (voir dans les Cahiers philosophiques les notes de lecture sur la Logique).
Philosopher, c’est donc produire une idée englobante de la réalité et de nous-mêmes et cette idée est elle-même une sorte de réalité, même s’il ne s’agit pas d’une réalité tangible. Mais il est encore un autre sens qui permet de dire que toute philosophie est idéaliste. Le langage commun définit l’idéaliste comme celui qui vit selon des idéaux (toujours beaux) et le matérialiste comme celui qui ne pense qu’aux choses matérielles et à se goinfrer (de nourriture ou d’argent). Si on peut sans dommage rejeter cette dernière définition – les « matérialistes » de l’Antiquité comme Épicure prônaient une vie sage, faite de frugalité, de sens de la mesure et de suffisance à soi-même – en revanche on peut accepter sans réserve la définition de l’idéaliste. Ainsi toute philosophie morale est idéaliste puisqu’elle définit un idéal de vie auquel nous devons nous efforcer d’atteindre. Le « pur devoir » kantien définit un acte que personne au monde n’a sans doute jamais accompli, mais qui sert de règle infaillible de la moralité. En effet, tous nos actes, même les plus désintéressés, sont entachés d’intérêts (y compris cette satisfaction et cet amour-propre que nous éprouvons à sacrifier nos intérêts à notre devoir). Et pourtant nous savons que seule est vraiment morale l’action parfaitement désintéressée. On ne peut pas être un matérialiste strict et en même temps se réclamer de la morale de Kant qui est une morale idéaliste au sens le plus strict du terme. Mais ce qui est vrai de la morale kantienne l’est de toutes les autres doctrines morales qui définissent un devoir-être distinct de l’être. Une morale qui ne ferait pas cette distinction ne serait d’ailleurs par une morale, mais une variante de l’ethnologie.
Si on se place – comme c’est mon cas – dans les rangs de ceux qui ont été à l’école de Marx, il n’en va pas différemment. On ne peut pas dénoncer l’aliénation de l’homme dans les sociétés qui reposent sur l’exploitation sans avoir une idée de ce que devrait être l’homme pleinement réalisé, non aliéné. On ne peut pas non plus dire que « les hommes font eux-mêmes leur propre histoire » sans admettre que la réalité sociale les conditionne sans les déterminer strictement et que, sans disposer d’un absolu libre arbitre, ils ont toujours la possibilité d’ordonner leurs affects d’une manière conforme à leur bien propre. Si ce n’était pas le cas, il serait vain de se livrer à quelque activité politique que ce soit et on sait comment le matérialisme déterministe s’est transformé en un quiétisme opportuniste – là encore on pourrait renvoyer bien des marxistes matérialistes à la lecture de Lénine. Je renvoie seulement à la première « thèse sur Feuerbach » que nos marxistes « matérialistes » devraient lire et méditer : « Le défaut principal, jusqu'ici, de tous les matérialismes (y compris celui de Feuerbach) est que l'objet, la réalité effective, la sensibilité, n'est saisi que sous la forme de l'objet ou de l’intuition ; mais non pas comme activité sensiblement humaine, comme pratique, non pas de façon subjective.  C'est pourquoi le côté actif fut développé de façon abstraite, en opposition au matérialisme, par l'idéalisme - qui naturellement ne connaît pas l'activité réelle effective, sensible, comme telles.  Feuerbach veut des objets sensibles - réellement distincts des objets pensés : mais il ne saisit pas l'activité humaine elle-même comme activité objective.  C'est pourquoi il ne considère, dans L'Essence du christianisme, que l'attitude théorique comme vraiment humaine, tandis que la pratique n'est saisie et fixée que dans sa manifestation sordidement juive.  C'est pourquoi il ne comprend pas la signification de l'activité « révolutionnaire », de l'activité « pratique-critique ».  
Plus généralement, ce qui caractérise l’action (l’action proprement humaine), c’est qu’elle est toujours finalisée. Nous agissons pour atteindre un certain but, c’est-à-dire pour rendre effectif ce qui n’est encore qu’une idée. L’idée de la maison dans le cerveau de l’architecte préexiste à sa réalisation. Dans un passage fameux sur l’abeille et l’architecte, Marx ne disait pas autre chose : « Notre point de départ c’est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l’homme. Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celle du tisserand, et l’abeille confond par la structure de ses cellules de cire l’habileté de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. Ce n’est pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action, et auquel il doit subordonner sa volonté. » (Capital I, Sect. III,7) Bref, la conscience vient avant la chose !

Un sens du matérialisme

Si on refuse le matérialisme strict, si l’on admet que toute philosophie est, sous un certain rapport, idéaliste, il reste qu’il peut y avoir un sens à se dire matérialiste, sans retomber dans le matérialisme vulgaire, le matérialisme métaphysique des scientistes.
Le « matérialisme historique » ne dit pas que tout est matière, mais que pour comprendre l’histoire humaine, il faut partir de l’activité pratique par laquelle les hommes produisent leurs conditions matérielles d’existence et produisent ainsi leur vie elle-même. Pour comprendre le mouvement d’ensemble de l’histoire et des sociétés humaines, c’est la bonne méthode et sur ce point Marx, qui n’est pas tout à fait le premier à l’avoir dit, est suivi par tous les historiens sérieux. Les faiblesses de l’histoire des idées prises en elles-mêmes sont suffisamment patentes pour qu’on n’ait pas à le développer ici. L’histoire réduite à l’action des grands hommes ou aux ballets diplomatiques n’est guère plus qu’une version savante des magazines « people ». Comprendre comment l’action des individus s’articule à ces conditions sociales, matérielles d’existence, c’est vraiment cela faire de l’histoire.
Être matérialiste, c’est plus généralement une attitude de bon sens à observer quand on veut faire œuvre de science, attitude qui consiste à éliminer toute croyance en des puissances « spirituelles » supérieures qui expliqueraient les phénomènes du monde. C’est un sens faible du matérialisme, un matérialisme de précaution si j’ose dire, mais qui va de soi pour toute entreprise qui vise à la vérité objective.
Enfin, plus qu’un matérialisme, c’est sans doute un certain naturalisme qui s’impose, naturalisme non pas dans l’adoration religieuse de la nature, mais dans la considération spinoziste de ce fait indubitable : la puissance de la nature surpasse infiniment la puissance de l’homme et il est nécessaire que nous nous y fassions, que nous sachions adapter nos comportements à cette réalité. Du même coup, on y pourra trouver de nouvelles sources de joie, celles que procure la contemplation des beautés de la nature. Après la loi morale en nous, admirons donc le ciel étoilé au-dessus de nous et suivons Kant dans cette réconciliation de la nature et de l’idée pure.
Le 25 juin 2020. Denis Collin

jeudi 12 mars 2020

De la nature humaine et peut-on la changer ?


Une contribution de Tony Andréani
La nature humaine fut toujours le grand sujet de préoccupation de la philosophie politique. Ainsi, chez les modernes, Hobbes la croit intrinsèquement mauvaise et Rousseau foncièrement bonne – tant que la vie en société ne vient pas l’altérer. Et ceci va jusqu’à Nietzche, qui conçoit son dépassement dans la figure du Surhomme, et qui inspirera, peu ou prou, les philosophies « déconstructivistes » de la French Theory. aujourd’hui très à la mode. La question parcourt aussi une multitude d’essais moins savants, et va se loger dans les discours les plus quotidiens.
Mais c’est aussi un grand sujet de débat dans la tradition marxiste, qui tantôt la récuse en invoquant la 6° Thèse sur Feuerbach, qui dit que l’essence humaine n’est que « l’ensemble des rapports sociaux » et qui conclut de là à son historicité radicale, et tantôt rappelle que le terme de nature humaine réapparait de nombreuses fois dans les œuvres postérieures de Marx.
Or voilà que la question a pris un tour nouveau avec l’idéologie transhumaniste, qui, s’appuyant  sur les « techno-sciences » qui font florès de nos jours (la nanotechnogie, la biotechnologie, l’informatique et la science cognitive, soit les NBIC), prône un dépassement avec « l’homme augmenté » et débouche sur un « post-humanisme ». Il ne s’agit rien de moins que d’en finir avec la nature humaine, telle qu’elle nous a été léguée par l’évolution biologique, et telle qu’elle a été abordée par la philosophie des Lumières et dans la théorie juridique des Droits de l’homme. Fin de l’espèce humaine et création d’une nouvelle espèce, apte à dépasser les limites biologiques encore actuelles grâce à toutes sortes de manipulations, voire d’hybridations (avec la machine, avec l’animal et même avec le végétal), et capable de se lancer dans des aventures intersidérales qui ne relevaient jusque là que du domaine de la science-fiction. De telles lubies ont commencé à entrer dans le domaine de l’expérimentation, appuyée sur des budgets colossaux. Voilà où nous en sommes, et il est donc plus que temps d’en prendre la mesure et d’en effectuer une critique sans concession[1].
Mais, auparavant, revenons sur la tradition marxiste, qui s’appuyait sur la science de son époque, laquelle avait déjà fait d’immenses progrès.

La nature humaine dans la perspective du matérialisme historique

On ira assez vite sur le sujet. Marx connaissait la théorie darwinienne. L’homme est le résultat d’une très longue évolution, mais ce qui lui est propre est d’une part le travail, comme activité réglée et finalisée (le travail « concret ») et comme dépense d’énergie en quelque sorte planifiée, avec toujours un emploi du temps (le travail « abstrait »), et d’autre part la coopération, sous la forme de divers types de division du travail, de la plus simple (la division sexuelle du travail chez les primitifs) jusqu’aux plus complexes et aux plus rebutantes (le travail parcellisé dans la grande industrie). Une coopération qui explique l’émergence du langage[2] L’homme est aussi un être de besoins, des plus « animaux » aux plus intellectualisés. Il existe donc bel et bien une anthropologie marxiste, qu’on pourrait examiner avec plus de détails, mais cette nature humaine est susceptible d’évolution, car le système social, et en particulier le système capitaliste, lui imprime des tours particuliers générateurs d’aliénations, ce qui fonde la nécessité de transformations révolutionnaires et d’une politique d’émancipation.
Qu’est-ce à dire ? Restauration d’une nature première et d’une autonomie originelle, opposée à toutes les hétéronomies ? Non point. Il faut concevoir la nature humaine comme un champ de possibles, ce qui veut dire aussi qu’il existe des limites, des impossibilités. A partir de là, des successeurs de Marx ont milité pour la création d’un homme « nouveau », non point d’un surhomme, mais d’un homme délivré  des limites que lui imposaient les systèmes sociaux antérieurs, et en particulier le système capitaliste. Cet homme devait devenir de plus en plus social et par suite faire montre d’une moralité supérieure. C’était une question de révolution et d’éducation. On sait à quel point les soviétiques ont échoué, et l’occasion a été belle pour dénoncer l’utopisme de leur collectivisme et leur autoritarisme, assimilé à un totalitarisme – alors qu’un autre courant communiste, tout aussi collectiviste, se réclamait de l’anarchisme. Aujourd’hui encore la volonté attribuée aux dirigeants chinois de transformer l’homme en le moralisant avec l’institution d’un « crédit social » pour sanctionner ses bons et mauvais comportements est considérée comme une injure faite à l’individu et à ses droits. On peut en discuter. Notons seulement  qu’il ne s’agit pas de créer une nouvelle espèce post-humaine, mais d’améliorer l’homme tel qu’il est, dans des conditions sociales et historiques données, sans quitter la zone des possibles.

D’autres choses que nous avons apprises sur la nature humaine

Il y en a tellement qu’on ne peut que balayer le sujet, à partir de ce que la biologie, les études préhistoriques, l’ethnologie, l’histoire, la sociologie, la psychologie nous ont appris. L’homme a des « besoins génériques », pour reprendre un terme de Marx, autrement dit possède, en sus du travail et de la coopération, des traits invariants, et ceci quelle que soit la diversité des cultures et des individus et bien qu’ils soient souvent difficiles à reconnaître à travers des cas relevant d’une pathologie physique ou sociale. S’il existe aussi  ce qu’on peut appeler des « besoins spécifiques » de classe, liés à la classe sociale, ils doivent bien, d’une certaine façon, « s’étayer » sur les besoins génériques, ce dont nous  reparlerons.
On peut très schématiquement, nommer ces besoins génériques[3]. Ce sont d’abord des besoins « animaux » tels que la faim, la soif, le besoin de sommeil et d’évitement de la douleur, mais sous des formes ritualisées ou symboliques bien plus élaborées que chez nos cousins les plus proches (les chimpanzés). Ainsi de l’art de la cuisine. Ce sont ensuite des besoins d’exploration et d’apprentissage, conduites elles aussi déjà présentes chez l’animal supérieur. Le travail lui-même n’est pas seulement le propre de l’homme, mais apparait comme un besoin, procurant une satisfaction spécifique, théorisée par un auteur trop oublié, Gérard Mendel, avec le concept d’actepouvoir[4]. On peut parler encore d’un besoin de jeu, évident chez les animaux supérieurs, mais s’estompant dans leur cas avec l’âge, et d’un besoin esthétique (lié à la fonction symbolique), déjà manifeste dans les peintures rupestres. Comme l’homme ne peut se développer que dans une structure familiale ou assimilée, il existe aussi de véritables besoins sociétaux, débordant sur des groupes plus larges, besoins également présents chez les animaux supérieurs, chez lesquels on trouve des formes de soin et d’entraide « conscientes » (car l’on sait que de telles formes existent aussi jusque dans le règne végétal, par exemple entre les arbres, mais apparemment sans conscience aucune, ayant été simplement sélectionnées par l’évolution). Ce sont ces « instincts sociaux » dont parlait Darwin. Vient ensuite le besoin sexuel, généralement mais pas toujours tourné vers l’autre sexe. Car nous sommes une espèce sexuée et hautement consciente de l’être (les plantes aussi sont sexuées, mais sans le savoir). Enfin on peut parler d’un besoin agressif, issu originellement de la lutte pour la survie et pour la reproduction, mais lié chez l’homme à sa capacité d’individualisation et de mimétisme, qui le fait entrer en rivalité avec son semblable.
Cette analyse sommaire n’était là que pour montrer que nous sommes conditionnés par notre nature biologique, mais il faut aller plus loin dans l’analyse de cette nature. Trois traits fondamentaux, invariants, caractérisent l’espèce humaine. Il s’agit d’abord de la prématuration de l’enfant humain et de la discordance sensori-motrice qui s’ensuit, caractéristiques essentielles également soulignées par Gérard Mendel. Elles entraînent à la fois une forme d’impotence, dans les toutes premières années de l’existence, que l’animal ne connaît pas, et qui le rend intimement lié à ses parents, la mère en priorité, et une forme d’inconscience spécifique, correspondant à un univers de « sensations » sans débouché moteur, qui sera générateur d’un inconscient profond. L’enfant devra s’en sortir en intériorisant autrui sous la forme d’un double (c’est le stade du miroir, qui va bien au-delà de la reconnaissance par l’animal supérieur de lui-même dans un reflet) et en pouvant ainsi dire « Je » (avant de s’opposer, dans la phase du Non, à ses parents) Le deuxième trait est l’interdiction de l’inceste, une interdiction présente dans toutes les sociétés humaines et seulement transgressée par des individus qui se disent des demi-dieux (par exemple le grand chef Inca, qui pouvait épouser ses sœurs). Cette prohibition, qui présente des avantages adaptatifs pour l’espèce, a des conséquences majeures, puisqu’elle sera à l’origine des codes moraux. Le troisième trait invariant est la conscience de la mort. Sans doute bien des animaux ont-ils une conscience de la mortalité, non seulement de celle qu’ils provoquent ou constatent, mais de celle qui atteint leur propre espèce (il leur faut bien se battre pour survivre), mais ils ne la vivent pas comme l’horizon inéluctable de leur propre vie. On sait le traumatisme vécu par l’enfant lorsqu’il sait que ses proches mourront et que lui-même disparaîtra. Tous les philosophes ont réfléchi sur la mort et toutes les religions ont cherché à lui trouver un au-delà.
Ce sont ces trois traits structurels qui font que l’homme n’est pas seulement un être de besoin, mais de désir. Le besoin s’épuise avec la satisfaction, tandis que le désir ne connaît pas de répit, n’a pas de fin. Plongeant ses racines dans un inconscient forclos (la psychanalyse parle d’un « refoulement primaire »), il est à la poursuite de là jouissance originaire, tout en fuyant une souffrance elle aussi originaire (jouissance et souffrance sont des états extrêmes, bien différents du plaisir et de la peine). D’où, notamment, la recherche du paradis perdu et l’angoisse de l’abandon, et la tendance à dépasser toujours ses propres limites (ainsi dans le sport extrême ou avec l’usage de drogues). On peut faire ici, semble-t-il, l’économie de la notion freudienne d’une pulsion de mort inscrite dans tout vivant. L’intériorisation d’un double fait ensuite que le sujet ne peut jamais plus coïncider avec lui-même. Ce qui est la source de la délibération, de la réflexion et de la « conscience de soi », devient en même temps la recherche infinie de l’unité perdue (d’où la tentation narcissique), ou de l’âme sœur pour échapper à la solitude.
Le désir s’origine également dans la prohibition de l’inceste : il s’agit de transgresser cette interdiction tout en la respectant, ce qui est une tâche sans fin (cf. le conflit, chez Freud, entre le Ca et le Surmoi). Ici l’Eros freudien (car il y a bien évidemment aussi un eros infantile) est d’abord probablement lié à la recherche de la jouissance, bien antérieure à l’apparition du désir sexuel proprement dit lors de la puberté, mais un désir qui se heurte à l’existence du Père (quel qu’il soit), qui lui fixe une limite[5].
Le désir enfin est lié à l’angloisse de la mort, qu’il faut toujours repousser par la construction de nouveaux projets, tout en l’évacuant dans un fantasme de l’immortalité, la manière la plus immédiate étant de s’inscrire dans une généalogie (on sait combien le sujet humain est hanté par la recherche de ses géniteurs, quand il ne les connaît pas), d’où les cultes funéraires qui permettent d’établir une continuité, et la plus élaborée étant la religion, avec la foi dans une prédestination.
On terminera ces brèves indications en disant que les rapports de classe (les rapports d’exploitation et de domination, variant selon les modes de production) ont des effets sur les besoins génériques, en les faisant en quelque sorte muter (on peut ici reprendre le concept freudien de « destins de pulsions »)[6]. C’est ainsi que l’agressivité se transforme en désir de domination, et que la violence subie entraine des mécanismes inconscients de défense, voire un désir de soumission (d’où la « servitude volontaire »).
C’est l’ensemble de ces traits anthropologiques que le post-humanisme ne sait pas reconnaître ou ignore délibérément.


L’hubris du transhumanisme

L’hubris, c’est la démesure et le règne du fantasme[7]. En voici quelques manifestations actuelles, prenant appui sur les « techno-sciences », c’est-à-dire sur des technologies qui se prennent pour des sciences à part entière, alors que toute l’histoire du progrès scientifique suppose une distinction entre la science fondamentale et ses applications, lesquelles  peuvent donner lieu à des usages utiles à l’humanité comme à des usages négatifs ou désastreux. L’oubli de cette distinction déconstruit la science elle-même, comme on le voit dans le courant « déconstructiviste » en philosophie et dans les sciences sociales[8].
Le projet transhumaniste vise d’abord à améliorer l’espèce humaine, en substituant à la sélection naturelle une sélection artificielle, plus ou moins inspirée de la pratique des éleveurs et des jardiniers. Puisque l’homme a été capable de transformer la nature, pourquoi ne pourrait-il pas transformer sa propre nature, puisqu’il sait maintenant déchiffrer le patrimoine génétique et agir sur lui ? On retrouve ici l’eugénisme[9], qui a cru pouvoir extrapoler de la découverte darwinienne et de la génétique naissante que tout était inscrit dans les gènes, et que, en agissant sur eux, on sélectionnerait les individus les plus aptes (en admettant parfois que le contexte social jouait un certain rôle). L’idée était alors d’éliminer les moins aptes et les handicapés, soit en les empêchant de s’accoupler, au moins en retardant la date de leur mariage, soit en les supprimant, comme feront les nazis pour les « dégénérés ». Cet eugénisme, corrélé à un « darwinisme social », que les généticiens eux-mêmes ont remis en cause[10], était tellement contraire au fait qu’ils étaient quand même des hommes, tellement attentatoire à leur dignité, que de telles pratiques ont été prohibées. Mais l’eugénisme a été relancé sous une autre forme avec la technique de la fécondation in vitro, destinée à l’origine à permettre aux couples infertiles d’avoir quand même des enfants. Aujourd’hui on peut fabriquer ses enfants sur mesure, non seulement en éliminant les gamètes susceptibles de provoquer des tares ou des maladies incurables, ce qui pourrait être considéré comme un progrès, mais encore en choisissant des traits physiques comme la couleur de la peau ou des yeux. Cette biotechnologie est devenue une industrie florissante, surtout quand l’un des partenaires d’un couple ne peut ou se sent incapable de jouer son rôle biologique (cas des homosexuels et des transgenres     ). On pourra alors chercher un donneur de son choix dans une banque de sperme ou d’ovules. On pourra avoir des « enfants » quand on veut et comme on veut. aussi parfaits que souhaité. L’eugénisme est ainsi devenu une affaire individuelle.
Ces pratiques sont souvent valorisées au nom de l’égalité : pourquoi des individus qui ne sont pas responsables de leur orientation sexuelle ne pourraient-ils devenir des parents comme les autres, avec le même « droit à l’enfant » ? Elles sont contestées au titre des droits de l’enfant à venir : pourquoi celui-ci n’aurait-il pas droit à une filiation complète comme les autres enfants, avec des parents bien identifiés ? Elles le sont aussi au regard d’une marchandisation des gamètes et des corps. Mais surtout elles sont contraires à la sélection naturelle, qui, certes, a des ratés, mais qui conduit à la plus grande diversification et donc à l’enrichissement de l’espèce. De plus, comme le remarquaient déjà certains eugénistes dans le passe, des individus souffrant d’handicaps divers peuvent être des génies, et la médecine est là pour leur permettre de mieux vivre.
Nous quittons le champ d’une « amélioration » de l’espèce pour celui de sa transformation : le corps humain peut être remodelé à volonté par la chirurgie ou l’implantation de prothèses diverses, jusqu’à des puces dans le cerveau. Or ici on entre dans la mystification. La bio-technologie peut certes, et c’est heureux, fournir des palliatifs : remplacer un cœur défaillant par un cœur artificiel, effectuer une greffe d’organe, permettre de substituer à un membre absent un membre artificiel connecté à une zone du cerveau etc. Mais on n’a rien transformé, et ce que l’on a remplacé fonctionne toujours moins bien que dans un organisme intact. Toute cette chirurgie est une chirurgie réparatrice, nullement une chirurgie qui augmente ou crée des capacités. Et ceci s’applique aussi aux cas où l’on opère une véritable transformation organique.
Tel est celui des interventions médicales pour opérer un changement de sexe. Interventions lourdes qui reposent sur un bombardement hormonal et sur une chirurgie qui supprime des organes sexuels pour les remplacer par des substituts (un morceau de peau pour reconstituer une sorte de pénis, de la peau d’organes masculins pour fabriquer une sorte de vagin). Il s’agit  ici de bouleversements physiologiques et de véritables mutilations qui ne permettent absolument pas de disposer d’une  véritable sexualité - laquelle est évidemment maintenue chez les homosexuels[11]. Si réparation d’une anomalie il y a, elle ne peut être que psychique. Libre aux individus qui ne supportent plus leur condition de se lancer dans une entreprise aussi périlleuse, et source d’autres troubles psychiques,  mais c’est une escroquerie (rentable) que de leur faire miroiter une transformation réussie.
Transformation il y a aussi quand on agit sur des corps pour accroître leurs performances par l’usage de drogues diverses ou d’injections d’hormones, afin de fabriquer des sportifs de haut niveau, dans une course sans fin aux records destinée à faire du spectacle. Ils le paieront de leur santé.
Avec la fabrication d’enfants, la transformation d’organes,  comme si le corps était un ensemble de pièces détachées que l’on pourrait remplacer à volonté, et la stimulation artificielle des capacités physiques ou intellectuelles (à ne pas confondre avec les pratiques traditionnelles, qui ne visent qu’à une meilleure maîtrise par l’organisme lui-même de son fonctionnement), on viole ce que des millions d’années de l’évolution ont réalisé pour aboutir à l’espèce homo sapiens sapiens, et ceci à travers une complexité proprement inouïe, déjà au niveau d’une simple cellule, dont on commence seulement à prendre la mesure. C’est pour ne pas le voir que le transhumanisme succombe à  un véritable fantasme de toute puissance et tombe dans le délire.
Une chose est de prolonger les sens par des dispositifs électroniques qui permettent de mieux ou plus voir, entendre ou sentir (en allant par exemple de la simple lunette à la lunette video connectée  sur de la « réalité augmentée », et au casque connecté sur une « réalité virtuelle ») ou de lier une prothèse à une région du cerveau, une autre est de s’insérer dans le corps des puces qui accroitront ses capacités. On croit ainsi pouvoir combiner une pièce électromécanique avec de la matière biologique : c’est la figure du cyborg, ou de l’homme bionique. Cette hybridation est tout simplement impossible : elle repose sur l’idée que tout est bâti à partir de composants élémentaires équivalents (l’atome, le gène, le neurone, le bit), alors qu’ils n’ont rien à voir les uns avec les autres. Le délire mécaniciste atteint son comble quand on pense à s’injecter du sang de cheval, sans doute pour courir plus vite, ou de la matière végétale, pour gagner en longévité. Bonjour les dégâts, quand on sait que de simples médicaments ont toujours des effets secondaires, dont il importe d’évaluer l’ampleur, et qui au surplus varient selon les individus.
C’est pourtant en s’appuyant sur ces représentations imaginaires que les transhumanistes entendent modifier la nature humaine. Ils en attendent un prolongement de la durée de vie (sans doute avec des gènes de tortue ou d’arbres), et même une perspective d’immortalité (on cryonisera un cadavre pour le ressusciter le jour venu, on fabriquera un clone qui pourra vous survivre, et, dans l’immédiat, vous fournir des pièces de rechange, comme on fait avec une automobile, on transplantera le cerveau dans un disque dur qui contiendra toutes les informations de votre vie). Ce qu’il faut remarquer ici est non seulement que c’est impossible, la vie n’étant pas près de révéler tous ses secrets, mais que ce n’est aucunement souhaitable, en dépit des promesses faites par les religions. D’abord cela créerait des inégalités constitutives entre les êtres humains : il y aurait les cyborgs, et les autres qui deviendraient des sous-hommes, une espèce différente. Ensuite prolonger la vie est sans doute un désir de chacun, mais la prolonger sans limite empêcherait le renouvellement des populations ou encombrerait encore plus la planète. Devenir immortel détruirait tout le sens de l’existence. Nous l’avons dit, c’est la perspective de la mort qui fait que l’homme est sans cesse porteur de projets (se construire une vie, une carrière, une œuvre etc.), car il sait que le temps lui est compté. A défaut de cet horizon temporel rien ne s’opposerait à une procrastination sans fin. Et, dans un monde d’immortels on s’ennuierait énormément, car disparaitrait tout sentiment d’urgence. Dans une nouvelle de Dino Buzzati[12], on voit les Bienheureux dans le Ciel envier ces misérables humains tellement occupés à ces passions qui les agitent et à ces futilités qui les font vivre.
L’époque post-moderne est hantée par le dépassement de toutes les limites (on verra tout à l’heure pourquoi). Patrick Tort essaie d’en rendre compte avec un concept venu de la théorie de l’évolution, l’hypertélie[13]. On observe chez des animaux d’étranges excroissances qui semblent ne représenter aucun avantage adaptatif : ainsi pour les ramures disproportionnées des cerfs qui les handicapent dans le combat pour la vie ou la reproduction. Que signifie cette hypertélie ? Elle les favorise pourtant car elle accroit leur pouvoir de séduction auprès des femelles. Mais, à terme, le déploiement de cette fonction symbolique peut aboutir à une disparition de l’espèce, ce dont la paléontologie fournir de nombreux exemples. Or l’homme, qui a immensément développé, avec la possession du langage et l’invention d’instruments, le champ du symbolique, est menacé des mêmes excès, pouvant entraîner les mêmes risques de disparition (de même qu’il est en train de mettre en péril l’habitabilité de la planète). L’intérêt de cette hypothèse est qu’elle est de nature purement biologique. En tous cas, elle nous suggère que l’on ne modifie pas impunément les processus naturels. Ce qu’on appelle « la civilisation » s’est effectivement substitué à la sélection naturelle : du premier homme préhistorique à aujourd’hui, il n’y a eu aucune mutation, seulement des modifications de détail, concernant par exemple la taille ou les résistances immunologiques, qui n’altèrent en rien l’unité de l’espèce. Vouloir dépasser ses limites ne reviendrait pas à transforment l’homme en une espèce supérieure, mais à le détruire. Ce serait « l’extinction de la vie organique », et « tuer la mort serait tuer la vie ».
Le transhumanisme n’est que la pointe extrême d’une dérive techniciste qui met à mal la nature humaine, car celle-ci est profondément atteinte par les technologies issues de l’informatique.

Les technologies de l’information et de la communication sont la source de pathologies physiques et mentales

Les nouvelles technologies (les NTIC) reposent toutes sur ces technologies de l’information et de la communication, et encore plus depuis la mise en œuvre de l’intelligence artificielle. Et, au fond de ces technologies, se trouve l’idée que tout pourrait se ramener à des opérations de logique et de mathématique, telles qu’elles sont transcrites dans des algorithmes.
On ne va pas contester ici l’utilité et la puissance de ces outils, mais certains usages qui en sont faits, au regard de nos besoins et de nos désirs. La question étant aujourd’hui largement débattue et instruite, on se contentera de relever quelques points.
La communication par l’internet et les réseaux sociaux démultiplie certes les échanges, avec tous les avantages qui en résultent, mais au prix d’une insatisfaction profonde des besoins sociaux. On a noté la pauvreté de la plupart de ces échanges, qui ne se font plus de face à face, mais à travers des écrans. Les video-conférences ont leur utilité dans les affaires ou dans la médecine à distance, mais rien ne vaut l’échange direct. Idem pour le télétravail. Les mails et textos ne remplacent pas le dialogue et sont généralement d’une telle brièveté, y compris à travers l’abréviation linguistique, qu’ils ne disent pas grand-chose, quand ils ne tournent pas au pugilat verbal ou ne permettent pas des manipulations (ainsi dans les « rencontres » pour trouver des partenaires sentimentaux ou sexuels). Les téléphones portables, si utiles pour joindre un correspondant à tout moment et trouver rapidement une information, sont devenus de véritables prothèses, dont on ne peut plus se passer, au point de créer des addictions (le nombre d’heures passées devant le petit écran a dépassé celui devant les grands écrans). Cette humanité en permanence connectée est en fait déconnectée du réel de la vie en société, dont elle ne reçoit que des images ou des morceaux de discours. C’est ainsi le besoin de communauté qui se trouve frustré ou dévié, les communautés virtuelles se construisant aussi facilement qu’elles peuvent se détruire et tendant à s’opposer les unes aux autres faute de médiations.
Les neuro-physiologistes ont montré à quel point l’usage excessif des écrans est nocif pour la santé physique et mentale et même pour le développement des aptitudes : c’est la fabrique du « crétin digital »[14]. Rien ne remplace, chez l’enfant en particulier, la découverte patiente du monde réel.
Le règne de l’image digitale non seulement éloigne de la réalité, mais encore fournit un support puissant au narcissisme. On connaît les milliards de photos échangées qui n’ont pour but que de se faire valoir (les selfies). Les jeux video exploitent le besoin de jeu en le détournant du concret ou de la liberté de l’imaginaire, telle qu’elle s’exerce dans la lecture d’un ouvrage de science fiction. Et ceci jusqu’à l’addiction.
Les smartphones font exploser les relations familiales ou amicales. On connaît ces repas en famille ou ces rencontres entre amis où plus personne ne peut parler à personne. Nos besoins sociaux sont détournés de leurs destinataires naturels. On évoquera aussi le simulacre de relations sociales que représentent non seulement les robots téléphonique, mais encore les robots dits de compagnie.
Les relations amoureuses ou sexuelles sont également détériorées par les échanges virtuels (textos et sextapes) qui font que, au lieu d’apprendre à se faire connaître et à connaître l’autre, comme du temps où l’on faisait sa cour, on fait son marché. Et le comble est atteint quand le partenaire est un robot, comme c’est le cas pour ces jeunes Japonais qui, ayant cherché à se satisfaire leur besoin sexuel avec des robots ad hoc, restent vierges très longtemps et ont les plus grandes difficultés par la suite.
Bref, il y a, comme dirait Freud, un malaise dans la civilisation. C’est que, en dépassant les possibles, en franchissant les limites, on a stérilisé les possibles réels. Reste à savoir comment tout cela est arrivé.

Les sombres effets du capitalisme libertaire

Le capitalisme traditionnel mettait la nature humaine à son service, mais sans le pouvoir ni l’ambition de la transformer. Il générait la faim et la misère, mais ne connaissait pas le consumérisme de masse, si apte à faire oublier les frustrations. Il bloquait les possibilités de découverte, d’éducation et d’apprentissage, en les réservant à ses élites, mais ne les détournait pas de leurs buts. Il tuait le plaisir au travail, mais lui laissait un peu de champ dans le temps libre restant (c’était le temps du bricolage, de la « perruque », et des jardins ouvriers). Ancré dans le patriarcat, avec tous les effets de soumission correspondants, il vantait les valeurs familiales, lors même qu’il les bafouait pour son propre compte. Il cherchait à empêcher ou briser les collectifs, mais les renforçait sans le vouloir. Et l’on pourrait continuer la liste de ses effets, qui revenaient à réduire le champ des possibles.
Le capitalisme que nous appellerons ici libertaire est d’une toute autre nature, car il vise expressément à transformer notre nature, tout comme il le fait avec la nature elle-même (par exemple avec les OGM et les pesticides), à l’aide des nouvelles techno-sciences. et ainsi à dépasser toutes les limites.
Il est de la nature du capitalisme de poursuivre une accumulation sans fin du capital, mais, plus il avance, plus il recule son horizon. Pour parler comme Patrick Tort, il est hypertélique. Cependant ce qui se concevait à l’époque où la planète laissait beaucoup de matières renouvelables à exploiter, n’a plus de sens aujourd’hui, quand elles s’épuisent. Ce qui se faisait à une époque où le climat était encore stable, où la pollution était limitée à certaines zones et où les écosystèmes n’étaient pas trop modifiés, n’est plus soutenable. C’est sans doute, comme le pense le même auteur, parce que ses tenants en ont une certaine conscience, devant toutes les preuves s’accumulant, qu’ils donnent dans la dénégation (au mieux les entreprises se mettent au vert, et disent ainsi résoudre les problèmes) ou se fixent des objectifs chimériques (aller vers d’autres planètes pour y trouver les ressources manquantes, ou les habiter). Et ce n’est nullement un hasard si les grands manitous de la Silicon Valley consacrent leurs immenses profits à une conquête spatiale avec de tout autres buts que la recherche scientifique.
Ce capitalisme est foncièrement libertaire, parce qu’il a pour valeur cardinale la liberté sans restriction de l’individu et la destruction de ce qui fait réellement société. Les droits de l’individu seraient selon lui inviolables et la notion de justice sociale n’aurait aucun sens. La société n’existe pas, il n’y a que des individus, proclamait Margaret Thatcher, à l’école de Friedrich Hayek. Le marché est le seul mode de coordination valable et efficace entre les individus. Encore faut-il qu’il y ait des règles, et que ces règles soient de « juste conduite », disait ce dernier, donc qu’il reste un Etat pour les instituer et les faire respecter. Le libertarisme proprement dit va encore plus loin : il n’est pas besoin de cette instance collective qu’est l’Etat, tout peut être réglé par des agences privées, et par des négociations sur des marchés particuliers. Il n’est pas exagéré de dire que le capitalisme high tech va dans ce sens. Toutes les inégalités, jusqu’aux plus colossales, sont présentées comme légitimes, car elles sont censées résulter de l’audace et du talent des entrepreneurs. La fiscalité est un vol, si bien qu’il est normal d’y échapper ou de la contourner de toutes les façons. Les GAFAM n’ont de compte à rendre à personne - ce qui a fini par écoeurer quelques uns de leurs dirigeants, mais qu’importe.
Il n’est pas étonnant, dans ces conditions que l’individu soit lui-même devenu un marché, à la fois dans un marché du travail dérégulé et dans la sphère de la consommation. Il ne s’agit pas seulement de répondre aux besoins et aux goûts d’un consommateur dit « souverain » par la théorie économique, mais de le formater pour lui faire acheter ce que l’on a décidé comme devant être bon pour lui, du produit euphémisé par la publicité (on a parlé, à juste titre, d’un « capitalisme de la séduction »[15]) au dernier cri ou gadget de le technologie de pointe. C’est ce qu’on a pu appeler « la fabrication de l’individu néolibéral »[16].
Une fois fabriqué, cet individu a tous les « droits » : de choisir son « genre » et ses bébés, de modifier son organisme par des implants et des chirurgies, esthétiques ou non, de s’exhiber ou de se prostituer si bon lui souhaite, de répondre à toutes les offres des marchés, venant des entreprises ou d’autres individus, si elles lui agréent, de décider comment il va s’assurer contre les risques de l’existence au meilleur prix, pourvu qu’il communique toutes les données personnelles relatives à ses risques, etc. On assure lui offrir le plus grand champ de possibles, mais ce n’est pas lui qui les a choisis : ce sont tous ceux qui escomptent en tirer de l’argent et des profits.
En substituant aux droits de l’homme, qui reconnaissent l’éminente dignité de toutes les personnes et les devoirs qu’elles ont les unes envers les autres (notamment en contribuant à l’impôt selon ses moyens), les droits de l’individu, on détruit tout l’héritage des Lumières, certes souvent ambigu, mais qui, avec les progrès à venir, faisait espérer un avenir meilleur pour tous. Un héritage qui allait aussi faire prévaloir les principes moraux, au sens de Kant, sur les intérêts individuels, tout en laissant aux individus le choix de leurs modes de vie, de leurs éthiques personnelles[17]. Des principes qui s’imposeraient aussi aux gouvernants et au gouvernement lui-même. Le capitalisme libertarien, en exaltant la liberté aux dépens de l’égalité et de la solidarité, rompt avec toutes ces promesses, ne connaît que des éthiques changeantes au gré des humeurs des dominants. C’est en ce sens qu’il est post-moderne[18]. Plus qu’aucun autre mode de production dans l’histoire, y compris ceux qui séparaient radicalement les ordres sociaux (entre maîtres et esclaves, entre noblesse héréditaire et manants, entre aristocratie d’Etat et simples paysans), il a développé les inégalités, et ceci dans des proportions inouïes (pour mémoire, selon Oxfam, les 1% les plus fortunés sont trois fois plus riches que 90% de la population mondiale). Il a, avec les technologies de l’information et de la communication et les immenses bases de données dont il a pu s’emparer, exercé un contrôle sans précédent sur les comportements des individus à des fins mercantiles. Et, face aux résistances diverses plongeant leurs racines dans la nature humaine, il a entrepris de la changer et fait miroiter toutes sortes d’illusions, tout comme les religions du salut. Il nous mène ainsi au bord d’une catastrophe non seulement dans l’oecoumène, mais encore d’une catastrophe anthropologique. De l’imminence de la première les humains que nous sommes en prennent de plus conscience, ce qui se manifeste à travers le succès de la collapsologie, mais de la prise de conscience de la seconde, hors de certains cercles intellectuels, on n’en est encore qu’aux balbutiements.




[1] Je renvoie ici à l’excellent ouvrage collectif, très documenté et très argumenté, La transmutation posthumaniste. Critique du mercantilisme anthropologique, QS ? Editions, 2019. Je m’en suis souvent inspiré.
[2] Hypothèse qui sera largement développée par Gérard Mendel dans ce remarquable ouvrage qui s’intitule La chasse structurale. Une interprétation du devenir humain, Editions Payot, 1977.
[3] J’avais fait une première approche de la question dans mon livre De la société à l’histoire, tome1, Les concepts communs a toute société, Editions Méridiens Klincksieck, 1989, p. 431-521. Je l’ai enrichie par la suite.
[4] Cf. Gérard Mendel, L’acte est une aventure. Du sujet métaphysique au sujet de l’acte-pouvoir, Editions La Découverte, 1998. Pour lui l’acte n’est pas la concrétisation d’une idée, mais une rencontre avec le réel, à la fois gratifiante et « blessante pour le narcissisme ».
[5] A la structure oedipienne sont également liés des fantasmes, tels que le fantasme de séduction et le fantasme de castration.
[6] C’est ce que j’ai proposé notamment dans mon essai Un être de raison. Critique de l’homo oeconomicus, Editions Syllepse, 2000, p. 154 sq.
[7] Il s’agit du fantasme de toute puissance, qui plonge ses racines dans l’inconscient infantile, et qui, allant à l’encontre du principe de réalité, suscite tout un imaginaire (cf. les super-héros, que les enfants adorent).
[8] Le déconstructivisme philosophique, illustrée par des auteurs comme Michel Foucault, Jacques Derrida et Gilles Deleuze, a ceci de commun qu’il ne fait des sciences que des formations discursives parmi d’autres, en récusant les ruptures qu’elles entrainent dans la savoir, ruptures qui étaient le ferment des Lumières. Il n’est pas étonnant qu’il s’en prenne en particulier à la théorie marxiste de l’histoire et au freudisme, sur la base d’une connaissance très superficielle et de survol de ces théories. Mieux : il exploite des savoirs nouveaux, tels que le structuralisme en linguistique, pour  déconstruire ces théories (par exemple Lacan et Deleuze pour la psychanalyse), au lieu de les faire progresser, comme elles font de leur propre mouvement quand elles modifient leurs paradigmes. On aboutit à de véritables hérésies scientifiques, telles que celles que l’on trouve dans ce que les universitaires états-uniens appellent la French Theorie.
Le problème des techno-sciences est qu’elles s’appuient sur des bribes de science pour en faire des applications détachées de leurs supports, ce qui les transforme facilement en apprentis sorciers.
[9] On trouvera un historique détaillé de l’eugénisme dans la contribution de Pierre-André Taguieff, « De l’eugénique positive au transhumanisme », in La transmutation posthumaniste, op. cit. p. 79-138.
[10] Cf. Richard Lewontin, Steven Rose, Leon Karmin, Nous ne sommes pas programmés, Editions La Découverte, 1985, et l’ouvrage collectif L’homme neuronal, 30 ans après, Editions Rue d’Ulm, 2016.
[11] Cf. la contribution de Denis Collin, « Transgenre. Un posthumanisme à la portée de toutes les bourses », in La transformation posthumaniste, op. cit. p.267-294.
[12] « La chute du saint », dans le recueil de nouvelles Le K, Editions Robert Laffont, 1967, pour lé traduction française.
[13] Cf. sa contribution « L’intelligence des limites » in La transmutation posthumaniste, op. cit.,  p. 138-168.
[14] Cf. Michel Desmurget, La fabrique du crétin digital. Les dangers des écrans pour nos enfants, Editions du *Seuil, 2019.
[15] Cf. Michel Clouscard (Le capitalisme de la séduction, Editions Delga, 2006).qui a cette heureuse formule : « Tout est permis, mais rien n’est possible ».
[16] Cf. Pierre Dardot et Christian Laval, La Nouvelle Raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Editions La Découverte, 2009, Chapitre 13.
[17] Cf, à ce sujet, et notamment sur la différence entre morale et éthique, les ouvrages de Yvon Quiniou, en particulier, L’ambition morale de la politique. Changer l’homme ? Editions L’ Harmattan, 2010, et celui de Denis Collin, Questions de morale, Editions Armand Colin, 2003.
[18] Le courant post-moderne veut en finir avec la nature humaine, donc avec les grandes théories qui tentent d’en définir les contours et les possibles afin de les inscrire dans une perspective de progrès. (notamment le marxisme et le freudisme). 

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