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samedi 23 mars 2024

Vous qui entrez ici, gardez l'espérance...

On ne peut manquer d’être frappé par le paradoxe suivant : les classes moyennes supérieures théoriquement instruites ne cessent de prôner l’inclusivité, la tolérance et même le soutien fervent à tous les communautarismes (religieux ou sectaro-sexuels) et dans le même temps elles sont visiblement incapables de comprendre les autres peuples, incapables de penser que l’on ne puisse pas penser comme on pense dans les centres-villes gentrifiés des métropoles des pays capitalistes qui se définissent comme l’Occident. Le voile islamique, l’UE en finance la promotion, comme elle fait la promotion du transgenrisme, sans s’émouvoir du fait que l’homosexualité est un crime, parfois passible de la peine de mort, dans les pays musulmans — quoique, dans le même temps, la « transition de genre » soit parfaitement légale en Iran… qui est donc bien un pays « moderne ». Mais que les Russes ou les Africains aient sur l’homosexualité une autre approche que celle de l’intelligentsia (encore un mot russe) occidentale, voilà un véritable scandale qui mérite bien une bonne guerre !

mardi 5 septembre 2023

Quel avenir pour le socialisme?

 Entretien avec David L'Epée paru dans Krisis

Q : Depuis la chute du mur de Berlin et l’effondrement du bloc communiste, l’humanité vit grosso modo sous l’égide d’un unique régime socio-économique : le capitalisme. Ce régime se globalise de manière de plus en plus hégémonique et convertit progressivement au « modernisme » même les territoires les plus pauvres et les plus engoncés dans leurs traditions locales, pour en faire de nouvelles zones de production ou de marché. Le socialisme, qui a pu apparaître pendant longtemps comme la principale alternative à la logique libérale, a probablement cessé aujourd’hui de fonctionner comme un Idéal ou un Grand Récit capable de susciter l’enthousiasme des foules. Même la crise économique de 2008, qui, en France (et sans doute ailleurs dans le monde), a quelque peu discrédité le capitalisme aux yeux d’une partie de l’opinion publique, n’a pas suffi à réhabiliter le socialisme comme alternative crédible. Autrement dit, on  ne croit plus guère aux sirènes du marché ; mais on se méfie plus encore des lendemains qui chantent. Comment expliquer cette désaffection du socialisme ? Cette idéologie est-elle morte ?

samedi 3 juin 2023

Espérance ?

 Les grands mouvements sociaux débutent tous par une réaction à une décision des dominants qui rend d’un seul coup insupportable tout ce que l’on avait subi sans broncher jusqu’alors. Il n’est guère d’exception à cette loi. Cependant, si on ne veut pas que ces grands mouvements sociaux restent sans lendemain, il faut qu’ils soient nourris sur le long cours par une espérance. Ernst Bloch a parfaitement saisi cela, en particulier dans son opus majeur, Le principe espérance.


Personne n’a besoin de programmes révolutionnaires, terriblement révolutionnaires, « la terre et la paix » peut suffire (c’était le programme du parti de Lénine en 1917), mais tous ceux qui se mettent en mouvement doivent au fond d’eux-mêmes avoir la certitude que le présent n’est qu’un pas vers un futur qui sera meilleur ! La guerre des paysans de Thomas Münzer est animée par cette vision nouvelle que la réforme a fait naître dans le monde chrétien. La Révolution française cristallise tout ce qui s’est accumulé dans toutes les couches et toutes les classes de la société et tente de réaliser le christianisme, c’est-à-dire de l’abolir sous sa forme cléricale pour en mettre en œuvre les principes éthiques. Ce qui se passe après est une autre histoire, sur laquelle on a écrit des tonnes de livres. Le communisme historique, celui qui naît avec le Manifeste de 1848 reformule cette utopie d’un monde fraternel, où tous les hommes seraient égaux, où il n’y aurait plus de maîtres ni d’esclaves, plus « ni Juifs ni  Gentils » et même plus d’hommes ni de femmes, toutes choses qui font partie de l’idéal communiste égalitaire, mais que l’on trouve aussi chez Paul de Tarse (Galates, 3:28) !

Si l’on veut vraiment comprendre dans quelle situation historique nous sommes et pourquoi, en dépit de la colère des peuples, de leurs souffrances accrues, les dominants dominent aussi aisément, il faut comprendre cela, c’est-à-dire qu’aujourd’hui, c’est le mot d’ordre punk qui dit la vérité : « No future ! » Nous sommes devenus résolument athées, c’est-à-dire que nous ne croyons même plus que « l’homme est un Dieu pour l’homme », ainsi que l’affirmait Spinoza. Et cet athéisme postmoderne, loin d’être une libération n’est que la conviction répandue partout que nous devons accepter nos chaînes et n’y mettre même plus de fleurs. La considération de ce qui est, ou du moins de ce que l’on croit être, celle que nous livre « la science » tient lieu de valeur et d’ordre normatif. De cet athéisme radical, nous avons eu deux expériences : la première, théorique, c’est l’œuvre de Sade — lire ou relire La philosophie dans le boudoir ou Les 120 journées de Sodome — et la seconde, pratique, avec le nazisme. C’est d’ailleurs la grande différence entre nazisme et stalinisme : ce dernier devait se cacher derrière les grands principes éternels et ne pouvait avouer sa volonté d’écraser l’humain en tant que tel.

Aujourd’hui, des hommes sans foi ni loi ont pris le pouvoir, qui pensent comme des machines, sont dépourvus de toute culture réelle et rêvent d’un monde fonctionnant comme une machine, qui ne proteste pas et exécute sans broncher ce qu’on lui demande et qui n’exige que le carburant minimal pour assurer son fonctionnement et un peu d’huile pour ses rouages. Dans ce monde, il semble qu’il ne reste aucune issue, sinon en faisant marche arrière, mais il n’est pas plus possible de faire marche arrière que de monter dans une machine à remonter le temps ou qu’au vieil homme de retrouver les jambes de ses vingt ans.

La seule issue est de rouvrir la voie au « principe espérance », c’est-à-dire de proposer des valeurs pour lesquelles il vaut la peine de se lever et de se battre. On peut faire des programmes, proposer une nouvelle constitution, inventer des solutions magiques aux vieux problèmes de la planification, concilier la chèvre et le chou et rêver que les loups dorment avec les biches. Tout cela occupe encore quelques petits groupes qui répètent inlassablement les mêmes litanies en croyant innover. Mais cela n’aboutit à rien et on peut le constater avec dépit ou amertume chaque jour.

Avant de se demander comment faire, il faut se demander quoi faire. C’est-à-dire quels principes doivent nous guider ? Gramsci parle de « réforme morale et intellectuelle » qui lui semble tout à la fois indispensable et très difficile à mener, difficile parce que les intellectuels « cristallisés » lui semblent conservateurs et réactionnaires, difficile aussi parce qu’il faut pouvoir faire le tri entre les valeurs philosophiques qu’il faut conserver et celles qui sont obsolètes. Il se trouve cependant qu’aujourd’hui, ceux des intellectuels qui donnent le « la », les « intellectuels cristallisés » gardent les valeurs obsolètes et jettent par-dessus bord tout ce qui devrait être gardé… Bonisme (les Italiens parlent du « buonismo » pour désigner l’état d’esprit « bienveillant », « ouvert » du politiquement correct) et « aquoibonisme » se partagent les esprits d’un très grand nombre de nos contemporains.

Au milieu de l’indifférentisme, nous avons d’un côté le « wokisme » sous ses diverses manifestations, qui prolonge le « bonisme » et se transforme en nouvelle inquisition et, de l’autre côté, un sursaut de religiosité qui n’inquiète les premiers que lorsqu’il est chrétien. Il faut se demander d’où vient ce sursaut de religiosité, qu’attestent toutes les enquêtes d’opinion, et qui se manifeste particulièrement chez les jeunes, dans un monde globalement plus incroyant que jamais. La montée de l’islamisme dans les pays européens et nord-américains vient d’abord de la jeunesse. On doit, certes, incriminer les réseaux fréristes, l’action des pétromonarchies, etc., mais si tout cela peut fonctionner, c’est parce que le terreau est fertile. On voit d’ailleurs se développer, quoique ce soit moins tapageur, un christianisme plus « intégriste », non seulement du côté des églises évangéliques, mais aussi du côté catholique. Le « voile chrétien » fait le « buzz » sur Tiktok ! Il y a des phénomènes semblables chez les jeunes Juifs. On peut y voir un effet de mode et l’affichage de ces particularismes qui devient impératif dans la « société liquide ». Et on a sans doute de bonnes raisons de s’interroger sur la profondeur spirituelle de ces néo-musulmans ou ces néo-chrétiens. Mais on doit cependant aller plus loin. Il s’agit aussi, pas seulement, certes, mais aussi, d’une réaction à la dissolution de toute communauté humaine qu’implique le développement du mode de production capitaliste à notre époque. Le dernier refuge qu’est la famille (voir Christopher Lasch, La famille assiégée. Un refuge dans ce monde impitoyable) est ravagé par les revendications des « droits » les plus extravagants et les modes stupides, mais branchées, comme le véganisme. Les partis et les mouvements de jeunesse n’existent plus — même les JEC et JOC n’ont plus qu’une existence fantomatique. Si, aujourd’hui, une très nette majorité des Français ne croit pas en Dieu, elle ne croit plus en rien du tout ! Ni la liberté, ni la fraternité, ni l’égalité, ni la patrie, ni l’humanisme. La seule croyance est celle de la consommation et de la survie à n’importe quel prix quand la consommation devient plus difficile — ce qui est le cas aujourd’hui. L’indifférence et le nihilisme produisent leur propre négation dans un nouvel « intégrisme » religieux.

Il est donc urgent de repenser les fondements moraux de notre civilisation, ce qui en fait la véritable grandeur, maintenant que nous nous sommes bien repentis de tous nos « crimes », une repentance qui n’a rien à voir avec l’histoire, mais tout avec la négation de ce qu’a produit de meilleur la civilisation européenne[i]. Car il s’agit bien de morale — et pas seulement de revendications sociales — et la « force de la morale », du reste, continue de s’imposer, même sous des traits méconnaissables (voir M.-P. Frondziak et D. Collin, La force de la morale). Il y a quelques directions dans lesquelles on pourrait travailler pour élaborer les principes dont nous avons besoin, quelques principes qui pourraient former un « credo » (Engels, avant le Manifeste du parti communiste, avait écrit un Catéchisme communiste...).

1) Réhabiliter la morale des devoirs. Jankélévitch dit « Nous n’avons que des devoirs, l’autre à tous les droits ». L’hyperbole nous permet de saisir quelque chose de fondamental : l’appartenance à la communauté humaine, l’appartenance à ce règne des fins dont parle Kant, nous impose des devoirs universels. Évidemment, si l’homme n’est que de la « viande » (cette conception « bouchère » de l’humanité que dénonce Pierre Legendre), s’il n’est qu’un amas de neurones comme l’affirment les neurosciences, la notion de dignité n’a pas plus aucun sens. Mais si on veut garder à l’homme sa dignité, si on pense qu’il a une valeur alors que les choses ont un prix, alors on se doit de respecter en sa propre personne comme en celle de tout autre, l’humanité comme une fin en soi et jamais simplement comme un moyen. On peut chipoter sur la « morale de Kant », mais il n’y a pas de « morale de Kant », il y a la morale tout court, celle que tous les humains admettent au fond de leur cœur, même si les circonstances autant que leurs inclinations les conduisent trop souvent à négliger et contredire leurs devoirs.

2) Une morale des devoirs présuppose la liberté humaine. Personne ne peut faire de concept de la liberté, mais la liberté est présupposée, par nous-mêmes, pas nécessairement par les autres, dans chacun de nos actes, dans chacune de nos décisions. Le revers en est la responsabilité. L’irresponsabilité juridique présuppose justement la responsabilité. La responsabilité de nos actes ne se limite pas à notre entourage ou à notre milieu. Elle est bien, comme le dit Sartre, une responsabilité pour le monde. A minima, cela implique que nul, face à n’importe quelle tragédie, ne peut dire « ça ne me concerne pas ». Nos jugements sont déjà des actes, dans la mesure où les autres en sont les destinataires. On peut être dans l’incertitude, on peut ne savoir ce qui s’impose à un moment donné, on n’est pas obligé de « choisir son camp », mais on est toujours impliqué, toujours engagé, qu’on le veuille ou non. C’est, convenons-en, un fardeau écrasant, parce que la condition humaine est un fardeau écrasant et, souvent, elle nous écrase. Mais nous ne pouvons pas y échapper. L’insouciance, le culte de la jouissance (« enjoy ! »), l’ivresse de l’oubli, tout ce que Pascal classait dans la rubrique divertissement, dominent notre vie sociale, nous abrutissent littéralement et disposent de moyens colossaux pour nous maintenir dans cet état. Mais nous devons savoir dire non. L’homme est un bipède, il est debout sur ses deux jambes pour regarder plus haut que lui : l’enseignement de Platon demeure, éternel.

3) Si l’on accepte les deux points précédents, il en découle que nous devons appliquer des principes de droit que nous pourrions tirer de Grotius.

1.    Est conforme au « droit naturel » tout ce qui développe la sociabilité humaine et contraire au droit naturel tout ce qui entretient la discorde et conduit les individus au repli égoïste.

2.    Est conforme au « droit naturel » tout ce que nous admettrions comme juste indépendamment de tout autre commandement (religieux par exemple, Etsi Deus non daretur, écrit Grotius).

Ces deux préceptes qui rejoignent le « droit naturel raisonné » de Jean-Jacques Rousseau ne donnent pas par déduction logique des règles de droit absolument indiscutables, mais ils permettent d’éclairer le jugement du législateur, du citoyen ou de l’homme de bonne volonté. Ces préceptes peuvent être formulés dans le lexique de la théorie de la justice en suivant John Rawls. La valeur primordiale, celle qui commande toutes les autres est la liberté, non pas la liberté extérieure, mais la liberté dont nous jouissons effectivement et au premier chef la liberté de conscience — ce qui suppose la liberté d’expression de ses opinions « même religieuses », comme le dit notre déclaration des droits. C’est un point essentiel alors que les gouvernements d’un côté, les divers groupes de pression catégoriels de l’autre unissent objectivement leurs forces pour faire reculer la liberté de penser. Les demandes d’interdiction au motif que telle ou telle opinion ne serait plus une opinion, mais un délit, auraient dû susciter des levées de bouclier de tous les défenseurs de la liberté. Mais comme l’avait dit jadis un journaliste économique, la liberté consiste essentiellement à pouvoir choisir entre 50 marques de céréales pour le petit déjeuner…

Mais la liberté n’est pas un bien individuel, elle est nécessairement la liberté égale pour tous. Car, si l’un est plus libre qu’un autre, la liberté de l’autre est nécessairement atrophiée ou mutilée. Cette notion de liberté égale pour tous, quand on en tire toutes les conséquences, a une très grande portée. Elle est au fondement de la démocratie. Mais elle implique aussi que les conditions des humains soient globalement égales, suivant le principe de Rousseau qui dit que personne ne doit être assez riche pour acheter une autre personne et personne ne doit être si pauvre qu’il soit obligé de se vendre. Dans son livre La vertu souveraine, Ronald Dworkin déplorait que l’égalité fût une « vertu en voie de disparition ». Indépendamment du jugement que l’on peut porter sur le modèle de société qu’il propose, Dworkin nous ramène ici à l’essentiel. Ce que certains auteurs ont appelé le principe d’égaliberté s’accompagne donc du souci que nous devons avoir des autres, de notre capacité à prendre en charge leurs souffrances, bref de ce que l’on appelle fraternité, un mot qui, bien qu’inscrit au fronton de nos édifices publics, ne semble plus dire grand-chose à la masse de nos concitoyens.

Liberté-égalité-fraternité : rien de bien nouveau, dira-t-on. Mais c’est une sorte de concentré de ce qu’a apporté l’histoire de « l’humanité européenne » (pour reprendre l’expression de Husserl) et nous devrions y tenir comme à la prunelle de nos yeux.

4) Nous sommes cependant au bout d’un cycle historique. Les valeurs qui avaient guidé l’effort intellectuel titanesque qu’a constitué la modernité — naissance de la science, naissance d’une nouvelle conception politique, naissance d’une nouvelle manière de placer l’homme dans le monde — se sont en quelque sorte inversées. La « dialectique de la raison » (Adorno et Horkheimer) aboutit à la déraison occidentale. L’hybris technologique et scientifique met en question la survie même de l’humanité. Nous pourrions bien être arrivés à l’époque de l’obsolescence de l’homme. Si nous ne voulons pas que soit engloutie notre civilisation, il nous faut trouver ou retrouver le sens de la mesure. En quelque sorte, redevenir grecs ; non que les Grecs aient été plus mesurés que nous, puisque nous sommes à bien des égards leurs héritiers, mais ils ont pressenti la folle logique de l’accumulation des richesses et ont conçu la démesure comme le pire des vices. La vertu est un juste milieu entre l’excès et le défaut : on s’est trop gaussé de cette éthique du juste milieu, en quoi on a vu, à tort, la quintessence des vertus bourgeoises. À tort, parce que la vertu bourgeoise par excellence est celle de l’accumulation illimitée du capital.

Connaître sa propre mesure, c’est d’abord apprendre que, les conditions d’une vie décente et la protection (autant que possible) contre les aléas étant assurées, le seul perfectionnement que pouvons désirer est notre propre perfectionnement : perfectionnement intellectuel, culturel, mais surtout moral. Rechercher une sorte d’accord avec la nature et rechercher l’amitié des autres humains, nous n’avons pas besoin d’autre chose. Nous courons trop souvent après des choses vaines, dont l’obtention même devient frustrante et produit plus d’insatisfaction que de satisfaction. Les propositions d’Ivan Illich sur la convivialité et la possibilité d’une société conviviale avaient pu sembler prêcher l’adaptation à l’ordre existant. Mais l’expérience montre qu’il n’en est rien. L’ordre existant est celui de la consommation pour la consommation qui complète la production pour la production. L’ordre existant est celui de l’illimité qui, bien naturellement, a pour contrepartie le dénuement du grand nombre.

Trouver sa mesure, ce n’est pas rejeter la technologie quand elle peut nous servir, servir une vie vraiment humaine, mais refuser d’être asservi à une technologie qui, loin d’étendre nos possibles, les restreint drastiquement et menace nos libertés élémentaires. C’est aussi accepter que la science et la technique ne nous rendront pas « comme maîtres et possesseurs de la nature ».

Sur les murs du temple de Delphes étaient écrits les deux préceptes fondamentaux : “connais-toi toi-même” et “rien de trop”. Il n’est rien à ajouter. Chaque homme sait que la vie est brève et que la mort est certaine, mais cette vie est à lui dès lors qu’il est guidé seulement par le choix de la vie bonne. Comme le dit Sénèque, la vie n’est brève que pour celui qui la gaspille. Disposer convenablement de son temps devrait suffire à nous rendre heureux.

***

Rien de ce qui est dit ici n’est nouveau. Ce sont même des vieilleries, celles qui traînent dans tous les grands livres de philosophie. Il y a peut-être une dernière leçon pour s’orienter convenablement dans la vie : ne pas chercher la nouveauté à tout prix. Beaucoup de nouveautés ne sont que des extravagances qui font frissonner le bourgeois et que l’on oublie rapidement. Le progrès que nous devons accomplir s’assortit d’un conservatisme raisonnable. Beaucoup de “conservateurs” ne le sont que dans le but de conserver le privilège des classes dominantes et voient dans les revendications des opprimés la marque du ressentiment : les bourgeois voient du ressentiment dans tout ce qui menace leur confort et leurs privilèges. Ils sont si sûrs d’eux qu’ils pensent que tout le monde les envie ! Le seul conservatisme qui vaille est celui qui conserve la vie et les acquis de la civilisation. Qu’ils aillent dans la tombe, les riches, avec leurs jets privés, leurs montres de luxe. Grand bien leur fasse : ils seront aussi morts que les gueux. Mais qu’ils cessent de saccager la culture et ce qui fait le lien social.

De tout cela, il faudrait tirer les conséquences politiques. Ces quelques lignes ne font qu’exposer les principes raisonnables que nous devrions suivre, quels que soient, par ailleurs, les jugements que nous portons sur les divers courants politiques, existants ou ayant existé, et sur notre histoire récente ou plus lointaine.

Le 2 juin 2023. Jour de la fête nationale en Italie qui commémore la naissance de la république.

 



[i]     C’est entendu : les Occidentaux ont commis des crimes effroyables dans l’entreprise de colonisation. Ils se sont comportés ici comme les autres peuples. Les Arabes ne furent pas des conquérants particulièrement sympathiques. Les Mongols de Gengis Khan ont peut-être fait mourir le cinquième de la population de la planète. Les Ottomans ont opprimé durement tous les peuples qu’ils ont conquis – l’Algérie, par exemple. Mais ceux-là ne se repentent pas ! Pas une minute. Les seuls qui se repentent, qui furent les premiers à abolir l’esclavage, sont les Européens, pétris de culture chrétienne...

dimanche 2 avril 2023

Quelles certitudes nous reste-t-il?


 « J’ai perdu mes certitudes, j’ai gardé mes illusions. » C’est ainsi que s’exprimait vers la fin de sa vie Jorge Semprun. Est-ce l’âge ? Mais il me semble que cette formule convient parfaitement à la plupart d’entre nous, jeunes militants au moment de la grande grève générale de Mai-juin 1968 qui doivent constater que cette époque ne fut pas une « répétition générale », mais plus sûrement la fin d’une époque historique (ou le commencement de la fin) et le début d’une nouvelle époque, assez différente des précédentes, mais ni plus engageante, ni moins meurtrière et guerrière. Nous avons perdu nos certitudes quant à l’advenue d’un mouvement révolutionnaire qui allait accomplir le destin historique posé contradictoirement par l’avènement du mode de production capitaliste. La fin des temps n’est plus à l’horizon, sinon la fin catastrophique de l’humanité par suite d’un conflit nucléaire de grande ampleur, de l’écrasement sur Terre d’une météorite de quelques centaines de mètres ou de modifications du climat telles que les conditions de la vie humaine auront disparu. Mais pour ces scénarios de films catastrophes, il n’y a rien qui puisse engager quelque action que ce soit. Ne reste que l’histoire humaine, celle que les hommes font eux-mêmes, sans bien savoir quelle histoire ils font.

Nous avons perdu nos certitudes, mais tout de même appris que les visions eschatologiques de la politique conduisent généralement au pire. Le porteur du sens de l’histoire et des valeurs suprêmes se sent autorisé à tout, et en premier lieu à nier toute valeur à l’individu, misérable insecte qui ne saurait venir entraver la marche triomphale de la révolution. En février 1917, pas un seul des bolchéviks n’aurait imaginé ce à quoi ils seraient conduits. Mais, ayant pris le pouvoir, ils ont progressivement endossé la tunique des croyants et des grands inquisiteurs et la fin suprême de la révolution mondiale est venue justifier la dispersion de la Constituante, l’interdiction des partis, les pleins pouvoirs donnés à la Tcheka, et finalement le monstre du xxe siècle que fut le système stalinien soviétique, puis chinois, ce monstre qui a détruit plus radicalement la grande utopie révolutionnaire que la pire répression bourgeoise.

Il y a incontestablement un bilan du marxisme à effectuer. Un bilan sans concession qui ne laissera pas grand-chose debout. « Mais comment peut-on encore être marxiste ? » Je pose cette question dans un livre à paraître à la rentrée 2023. Et je ne crois pas que l’on doive réinventer autre chose, pour tenir la place désormais vide. Il est préférable de se contenter de quelques principes, les plus essentiels, et de les défendre en toutes circonstances. J’ai eu l’occasion de le faire dans Morale et justice sociale (2002), puis dans La longueur de la chaîne (2011). Ce que nous devons défendre, c’est exactement ce dont nous, nous Européens, nous héritons, c'est-à-dire l’idée que ce qui caractérise l’homme, ce qui le fait homme, c’est la liberté, dans tous ses aspects. Nous tenons cette idée du christianisme, en vérité, qui rend l’homme responsable de ce qu’il est et l’élève à la plus haute dignité, comme le disait si bien le grand humaniste Pic de la Mirandole. Ce n’est pas l’homme en général, l’être collectif, qui est libre, c’est l’individu, ainsi que le montrera Descartes, que le soutiendra génialement Rousseau. La liberté va donc avec l’affirmation de l’individu, c'est-à-dire de l’individu subjectif, « la liberté du sujet » qui parcourt toute l’histoire philosophique autant que religieuse de l’Europe. En ce sens, il y a une différence fondamentale et irréconciliable entre la tradition chrétienne occidentale et l’islam, le confucianisme chinois ou l’hindouisme qui font de l’individu l’esclave de la chose sociale. Dumont opposait les « sociétés holistes » et l’individualisme. Comme toutes ces oppositions, il ne faut pas figer celle-ci. Il y a nécessairement du « holisme », puisque la loi sociale s’impose à tous. D’un autre côté, les sociétés qui font fi de l’individu n’empêchent pas les individus d’exister et l’affirmer leur subjectivité. La question posée ici est de savoir seulement quelles valeurs doivent nous guider, quelles valeurs doivent être défendues ?

Défendre la liberté de l’individu, cela suppose qu’on soit capable de défendre un système politique et juridique qui la protège. La laïcité protège la liberté de conscience et interdit les empiétements de l’État ou des institutions religieuses dans la vie privée et les convictions privées des individus. Ce qui suppose la neutralité religieuse de l’espace public. Bref une laïcité intransigeante, « à la française » et non pas une tolérance à l’anglosaxonne reposant sur les « accommodements déraisonnables ». Cela implique qu’aucune limite ne soit imposée à la liberté d’expression, à l’exception de l’appel au meurtre. La liberté des individus inclut la liberté politique et donc le contrôle populaire sur le gouvernement et le droit de contestabilité garantie (tout ce qu’inclut la liberté dans la tradition républicaine). La liberté demande l’égalité, non pas l’égalisation arbitraire, mais l’égalité des droits et une inégalité des ressources et des fortunes suffisamment faible pour qu’elle ne donne pas au plus riche emprise sur les plus pauvres. Pour faire un programme politique sérieux, ces quelques points suffisent ! Ils ont assez d’implications pratiques pour qu’on s’y tienne.

jeudi 23 février 2023

Droit international et avenir de l'humanité européenne

Vae victis
Il a fallu des Romains, se donnant pour objectif d’imposer la « pax romana » à la Terre entière, pour qu’on invente le « droit international », appelé à Rome Jus gentium, « le droit des gens » (gens étant ici une sorte d’équivalent de nations). D’élaboration lente et de mise en œuvre toujours incertaine, le droit international reconnaît le « droit des nations » à disposer d’elle-même. Ce qui veut dire que personne ne peut entrer en guerre contre une nation au motif que le régime intérieur et la politique de cette nation lui déplait. Bien sûr, les puissants se moquent le plus souvent de ce droit et cherchent soit à s’assurer une domination directe sur d’autres nations (c’est l’impérialisme colonisateur), soit à faire en sorte que les gouvernements des « petites nations » restent des gouvernements amis de grandes puissances. L’intervention militaire ouverte peut souvent être remplacée par la sédition, les complots et le travail de sape des agences gouvernementales. Le droit international reste sans doute un « idéal régulateur » au sens de Kant, mais il est presque impossible d’en faire une véritable loi régissant les rapports entre les nations.

Prenons l’exemple de la situation en Ukraine depuis 2004. Personne ne peut être assez niais pour prendre au sérieux les « révolutions orange », c'est-à-dire les diverses changements de régime politiques plus ou moins violents qui ont surtout été l’exploitation d’un mécontentement d’une fraction ou d’une autre de la population afin d’assurer à un clan mafieux ou un autre la domination de l’État. Mais aussi dures que puissent être les critiques que nous pouvons adresser au régime politique actuel de l’Ukraine, on n’en peut nullement tirer que quelque puissance que ce soit aurait le droit d’intervenir dans les affaires ukrainiennes, fût-ce au motif fallacieux de « dénazifier » ce pays. En ce sens l’agression russe contre l’Ukraine, au lendemain des troubles de Maidan n’a aucune justification politique ou morale. Quand Poutine, changeant de discours, affirme que la guerre russe en Ukraine est une guerre existentielle, nous n’avons pas non plus de raison particulière de le croire. L’existence de la Russie n’a été mise en cause par personne – même si les écrits de Brzezinski pouvaient le laisser penser, mais les écrits d’un analyse américain ne sont pas des actes. En fait Poutine tente de rétablir ce qu’était la zone d’influence de l’Union soviétique et il se conduit en Ukraine comme les soviétiques se conduisaient à Berlin-Est en 1953, à Budapest en 1956, à Prague en 1968 ou à Varsovie en 1980. Ni plus, ni moins. Et il n’est pas de raison de soutenir Moscou aujourd’hui.

Faut-il pour autant s’engager dans le guerre. Si, selon le langage fleuri des États-Unis, Poutine est bien « un fils de pute », il est aussi « leur fils de pute ». À sa manière, il est un des acteurs du capitalisme mondial. Et on ne doit pas prendre ses ennemis d’aujourd’hui pour les défenseurs du « bien » ou de « nos valeurs ». Confier aux États-Unis et à leurs alliés le soin de faire régner la paix et la justice en Ukraine, c’est un peu confier à la mafia de la soin de faire régner l’ordre, aux macs le soin de protéger la vertu des filles, ou aux dealers le soin de protéger la santé de la jeunesse. Les géostratèges en chambre, les anciens gauchistes devenus « néocons » et les histrions médiatiques considèrent que les États-Unis sont les gardiens du camp du bien. C’est se moquer du monde. Les États-Unis veulent contrôler l’Ukraine – 30% des terres ukrainiennes appartiennent déjà à des sociétés américaines. L’Ukraine paye aujourd’hui le prix fort de la folie (bien rémunérée) de ses dirigeants et des manœuvres de « l’Occident ». L’Ukraine est déjà la grande perdante de cette guerre et avec elle l’Europe occidentale. Mais les États-Unis ne seront pas les vainqueurs pour autant. Ils ont d’ores et déjà perdu. Ils ont perdu parce que l’Orient, avec toutes ses contradictions et demain l’Afrique deviendront les grandes zones dominantes du monde. La loi du nombre finit toujours par s’imposer. Le « grand échiquier » de Brzezinski est devenu le grand chaos.

La première question angoissante est d’abord celle-ci : dans ce chaos, le dérapage est toujours possible. Les menaces à peine voilées concernant l’usage des armes nucléaires par les Russes pourraient trouver leur correspondant aux États-Unis où les Dr Folamour pourraient être tentés de jouer le tout pour le tout en compter sur la supériorité militaire supposée. Dans cette situation, les appels à « sauver la planète » (en consommant moins de viande ou en prenant moins l’avion) ont quelque chose de dérisoire et même d’un peu obscène.

Une deuxième question angoissante surgit : même si l’humanité survit à cette crise où les acteurs principaux ne sont pas aussi rationnels que l’étaient ceux de la crise des missiles à Cuba octobre en 1962, même si le progrès technique se poursuit, même si le monde se stabilise sous le domination de régimes autoritaires, que restera-t-il de l’espérance émancipatrice qui a été depuis plusieurs siècles la source vive de « l’humanité européenne » dont a si bien parlé Edmund Husserl ?

vendredi 3 février 2023

Quelques réflexions sur la souveraineté et le souverainisme

 


Voilà plus de 30 ans que je suis convaincu de la nécessité de défendre la souveraineté nationale, que la souveraineté est absolument inséparable de la lutte contre la mondialisation et pour une transformation sociale radicale. Je considère que les impérialismes et principalement l’impérialisme dominant aujourd’hui, qui reste l’impérialisme américain, veulent défaire les nations en tant qu’elles sont les cadres nécessaires de la lutte sociale (la lutte des classes est nationale dans sa forme, disait Marx, même si elle est internationale dans son contenu).

La souveraineté nationale est la défense de l’un de ces cadres de vie dans lesquelles les individus peuvent se former, vivre, combattre, s’instruire, aimer et souffrir. Nous sommes tous, plus ou moins, attachés à ces formes de vie, héritées, mais qui sont nous-mêmes, au moins en partie. « Familles, je vous hais ! » D’accord, mon cher André Gide. Mais il faut reconnaître avec Christopher Lasch que la famille est souvent devenue « un refuge dans ce monde impitoyable », l’ultime refuge souvent. Il y a beaucoup d’autres communautés, plus ou moins larges, auxquelles nous sommes attachés. Nous sommes certes des citoyens du monde, mais nous sommes d’abord des Latins, des Grecs, des Européens, issus tous de cette matrice chrétienne que nous prétendons parfois rejeter. L’histoire n’est plus le récit qu’on en faisait jadis, mais elle demeure. Elle nous permet de tisser tant de liens ! Après tout, les Latins et les Grecs ne seraient rien sans les Étrusques et les Phéniciens. Et ainsi de suite ! Le monde que nous découvrent ces nations et ces civilisations, encore présentes souvent dans les ruines, les routes, les langues, est un monde bigarré, un patchwork et c’est ce qui en fait la beauté et l’intérêt. L’internationalisme abstrait et le mondialisme nous séparent les uns des autres en nous réduisant à des individus tous semblables. Les communautés nationales et culturelles établissent des liens, des liens dans lesquelles nous apprenons à reconnaître l’autre comme nous-mêmes et profondément autre simultanément.

Partisan de la souveraineté nationale, j’ai du mal à me dire « souverainiste » et je suis persuadé qu’un front des souverainistes ne serait qu’un front des refus, c'est-à-dire une union de gens qui ne sont en vérité unis sur rien. Je ne suis pas nationaliste pour deux sous. J’aime mon pays, mais je ne l’élève pas au-dessus des autres. Nous Français, ne sommes pas meilleurs que les autres. Je suis pourtant un peu triste de voir ce pays s’abaisser et s’enfoncer dans une sorte d’abattement qui nous dépossède de nous-mêmes. Le syndrome de la débâcle de 1940 dont, en vérité, nous ne nous serions jamais remis, en dépit des tours d’illusionniste de De Gaulle. Les reconstitutions intéressées de l’histoire n’y changeront rien. Penser qu’en tentant de faire revivre la mythologie « nationale » cela nous permettra de nous sortir de l’ornière, c’est commettre une grosse erreur. Observateur avisé de la France, Jérôme Fourquet note ainsi : « Le cas de la country nous dit à la fois le décrochage et l'ampleur de l'américanisation de la société française et la puissance de ce phénomène qui a été capable de produire des imaginaires adaptés à chacune des îles de l'archipel français : en gros, il y a la country pour la France périphérique, le rap pour les banlieues, le Starbucks coffee et la startup nation pour la France des métropoles, et vous voyez que chaque catégorie sociale a son imaginaire américain. » Même les « identitaires », ces rescapés d’extrême-droite française sont profondément américanisés, comme l’a montré une enquête de la revue Éléments. Désaméricaniser notre pays, voilà une tâche colossale que personne ou presque ne voudrait entreprendre. Les tentatives purement culturelles échouent parce qu’il faudrait une impulsion qui redonne de la vie à la culture nationale. L’état calamiteux du cinéma français (nous ne pouvons que regretter le « bon vieux temps »), de la littérature ou de la philosophie ne rend guère optimiste. La manière dont le « wokisme », produit made in USA, a pénétré les milieux universitaires ne laisse pas d’intriguer.

Une chose est certaine : électoralement les « souverainistes » pèsent peu. Le vote pour le RN n’est pas spécialement « souverainiste » puisque Mme Le Pen, comme son homologue italienne Giorgia Meloni, ne met plus en cause le cadre de l’UE, ni celui de l’OTAN. Et « l’union des souverainistes » est vouée à un fiasco si d’aventure elle se constituait à telle ou telle occasion électorale. Une nation ne se fabrique pas ou ne se refait pas par quelque astuce électorale. En outre, tant que nous sommes dominés par le mode de production capitaliste, nous ne sommes pas les maîtres, mais nous sommes soumis au pouvoir du capital. Les « souverainistes » mettent le plus souvent ces questions de côté et rêvent debout d’un capitalisme national et patriotique qui n’existe plus et qui, en vérité n’a jamais existé. Être maître chez soi, cela exige que l’on renverse la logique du capital, c'est-à-dire celle de l’accumulation de la valeur au profit d’une production tournée vers la valeur d’usage. Ce qui s’appelle en vieux français « socialisme ».

Le 3 février 2023 – Denis COLLIN

lundi 27 juin 2022

La morale et le droit

On devrait clairement établir une différence entre morale et droit et refuser de laisser la première empiéter sur le second. Le retour en force de la question de l’IVG nous oblige à y revenir. On peut être hostile à l’IVG et favorable à une loi qui l’autorise ! Cela peut paraître étrange, mais cela découle de la compréhension de ce que signifie la liberté de conscience.

Être contre l’IVG renvoie à des prises de position morales. Celui qui est contre l’IVG invoque généralement le caractère sacré de la vie ab initio. Mais celui qui est favorable à l’autorisation de l’IVG est non moins partisan du caractère sacré de la vie. Il considère simplement que le caractère sacré de la vie de la mère prime sur le caractère sacré de la vie du fœtus. De même que nous considérons que le caractère sacré de la vie peut en certains cas s’accompagner de l’autorisation de donner la mort (aux ennemis sur le champ de bataille, par exemple). Ce sont là des problèmes épineux qui sont tranchés par le droit. Mais ce n’est pas au droit de définir quelle est la bonne position morale à adopter. Une adversaire de l’IVG peut très bien refuser l’IVG pour elle-même, en accord avec ses convictions sans vouloir que ceux qui n’ont pas les mêmes positions morales se conforment à ses prescriptions.

Strictement parlant, la loi française autorisant l’IVG n’en fait pas un droit — à l’égal du droit de propriété par exemple — mais sort l’IVG du champ du droit pénal, ce qui n’est pas la même chose, n’en déplaise à certains féministes ultra. L’IVG ne concerne plus le droit, car elle ne concerne ni le rapport entre deux personnes ni le rapport entre une personne et une chose. Le fœtus est une partie de la femme, la concerne elle et la médecine, c’est une affaire intime et l’intime est précisément ce qui n’est pas du ressort de la loi ! La loi autorisant l’IVG n’enfreint nullement la liberté de conscience, mais la garantit, puisqu’elle n’oblige pas quelqu’un qui ne tient pas le fœtus pour un don de Dieu à suivre les prescriptions de ceux qui tiennent le fœtus pour un don de Dieu.

La décision de la Cour suprême des États-Unis, révoquant le droit fédéral à l’IVG, est le résultat d’une confusion permanente dans ce pays arriéré mentalement entre droit et morale et, qui plus est, entre morale et religion. La portée de cette décision découle du caractère archaïque de la constitution érigée en texte sacré et garante du pouvoir éternel des oligarques qui se partagent le gâteau politique entre prétendus démocrates et prétendus républicains, deux appellations qui n’ont rigoureusement aucun sens dans ce pays qui pourtant nos élites chérissent.

Le 27 juin 2022.



mercredi 8 juin 2022

Détruire les illusions

Le constat que seul le travail vivant produit de la survaleur et que, par conséquent, le capital ne peut poursuivre son accumulation que s’il trouve de nouveaux secteurs de production pour embrigader ces forces de travail dans la grande machinerie du capital, c’est une chose. Il faudrait avoir les yeux bouchés pour ne pas le voir. Toute l’analyse du procès de production capitaliste et de ses contradictions, telle qu’on la trouve dans le Capital et les divers manuscrits qui l’accompagnent (livre II et III, Grundrisse), toute cette analyse est profondément vraie et parfaitement « scientifique » si on tient à ce qualificatif un peu dévalué de nos jours.

Faut-il déduire de cela une « mission historique » du prolétariat, devenu « sujet » de l’histoire ? C’est une autre affaire. Marx d’ailleurs est très évasif sur ces questions. L’idée que l’on retrouve dans Le Capital est que « les producteurs associés », c’est-à-dire tous ceux, du directeur au balayeur, qui jouent un rôle nécessaire dans la production vont prendre en charge la direction du processus. Le socialisme (ou communisme phase I) est pour Marx une sorte de coopérative des coopératives de production. Il y a dans cette vision une dimension clairement proudhonienne qui s’appuie sur ce qu’est la classe ouvrière encore dans les années 1870, une classe d’individus tout juste sortis de l’artisanat et qui aspirent à reprendre le contrôle de leurs instruments de travail. Ainsi que Marx le dit, il s’agit de rétablir la propriété individuelle sur la base des acquêts de la socialisation opérée par le mode de production capitaliste ! S’il faut un État, pour Marx, ce sera seulement un État qui protège ce processus d’« expropriation des expropriateurs » et de passage aux « producteurs associés », un État dont la fonction essentielle sera de briser la résistance des anciennes classes dirigeantes. C’est toute cette perspective historique qui s’est effondrée, il y a longtemps en fait, au moins depuis 1914. Preve que la saignée que fut la répression de la Commune de Paris est ce qui a rendu obsolète la perspective « scientifique utopique » de Marx, définie avant 1867. Et de fait, dans les dernières années de sa vie, Marx va admettre la possibilité d’une transition parlementaire pacifique au socialisme. Dans une lettre à Niewenhuis de 1881 sur la Commune, Marx écrit : « Mais, abstraction faite de ce qu’il s’agissait d’un simple soulèvement d’une ville dans des conditions exceptionnelles, la majorité de la Commune n’était pas socialiste, et ne pouvait pas l’être. Avec une faible dose de bon sens, elle aurait pu néanmoins obtenir avec Versailles un compromis utile à toute la masse du peuple, seule chose qu’il était possible d’atteindre à ce moment-là. En mettant simplement la main sur la Banque de France, elle aurait pu effrayer les Versaillais et mettre fin à leurs fanfaronnades. » Rechercher un compromis utile à la masse du peuple, voilà l’orientation de Marx dix ans après l’écrasement de la Commune et c’est vraiment très loin de ce qui va fleurir sous le nom de « marxisme révolutionnaire » ou de « marxisme léninisme ».

La classe ouvrière moderne ne ressemble plus du tout à la classe ouvrière de l’époque de Marx, ni même à celle du soulèvement gréviste de 1936. À la classe indisciplinée que formait le prolétariat parisien a succédé une classe disciplinée par le taylorisme (ce dont Lénine se félicitait) et par le syndicalisme qui voyait dans la discipline de la classe ouvrière la condition de sa force. À une classe nettement séparée de la classe dominante a succédé une classe qui se distingue de moins en moins des autres classes de la société tant par le mode de vie (consommation, congés payés, télévision, etc.) que par les ambitions. Le « welfare » a bien été un puissant facteur d’intégration de la classe ouvrière. Cette classe qui ne vit que de la vente de sa force de travail s’est à la fois homogénéisée et diversifiée. Les « cols blancs » et les « cols bleus » se sont rapprochés par l’utilisation des technologies informatiques dans toute une série de domaines. Même les métiers du bâtiment ou des travaux publics qui restent de métiers usants et où les ouvriers sont confrontés aux intempéries, les machines ont considérablement diminué le besoin de force physique humaine. Dans le même temps se sont multipliés les « emplois de service », souvent précaires et très mal payés. Le « travail à façon » s’y développe et produit un « précariat » dont la condition ressemble à celle des canuts au début du XIXsiècle. Les chauffeurs-livreurs louent le camion avec lequel ils effectuent les livraisons pour le compte des sociétés vendant via l’internet. Les cyclistes de Deliveroo pédalent sur leur propre vélo pour une misère et se font concurrence. Ils sont tous des prolétaires, mais des prolétaires qui ne parviennent que difficilement à se forger une « conscience de classe ».

Les vieilles notions de « partis-ouvriers » ou même de « partis ouvriers bourgeois » (pour reprendre une catégorie léniniste) sont obsolètes. Ni ce qui reste des partis socialistes, ni les bouts des PC éparpillés « façon puzzle » ne forment des partis « ouvriers » et moins encore les épaves du trotskisme qui survivent tant bien mal sans aucune perspective réelle. Tous les partis sans exception sont des formations « bourgeoises », c’est-à-dire des formations des classes intellectuelles en vue d’intégrer les classes populaires au fonctionnement de ce que, par habitude, nous appelons encore « démocratie ». Mais, comme l’a montré Christophe Guilluy, ces classes ont commencé à faire sécession, à sortir du rôle d’appoint qu’on veut leur faire jouer.

Que faire, me demandera-t-on ? En fait, rien ! Car ce n’est pas aux intellectuels ou aux politiques professionnels de « faire » les choses. Le peuple trouvera seul les voies et les moyens de l’action, quand la situation l’exigera. En attendant, nous ne pouvons que pelleter pour nous débarrasser des immondices rejetées par la décomposition du vieux monde.

Le 8 juin 2022.

 

 

dimanche 28 novembre 2021

Le woke, une arme de guerre contre le marxisme

Le woke, une arme de guerre contre le marxisme

L’idéologie woke sous ses divers avatars occupe une place croissante dans l’espace universitaire et médiatique, multipliant interdits et censures : contre la représentation d’une pièce d’Eschyle, contre la statue de Colbert, contre les professeurs « mal pensants ». Les porte-parole de ce mouvement ont table ouverte sur les radios du service dit public. Comme les vieux réflexes ne se perdent pas, pour dénoncer le woke, il est parfois de bon ton d’y voir une nouvelle manifestation d’un marxisme, pourtant mal en point. On peut certes dire du mal du marxisme, mais s’il est bien une accusation infondée, c’est celle qui en fait le père putatif du mouvement woke. En réalité, l’idéologie woke est une arme offensive contre le marxisme (sous toutes ses formes) et contre le vieux mouvement ouvrier syndical.

Le mouvement woke est comme le Coca-cola et Halloween, un produit d’importation américaine. Mais ses origines idéologiques se situent dans la french theory, c’est-à-dire chez les philosophes français « post-modernes » ou les théoriciens de la « déconstruction » — un terme qui constitue le principal slogan woke. Or ces penseurs sont tous des adversaires résolus du marxisme. S’ils adoptent volontiers un discours « anticapitaliste », ils refusent la centralité de la lutte des classes autant que la figure de la classe ouvrière comme sujet historique. Chez tous, la classe ouvrière et ses organisations sont « ringardisées » : trop de conservatisme, trop de stéréotypes. On leur préférera les schizophrènes (Deleuze), les « taulards » (Foucault), les minorités, notamment les immigrés (Badiou destitue très tôt la classe ouvrière française au profit de la figure rédemptrice de l’immigré), les mouvements féministes, la queer attitude (encore Foucault). Tous ces courants qui ont fleuri dans les années qui suivent mai 1968 considèrent, comme Michel Foucault, que la question du pouvoir d’État comme question centrale est une fausse question et qu’il est nécessaire de s’opposer d’abord aux « micropouvoirs » et aux « disciplines » qui domestiquent l’individu. C’est encore chez Foucault et son élève américaine Judith Butler qu’est revendiquée la nécessité des « identités flottantes » contre les « assignations sociales » à une seule identité sexuelle. Remarquons enfin que, comme Foucault admirateur de la « révolution islamique » de Khomeiny, le woke sacralise l’islam, considéré comme l’allié du mouvement contre les mâles blancs hétérosexuels, et comme tel inattaquable.

Ces mêmes antinomies se retrouvent entre marxisme et mouvement woke. Le marxisme est universaliste et considère que les particularités des différents peuples et des différentes religions sont appelées à passer à la moulinette du développement mondial du mode de production capitaliste. Au contraire, le woke est relativiste et dénonce l’universalisme comme le masque de la domination « blanche ». Marx et Engels, tout en condamnant les méthodes et les exactions terribles de la colonisation, y voyaient une de ces ruses de l’histoire grâce à laquelle les peuples colonisés allaient sortir de leur sommeil et prendre place dans la lutte aux côtés des autres prolétaires de tous les pays. Ils étaient franchement européocentristes et considéraient que la civilisation européenne montrait la voie. Lénine affirmait que le socialisme moderne était l’héritier de la philosophie allemande, de l’économie politique anglaise et du socialisme français, lui-même issu des Lumières. Le marxisme a toujours défendu la culture « bourgeoise », c'est-à-dire la « grande culture », comme un acquis que devait s’approprier le mouvement ouvrier. On se demande bien pourquoi les censeurs woke n’exigent pas le retrait immédiat des ouvrages de ces penseurs horribles.

Les marxistes ne portaient guère dans leur cœur l’idéologie libérale-libertaire qui s’est déployée après 1968. En vieux mâle blanc hétéro, Marx condamnait le travail de nuit des femmes comme contraire à la pudeur féminine. Il ne réclamait pas l’abolition de la morale, mais dénonçait le capitalisme comme un système qui balayait toutes les barrières morales ! S’il faut dénoncer les donneurs de leçons de morale, c’est seulement qu’ils ne mettent jamais leurs actes en accord avec leurs paroles.

Les marxistes sont antiracistes et antiesclavagistes. Marx rédigea l’adresse de l’Association Internationale des Travailleurs au président Lincoln, à l’occasion de sa réélection en 1864 et le qualifia d’« énergique et courageux fils de la classe travailleuse », qui sera capable de « conduire son pays dans la lutte sans égale pour l’affranchissement d’une race enchaînée et pour la reconstruction d’un monde social. » La lutte contre l’esclavage et les discriminations raciales s’inscrit pour les marxistes dans le sillage des grandes révolutions « bourgeoises » du XVIIIe siècle. Au contraire, les woke font de la traite négrière une tache indélébile qui condamne par avance tous les « blancs », oubliant au passage que la plus grande traite négrière fut organisée par les Arabes et les Ottomans sous le drapeau de l’islam, avec l’aide active des chefs des peuples d’Afrique qui pratiquaient eux-mêmes l’esclavage. Ainsi le woke réhabilite le racisme et substitue la lutte des races à la lutte des classes.

Que les divers mouvements woke n’aient aucun rapport avec le marxisme et la lutte des ouvriers, il suffit encore pour s’en convaincre d’écouter ses principaux héraults. Mme Houria Bouteldja, égérie du mouvement des « Indigènes de la république » ne déclarait-elle pas que l’ouvrier blanc est son ennemi ? Mme Rokhaya Diallo est une figure de la « jet set ». Elle est membre de la « classe capitaliste transnationale ». Mme Traoré est devenue la coqueluche des grandes marques à la mode. La promotion du lumpenprolétariat et des petits voyous des « cités » au rang de mouvement révolutionnaire n’a rien à voir avec le marxisme : Marx et Engels disaient pis que pendre de ce « lumpenproletariat » toujours prêt à passer au service de la réaction bourgeoise. Étroitement lié aux couches de la petite-bourgeoisie intellectuelle qui veut d’abord occuper les postes de ceux qu’il dénonce, le woke est surtout un champion de la « lutte des places » à l’intérieur de la fraction la plus mondialisée de la classe capitaliste, celle des médias, du luxe et de la sous-culture marchande. Le woke, c’est la rébellion aux couleurs de Netflix, Gucci, Louboutin ou Benetton…

On peut critiquer le marxisme : élève libre de Marx, j’ai beaucoup écrit contre les diverses orthodoxies marxistes. Mais on ne peut rendre le marxisme responsable du mouvement woke. S’il y avait encore dans ce pays des marxistes sérieux, nul doute qu’ils seraient à la pointe du combat contre ces folies qui trouvent dans certains secteurs du capital une oreille complaisante, peut-être parce qu’elles sont dirigées d’abord contre les ouvriers, ces « salauds de pauvres », ces « beaufs » qui savent bien, eux, que le travail reste la question centrale pour nos sociétés.

Denis Collin — 26 novembre 2021

Philosophe. Auteur de Introduction à la pensée de Marx (Seuil), de Après la gauche (Perspectives libres). Site : https://denis-collin.blogspot.com 

[Ce texte a d'abord été publié comme une interview dans le Figaro.]

vendredi 14 mai 2021

Il platforming del capitale

Vent'anni fa, Michel Houellebecq ha pubblicato Plateforme [Piattaforma, Bompiani ed.] un romanzo che tratta dell'organizzazione globalizzata del turismo sessuale, in collaborazione con un grande gruppo alberghiero. Questo aspetto del processo di produzione del plusvalore, mentre certamente si è espanso notevolmente con internet, non è certamente il settore principale dell'accumulazione di capitale, ma la forma di relazioni sociali che implica è diventata abbastanza diffusa. Il modo di produzione capitalista oggi è largamente dominato dalle piattaforme che sono diventate i maggiori centri di accumulazione. Come i papponi alla moda nel romanzo di Houellebecq, le piattaforme che mettono in contatto acquirenti e venditori stanno incassando la parte del leone dei frutti di questo commercio. Si converrà che il mercato della prostituzione non è un mercato libero dove acquirenti e venditori si incontrano e contrattano liberamente. Lo stesso vale per la piattaforma.

La prima idea che venne fuori quando Internet cominciò ad essere diffuso fu quella di vendere servizi. Questo era stato sperimentato in Francia attraverso il Minitel, uno dei settori più redditizi del quale era il "Minitel rosa" che ha permesso a Xavier Niel, fondatore di Free, di fare fortuna. Minitel offriva tre tipi di servizi: servizi gratuiti (servizi pubblici, essenzialmente o servizi per la connessione al sistema di ordinazione di un venditore), servizi economici, tassati dalla connessione, e servizi a pagamento tassati dalla durata, che era il caso di "3615". La prima idea è stata quella di trasporre questo modello su Internet generalizzando il servizio. Ma l'esplosione della "bolla internet" nei primi anni 2000 ha dimostrato che questo modello non avrebbe funzionato e che era necessario qualcos'altro. Le aziende che operano direttamente su Internet offrono un servizio gratuito [per esempio un servizio di ricerca di siti e pagine, come Google], il quale servizio gratuito utilizza i dati dell'utente per rivenderli a un commerciante che li può utilizzare per la prospezione. Le "reti sociali" funzionano su un principio simile.

La fase successiva è stata la trasformazione dei commercianti online in piattaforme commerciali. Amazon non è solo un supermercato che offre i suoi scaffali all'acquirente che viene a passeggiare sul WEB. È anche un fornitore di musica, una piattaforma video, una piattaforma di abbonamento per piattaforme video (come OCS, Starz), etc., ma è molto di più: il gruppo di Jeff Bezos è un mercato in sé, poiché Amazon serve come intermediario per un gran numero di rivenditori che vendono i loro prodotti attraverso la rete Amazon. Se vuoi comprare un tosaerba, puoi ordinarlo da Amazon ma sarà venduto da un altro negozio online [come "OBI"] che a sua volta rivende prodotti di un grossista. Ma se i critici prendono di mira prima Amazon, tutte le marche che vendono online procedono allo stesso modo: FNAC, ManoMano, Ma, Darty, Castorama sono tutte piattaforme di vendita online dove arrivano altri venditori, che spesso sono essi stessi rivenditori.

Non ci saremmo fermati lì. La piattaforma produce, o più precisamente supervisiona la produzione di piccole mani che vengono ad alimentare la piattaforma: così Amazon attraverso il sistema KDP-Amazon [Kindle-Direct-Publishing] pubblica libri in self-publishing garantendo l'esclusività sul titolo. Così un libro auto-pubblicato a si è trovato nella prima lista del Renaudot 2018. Andrà oltre? Netflix va bene a Cannes, perché non Amazon al Goncourt, con grande dispiacere delle case editrici che hanno monopolizzato il premio per decenni.

La piattaforma è anche un fornitore di ordini. L'"Amazon Mechanical Turk" è una piattaforma dove i compiti sono offerti dai richiedenti [per esempio, controllare la correzione della scansione di un pacchetto di file] e dove gli individui vengono a offrire il loro servizio, di solito a prezzi molto bassi. Perché questo "Mechanical Turk"? In riferimento alla macchina del barone von Kempelen, questa macchina-canaglia che doveva giocare a scacchi, mentre un nano era nascosto all'interno della macchina e controllava direttamente il movimento dei pezzi tramite una serie di specchi. Amazon, ringraziamolo, rivela uno dei segreti delle reti di intelligenza artificiale: c'è qualcuno nella pancia della macchina e sono i milioni di manine che vengono a nutrire il mostro.

Queste piattaforme IT stanno già giocando un ruolo economico significativo e potremmo essere solo all'inizio. Lo sviluppo del telelavoro e della società senza contatto ha creato nuove esigenze, e non è senza motivo che uno dei maestri del World Economic Forum di Davos vede la pandemia di Covid 19 come una "finestra di opportunità" per il "grande reset" del sistema, con il "digitale" come colonna portante.

Le piattaforme sono macchine per centralizzare il capitale.

Si parla spesso del peso dei GAFA, o più precisamente dei GAFAM, dato che non dobbiamo dimenticare la piccola azienda del signor Gates. Ecco le sei più grandi capitalizzazioni di mercato nel mondo alla fine del 2020 (in miliardi di dollari): 1: Apple, 2244, USA; 2: Saudi Aramco, 1865, S. Arabia, petrolio; 3: Microsoft, 1684, USA, tecnologia; 4: Amazon, 1592, USA, tecnologia; 5: Alphabet (la società madre di Google), 1175, USA, tecnologia; 6: Facebook, 761, USA, tecnologia.

Solo una compagnia non-internet, Saudi Aramco, la compagnia petrolifera saudita, è in questo gruppo di testa. Al 7° posto c'è un gigante cinese di internet, Tencent e al 9° posto c'è una gigantesca piattaforma cinese, Alibaba! Per fare un confronto, il principale produttore di automobili, Toyota, è solo al 31° posto, la multinazionale del petrolio Exxonmobil al 57° e Total è al 100° posto! La capitalizzazione di Total è circa 1/20 di quella di Apple. Aziende come Apple o Microsoft dominano il mercato del software e del marchio, ma fanno costruire le loro macchine altrove.

La cosa più strana è che questa classifica non ha niente a che vedere con le vendite. Wallmart, il gigante della vendita al dettaglio, è in cima alla lista anche se non è nella top 100 in termini di capitalizzazione. Nella classifica delle vendite, troviamo cose più usuali come Toyota, VW, compagnie petrolifere, ecc. Per i profitti, Apple è il leader, ma è l'eccezione. Nessuno degli altri giganti di internet fa profitti particolarmente grandi. E in termini di numero di dipendenti, Wallmart è in testa con 2.300.000 dipendenti, con Amazon al 10° posto con 566.000 dipendenti.
Tutte queste cifre faranno tornare a scuola i volgari marxisti! Non c'è una relazione diretta tra il valore prodotto e la capitalizzazione! Il capitale produttivo permette l'estrazione del plusvalore, ma è il capitale "improduttivo" (l'intermediario) che intasca il profitto. In effetti, l'organizzazione del modo di produzione capitalista può essere compresa solo da un punto di vista globale. Il plusvalore non è prodotto individualmente da ogni capitalista nella sua impresa, ma globalmente, ed è distribuito, attraverso l'intermediario del mercato, secondo ogni sorta di criteri che Marx aveva parzialmente dettagliato nel Libro III del Capitale e che includono la produttività del lavoro, ma anche ogni sorta di accordi istituzionali e i rapporti di forza tra gli stati e tra le frazioni della classe dirigente.

Ciò che è cambiato, e che rende questo famoso "liberalismo" o "neo-liberalismo" che ha così ossessionato la mente della gente, è che il mercato è in gran parte uno "pseudo-mercato". La piattaforma è un mercato a sé ed è la piattaforma che controlla l'accesso al "mercato" per una miriade di imprese di tutte le dimensioni. Se fossimo in un modo di produzione capitalista completamente liberale, il capitale non andrebbe all'azienda di Jeff Bezos, ma piuttosto alle aziende che sono in grado di pagare dividendi ai loro azionisti, perché producono beni con una buona produttività. Amazon non deve la sua fortuna alla propria redditività, ma al fatto che può ottenere un monopolio ed eliminare o schiavizzare tutti i piccoli attori nei vari mercati che copre. Ma, globalmente, essendo la produzione di plusvalore insufficiente per tutti i settori del modo di produzione capitalista, la produzione di capitale fittizio viene a compensare: si compra un'azione non perché l'impresa fa soldi, ma perché la sua azione sale e promette di salire ancora - questo è tipicamente il caso di Tesla, un modesto produttore di automobili che, per il momento, non ha guadagnato un dollaro con i suoi veicoli elettrici di lusso. Tutti sanno che gli alberi non crescono fino al cielo, ma nel frattempo, ogni piccolo centesimo deve essere preso. Questo sistema è condannato a lungo termine. Ma alla fine siamo morti, come sottolineava Keynes.

Rimodellare il mondo

C'è effettivamente un mercato dominato dal mercato, ma è un mercato speculativo in un'economia dominata da piattaforme che vassallizzano molte altre imprese dando loro accesso a una gamma più ampia di consumatori. Questa evoluzione delle piattaforme fa chiaramente parte della "rifeodalizzazione" del mondo diagnosticata da diversi autori come Alain Supiot. Alcune delle aziende che controllano il mercato dei computer sono veri e propri monopoli che godono di rendite impressionanti. Su ogni PC venduto nel mondo, Microsoft intasca tra i 145€ e i 265€! Apple ha costruito il suo mercato, con prodotti che sono soprattutto marcatori di appartenenza sociale e che sono nella stessa nicchia di Rolex o Ray ban, ma come Rolex non dà un tempo migliore di un orologio da 30 euro, l'hardware di Apple, prodotto nello stesso luogo degli altri negozi di hardware, non dà un servizio migliore. Marx ha parlato del feticismo della merce: qui siamo nelle forme più arcaiche di questo feticismo.

Questo posto predominante delle piattaforme contribuisce alla disintegrazione della classe operaia, sempre meno capace di resistere agli assalti del capitale. Uber, Deliveroo e tutti quanti sono le principali teste di ponte di un'offensiva antisociale su larga scala. Il proletariato come "soggetto rivoluzionario" [o così pensavamo] sta lasciando il posto a un "precariato" che non è altro che una plebe globalizzata, dove, accanto ai lavoratori salariati "vecchio stile", ci sono lavoratori part-time, lavoratori a contratto, lavoratori "Uberizzati", e lavoratori autonomi che sono autonomi solo di nome. Di fronte a questo proletariato, non c'è più una classe borghese legata da una certa visione del mondo e da "valori" più o meno solidi, ma una nuova classe di signori, che hanno spodestato o sono in procinto di spodestare la vecchia borghesia, hanno acquisito i servizi di una classe medio-alta che vive delle briciole [per quanto abbondanti siano] della "globalizzazione capitalista" e ha la funzione di mobilitare al servizio del capitale un lumpenproletariato "progressista" che serve da ariete per abbattere tutto ciò che potrebbe resistere al rullo compressore capitalista.
Se non teniamo conto della struttura del modo di produzione capitalista oggi, non capiamo cosa sta succedendo nell'arena della politica. Viviamo ancora con i modelli di mezzo secolo o di un secolo fa. Questo spiega la decomposizione accelerata negli ultimi anni delle organizzazioni operaie tradizionali, una decomposizione che è tanto più rapida perché una parte significativa dei vertici di queste organizzazioni sono integrati nel funzionamento complessivo della macchina di sfruttamento del lavoro.

Denis Collin - 29 aprile 2021






mercredi 21 octobre 2020

La laïcité n’est pas la neutralité


Le combat pour évider la laïcité de tout contenu et la ramener à un vague principe de tolérance adapté à une « société multiculturelle » sur le modèle anglo-saxon est engagé depuis longtemps. Les grandes organisations « laïques » françaises, comme la Ligue de l’enseignement, se sont souvent ralliées à la « laïcité ouverte », pléonasme douteux dont le seul but est d’indiquer qu’on doit sortir du principe de laïcité tel qu’il a été formulé au début du siècle dernier. L’organisme dit « Observatoire de la laïcité », dirigé par l’ancien ministre socialiste Jean-Louis Bianco et convenablement financé sur les deniers publics — c’est-à-dire l’argent des citoyens — est devenu un des organes de la lutte contre la « laïcité à la française ». Les militants laïques sont maintenant couramment qualifiés de « laïcards », un terme que les gauchistes de tous poils empruntent, sans le savoir à Charles Maurras, l’âme de l’Action Française : « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font » (Luc, 23:34) ! On nous explique ici et là que la laïcité, c’est la neutralité ou c’est une position d’équilibre entre les diverses croyances religieuses. Il est temps de tordre le cou à ces inepties.

La laïcité n’est pas neutre parce qu’elle est une prise de position politique et juridique qui exclut la religion de l’organisation politique des citoyens. Or plusieurs religions comme jadis le catholicisme et encore aujourd’hui l’islam supposent précisément que la religion a vocation d’organiser la vie sociale et politique. Pour ces religions, le véritable mariage est religieux, le véritable enseignement des enfants inclut l’enseignement des préceptes religieux et les lois civiles ne doivent pas contrevenir à la loi divine. Or, la laïcité est exactement l’inverse.

En France, le mariage religieux n’a aucune valeur légale et seul compte le mariage civil. L’Église catholique condamne le divorce, mais celui-ci est légal depuis la Révolution confortée par le Code civil. La République italienne, à sa fondation, est devenue une république où l’État et l’Église sont séparés, mais la laïcité y reste un long combat ! De nombreuses lois concernant le divorce ou l’IVG ont été adoptées contre la mobilisation de la puissante Église italienne, mais ce ne fut pas sans mal. Le divorce fut l’objet d’une bataille épique et a nécessité trois lois, à partir de 1970, pour devenir vraiment un divorce civil proche des conditions françaises. On ajoutera qu’en France, il est interdit de marier des enfants mineurs. Il faut avoir 18 ans pour se marier. Mais dans de nombreux pays musulmans et conformément à l’enseignement de la charia, les enfants — c’est-à-dire essentiellement les filles peuvent être mariées bien plus tôt. Le Prophète n’ayant pu commettre d’actes illicites, son exemple pourrait suffire pour définir la loi : il a épousé Aïcha âgée de six ans et le mariage a été consommé quand Aïcha eut neuf ans… Aux yeux de la loi française, un homme qui suivrait l’exemple du prophète serait considéré comme un pédophile et un violeur et irait croupir en prison pour un bon moment. On peut discuter de l’authenticité de la chose, mais l’islam reposant largement sur les exemples de la vie de Mahomet, que ces exemples aient été inventés ou non ne change rien à l’affaire — au demeurant l’historicité du soi-disant prophète est largement sujette à caution… et même encore plus douteuse que l’historicité de Jésus, qui semble ne plus faire beaucoup de doute, même le « vrai » Jésus n’est pas forcément le personnage des évangiles. Certains pays arabes comme la Jordanie et l’Égypte, moins barjots que les fanatiques de la sunna ont fixé des âges au mariage des filles dans les normes européennes (17 ou 18 ans). En tout cas, la laïcité implique que la loi civile est supérieure à n’importe quelle tradition religieuse ! Ce qui est contradictoire avec l’enseignement de ces « grandes religions ». Or les traditionalistes affirment la supériorité de la loi divine sur la loi civile. Il y a bien un conflit et être pour la laïcité n’est pas être neutre dans ce conflit, mais prendre parti pour la supériorité de la loi civile.

L’enseignement public en France, depuis 1882, doit être laïque, c’est-à-dire ici « areligieux ». Non pas antireligieux, puisque les maîtres n’ont pas à vouloir changer les convictions religieuses des élèves, mais la religion, en tant que foi, ne doit en aucun cas entrer dans le contenu des enseignements et il ne doit y avoir aucun signe religieux dans les écoles. Les catholiques appelaient cette école « l’école sans Dieu » et cherchèrent parfois à soustraire leurs enfants à cet enseignement jugé « impie ». En tout cas, à l’époque, globalement les républicains ont tenu bon. Certes les enseignants laïques doivent être neutres. Dans l’exercice de leur magistère, ils n’ont pas à faire part de leurs opinions politiques ou religieuses. Mais cette neutralité découle du fait que le maître ou le professeur transmet des connaissances objectives. La terre est ronde et tourne autour du soleil, même si les « textes sacrés » de telle ou telle croyance disent le contraire. La théorie de l’évolution est vraie (dans la mesure où une théorie scientifique peut être vraie) et elle n’est pas une croyance parmi d’autres. L’histoire est l’exposé de faits objectifs et rien d’autre ! On doit ou on devrait y enseigner aussi bien la traite négrière que la traite organisée par les Arabes. Et la neutralité en matière historique consiste à accorder que les nazis ont bien organisé l’extermination des Juifs d’Europe, que ce n’est pas une « croyance » propagée par les « sionistes »… Sur ces questions et comme sur tant d’autres nous voyons que la laïcité n’est pas « tolérante » ni spécialement « neutre » puisqu’elle prend le parti de la raison et de l’examen scientifique des faits et se moque de savoir si cela contredit telle ou telle croyance religieuse. L’école laïque dévalorise les croyances au profit du savoir objectif rationnel. C’est un engagement clair que contestent les ennemis de la laïcité, les religieux autant que leurs idiots utiles, les partisans de la soi-disant « laïcité ouverte ».

La neutralité exigée des agents du service public a donc un sens très précis et l’interdiction d’exercer ses fonctions en arborant la manifestation de ses croyances signifie bien que la religion est une affaire privée et seulement une affaire privée. Tout cela découle d’une conception de l’État beaucoup plus ancienne que les lois laïques françaises. Cette conception est celle de la souveraineté en général et de la souveraineté du peuple en particulier. Dès lors que le roi s’annonce comme pouvoir souverain, il affirme clairement que l’État n’a pas à se soumettre à la religion, mais qu’au contraire, celle-ci doit se soumettre à l’État. Pour un esprit religieux, le seul souverain est Dieu et aucune loi n’est supérieure à la loi de Dieu. L’affirmation de la souveraineté de l’institution politique, qui contient les germes de la laïcité, est déjà une affirmation contraire au dogme religieux. Avec la proclamation de la liberté de conscience et donc de la liberté de ne pas croire, on franchit un pas considérable — la Révolution française jette les jalons, et l’empire ne remettra pas cela en cause, d’une conception qui émancipe le citoyen de la servitude religieuse et promeut au contraire l’autonomie du sujet au sens kantien du terme.

Répétons-le : dans la conception politique qui est la nôtre et qui est partagée par tous les grands pays démocratiques, même ceux qui sont un peu moins laïques que la France, la loi suprême est la loi civile. Les croyants peuvent bien condamner l’IVG, le divorce ou la luxure, ils peuvent parfaitement s’appliquer à eux-mêmes ces condamnations et ces interdits — personne n’est obligé d’avorter, de divorcer ou de se livrer à la luxure ! Mais personne, pas une autorité quelle qu’est soit, ne peut empêcher les individus d’user des droits que la loi leur reconnaît. Si la laïcité de l’État était neutre, elle devrait mettre sur le même plan, considérer comme équivalents, le droit au divorce et l’interdiction du divorce, le droit à l’IVG et l’interdiction de l’IVG, ce qui serait parfaitement absurde. Comme une loi doit toujours s’appliquer en tenant compte de certaines réalités, on a reconnu aux médecins le droit à faire valoir la clause de conscience dans le cas de l’IVG, parce que l’opposition à l’IVG n’est pas spécifiquement une affaire religieuse, mais peut renvoyer à des attitudes morales plus générales — le philosophe Marcel Conche, matérialiste et athée est fermement opposé à l’IVG. En revanche un médecin témoin de Jéhovah ne pourrait pas s’opposer à une transfusion sanguine qui sauverait un patient. Il y a donc sans doute toute une casuistique pour traiter les cas-limites.

On le voit donc, la laïcité est engagée et elle a à garantir l’espace public contre l’invasion des groupes religieux qui voudraient y faire régner leur loi. Au contraire le principe anglo-saxon de tolérance repose sur la reconnaissance des croyances religieuses comme acteurs légitimes dans l’espace public. C’est pourquoi la Grande-Bretagne et le Canada admettent que la loi islamique soit appliquée dans la sphère du droit civil pour les mariages, les divorces ou l’héritage, chose qui, jusqu’à aujourd’hui, serait inimaginable en France. Le principe de tolérance s’accommode très bien de l’existence d’une religion d’État et peut considérer le blasphème comme un crime ou un délit. Au contraire dans une république laïque, le blasphème ne peut être un objet de décision juridique puisque le blasphème n’existe que relativement à la croyance. Remarquons qu’un chrétien pourrait considérer comme blasphème la position de Juifs qui tiennent Jésus pour une sorte d’imposteur ou celle des musulmans qui ne tiennent simplement pour un prophète et non pour le « fils de Dieu ». Les religions sont les unes pour les autres toutes blasphématrices. C’est d’ailleurs un argument supplémentaire pour renvoyer les religions dans la sphère privée et fonder l’État sur des principes laïques.

jeudi 15 octobre 2020

La lutte contre les discriminations : une idéologie bourgeoise à destination des nigauds de la « gauche »

Voilà des années que le marqueur « de gauche » se nomme « lutte contre les discriminations ». Il s’agit d’un mot d’ordre creux qui sert à passer en contrebande de la camelote frelatée pour le plus grand bénéfice des classes dominantes. Jadis les socialistes et les communistes (c’est-à-dire le « noyau dur » de la gauche) étaient « égalitaristes », « partageux » et collectivistes. Plus ou moins confusément, ils étaient porteurs d’un idéal social radicalement antagonique avec la domination du capital. Tout cela a été bradé, officiellement à partir du fameux « tournant de la rigueur » de 1982-83, mais c’était dans les tuyaux depuis un moment. La doctrine de remplacement qui avait déjà été cuisinée dans les « comités Théodule » de mai 68 et pendant les années suivantes mit au premier plan les discrimination et les victimes de toutes les discriminations. Le féminisme qui ne veut plus lutter pour l’égalité des hommes et des femmes mais pour des revendications spécifiquement féminines étrangères aux hommes, naît dans ces années-là. De même, le FHAR (Front homosexuel d’action révolutionnaire) est imaginé en 1971 par quelques ex-trotskistes comme Guy Hocquinghen et d’autres intellectuels d’extrême gauche, libertaires ou ex-maoïstes. On était déjà intersectionnels à cette époque : les mouvements de soutien aux prisonniers (où Michel Foucault prit une grande part), les mouvements contre l’enfermement des fous transformés en archétype du révolutionnaire (voir Deleuze et Guattari, Capitalisme et schizophrénie) commençaient à déployer leurs couleurs chatoyantes. « La petite-bourgeoisie radicalisée » ou encore « les nouvelles avant-gardes larges », comme on les nommait dans les congrès de la Ligue Communiste, notamment sous la plume de Daniel Bensaïd, étaient appelées à prendre le relai d’un prolétariat dominé par les « réformistes » et qui ne pourrait plus être en mis en mouvement que du dehors… Cette idéologie « révolutionnaire » était la forme de décomposition du « mouvement de mai ». Elle gardait encore des traces de la visée révolutionnaire, mais l’essentiel s’amorçait : remplacer le vieux socialisme par un capitalisme libertaire hédoniste, entièrement soumis à la loi des « machines désirantes » et pleinement intégré à cette « culture du narcissisme » si bien analysée par Christopher Lasch dans son livre de 1979.

Les mouvements des diverses identités communautaires et les théories de l’intersectionnalité qui semblent avoir envahi le monde médiatique et le monde universitaire sont en fait des résidus de 1968 recyclés pour les besoins de la cause. La différence est que l’objectif de la transformation sociale radicale a disparu, bel et bien, et que les aspirations ne sont plus du tout libertaires mais fondamentalement répressives, chacun exigeant la répression de tous ceux qui ne pense pas comme lui. Le point commun de tous ces mouvements réside dans la victimisation : tous sont des victimes (et non plus des sujets), des victimes qui demandent réparation et exigent l’abolition toutes les prétendues discriminations dont ils sont victimes.

Que la lutte contre les discriminations en général soit idéologique, on le verra aisément. D’abord, on ne peut pas supprimer toutes les discriminations. Même la société la plus juste doit savoir discriminer. Il me plait que savoir que les médecins ont été quelque peu discriminés pendant leur études de médecine et que seuls ceux qui connaissant quelque chose en médecine deviennent médecins ! L’école apprend la discrimination dès le plus jeune âge. Qu’on ait remplacé les notes par des pastilles vertes, orange ou rouges, c’est simplement une manifestation de la tartufferie « bienveillante » moderne et nullement la fin des discriminations. Toutes les grandes écoles – notamment celles qui produisent en abondance des théoriciens de la non-discrimination – pratiquent la discrimination à l’entrée : seuls sont admis ceux qui ont réussi les épreuves des concours et les autres, qui sont pourtant d’égale valeur sur le plan moral, sont impitoyablement recalés. Aujourd’hui on discrimine les jeunes à l’embauche puisqu’ils ne peuvent pas obtenir un emploi salarié en-deçà d’un certain âge (16 ans mais plus souvent 18 ans). Les hommes sont discriminés puisque ne peuvent prétendre aux congés de maternité pendant les dernières semaines de la grossesse et il existe une discrimination positive en faveur des handicapés. Une société juste n’est pas une société sans discrimination mais une société où l’on s’arrange pour exiger de chacun selon ses capacités et de donner à chacun selon ses besoins – c’était la formulation que Marx donnait pour définir la société communiste.

En second lieu, toutes les injustices ne sont pas des discriminations. Dans le contrat de travail, personne n’est discriminé.  Le capitaliste et le travailleur, l’acheteur et le vendeur de force de travail se retrouvent face à face, en tant que personnes égales, indifférentes à leurs diverses propriétés (couleur de la peau, religion, etc.) puisqu’entre eux la seule chose est leur utilité propre. C’est le paradis du marché capitaliste du travail. Seul un capitaliste stupide refuserait d’embaucher un ouvrier au motif de sa religion ou de ses préférences sexuelles dès qu’il est assuré d’en extraire une bonne plus-value. Mais dans cet Eden des droits de l’homme qu’est le libre marché, l’un se présente avec sa bourse pleine et l’arrogance de celui qui sait qu’il va être obéi et l’autre n’apporte au marché de sa peau et il sait qu’il ne pourra que se faire tanner. Entre celui qui possède les moyens de production et celui qui n’a que sa force de travail à vendre, il y a une inégalité fondamentale, inégalité qui est la base d’un rapport de domination – le salarié est au main de son patron qui peut exiger de lui ce qu’il veut, comme il peut bien faire ce qu’il veut de toutes les marchandises qu’il a achetées. Et pourtant, là-dedans, aucune trace de discrimination !

Enfin, il faudrait s’entendre sur ce qu’on appelle « discrimination » méritant d’être condamnée. La réalité se présente de manière bien plus complexe qu’on ne l’imagine souvent. Prenons quelques cas. Toutes les statistiques montrent que le principal facteur explicatif des inégalités de réussite scolaire est celui de l’origine sociale des parents et non l’origine « ethnique ». Globalement, il est impossible de soutenir que les enfants d’immigrés sont discriminés en tant qu’immigrés à l’école. Peut-être en tant qu’enfants de pauvres mais pas en tant qu’enfants d’immigrés. Certaines études montrent même qu’à origines sociales égales, les enfants d’immigrés réussissent plutôt mieux que les enfants de parents français depuis plusieurs générations. Il y a de nombreuses explications à cette situation et notamment celle-ci : les enfants des « quartiers difficiles » peuvent trouver l’aide d’associations diverses ; les pouvoirs publics, à commencer par les municipalités, consacrent à l’intégration scolaire des sommes non négligeables et les professeurs des ZEP sont souvent des professeurs très motivés concentrés sur la réussite de leurs élèves. Il n’en va pas de même des « petits Blancs » pauvres de la « France périphérique » analysée par Christophe Guilluy. Mais comme il y a relativement plus d’enfants d’immigrés pauvres que d’enfants de Français pauvres, on se focalise sur l’échec scolaire des enfants d’immigrés pauvres. Mais il existe une petite bourgeoisie d’origine immigrée dont la réussite scolaire des enfants est souvent excellente. Une analyse précise et dans le détail permettrait de mettre à bas bien des poncifs.  

Il est incontestable que subsistent au travail des inégalités salariales entre hommes et femmes, toutes choses étant égales par ailleurs. Mais remarquons d’abord que ces inégalités sont en voie de régression rapide et qu’elles n’ont aucune place dans la fonction publique. On annonce des chiffres énormes : les femmes gagneraient 25% de moins que les hommes ! En réalité, quand on a ôté l’effet temps partiel, les effets de l’inégale répartition des métiers et l’effet structure des secteurs, cette inégalité retombe à 10% (voir Observatoire des inégalités). Ces 10% sont inexpliqués et bien évidemment on doit y remédier. Mais on est assez loin des 25% brandis ici et là. Beaucoup de femmes sont enseignantes : 67% du total des enseignants et 82% dans le primaire. Compte-tenu de leur niveau de recrutement, elles sont des cadres mais payés nettement moins bien que n’importe quel commercial dans le secteur privé. Les femmes sont aujourd’hui les plus nombreuses chez les avocats, les magistrats et les médecins, toutes professions à fort « capital symbolique » mais pas forcément parmi les mieux payées… On remarque aussi que dans les bas salaires, les écarts entre hommes et femmes sont beaucoup plus restreints que dans les hauts salaires. Pour terminer, signalons que la réussite scolaire des filles est bien meilleure que celle des garçons (ce sont eux les « discriminés » à l’école !) et que, si la pente actuelle se poursuit, les femmes seront largement majoritaires à tous les postes dirigeants d’ici une génération.

Comme les discriminations ne sont pas toujours où l’on pense, on pourrait dire quelques mots des États-Unis. S’il y a bien un pays « structurellement raciste », c’est ce pays profondément marqué par la question noire. Cependant les événements récents exploités par le mouvement Black Lives Matter (BLM) ont occulté certaines réalités qui là aussi contredisent les poncifs. De même qu’en France il y a de plus en plus de policiers noirs ou d’origine immigrée, aux États-Unis le police est de plus en plus souvent composée de Noirs et d’Hispaniques. En outre si on rapporte le nombre de victimes de police non à la couleur de peau mais à la classe sociale, le nombre de victimes de la violence policière est globalement le même chez Blancs pauvres et chez les Noirs pauvres. Si globalement les Noirs restent beaucoup plus pauvres que la moyenne des Américains, on peut aussi observer un nette dégradation de la classe ouvrière blanche, dont l’état de santé global est si détérioré que certains auteurs n’hésitent pas à parler de la fin de la classe ouvrière blanche. Il n’est pas question de nier le poids terrible du racisme aux États-Unis, mais il faut regarder toutes les dimensions du problème sans se focaliser sur un seul aspect. Et si on regarde les choses dans leurs différentes dimensions, il apparaît assez clairement que la discrimination envers les Noirs est étroitement corrélée aux rapports entre les classes sociales, aux rapports d’exploitation souvent plus violents qu’ailleurs – la classe ouvrière européenne connait une situation bien meilleure que celle de la classe ouvrière américaine.

Que signifie donc clairement la lutte contre toute discrimination ? Les défenseurs les plus modérés de cette thèse disent qu’il y a bien sûr l’inégalité sociale mais qu’il faut ajouter les autres discriminations, les articuler dans la fameuse « intersectionnalité ». Cette position (celle de Louis-Georges Tin, par exemple, dans son livre Les impostures de l’universalisme républicain) est un écran de fumée. D’abord parce que les inégalités sociales, comme on l’a dit plus, ne procèdent pas de la discrimination mais des mécanismes de l’exploitation capitaliste, et que d’autre part, il s’agit en réalité s’opposer des « mouvements interclassistes » au mouvement social et non de les « articuler ». Car évidemment, si les ouvriers immigrés sont souvent dans une position encore pire que celle des ouvriers français d’origine, c’est parce qu’ils sont d’abord des ouvriers et des ouvriers dont les particularités permettent de les payer moins cher et de faire pression sur le prix moyen de la force de travail. L’UE et le MEDEF sont d’ailleurs des immigrationnistes tout à fait convaincus. Il y a entre l’ouvrier blanc ou noir et son patron blanc ou noir, un antagonisme fondamental, irréductible qui réduit la théorie du « privilège blanc » à une misérable campagne de division des travailleurs. Entre Kylian Mbappé qui émarge à 30 millions d’euros en 2020 et un ouvrier « blanc », où est le « privilège blanc ».  Quand le millionnaire Omar Sy, sacré pendant plusieurs années « personnalité préférée des Français » (un pays raciste comme on le voit) de sa luxueuse villa à Hollywood dénonce le « racisme systémique » en France, les bornes de la décence sont dépassées, et très largement.

Pareillement, il est facile de montrer que les femmes discriminées comme femmes le sont parce qu’elles sont des salariées et souvent la partie la plus exploitée de la classe ouvrière. Mme Bettencourt, la femme la plus riche de France, qui n’a jamais rien fait de sa vie, ne semble pas particulièrement discriminée. Et l’expérience montre que les femmes dirigeantes d’entreprises ou responsables politiques sont largement les égales des hommes dans l’avidité et le despotisme. Quant aux discriminations concernant les homosexuels, on est intrigué de l’absence de curiosité de nos belles âmes en ce qui concerne la vie d’un homosexuel dans certaines cités, sans parler de la très fameuse indigéniste Houria Bouteldja, « amie de cœur » de la députée LFI Danièle Obomo, on rappellera que son « cœur s’enflammait de joie » à la nouvelle de la pendaison des homosexuels à Téhéran.

Les antidiscriminationnistes de tous poils (indigénistes, brigades antinégrophobie, CRAN, LBGTQ++, comité contre l’islamophobie), sont souvent déchirés par les querelles de clans et de factions. Le CRAN a exclu pour malversation son président Louis-Georges Tin, les crétins des LGBTQ++ soutiennent les islamistes qui les considèrent pourtant comme des dégénérés voués aux flammes de l’enfer. Chez les indigénistes, il semble qu’en Noirs et Arabes il y ait de l’eau dans le gaz. L’antisémitisme se porte très bien dans tous ces milieux : le bouc émissaire est toujours utile.

Pourtant tous ont maintenant un accès médiatique étonnant. France-Culture en devenu le porte-voix et les élites intellectuelles de notre pays sont à genoux (parfois au sens propre) devant ces groupuscules qui ne représentent souvent qu’eux-mêmes et qui développent les « théories » les plus délirantes. À cela, il y a deux raisons : la première est que la dissolution de la vieille gauche, délaissant les classes populaires, conformément au programme du « réservoir de pensée » Terra Nova¸ s’inscrit dans l’ordre des choses du point de vue de la classe dominante. Le capitalisme absolu n’a plus de contestation interne. C’est parfait pour les affaires. Mais la deuxième raison, peut-être plus fondamentale, est que substituer à la lutte pour l’égalité, contre l’exploitation, la lutte contre les discrimination, c’est l’idéal même du « néolibéralisme ». S’il n’y a plus de discriminations, alors la compétition entre les individus peut être « libre et non faussée », peut se développer et « que le meilleur gagne ».  Tous ces groupes, qui pullulent et se fractionnent au fur et mesure que chacun veut faire valoir sa petite différence sont profondément narcissiques et expriment parfaitement le narcissisme d’une société de consommateurs indifférents les uns aux autres. La lutte contre les discrimination est le mot d’ordre de cette société. Le mode de production capitaliste n’a aucun besoin de discrimination puisque tous les vendeurs de force de travail sont potentiellement identiques et tous les individus sur le marché sont équivalents par l’intermédiaire de l’équivalent général qu’est l’argent. Nous avons donc bien à travers cette « lutte contre les discrimination » l’exemple archétypal d’une idéologie, et d’une idéologie bien plus efficace que les livres d’Ayn Rand ou d’Alain Minc, parce qu’elle dissimule sa réalité derrière des mots ronflants qui intimident tant les gens de gauche qui ont mauvaise conscience d’avoir balancé aux orties tous leurs principes.

Denis Collin, le 15 octobre 2020

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...