lundi 12 août 2024
Illusions perdues
samedi 23 mars 2024
Vous qui entrez ici, gardez l'espérance...
On ne peut manquer d’être frappé par le paradoxe suivant : les classes moyennes supérieures théoriquement instruites ne cessent de prôner l’inclusivité, la tolérance et même le soutien fervent à tous les communautarismes (religieux ou sectaro-sexuels) et dans le même temps elles sont visiblement incapables de comprendre les autres peuples, incapables de penser que l’on ne puisse pas penser comme on pense dans les centres-villes gentrifiés des métropoles des pays capitalistes qui se définissent comme l’Occident. Le voile islamique, l’UE en finance la promotion, comme elle fait la promotion du transgenrisme, sans s’émouvoir du fait que l’homosexualité est un crime, parfois passible de la peine de mort, dans les pays musulmans — quoique, dans le même temps, la « transition de genre » soit parfaitement légale en Iran… qui est donc bien un pays « moderne ». Mais que les Russes ou les Africains aient sur l’homosexualité une autre approche que celle de l’intelligentsia (encore un mot russe) occidentale, voilà un véritable scandale qui mérite bien une bonne guerre !
mardi 5 septembre 2023
Quel avenir pour le socialisme?
Entretien avec David L'Epée paru dans Krisis
Q : Depuis la
chute du mur de Berlin et l’effondrement du bloc communiste, l’humanité vit
grosso modo sous l’égide d’un unique régime socio-économique : le capitalisme.
Ce régime se globalise de manière de plus en plus hégémonique et convertit
progressivement au « modernisme » même les territoires les plus pauvres
et les plus engoncés dans leurs traditions locales, pour en faire de nouvelles
zones de production ou de marché. Le socialisme, qui a pu apparaître pendant
longtemps comme la principale alternative à la logique libérale, a probablement
cessé aujourd’hui de fonctionner comme un Idéal ou un Grand Récit capable de
susciter l’enthousiasme des foules. Même la crise économique de 2008, qui, en
France (et sans doute ailleurs dans le monde), a quelque peu discrédité le
capitalisme aux yeux d’une partie de l’opinion publique, n’a pas suffi à
réhabiliter le socialisme comme alternative crédible. Autrement dit, on ne croit plus guère aux sirènes du marché ;
mais on se méfie plus encore des lendemains qui chantent. Comment expliquer
cette désaffection du socialisme ? Cette idéologie est-elle morte ?
samedi 3 juin 2023
Espérance ?
Les grands mouvements sociaux débutent tous par une réaction à une décision des dominants qui rend d’un seul coup insupportable tout ce que l’on avait subi sans broncher jusqu’alors. Il n’est guère d’exception à cette loi. Cependant, si on ne veut pas que ces grands mouvements sociaux restent sans lendemain, il faut qu’ils soient nourris sur le long cours par une espérance. Ernst Bloch a parfaitement saisi cela, en particulier dans son opus majeur, Le principe espérance.
Personne n’a besoin de programmes révolutionnaires, terriblement révolutionnaires, « la terre et la paix » peut suffire (c’était le programme du parti de Lénine en 1917), mais tous ceux qui se mettent en mouvement doivent au fond d’eux-mêmes avoir la certitude que le présent n’est qu’un pas vers un futur qui sera meilleur ! La guerre des paysans de Thomas Münzer est animée par cette vision nouvelle que la réforme a fait naître dans le monde chrétien. La Révolution française cristallise tout ce qui s’est accumulé dans toutes les couches et toutes les classes de la société et tente de réaliser le christianisme, c’est-à-dire de l’abolir sous sa forme cléricale pour en mettre en œuvre les principes éthiques. Ce qui se passe après est une autre histoire, sur laquelle on a écrit des tonnes de livres. Le communisme historique, celui qui naît avec le Manifeste de 1848 reformule cette utopie d’un monde fraternel, où tous les hommes seraient égaux, où il n’y aurait plus de maîtres ni d’esclaves, plus « ni Juifs ni Gentils » et même plus d’hommes ni de femmes, toutes choses qui font partie de l’idéal communiste égalitaire, mais que l’on trouve aussi chez Paul de Tarse (Galates, 3:28) !
Si
l’on veut vraiment comprendre dans quelle situation historique nous sommes et
pourquoi, en dépit de la colère des peuples, de leurs souffrances accrues, les
dominants dominent aussi aisément, il faut comprendre cela, c’est-à-dire
qu’aujourd’hui, c’est le mot d’ordre punk qui dit la vérité :
« No future ! » Nous sommes devenus résolument
athées, c’est-à-dire que nous ne croyons même plus que « l’homme est un
Dieu pour l’homme », ainsi que l’affirmait Spinoza. Et cet athéisme
postmoderne, loin d’être une libération n’est que la conviction répandue
partout que nous devons accepter nos chaînes et n’y mettre même plus de fleurs.
La considération de ce qui est, ou du moins de ce que l’on croit être, celle
que nous livre « la science » tient lieu de valeur et d’ordre
normatif. De cet athéisme radical, nous avons eu deux expériences : la
première, théorique, c’est l’œuvre de Sade — lire ou relire La philosophie
dans le boudoir ou Les 120 journées de Sodome — et la seconde,
pratique, avec le nazisme. C’est d’ailleurs la grande différence entre nazisme
et stalinisme : ce dernier devait se cacher derrière les grands principes
éternels et ne pouvait avouer sa volonté d’écraser l’humain en tant que tel.
Aujourd’hui,
des hommes sans foi ni loi ont pris le pouvoir, qui pensent comme des machines,
sont dépourvus de toute culture réelle et rêvent d’un monde fonctionnant comme
une machine, qui ne proteste pas et exécute sans broncher ce qu’on lui demande
et qui n’exige que le carburant minimal pour assurer son fonctionnement et un
peu d’huile pour ses rouages. Dans ce monde, il semble qu’il ne reste aucune
issue, sinon en faisant marche arrière, mais il n’est pas plus possible de
faire marche arrière que de monter dans une machine à remonter le temps ou
qu’au vieil homme de retrouver les jambes de ses vingt ans.
La
seule issue est de rouvrir la voie au « principe espérance »,
c’est-à-dire de proposer des valeurs pour lesquelles il vaut la peine de se
lever et de se battre. On peut faire des programmes, proposer une nouvelle
constitution, inventer des solutions magiques aux vieux problèmes de la
planification, concilier la chèvre et le chou et rêver que les loups dorment
avec les biches. Tout cela occupe encore quelques petits groupes qui répètent
inlassablement les mêmes litanies en croyant innover. Mais cela n’aboutit à
rien et on peut le constater avec dépit ou amertume chaque jour.
Avant
de se demander comment faire, il faut se demander quoi faire. C’est-à-dire
quels principes doivent nous guider ? Gramsci parle de « réforme
morale et intellectuelle » qui lui semble tout à la fois indispensable et
très difficile à mener, difficile parce que les intellectuels
« cristallisés » lui semblent conservateurs et réactionnaires,
difficile aussi parce qu’il faut pouvoir faire le tri entre les valeurs
philosophiques qu’il faut conserver et celles qui sont obsolètes. Il se trouve
cependant qu’aujourd’hui, ceux des intellectuels qui donnent le
« la », les « intellectuels cristallisés » gardent les
valeurs obsolètes et jettent par-dessus bord tout ce qui devrait être gardé…
Bonisme (les Italiens parlent du « buonismo » pour désigner l’état
d’esprit « bienveillant », « ouvert » du politiquement
correct) et « aquoibonisme » se partagent les esprits d’un très grand
nombre de nos contemporains.
Au
milieu de l’indifférentisme, nous avons d’un côté le « wokisme » sous
ses diverses manifestations, qui prolonge le « bonisme » et se
transforme en nouvelle inquisition et, de l’autre côté, un sursaut de
religiosité qui n’inquiète les premiers que lorsqu’il est chrétien. Il faut se
demander d’où vient ce sursaut de religiosité, qu’attestent toutes les enquêtes
d’opinion, et qui se manifeste particulièrement chez les jeunes, dans un monde
globalement plus incroyant que jamais. La montée de l’islamisme dans les pays
européens et nord-américains vient d’abord de la jeunesse. On doit, certes,
incriminer les réseaux fréristes, l’action des pétromonarchies, etc., mais si
tout cela peut fonctionner, c’est parce que le terreau est fertile. On voit
d’ailleurs se développer, quoique ce soit moins tapageur, un christianisme plus
« intégriste », non seulement du côté des églises évangéliques, mais
aussi du côté catholique. Le « voile chrétien » fait le
« buzz » sur Tiktok ! Il y a des phénomènes semblables chez les
jeunes Juifs. On peut y voir un effet de mode et l’affichage de ces
particularismes qui devient impératif dans la « société liquide ». Et
on a sans doute de bonnes raisons de s’interroger sur la profondeur spirituelle
de ces néo-musulmans ou ces néo-chrétiens. Mais on doit cependant aller plus
loin. Il s’agit aussi, pas seulement, certes, mais aussi, d’une réaction à la
dissolution de toute communauté humaine qu’implique le développement du mode de
production capitaliste à notre époque. Le dernier refuge qu’est la famille
(voir Christopher Lasch, La famille assiégée. Un refuge dans
ce monde impitoyable) est ravagé par les revendications des
« droits » les plus extravagants et les modes stupides, mais
branchées, comme le véganisme. Les partis et les mouvements de jeunesse
n’existent plus — même les JEC et JOC n’ont plus qu’une existence fantomatique.
Si, aujourd’hui, une très nette majorité des Français ne croit pas en Dieu,
elle ne croit plus en rien du tout ! Ni la liberté, ni la fraternité, ni
l’égalité, ni la patrie, ni l’humanisme. La seule croyance est celle de la
consommation et de la survie à n’importe quel prix quand la consommation
devient plus difficile — ce qui est le cas aujourd’hui. L’indifférence et le
nihilisme produisent leur propre négation dans un nouvel
« intégrisme » religieux.
Il
est donc urgent de repenser les fondements moraux de notre civilisation, ce qui
en fait la véritable grandeur, maintenant que nous nous sommes bien repentis de
tous nos « crimes », une repentance qui n’a rien à voir avec
l’histoire, mais tout avec la négation de ce qu’a produit de meilleur la
civilisation européenne[i].
Car il s’agit bien de morale — et pas seulement de revendications sociales — et
la « force de la morale », du reste, continue de s’imposer, même sous
des traits méconnaissables (voir M.-P. Frondziak et D. Collin, La force
de la morale). Il y a quelques directions dans lesquelles on
pourrait travailler pour élaborer les principes dont nous avons besoin,
quelques principes qui pourraient former un « credo » (Engels, avant
le Manifeste du parti communiste, avait écrit un Catéchisme
communiste...).
1)
Réhabiliter la morale des devoirs. Jankélévitch dit « Nous n’avons que des
devoirs, l’autre à tous les droits ». L’hyperbole nous permet de saisir
quelque chose de fondamental : l’appartenance à la communauté humaine,
l’appartenance à ce règne des fins dont parle Kant, nous impose des devoirs
universels. Évidemment, si l’homme n’est que de la « viande » (cette
conception « bouchère » de l’humanité que dénonce Pierre Legendre),
s’il n’est qu’un amas de neurones comme l’affirment les neurosciences, la
notion de dignité n’a pas plus aucun sens. Mais si on veut garder à l’homme sa
dignité, si on pense qu’il a une valeur alors que les choses ont un prix, alors
on se doit de respecter en sa propre personne comme en celle de tout autre,
l’humanité comme une fin en soi et jamais simplement comme un moyen. On peut
chipoter sur la « morale de Kant », mais il n’y a pas de
« morale de Kant », il y a la morale tout court, celle que tous les
humains admettent au fond de leur cœur, même si les circonstances autant que
leurs inclinations les conduisent trop souvent à négliger et contredire leurs
devoirs.
2)
Une morale des devoirs présuppose la liberté humaine. Personne ne peut faire de
concept de la liberté, mais la liberté est présupposée, par nous-mêmes, pas
nécessairement par les autres, dans chacun de nos actes, dans chacune de nos
décisions. Le revers en est la responsabilité. L’irresponsabilité juridique
présuppose justement la responsabilité. La responsabilité de nos actes ne se
limite pas à notre entourage ou à notre milieu. Elle est bien, comme le dit
Sartre, une responsabilité pour le monde. A minima, cela implique que
nul, face à n’importe quelle tragédie, ne peut dire « ça ne me concerne
pas ». Nos jugements sont déjà des actes, dans la mesure où les autres en
sont les destinataires. On peut être dans l’incertitude, on peut ne savoir ce
qui s’impose à un moment donné, on n’est pas obligé de « choisir son
camp », mais on est toujours impliqué, toujours engagé, qu’on le veuille
ou non. C’est, convenons-en, un fardeau écrasant, parce que la condition
humaine est un fardeau écrasant et, souvent, elle nous écrase. Mais nous ne
pouvons pas y échapper. L’insouciance, le culte de la jouissance (« enjoy ! »),
l’ivresse de l’oubli, tout ce que Pascal classait dans la rubrique
divertissement, dominent notre vie sociale, nous abrutissent littéralement et
disposent de moyens colossaux pour nous maintenir dans cet état. Mais nous
devons savoir dire non. L’homme est un bipède, il est debout sur ses deux
jambes pour regarder plus haut que lui : l’enseignement de Platon demeure,
éternel.
3)
Si l’on accepte les deux points précédents, il en découle que nous devons
appliquer des principes de droit que nous pourrions tirer de Grotius.
1. Est
conforme au « droit naturel » tout ce qui développe la sociabilité
humaine et contraire au droit naturel tout ce qui entretient la discorde et
conduit les individus au repli égoïste.
2. Est
conforme au « droit naturel » tout ce que nous admettrions comme
juste indépendamment de tout autre commandement (religieux par exemple, Etsi
Deus non daretur, écrit Grotius).
Ces
deux préceptes qui rejoignent le « droit naturel raisonné » de
Jean-Jacques Rousseau ne donnent pas par déduction logique des règles de droit
absolument indiscutables, mais ils permettent d’éclairer le jugement du
législateur, du citoyen ou de l’homme de bonne volonté. Ces préceptes peuvent
être formulés dans le lexique de la théorie de la justice en suivant John
Rawls. La valeur primordiale, celle qui commande toutes les autres est la
liberté, non pas la liberté extérieure, mais la liberté dont nous jouissons
effectivement et au premier chef la liberté de conscience — ce qui suppose la
liberté d’expression de ses opinions « même religieuses », comme le
dit notre déclaration des droits. C’est un point essentiel alors que les
gouvernements d’un côté, les divers groupes de pression catégoriels de l’autre
unissent objectivement leurs forces pour faire reculer la liberté de penser.
Les demandes d’interdiction au motif que telle ou telle opinion ne serait plus
une opinion, mais un délit, auraient dû susciter des levées de bouclier de tous
les défenseurs de la liberté. Mais comme l’avait dit jadis un journaliste
économique, la liberté consiste essentiellement à pouvoir choisir entre 50 marques
de céréales pour le petit déjeuner…
Mais
la liberté n’est pas un bien individuel, elle est nécessairement la liberté
égale pour tous. Car, si l’un est plus libre qu’un autre, la liberté de l’autre
est nécessairement atrophiée ou mutilée. Cette notion de liberté égale pour
tous, quand on en tire toutes les conséquences, a une très grande portée. Elle
est au fondement de la démocratie. Mais elle implique aussi que les conditions
des humains soient globalement égales, suivant le principe de Rousseau qui dit
que personne ne doit être assez riche pour acheter une autre personne et
personne ne doit être si pauvre qu’il soit obligé de se vendre. Dans son livre
La vertu souveraine, Ronald Dworkin déplorait que l’égalité fût une
« vertu en voie de disparition ». Indépendamment du jugement que l’on
peut porter sur le modèle de société qu’il propose, Dworkin nous ramène ici à
l’essentiel. Ce que certains auteurs ont appelé le principe d’égaliberté
s’accompagne donc du souci que nous devons avoir des autres, de notre capacité
à prendre en charge leurs souffrances, bref de ce que l’on appelle fraternité,
un mot qui, bien qu’inscrit au fronton de nos édifices publics, ne semble plus
dire grand-chose à la masse de nos concitoyens.
Liberté-égalité-fraternité :
rien de bien nouveau, dira-t-on. Mais c’est une sorte de concentré de ce qu’a
apporté l’histoire de « l’humanité européenne » (pour reprendre
l’expression de Husserl) et nous devrions y tenir comme à la prunelle de nos
yeux.
4)
Nous sommes cependant au bout d’un cycle historique. Les valeurs qui avaient
guidé l’effort intellectuel titanesque qu’a constitué la modernité — naissance
de la science, naissance d’une nouvelle conception politique, naissance d’une
nouvelle manière de placer l’homme dans le monde — se sont en quelque sorte
inversées. La « dialectique de la raison » (Adorno et Horkheimer)
aboutit à la déraison occidentale. L’hybris technologique et scientifique met
en question la survie même de l’humanité. Nous pourrions bien être arrivés à l’époque
de l’obsolescence de l’homme. Si nous ne voulons pas que soit engloutie notre
civilisation, il nous faut trouver ou retrouver le sens de la mesure. En
quelque sorte, redevenir grecs ; non que les Grecs aient été plus mesurés
que nous, puisque nous sommes à bien des égards leurs héritiers, mais ils ont
pressenti la folle logique de l’accumulation des richesses et ont conçu la
démesure comme le pire des vices. La vertu est un juste milieu entre l’excès et
le défaut : on s’est trop gaussé de cette éthique du juste milieu, en quoi
on a vu, à tort, la quintessence des vertus bourgeoises. À tort, parce que la
vertu bourgeoise par excellence est celle de l’accumulation illimitée du
capital.
Connaître
sa propre mesure, c’est d’abord apprendre que, les conditions d’une vie décente
et la protection (autant que possible) contre les aléas étant assurées, le seul
perfectionnement que pouvons désirer est notre propre perfectionnement :
perfectionnement intellectuel, culturel, mais surtout moral. Rechercher une
sorte d’accord avec la nature et rechercher l’amitié des autres humains, nous
n’avons pas besoin d’autre chose. Nous courons trop souvent après des choses
vaines, dont l’obtention même devient frustrante et produit plus
d’insatisfaction que de satisfaction. Les propositions d’Ivan Illich sur la
convivialité et la possibilité d’une société conviviale avaient pu sembler
prêcher l’adaptation à l’ordre existant. Mais l’expérience montre qu’il n’en
est rien. L’ordre existant est celui de la consommation pour la consommation qui
complète la production pour la production. L’ordre existant est celui de
l’illimité qui, bien naturellement, a pour contrepartie le dénuement du grand
nombre.
Trouver
sa mesure, ce n’est pas rejeter la technologie quand elle peut nous servir,
servir une vie vraiment humaine, mais refuser d’être asservi à une technologie
qui, loin d’étendre nos possibles, les restreint drastiquement et menace nos
libertés élémentaires. C’est aussi accepter que la science et la technique ne
nous rendront pas « comme maîtres et possesseurs de la nature ».
Sur
les murs du temple de Delphes étaient écrits les deux préceptes
fondamentaux : “connais-toi toi-même” et “rien de trop”. Il n’est rien à
ajouter. Chaque homme sait que la vie est brève et que la mort est certaine, mais
cette vie est à lui dès lors qu’il est guidé seulement par le choix de la vie
bonne. Comme le dit Sénèque, la vie n’est brève que pour celui qui la gaspille.
Disposer convenablement de son temps devrait suffire à nous rendre heureux.
***
Rien
de ce qui est dit ici n’est nouveau. Ce sont même des vieilleries, celles qui
traînent dans tous les grands livres de philosophie. Il y a peut-être une
dernière leçon pour s’orienter convenablement dans la vie : ne pas
chercher la nouveauté à tout prix. Beaucoup de nouveautés ne sont que des
extravagances qui font frissonner le bourgeois et que l’on oublie rapidement.
Le progrès que nous devons accomplir s’assortit d’un conservatisme raisonnable.
Beaucoup de “conservateurs” ne le sont que dans le but de conserver le privilège
des classes dominantes et voient dans les revendications des opprimés la marque
du ressentiment : les bourgeois voient du ressentiment dans tout ce qui
menace leur confort et leurs privilèges. Ils sont si sûrs d’eux qu’ils pensent
que tout le monde les envie ! Le seul conservatisme qui vaille est celui
qui conserve la vie et les acquis de la civilisation. Qu’ils aillent dans la
tombe, les riches, avec leurs jets privés, leurs montres de luxe. Grand bien
leur fasse : ils seront aussi morts que les gueux. Mais qu’ils cessent de
saccager la culture et ce qui fait le lien social.
De
tout cela, il faudrait tirer les conséquences politiques. Ces quelques lignes
ne font qu’exposer les principes raisonnables que nous devrions suivre, quels
que soient, par ailleurs, les jugements que nous portons sur les divers
courants politiques, existants ou ayant existé, et sur notre histoire récente
ou plus lointaine.
Le
2 juin 2023. Jour de la fête nationale en Italie qui commémore la
naissance de la république.
[i] C’est entendu : les Occidentaux ont
commis des crimes effroyables dans l’entreprise de colonisation. Ils se sont
comportés ici comme les autres peuples. Les Arabes ne furent pas des
conquérants particulièrement sympathiques. Les Mongols de Gengis Khan ont
peut-être fait mourir le cinquième de la population de la planète. Les Ottomans
ont opprimé durement tous les peuples qu’ils ont conquis – l’Algérie, par
exemple. Mais ceux-là ne se repentent pas ! Pas une minute. Les seuls qui
se repentent, qui furent les premiers à abolir l’esclavage, sont les Européens,
pétris de culture chrétienne...
dimanche 2 avril 2023
Quelles certitudes nous reste-t-il?
« J’ai perdu mes certitudes, j’ai gardé mes illusions. » C’est ainsi que s’exprimait vers la fin de sa vie Jorge Semprun. Est-ce l’âge ? Mais il me semble que cette formule convient parfaitement à la plupart d’entre nous, jeunes militants au moment de la grande grève générale de Mai-juin 1968 qui doivent constater que cette époque ne fut pas une « répétition générale », mais plus sûrement la fin d’une époque historique (ou le commencement de la fin) et le début d’une nouvelle époque, assez différente des précédentes, mais ni plus engageante, ni moins meurtrière et guerrière. Nous avons perdu nos certitudes quant à l’advenue d’un mouvement révolutionnaire qui allait accomplir le destin historique posé contradictoirement par l’avènement du mode de production capitaliste. La fin des temps n’est plus à l’horizon, sinon la fin catastrophique de l’humanité par suite d’un conflit nucléaire de grande ampleur, de l’écrasement sur Terre d’une météorite de quelques centaines de mètres ou de modifications du climat telles que les conditions de la vie humaine auront disparu. Mais pour ces scénarios de films catastrophes, il n’y a rien qui puisse engager quelque action que ce soit. Ne reste que l’histoire humaine, celle que les hommes font eux-mêmes, sans bien savoir quelle histoire ils font.
jeudi 23 février 2023
Droit international et avenir de l'humanité européenne
![]() |
Vae victis |
Prenons l’exemple de la situation en Ukraine depuis 2004.
Personne ne peut être assez niais pour prendre au sérieux les
« révolutions orange », c'est-à-dire les diverses changements de
régime politiques plus ou moins violents qui ont surtout été l’exploitation
d’un mécontentement d’une fraction ou d’une autre de la population afin
d’assurer à un clan mafieux ou un autre la domination de l’État. Mais aussi
dures que puissent être les critiques que nous pouvons adresser au régime
politique actuel de l’Ukraine, on n’en peut nullement tirer que quelque
puissance que ce soit aurait le droit d’intervenir dans les affaires
ukrainiennes, fût-ce au motif fallacieux de « dénazifier » ce pays. En
ce sens l’agression russe contre l’Ukraine, au lendemain des troubles de Maidan
n’a aucune justification politique ou morale. Quand Poutine, changeant de discours,
affirme que la guerre russe en Ukraine est une guerre existentielle, nous n’avons
pas non plus de raison particulière de le croire. L’existence de la Russie n’a
été mise en cause par personne – même si les écrits de Brzezinski pouvaient le
laisser penser, mais les écrits d’un analyse américain ne sont pas des actes.
En fait Poutine tente de rétablir ce qu’était la zone d’influence de l’Union soviétique
et il se conduit en Ukraine comme les soviétiques se conduisaient à Berlin-Est
en 1953, à Budapest en 1956, à Prague en 1968 ou à Varsovie en 1980. Ni plus,
ni moins. Et il n’est pas de raison de soutenir Moscou aujourd’hui.
Faut-il pour autant s’engager dans le guerre. Si, selon le
langage fleuri des États-Unis, Poutine est bien « un fils de pute »,
il est aussi « leur fils de pute ». À sa manière, il est un des
acteurs du capitalisme mondial. Et on ne doit pas prendre ses ennemis
d’aujourd’hui pour les défenseurs du « bien » ou de « nos
valeurs ». Confier aux États-Unis et à leurs alliés le soin de faire
régner la paix et la justice en Ukraine, c’est un peu confier à la mafia de la
soin de faire régner l’ordre, aux macs le soin de protéger la vertu des filles,
ou aux dealers le soin de protéger la santé de la jeunesse. Les géostratèges en
chambre, les anciens gauchistes devenus « néocons » et les histrions
médiatiques considèrent que les États-Unis sont les gardiens du camp du bien. C’est
se moquer du monde. Les États-Unis veulent contrôler l’Ukraine – 30% des terres
ukrainiennes appartiennent déjà à des sociétés américaines. L’Ukraine paye
aujourd’hui le prix fort de la folie (bien rémunérée) de ses dirigeants et des manœuvres
de « l’Occident ». L’Ukraine est déjà la grande perdante de cette
guerre et avec elle l’Europe occidentale. Mais les États-Unis ne seront pas les
vainqueurs pour autant. Ils ont d’ores et déjà perdu. Ils ont perdu parce que l’Orient,
avec toutes ses contradictions et demain l’Afrique deviendront les grandes
zones dominantes du monde. La loi du nombre finit toujours par s’imposer. Le « grand
échiquier » de Brzezinski est devenu le grand chaos.
La première question angoissante est d’abord celle-ci :
dans ce chaos, le dérapage est toujours possible. Les menaces à peine voilées concernant
l’usage des armes nucléaires par les Russes pourraient trouver leur
correspondant aux États-Unis où les Dr Folamour pourraient être tentés de jouer
le tout pour le tout en compter sur la supériorité militaire supposée. Dans cette
situation, les appels à « sauver la planète » (en consommant
moins de viande ou en prenant moins l’avion) ont quelque chose de dérisoire et
même d’un peu obscène.
Une deuxième question angoissante surgit : même si l’humanité
survit à cette crise où les acteurs principaux ne sont pas aussi rationnels que
l’étaient ceux de la crise des missiles à Cuba octobre en 1962, même si le
progrès technique se poursuit, même si le monde se stabilise sous le domination
de régimes autoritaires, que restera-t-il de l’espérance émancipatrice qui a
été depuis plusieurs siècles la source vive de « l’humanité européenne »
dont a si bien parlé Edmund Husserl ?
vendredi 3 février 2023
Quelques réflexions sur la souveraineté et le souverainisme
Voilà plus de 30 ans que je suis convaincu de la nécessité de défendre la souveraineté nationale, que la souveraineté est absolument inséparable de la lutte contre la mondialisation et pour une transformation sociale radicale. Je considère que les impérialismes et principalement l’impérialisme dominant aujourd’hui, qui reste l’impérialisme américain, veulent défaire les nations en tant qu’elles sont les cadres nécessaires de la lutte sociale (la lutte des classes est nationale dans sa forme, disait Marx, même si elle est internationale dans son contenu).
La souveraineté nationale est la défense de l’un de ces
cadres de vie dans lesquelles les individus peuvent se former, vivre,
combattre, s’instruire, aimer et souffrir. Nous sommes tous, plus ou moins,
attachés à ces formes de vie, héritées, mais qui sont nous-mêmes, au moins en
partie. « Familles, je vous hais ! » D’accord, mon cher André
Gide. Mais il faut reconnaître avec Christopher Lasch que la famille est
souvent devenue « un refuge dans ce monde impitoyable », l’ultime
refuge souvent. Il y a beaucoup d’autres communautés, plus ou moins larges,
auxquelles nous sommes attachés. Nous sommes certes des citoyens du monde, mais
nous sommes d’abord des Latins, des Grecs, des Européens, issus tous de cette
matrice chrétienne que nous prétendons parfois rejeter. L’histoire n’est plus
le récit qu’on en faisait jadis, mais elle demeure. Elle nous permet de tisser
tant de liens ! Après tout, les Latins et les Grecs ne seraient rien sans
les Étrusques et les Phéniciens. Et ainsi de suite ! Le monde que
nous découvrent ces nations et ces civilisations, encore présentes souvent dans
les ruines, les routes, les langues, est un monde bigarré, un patchwork et c’est
ce qui en fait la beauté et l’intérêt. L’internationalisme abstrait et le mondialisme
nous séparent les uns des autres en nous réduisant à des individus tous semblables.
Les communautés nationales et culturelles établissent des liens, des liens dans
lesquelles nous apprenons à reconnaître l’autre comme nous-mêmes et profondément
autre simultanément.
Partisan de la souveraineté nationale, j’ai du mal à me dire
« souverainiste » et je suis persuadé qu’un front des souverainistes
ne serait qu’un front des refus, c'est-à-dire une union de gens qui ne sont en
vérité unis sur rien. Je ne suis pas nationaliste pour deux sous. J’aime mon
pays, mais je ne l’élève pas au-dessus des autres. Nous Français, ne sommes pas
meilleurs que les autres. Je suis pourtant un peu triste de voir ce pays s’abaisser
et s’enfoncer dans une sorte d’abattement qui nous dépossède de nous-mêmes. Le
syndrome de la débâcle de 1940 dont, en vérité, nous ne nous serions jamais
remis, en dépit des tours d’illusionniste de De Gaulle. Les reconstitutions
intéressées de l’histoire n’y changeront rien. Penser qu’en tentant de faire
revivre la mythologie « nationale » cela nous permettra de nous
sortir de l’ornière, c’est commettre une grosse erreur. Observateur avisé de la
France, Jérôme Fourquet note ainsi : « Le cas de la country nous dit
à la fois le décrochage et l'ampleur de l'américanisation de la société
française et la puissance de ce phénomène qui a été capable de produire des
imaginaires adaptés à chacune des îles de l'archipel français : en gros, il y a
la country pour la France périphérique, le rap pour les banlieues, le Starbucks
coffee et la startup nation pour la France des métropoles, et vous voyez que
chaque catégorie sociale a son imaginaire américain. » Même les « identitaires »,
ces rescapés d’extrême-droite française sont profondément américanisés, comme l’a
montré une enquête de la revue Éléments. Désaméricaniser notre pays,
voilà une tâche colossale que personne ou presque ne voudrait entreprendre. Les
tentatives purement culturelles échouent parce qu’il faudrait une impulsion qui
redonne de la vie à la culture nationale. L’état calamiteux du cinéma français (nous
ne pouvons que regretter le « bon vieux temps »), de la littérature
ou de la philosophie ne rend guère optimiste. La manière dont le « wokisme »,
produit made in USA, a pénétré les milieux universitaires ne laisse pas d’intriguer.
Une chose est certaine : électoralement les « souverainistes »
pèsent peu. Le vote pour le RN n’est pas spécialement « souverainiste »
puisque Mme Le Pen, comme son homologue italienne Giorgia Meloni, ne met plus
en cause le cadre de l’UE, ni celui de l’OTAN. Et « l’union des
souverainistes » est vouée à un fiasco si d’aventure elle se constituait à
telle ou telle occasion électorale. Une nation ne se fabrique pas ou ne se
refait pas par quelque astuce électorale. En outre, tant que nous sommes
dominés par le mode de production capitaliste, nous ne sommes pas les maîtres,
mais nous sommes soumis au pouvoir du capital. Les « souverainistes »
mettent le plus souvent ces questions de côté et rêvent debout d’un capitalisme
national et patriotique qui n’existe plus et qui, en vérité n’a jamais existé. Être
maître chez soi, cela exige que l’on renverse la logique du capital, c'est-à-dire
celle de l’accumulation de la valeur au profit d’une production tournée vers la
valeur d’usage. Ce qui s’appelle en vieux français « socialisme ».
Le 3 février 2023 – Denis COLLIN
lundi 27 juin 2022
La morale et le droit
On devrait clairement établir une différence entre morale et droit et refuser de laisser la première empiéter sur le second. Le retour en force de la question de l’IVG nous oblige à y revenir. On peut être hostile à l’IVG et favorable à une loi qui l’autorise ! Cela peut paraître étrange, mais cela découle de la compréhension de ce que signifie la liberté de conscience.
Être contre l’IVG renvoie à des prises de position morales. Celui qui est contre l’IVG invoque généralement le caractère sacré de la vie ab initio. Mais celui qui est favorable à l’autorisation de l’IVG est non moins partisan du caractère sacré de la vie. Il considère simplement que le caractère sacré de la vie de la mère prime sur le caractère sacré de la vie du fœtus. De même que nous considérons que le caractère sacré de la vie peut en certains cas s’accompagner de l’autorisation de donner la mort (aux ennemis sur le champ de bataille, par exemple). Ce sont là des problèmes épineux qui sont tranchés par le droit. Mais ce n’est pas au droit de définir quelle est la bonne position morale à adopter. Une adversaire de l’IVG peut très bien refuser l’IVG pour elle-même, en accord avec ses convictions sans vouloir que ceux qui n’ont pas les mêmes positions morales se conforment à ses prescriptions.
Strictement parlant, la loi française autorisant l’IVG n’en fait pas un droit — à l’égal du droit de propriété par exemple — mais sort l’IVG du champ du droit pénal, ce qui n’est pas la même chose, n’en déplaise à certains féministes ultra. L’IVG ne concerne plus le droit, car elle ne concerne ni le rapport entre deux personnes ni le rapport entre une personne et une chose. Le fœtus est une partie de la femme, la concerne elle et la médecine, c’est une affaire intime et l’intime est précisément ce qui n’est pas du ressort de la loi ! La loi autorisant l’IVG n’enfreint nullement la liberté de conscience, mais la garantit, puisqu’elle n’oblige pas quelqu’un qui ne tient pas le fœtus pour un don de Dieu à suivre les prescriptions de ceux qui tiennent le fœtus pour un don de Dieu.
La décision de la Cour suprême des États-Unis, révoquant le droit fédéral à l’IVG, est le résultat d’une confusion permanente dans ce pays arriéré mentalement entre droit et morale et, qui plus est, entre morale et religion. La portée de cette décision découle du caractère archaïque de la constitution érigée en texte sacré et garante du pouvoir éternel des oligarques qui se partagent le gâteau politique entre prétendus démocrates et prétendus républicains, deux appellations qui n’ont rigoureusement aucun sens dans ce pays qui pourtant nos élites chérissent.
Le 27 juin 2022.
mercredi 8 juin 2022
Détruire les illusions
Faut-il déduire de cela une « mission historique » du
prolétariat, devenu « sujet » de l’histoire ? C’est une autre affaire. Marx
d’ailleurs est très évasif sur ces questions. L’idée que l’on retrouve dans Le
Capital est que « les producteurs associés », c’est-à-dire tous ceux, du
directeur au balayeur, qui jouent un rôle nécessaire dans la production vont
prendre en charge la direction du processus. Le socialisme (ou communisme phase
I) est pour Marx une sorte de coopérative des coopératives de production. Il y
a dans cette vision une dimension clairement proudhonienne qui s’appuie sur ce
qu’est la classe ouvrière encore dans les années 1870, une classe
d’individus tout juste sortis de l’artisanat et qui aspirent à reprendre le
contrôle de leurs instruments de travail. Ainsi que Marx le dit, il s’agit de
rétablir la propriété individuelle sur la base des acquêts de la socialisation
opérée par le mode de production capitaliste ! S’il faut un État, pour Marx, ce
sera seulement un État qui protège ce processus d’« expropriation des
expropriateurs » et de passage aux « producteurs associés », un État dont la
fonction essentielle sera de briser la résistance des anciennes classes
dirigeantes. C’est toute cette perspective historique qui s’est effondrée, il y
a longtemps en fait, au moins depuis 1914. Preve que la saignée que fut la
répression de la Commune de Paris est ce qui a rendu obsolète la perspective « scientifique
utopique » de Marx, définie avant 1867. Et de fait, dans les dernières années
de sa vie, Marx va admettre la possibilité d’une transition parlementaire
pacifique au socialisme. Dans une lettre à Niewenhuis de 1881 sur la Commune,
Marx écrit : « Mais, abstraction faite de ce qu’il s’agissait d’un simple
soulèvement d’une ville dans des conditions exceptionnelles, la majorité de la
Commune n’était pas socialiste, et ne pouvait pas l’être. Avec une faible dose
de bon sens, elle aurait pu néanmoins obtenir avec Versailles un compromis
utile à toute la masse du peuple, seule chose qu’il était possible d’atteindre
à ce moment-là. En mettant simplement la main sur la Banque de France, elle
aurait pu effrayer les Versaillais et mettre fin à leurs fanfaronnades. »
Rechercher un compromis utile à la masse du peuple, voilà l’orientation de Marx
dix ans après l’écrasement de la Commune et c’est vraiment très loin de ce qui
va fleurir sous le nom de « marxisme révolutionnaire » ou de « marxisme léninisme ».
La classe ouvrière moderne ne ressemble plus du tout à la
classe ouvrière de l’époque de Marx, ni même à celle du soulèvement gréviste de
1936. À la classe indisciplinée que formait le prolétariat parisien a succédé
une classe disciplinée par le taylorisme (ce dont Lénine se félicitait) et par
le syndicalisme qui voyait dans la discipline de la classe ouvrière la
condition de sa force. À une classe nettement séparée de la classe dominante a
succédé une classe qui se distingue de moins en moins des autres classes de la
société tant par le mode de vie (consommation, congés payés, télévision, etc.)
que par les ambitions. Le « welfare » a bien été un puissant facteur
d’intégration de la classe ouvrière. Cette classe qui ne vit que de la vente de
sa force de travail s’est à la fois homogénéisée et diversifiée. Les « cols
blancs » et les « cols bleus » se sont rapprochés par l’utilisation des
technologies informatiques dans toute une série de domaines. Même les métiers
du bâtiment ou des travaux publics qui restent de métiers usants et où les
ouvriers sont confrontés aux intempéries, les machines ont considérablement
diminué le besoin de force physique humaine. Dans le même temps se sont
multipliés les « emplois de service », souvent précaires et très mal payés. Le
« travail à façon » s’y développe et produit un « précariat » dont la condition
ressemble à celle des canuts au début du XIXe siècle. Les
chauffeurs-livreurs louent le camion avec lequel ils effectuent les livraisons
pour le compte des sociétés vendant via l’internet. Les cyclistes de Deliveroo
pédalent sur leur propre vélo pour une misère et se font concurrence. Ils sont
tous des prolétaires, mais des prolétaires qui ne parviennent que difficilement
à se forger une « conscience de classe ».
Les vieilles notions de « partis-ouvriers » ou même de « partis
ouvriers bourgeois » (pour reprendre une catégorie léniniste) sont obsolètes.
Ni ce qui reste des partis socialistes, ni les bouts des PC éparpillés « façon
puzzle » ne forment des partis « ouvriers » et moins encore les épaves du
trotskisme qui survivent tant bien mal sans aucune perspective réelle. Tous les
partis sans exception sont des formations « bourgeoises », c’est-à-dire des
formations des classes intellectuelles en vue d’intégrer les classes populaires
au fonctionnement de ce que, par habitude, nous appelons encore « démocratie ».
Mais, comme l’a montré Christophe Guilluy, ces classes ont commencé à faire
sécession, à sortir du rôle d’appoint qu’on veut leur faire jouer.
Que faire, me demandera-t-on ? En fait, rien ! Car ce n’est
pas aux intellectuels ou aux politiques professionnels de « faire » les choses.
Le peuple trouvera seul les voies et les moyens de l’action, quand la situation
l’exigera. En attendant, nous ne pouvons que pelleter pour nous débarrasser des
immondices rejetées par la décomposition du vieux monde.
Le 8 juin 2022.
mardi 21 décembre 2021
dimanche 28 novembre 2021
Le woke, une arme de guerre contre le marxisme
Le woke, une arme de
guerre contre le marxisme
L’idéologie woke sous ses
divers avatars occupe une place croissante dans l’espace universitaire et
médiatique, multipliant interdits et censures : contre la représentation
d’une pièce d’Eschyle, contre la statue de Colbert, contre les professeurs « mal
pensants ». Les porte-parole de ce mouvement ont table ouverte sur les radios
du service dit public. Comme les vieux réflexes ne se perdent pas, pour dénoncer
le woke, il est parfois de bon ton d’y voir une nouvelle manifestation
d’un marxisme, pourtant mal en point. On peut certes dire du mal du marxisme,
mais s’il est bien une accusation infondée, c’est celle qui en fait le père
putatif du mouvement woke. En réalité, l’idéologie woke est une arme
offensive contre le marxisme (sous toutes ses formes) et contre le vieux
mouvement ouvrier syndical.
Le mouvement woke est
comme le Coca-cola et Halloween, un produit d’importation américaine. Mais ses
origines idéologiques se situent dans la french theory, c’est-à-dire
chez les philosophes français « post-modernes » ou les théoriciens de la « déconstruction »
— un terme qui constitue le principal slogan woke. Or ces penseurs sont
tous des adversaires résolus du marxisme. S’ils adoptent volontiers un discours
« anticapitaliste », ils refusent la centralité de la lutte des classes autant
que la figure de la classe ouvrière comme sujet historique. Chez tous, la
classe ouvrière et ses organisations sont « ringardisées » : trop de
conservatisme, trop de stéréotypes. On leur préférera les schizophrènes
(Deleuze), les « taulards » (Foucault), les minorités, notamment les immigrés
(Badiou destitue très tôt la classe ouvrière française au profit de la figure
rédemptrice de l’immigré), les mouvements féministes, la queer attitude
(encore Foucault). Tous ces courants qui ont fleuri dans les années qui suivent
mai 1968 considèrent, comme Michel Foucault, que la question du pouvoir d’État
comme question centrale est une fausse question et qu’il est nécessaire de
s’opposer d’abord aux « micropouvoirs » et aux « disciplines » qui
domestiquent l’individu. C’est encore chez Foucault et son élève américaine
Judith Butler qu’est revendiquée la nécessité des « identités flottantes »
contre les « assignations sociales » à une seule identité sexuelle. Remarquons
enfin que, comme Foucault admirateur de la « révolution islamique » de
Khomeiny, le woke sacralise l’islam, considéré comme l’allié du
mouvement contre les mâles blancs hétérosexuels, et comme tel inattaquable.
Ces mêmes antinomies se
retrouvent entre marxisme et mouvement woke. Le marxisme est universaliste
et considère que les particularités des différents peuples et des différentes
religions sont appelées à passer à la moulinette du développement mondial du
mode de production capitaliste. Au contraire, le woke est relativiste et
dénonce l’universalisme comme le masque de la domination « blanche ». Marx et
Engels, tout en condamnant les méthodes et les exactions terribles de la
colonisation, y voyaient une de ces ruses de l’histoire grâce à laquelle les
peuples colonisés allaient sortir de leur sommeil et prendre place dans la
lutte aux côtés des autres prolétaires de tous les pays. Ils étaient
franchement européocentristes et considéraient que la civilisation européenne
montrait la voie. Lénine affirmait que le socialisme moderne était l’héritier
de la philosophie allemande, de l’économie politique anglaise et du socialisme
français, lui-même issu des Lumières. Le marxisme a toujours défendu la culture
« bourgeoise », c'est-à-dire la « grande culture », comme
un acquis que devait s’approprier le mouvement ouvrier. On se demande bien
pourquoi les censeurs woke n’exigent pas le retrait immédiat des
ouvrages de ces penseurs horribles.
Les marxistes ne portaient guère
dans leur cœur l’idéologie libérale-libertaire qui s’est déployée après 1968.
En vieux mâle blanc hétéro, Marx condamnait le travail de nuit des femmes comme
contraire à la pudeur féminine. Il ne réclamait pas l’abolition de la morale,
mais dénonçait le capitalisme comme un système qui balayait toutes les
barrières morales ! S’il faut dénoncer les donneurs de leçons de morale, c’est
seulement qu’ils ne mettent jamais leurs actes en accord avec leurs paroles.
Les marxistes sont antiracistes
et antiesclavagistes. Marx rédigea l’adresse de l’Association Internationale
des Travailleurs au président Lincoln, à l’occasion de sa réélection en 1864 et
le qualifia d’« énergique et courageux fils de la classe travailleuse », qui
sera capable de « conduire son pays dans la lutte sans égale pour l’affranchissement
d’une race enchaînée et pour la reconstruction d’un monde social. » La lutte
contre l’esclavage et les discriminations raciales s’inscrit pour les marxistes
dans le sillage des grandes révolutions « bourgeoises » du XVIIIe siècle.
Au contraire, les woke font de la traite négrière une tache indélébile qui
condamne par avance tous les « blancs », oubliant au passage que la plus grande
traite négrière fut organisée par les Arabes et les Ottomans sous le drapeau de
l’islam, avec l’aide active des chefs des peuples d’Afrique qui pratiquaient
eux-mêmes l’esclavage. Ainsi le woke réhabilite le racisme et substitue
la lutte des races à la lutte des classes.
Que les divers mouvements woke
n’aient aucun rapport avec le marxisme et la lutte des ouvriers, il suffit
encore pour s’en convaincre d’écouter ses principaux héraults. Mme Houria
Bouteldja, égérie du mouvement des « Indigènes de la république » ne
déclarait-elle pas que l’ouvrier blanc est son ennemi ? Mme Rokhaya Diallo
est une figure de la « jet set ». Elle est membre de la « classe capitaliste
transnationale ». Mme Traoré est devenue la coqueluche des grandes marques
à la mode. La promotion du lumpenprolétariat et des petits voyous des « cités »
au rang de mouvement révolutionnaire n’a rien à voir avec le marxisme :
Marx et Engels disaient pis que pendre de ce « lumpenproletariat » toujours
prêt à passer au service de la réaction bourgeoise. Étroitement lié aux couches
de la petite-bourgeoisie intellectuelle qui veut d’abord occuper les postes de
ceux qu’il dénonce, le woke est surtout un champion de la « lutte
des places » à l’intérieur de la fraction la plus mondialisée de la classe
capitaliste, celle des médias, du luxe et de la sous-culture marchande. Le woke,
c’est la rébellion aux couleurs de Netflix, Gucci, Louboutin ou Benetton…
On peut critiquer le marxisme :
élève libre de Marx, j’ai beaucoup écrit contre les diverses orthodoxies marxistes.
Mais on ne peut rendre le marxisme responsable du mouvement woke. S’il y
avait encore dans ce pays des marxistes sérieux, nul doute qu’ils seraient à la
pointe du combat contre ces folies qui trouvent dans certains secteurs du
capital une oreille complaisante, peut-être parce qu’elles sont dirigées d’abord
contre les ouvriers, ces « salauds de pauvres », ces « beaufs » qui savent bien,
eux, que le travail reste la question centrale pour nos sociétés.
Denis Collin — 26 novembre
2021
Philosophe. Auteur de Introduction à la pensée de Marx (Seuil), de Après la gauche (Perspectives libres). Site : https://denis-collin.blogspot.com
[Ce texte a d'abord été publié comme une interview dans le Figaro.]
vendredi 14 mai 2021
Il platforming del capitale
Vent'anni fa, Michel Houellebecq ha pubblicato Plateforme [Piattaforma, Bompiani ed.] un romanzo che tratta dell'organizzazione globalizzata del turismo sessuale, in collaborazione con un grande gruppo alberghiero. Questo aspetto del processo di produzione del plusvalore, mentre certamente si è espanso notevolmente con internet, non è certamente il settore principale dell'accumulazione di capitale, ma la forma di relazioni sociali che implica è diventata abbastanza diffusa. Il modo di produzione capitalista oggi è largamente dominato dalle piattaforme che sono diventate i maggiori centri di accumulazione. Come i papponi alla moda nel romanzo di Houellebecq, le piattaforme che mettono in contatto acquirenti e venditori stanno incassando la parte del leone dei frutti di questo commercio. Si converrà che il mercato della prostituzione non è un mercato libero dove acquirenti e venditori si incontrano e contrattano liberamente. Lo stesso vale per la piattaforma.
La prima idea che venne fuori quando Internet cominciò ad essere diffuso fu quella di vendere servizi. Questo era stato sperimentato in Francia attraverso il Minitel, uno dei settori più redditizi del quale era il "Minitel rosa" che ha permesso a Xavier Niel, fondatore di Free, di fare fortuna. Minitel offriva tre tipi di servizi: servizi gratuiti (servizi pubblici, essenzialmente o servizi per la connessione al sistema di ordinazione di un venditore), servizi economici, tassati dalla connessione, e servizi a pagamento tassati dalla durata, che era il caso di "3615". La prima idea è stata quella di trasporre questo modello su Internet generalizzando il servizio. Ma l'esplosione della "bolla internet" nei primi anni 2000 ha dimostrato che questo modello non avrebbe funzionato e che era necessario qualcos'altro. Le aziende che operano direttamente su Internet offrono un servizio gratuito [per esempio un servizio di ricerca di siti e pagine, come Google], il quale servizio gratuito utilizza i dati dell'utente per rivenderli a un commerciante che li può utilizzare per la prospezione. Le "reti sociali" funzionano su un principio simile.
La fase successiva è stata la trasformazione dei commercianti online in piattaforme commerciali. Amazon non è solo un supermercato che offre i suoi scaffali all'acquirente che viene a passeggiare sul WEB. È anche un fornitore di musica, una piattaforma video, una piattaforma di abbonamento per piattaforme video (come OCS, Starz), etc., ma è molto di più: il gruppo di Jeff Bezos è un mercato in sé, poiché Amazon serve come intermediario per un gran numero di rivenditori che vendono i loro prodotti attraverso la rete Amazon. Se vuoi comprare un tosaerba, puoi ordinarlo da Amazon ma sarà venduto da un altro negozio online [come "OBI"] che a sua volta rivende prodotti di un grossista. Ma se i critici prendono di mira prima Amazon, tutte le marche che vendono online procedono allo stesso modo: FNAC, ManoMano, Ma, Darty, Castorama sono tutte piattaforme di vendita online dove arrivano altri venditori, che spesso sono essi stessi rivenditori.
Non ci saremmo fermati lì. La piattaforma produce, o più precisamente supervisiona la produzione di piccole mani che vengono ad alimentare la piattaforma: così Amazon attraverso il sistema KDP-Amazon [Kindle-Direct-Publishing] pubblica libri in self-publishing garantendo l'esclusività sul titolo. Così un libro auto-pubblicato a si è trovato nella prima lista del Renaudot 2018. Andrà oltre? Netflix va bene a Cannes, perché non Amazon al Goncourt, con grande dispiacere delle case editrici che hanno monopolizzato il premio per decenni.
La piattaforma è anche un fornitore di ordini. L'"Amazon Mechanical Turk" è una piattaforma dove i compiti sono offerti dai richiedenti [per esempio, controllare la correzione della scansione di un pacchetto di file] e dove gli individui vengono a offrire il loro servizio, di solito a prezzi molto bassi. Perché questo "Mechanical Turk"? In riferimento alla macchina del barone von Kempelen, questa macchina-canaglia che doveva giocare a scacchi, mentre un nano era nascosto all'interno della macchina e controllava direttamente il movimento dei pezzi tramite una serie di specchi. Amazon, ringraziamolo, rivela uno dei segreti delle reti di intelligenza artificiale: c'è qualcuno nella pancia della macchina e sono i milioni di manine che vengono a nutrire il mostro.
Queste piattaforme IT stanno già giocando un ruolo economico significativo e potremmo essere solo all'inizio. Lo sviluppo del telelavoro e della società senza contatto ha creato nuove esigenze, e non è senza motivo che uno dei maestri del World Economic Forum di Davos vede la pandemia di Covid 19 come una "finestra di opportunità" per il "grande reset" del sistema, con il "digitale" come colonna portante.
Le piattaforme sono macchine per centralizzare il capitale.
Si parla spesso del peso dei GAFA, o più precisamente dei GAFAM, dato che non dobbiamo dimenticare la piccola azienda del signor Gates. Ecco le sei più grandi capitalizzazioni di mercato nel mondo alla fine del 2020 (in miliardi di dollari): 1: Apple, 2244, USA; 2: Saudi Aramco, 1865, S. Arabia, petrolio; 3: Microsoft, 1684, USA, tecnologia; 4: Amazon, 1592, USA, tecnologia; 5: Alphabet (la società madre di Google), 1175, USA, tecnologia; 6: Facebook, 761, USA, tecnologia.
Solo una compagnia non-internet, Saudi Aramco, la compagnia petrolifera saudita, è in questo gruppo di testa. Al 7° posto c'è un gigante cinese di internet, Tencent e al 9° posto c'è una gigantesca piattaforma cinese, Alibaba! Per fare un confronto, il principale produttore di automobili, Toyota, è solo al 31° posto, la multinazionale del petrolio Exxonmobil al 57° e Total è al 100° posto! La capitalizzazione di Total è circa 1/20 di quella di Apple. Aziende come Apple o Microsoft dominano il mercato del software e del marchio, ma fanno costruire le loro macchine altrove.
La cosa più strana è che questa classifica non ha
niente a che vedere con le vendite. Wallmart, il gigante della
vendita al dettaglio, è in cima alla lista anche se non è nella top
100 in termini di capitalizzazione. Nella classifica delle vendite,
troviamo cose più usuali come Toyota, VW, compagnie petrolifere,
ecc. Per i profitti, Apple è il leader, ma è l'eccezione. Nessuno
degli altri giganti di internet fa profitti particolarmente grandi. E
in termini di numero di dipendenti, Wallmart è in testa con
2.300.000 dipendenti, con Amazon al 10° posto con 566.000
dipendenti.
Tutte queste cifre faranno tornare a scuola i
volgari marxisti! Non c'è una relazione diretta tra il valore
prodotto e la capitalizzazione! Il capitale produttivo permette
l'estrazione del plusvalore, ma è il capitale "improduttivo"
(l'intermediario) che intasca il profitto. In effetti,
l'organizzazione del modo di produzione capitalista può essere
compresa solo da un punto di vista globale. Il plusvalore non è
prodotto individualmente da ogni capitalista nella sua impresa, ma
globalmente, ed è distribuito, attraverso l'intermediario del
mercato, secondo ogni sorta di criteri che Marx aveva parzialmente
dettagliato nel Libro III del Capitale e che includono la
produttività del lavoro, ma anche ogni sorta di accordi
istituzionali e i rapporti di forza tra gli stati e tra le frazioni
della classe dirigente.
Ciò che è cambiato, e che rende questo famoso "liberalismo" o "neo-liberalismo" che ha così ossessionato la mente della gente, è che il mercato è in gran parte uno "pseudo-mercato". La piattaforma è un mercato a sé ed è la piattaforma che controlla l'accesso al "mercato" per una miriade di imprese di tutte le dimensioni. Se fossimo in un modo di produzione capitalista completamente liberale, il capitale non andrebbe all'azienda di Jeff Bezos, ma piuttosto alle aziende che sono in grado di pagare dividendi ai loro azionisti, perché producono beni con una buona produttività. Amazon non deve la sua fortuna alla propria redditività, ma al fatto che può ottenere un monopolio ed eliminare o schiavizzare tutti i piccoli attori nei vari mercati che copre. Ma, globalmente, essendo la produzione di plusvalore insufficiente per tutti i settori del modo di produzione capitalista, la produzione di capitale fittizio viene a compensare: si compra un'azione non perché l'impresa fa soldi, ma perché la sua azione sale e promette di salire ancora - questo è tipicamente il caso di Tesla, un modesto produttore di automobili che, per il momento, non ha guadagnato un dollaro con i suoi veicoli elettrici di lusso. Tutti sanno che gli alberi non crescono fino al cielo, ma nel frattempo, ogni piccolo centesimo deve essere preso. Questo sistema è condannato a lungo termine. Ma alla fine siamo morti, come sottolineava Keynes.
Rimodellare il mondo
C'è effettivamente un mercato dominato dal mercato, ma è un mercato speculativo in un'economia dominata da piattaforme che vassallizzano molte altre imprese dando loro accesso a una gamma più ampia di consumatori. Questa evoluzione delle piattaforme fa chiaramente parte della "rifeodalizzazione" del mondo diagnosticata da diversi autori come Alain Supiot. Alcune delle aziende che controllano il mercato dei computer sono veri e propri monopoli che godono di rendite impressionanti. Su ogni PC venduto nel mondo, Microsoft intasca tra i 145€ e i 265€! Apple ha costruito il suo mercato, con prodotti che sono soprattutto marcatori di appartenenza sociale e che sono nella stessa nicchia di Rolex o Ray ban, ma come Rolex non dà un tempo migliore di un orologio da 30 euro, l'hardware di Apple, prodotto nello stesso luogo degli altri negozi di hardware, non dà un servizio migliore. Marx ha parlato del feticismo della merce: qui siamo nelle forme più arcaiche di questo feticismo.
Questo posto predominante delle piattaforme
contribuisce alla disintegrazione della classe operaia, sempre meno
capace di resistere agli assalti del capitale. Uber, Deliveroo e
tutti quanti sono le principali teste di ponte di un'offensiva
antisociale su larga scala. Il proletariato come "soggetto
rivoluzionario" [o così pensavamo] sta lasciando il posto a un
"precariato" che non è altro che una plebe globalizzata,
dove, accanto ai lavoratori salariati "vecchio stile", ci
sono lavoratori part-time, lavoratori a contratto, lavoratori
"Uberizzati", e lavoratori autonomi che sono autonomi solo
di nome. Di fronte a questo proletariato, non c'è più una classe
borghese legata da una certa visione del mondo e da "valori"
più o meno solidi, ma una nuova classe di signori, che hanno
spodestato o sono in procinto di spodestare la vecchia borghesia,
hanno acquisito i servizi di una classe medio-alta che vive delle
briciole [per quanto abbondanti siano] della "globalizzazione
capitalista" e ha la funzione di mobilitare al servizio del
capitale un lumpenproletariato "progressista" che serve da
ariete per abbattere tutto ciò che potrebbe resistere al rullo
compressore capitalista.
Se non teniamo conto della struttura
del modo di produzione capitalista oggi, non capiamo cosa sta
succedendo nell'arena della politica. Viviamo ancora con i modelli di
mezzo secolo o di un secolo fa. Questo spiega la decomposizione
accelerata negli ultimi anni delle organizzazioni operaie
tradizionali, una decomposizione che è tanto più rapida perché una
parte significativa dei vertici di queste organizzazioni sono
integrati nel funzionamento complessivo della macchina di
sfruttamento del lavoro.
Denis Collin - 29 aprile 2021
mercredi 21 octobre 2020
La laïcité n’est pas la neutralité
Le combat pour évider la laïcité de tout contenu et la ramener à un vague principe de tolérance adapté à une « société multiculturelle » sur le modèle anglo-saxon est engagé depuis longtemps. Les grandes organisations « laïques » françaises, comme la Ligue de l’enseignement, se sont souvent ralliées à la « laïcité ouverte », pléonasme douteux dont le seul but est d’indiquer qu’on doit sortir du principe de laïcité tel qu’il a été formulé au début du siècle dernier. L’organisme dit « Observatoire de la laïcité », dirigé par l’ancien ministre socialiste Jean-Louis Bianco et convenablement financé sur les deniers publics — c’est-à-dire l’argent des citoyens — est devenu un des organes de la lutte contre la « laïcité à la française ». Les militants laïques sont maintenant couramment qualifiés de « laïcards », un terme que les gauchistes de tous poils empruntent, sans le savoir à Charles Maurras, l’âme de l’Action Française : « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font » (Luc, 23:34) ! On nous explique ici et là que la laïcité, c’est la neutralité ou c’est une position d’équilibre entre les diverses croyances religieuses. Il est temps de tordre le cou à ces inepties.
La laïcité n’est pas neutre parce qu’elle est une prise de
position politique et juridique qui exclut la religion de l’organisation politique
des citoyens. Or plusieurs religions comme jadis le catholicisme et encore
aujourd’hui l’islam supposent précisément que la religion a vocation d’organiser
la vie sociale et politique. Pour ces religions, le véritable mariage est religieux,
le véritable enseignement des enfants inclut l’enseignement des préceptes
religieux et les lois civiles ne doivent pas contrevenir à la loi divine. Or,
la laïcité est exactement l’inverse.
En France, le mariage religieux n’a aucune valeur légale et seul
compte le mariage civil. L’Église catholique condamne le divorce, mais celui-ci
est légal depuis la Révolution confortée par le Code civil. La République
italienne, à sa fondation, est devenue une république où l’État et l’Église
sont séparés, mais la laïcité y reste un long combat ! De nombreuses lois concernant
le divorce ou l’IVG ont été adoptées contre la mobilisation de la puissante Église
italienne, mais ce ne fut pas sans mal. Le divorce fut l’objet d’une bataille épique
et a nécessité trois lois, à partir de 1970, pour devenir vraiment un divorce
civil proche des conditions françaises. On ajoutera qu’en France, il est interdit
de marier des enfants mineurs. Il faut avoir 18 ans pour se marier. Mais dans
de nombreux pays musulmans et conformément à l’enseignement de la charia, les enfants
— c’est-à-dire essentiellement les filles peuvent être mariées bien plus tôt.
Le Prophète n’ayant pu commettre d’actes illicites, son exemple pourrait
suffire pour définir la loi : il a épousé Aïcha âgée de six ans et le
mariage a été consommé quand Aïcha eut neuf ans… Aux yeux de la loi française,
un homme qui suivrait l’exemple du prophète serait considéré comme un pédophile
et un violeur et irait croupir en prison pour un bon moment. On peut discuter
de l’authenticité de la chose, mais l’islam reposant largement sur les exemples
de la vie de Mahomet, que ces exemples aient été inventés ou non ne change rien
à l’affaire — au demeurant l’historicité du soi-disant prophète est largement
sujette à caution… et même encore plus douteuse que l’historicité de Jésus, qui
semble ne plus faire beaucoup de doute, même le « vrai » Jésus n’est pas
forcément le personnage des évangiles. Certains pays arabes comme la Jordanie
et l’Égypte, moins barjots que les fanatiques de la sunna ont fixé des âges au
mariage des filles dans les normes européennes (17 ou 18 ans). En tout cas, la
laïcité implique que la loi civile est supérieure à n’importe quelle tradition
religieuse ! Ce qui est contradictoire avec l’enseignement de ces « grandes
religions ». Or les traditionalistes affirment la supériorité de la loi divine
sur la loi civile. Il y a bien un conflit et être pour la laïcité n’est pas
être neutre dans ce conflit, mais prendre parti pour la supériorité de la loi
civile.
L’enseignement public en France, depuis 1882, doit être
laïque, c’est-à-dire ici « areligieux ». Non pas antireligieux,
puisque les maîtres n’ont pas à vouloir changer les convictions religieuses des
élèves, mais la religion, en tant que foi, ne doit en aucun cas entrer dans le
contenu des enseignements et il ne doit y avoir aucun signe religieux dans les
écoles. Les catholiques appelaient cette école « l’école sans Dieu »
et cherchèrent parfois à soustraire leurs enfants à cet enseignement jugé « impie ».
En tout cas, à l’époque, globalement les républicains ont tenu bon. Certes les
enseignants laïques doivent être neutres. Dans l’exercice de leur magistère, ils
n’ont pas à faire part de leurs opinions politiques ou religieuses. Mais cette
neutralité découle du fait que le maître ou le professeur transmet des
connaissances objectives. La terre est ronde et tourne autour du soleil, même
si les « textes sacrés » de telle ou telle croyance disent le
contraire. La théorie de l’évolution est vraie (dans la mesure où une théorie
scientifique peut être vraie) et elle n’est pas une croyance parmi d’autres. L’histoire
est l’exposé de faits objectifs et rien d’autre ! On doit ou on devrait y
enseigner aussi bien la traite négrière que la traite organisée par les Arabes.
Et la neutralité en matière historique consiste à accorder que les nazis ont
bien organisé l’extermination des Juifs d’Europe, que ce n’est pas une « croyance »
propagée par les « sionistes »… Sur ces questions et comme sur tant d’autres
nous voyons que la laïcité n’est pas « tolérante » ni spécialement « neutre »
puisqu’elle prend le parti de la raison et de l’examen scientifique des faits
et se moque de savoir si cela contredit telle ou telle croyance religieuse. L’école
laïque dévalorise les croyances au profit du savoir objectif rationnel. C’est
un engagement clair que contestent les ennemis de la laïcité, les religieux autant
que leurs idiots utiles, les partisans de la soi-disant « laïcité ouverte ».
La neutralité exigée des agents du service public a donc un
sens très précis et l’interdiction d’exercer ses fonctions en arborant la
manifestation de ses croyances signifie bien que la religion est une affaire
privée et seulement une affaire privée. Tout cela découle d’une conception de l’État
beaucoup plus ancienne que les lois laïques françaises. Cette conception est
celle de la souveraineté en général et de la souveraineté du peuple en
particulier. Dès lors que le roi s’annonce comme pouvoir souverain, il affirme
clairement que l’État n’a pas à se soumettre à la religion, mais qu’au
contraire, celle-ci doit se soumettre à l’État. Pour un esprit religieux, le
seul souverain est Dieu et aucune loi n’est supérieure à la loi de Dieu. L’affirmation
de la souveraineté de l’institution politique, qui contient les germes de la
laïcité, est déjà une affirmation contraire au dogme religieux. Avec la proclamation
de la liberté de conscience et donc de la liberté de ne pas croire, on franchit
un pas considérable — la Révolution française jette les jalons, et l’empire ne
remettra pas cela en cause, d’une conception qui émancipe le citoyen de la
servitude religieuse et promeut au contraire l’autonomie du sujet au sens
kantien du terme.
Répétons-le : dans la conception politique qui est la
nôtre et qui est partagée par tous les grands pays démocratiques, même ceux qui
sont un peu moins laïques que la France, la loi suprême est la loi civile. Les
croyants peuvent bien condamner l’IVG, le divorce ou la luxure, ils peuvent
parfaitement s’appliquer à eux-mêmes ces condamnations et ces interdits —
personne n’est obligé d’avorter, de divorcer ou de se livrer à la luxure ! Mais
personne, pas une autorité quelle qu’est soit, ne peut empêcher les individus d’user
des droits que la loi leur reconnaît. Si la laïcité de l’État était neutre,
elle devrait mettre sur le même plan, considérer comme équivalents, le droit au
divorce et l’interdiction du divorce, le droit à l’IVG et l’interdiction de l’IVG,
ce qui serait parfaitement absurde. Comme une loi doit toujours s’appliquer en
tenant compte de certaines réalités, on a reconnu aux médecins le droit à faire
valoir la clause de conscience dans le cas de l’IVG, parce que l’opposition à l’IVG
n’est pas spécifiquement une affaire religieuse, mais peut renvoyer à des
attitudes morales plus générales — le philosophe Marcel Conche, matérialiste et
athée est fermement opposé à l’IVG. En revanche un médecin témoin de Jéhovah ne
pourrait pas s’opposer à une transfusion sanguine qui sauverait un patient. Il
y a donc sans doute toute une casuistique pour traiter les cas-limites.
On le voit donc, la laïcité est engagée et elle a à garantir
l’espace public contre l’invasion des groupes religieux qui voudraient y faire
régner leur loi. Au contraire le principe anglo-saxon de tolérance repose sur
la reconnaissance des croyances religieuses comme acteurs légitimes dans l’espace
public. C’est pourquoi la Grande-Bretagne et le Canada admettent que la loi
islamique soit appliquée dans la sphère du droit civil pour les mariages, les
divorces ou l’héritage, chose qui, jusqu’à aujourd’hui, serait inimaginable en
France. Le principe de tolérance s’accommode très bien de l’existence d’une
religion d’État et peut considérer le blasphème comme un crime ou un délit. Au contraire
dans une république laïque, le blasphème ne peut être un objet de décision juridique
puisque le blasphème n’existe que relativement à la croyance. Remarquons qu’un
chrétien pourrait considérer comme blasphème la position de Juifs qui tiennent Jésus
pour une sorte d’imposteur ou celle des musulmans qui ne tiennent simplement
pour un prophète et non pour le « fils de Dieu ». Les religions sont les unes
pour les autres toutes blasphématrices. C’est d’ailleurs un argument
supplémentaire pour renvoyer les religions dans la sphère privée et fonder l’État
sur des principes laïques.
jeudi 15 octobre 2020
La lutte contre les discriminations : une idéologie bourgeoise à destination des nigauds de la « gauche »
Voilà des années que le marqueur « de gauche » se nomme « lutte contre les discriminations ». Il s’agit d’un mot d’ordre creux qui sert à passer en contrebande de la camelote frelatée pour le plus grand bénéfice des classes dominantes. Jadis les socialistes et les communistes (c’est-à-dire le « noyau dur » de la gauche) étaient « égalitaristes », « partageux » et collectivistes. Plus ou moins confusément, ils étaient porteurs d’un idéal social radicalement antagonique avec la domination du capital. Tout cela a été bradé, officiellement à partir du fameux « tournant de la rigueur » de 1982-83, mais c’était dans les tuyaux depuis un moment. La doctrine de remplacement qui avait déjà été cuisinée dans les « comités Théodule » de mai 68 et pendant les années suivantes mit au premier plan les discrimination et les victimes de toutes les discriminations. Le féminisme qui ne veut plus lutter pour l’égalité des hommes et des femmes mais pour des revendications spécifiquement féminines étrangères aux hommes, naît dans ces années-là. De même, le FHAR (Front homosexuel d’action révolutionnaire) est imaginé en 1971 par quelques ex-trotskistes comme Guy Hocquinghen et d’autres intellectuels d’extrême gauche, libertaires ou ex-maoïstes. On était déjà intersectionnels à cette époque : les mouvements de soutien aux prisonniers (où Michel Foucault prit une grande part), les mouvements contre l’enfermement des fous transformés en archétype du révolutionnaire (voir Deleuze et Guattari, Capitalisme et schizophrénie) commençaient à déployer leurs couleurs chatoyantes. « La petite-bourgeoisie radicalisée » ou encore « les nouvelles avant-gardes larges », comme on les nommait dans les congrès de la Ligue Communiste, notamment sous la plume de Daniel Bensaïd, étaient appelées à prendre le relai d’un prolétariat dominé par les « réformistes » et qui ne pourrait plus être en mis en mouvement que du dehors… Cette idéologie « révolutionnaire » était la forme de décomposition du « mouvement de mai ». Elle gardait encore des traces de la visée révolutionnaire, mais l’essentiel s’amorçait : remplacer le vieux socialisme par un capitalisme libertaire hédoniste, entièrement soumis à la loi des « machines désirantes » et pleinement intégré à cette « culture du narcissisme » si bien analysée par Christopher Lasch dans son livre de 1979.
Les mouvements des diverses identités communautaires et les
théories de l’intersectionnalité qui semblent avoir envahi le monde médiatique
et le monde universitaire sont en fait des résidus de 1968 recyclés pour les
besoins de la cause. La différence est que l’objectif de la transformation
sociale radicale a disparu, bel et bien, et que les aspirations ne sont plus du
tout libertaires mais fondamentalement répressives, chacun exigeant la
répression de tous ceux qui ne pense pas comme lui. Le point commun de tous ces
mouvements réside dans la victimisation : tous sont des victimes (et non
plus des sujets), des victimes qui demandent réparation et exigent l’abolition toutes
les prétendues discriminations dont ils sont victimes.
Que la lutte contre les discriminations en général soit
idéologique, on le verra aisément. D’abord, on ne peut pas supprimer toutes les
discriminations. Même la société la plus juste doit savoir discriminer. Il me
plait que savoir que les médecins ont été quelque peu discriminés pendant leur
études de médecine et que seuls ceux qui connaissant quelque chose en médecine
deviennent médecins ! L’école apprend la discrimination dès le plus jeune
âge. Qu’on ait remplacé les notes par des pastilles vertes, orange ou rouges, c’est
simplement une manifestation de la tartufferie « bienveillante »
moderne et nullement la fin des discriminations. Toutes les grandes écoles –
notamment celles qui produisent en abondance des théoriciens de la
non-discrimination – pratiquent la discrimination à l’entrée : seuls sont
admis ceux qui ont réussi les épreuves des concours et les autres, qui sont pourtant
d’égale valeur sur le plan moral, sont impitoyablement recalés. Aujourd’hui on
discrimine les jeunes à l’embauche puisqu’ils ne peuvent pas obtenir un emploi
salarié en-deçà d’un certain âge (16 ans mais plus souvent 18 ans). Les hommes
sont discriminés puisque ne peuvent prétendre aux congés de maternité pendant
les dernières semaines de la grossesse et il existe une discrimination positive
en faveur des handicapés. Une société juste n’est pas une société sans
discrimination mais une société où l’on s’arrange pour exiger de chacun selon
ses capacités et de donner à chacun selon ses besoins – c’était la formulation
que Marx donnait pour définir la société communiste.
En second lieu, toutes les injustices ne sont pas des
discriminations. Dans le contrat de travail, personne n’est discriminé. Le capitaliste et le travailleur, l’acheteur
et le vendeur de force de travail se retrouvent face à face, en tant que personnes
égales, indifférentes à leurs diverses propriétés (couleur de la peau, religion,
etc.) puisqu’entre eux la seule chose est leur utilité propre. C’est le paradis
du marché capitaliste du travail. Seul un capitaliste stupide refuserait d’embaucher
un ouvrier au motif de sa religion ou de ses préférences sexuelles dès qu’il
est assuré d’en extraire une bonne plus-value. Mais dans cet Eden des droits de
l’homme qu’est le libre marché, l’un se présente avec sa bourse pleine et l’arrogance
de celui qui sait qu’il va être obéi et l’autre n’apporte au marché de sa peau
et il sait qu’il ne pourra que se faire tanner. Entre celui qui possède les
moyens de production et celui qui n’a que sa force de travail à vendre, il y a
une inégalité fondamentale, inégalité qui est la base d’un rapport de
domination – le salarié est au main de son patron qui peut exiger de lui ce qu’il
veut, comme il peut bien faire ce qu’il veut de toutes les marchandises qu’il a
achetées. Et pourtant, là-dedans, aucune trace de discrimination !
Enfin, il faudrait s’entendre sur ce qu’on appelle « discrimination »
méritant d’être condamnée. La réalité se présente de manière bien plus complexe
qu’on ne l’imagine souvent. Prenons quelques cas. Toutes les statistiques montrent
que le principal facteur explicatif des inégalités de réussite scolaire est
celui de l’origine sociale des parents et non l’origine « ethnique ».
Globalement, il est impossible de soutenir que les enfants d’immigrés sont discriminés
en tant qu’immigrés à l’école. Peut-être en tant qu’enfants de pauvres mais pas
en tant qu’enfants d’immigrés. Certaines études montrent même qu’à origines
sociales égales, les enfants d’immigrés réussissent plutôt mieux que les enfants
de parents français depuis plusieurs générations. Il y a de nombreuses
explications à cette situation et notamment celle-ci : les enfants des « quartiers
difficiles » peuvent trouver l’aide d’associations diverses ; les
pouvoirs publics, à commencer par les municipalités, consacrent à l’intégration
scolaire des sommes non négligeables et les professeurs des ZEP sont souvent
des professeurs très motivés concentrés sur la réussite de leurs élèves. Il n’en
va pas de même des « petits Blancs » pauvres de la « France périphérique »
analysée par Christophe Guilluy. Mais comme il y a relativement plus d’enfants
d’immigrés pauvres que d’enfants de Français pauvres, on se focalise sur l’échec
scolaire des enfants d’immigrés pauvres. Mais il existe une petite bourgeoisie
d’origine immigrée dont la réussite scolaire des enfants est souvent
excellente. Une analyse précise et dans le détail permettrait de mettre à bas
bien des poncifs.
Il est incontestable que subsistent au travail des
inégalités salariales entre hommes et femmes, toutes choses étant égales par
ailleurs. Mais remarquons d’abord que ces inégalités sont en voie de régression
rapide et qu’elles n’ont aucune place dans la fonction publique. On annonce des
chiffres énormes : les femmes gagneraient 25% de moins que les hommes !
En réalité, quand on a ôté l’effet temps partiel, les effets de l’inégale
répartition des métiers et l’effet structure des secteurs, cette inégalité
retombe à 10% (voir Observatoire des inégalités). Ces 10% sont inexpliqués et
bien évidemment on doit y remédier. Mais on est assez loin des 25% brandis ici
et là. Beaucoup de femmes sont enseignantes : 67% du total des enseignants
et 82% dans le primaire. Compte-tenu de leur niveau de recrutement, elles sont
des cadres mais payés nettement moins bien que n’importe quel commercial dans
le secteur privé. Les femmes sont aujourd’hui les plus nombreuses chez les
avocats, les magistrats et les médecins, toutes professions à fort « capital
symbolique » mais pas forcément parmi les mieux payées… On remarque aussi
que dans les bas salaires, les écarts entre hommes et femmes sont beaucoup plus
restreints que dans les hauts salaires. Pour terminer, signalons que la réussite
scolaire des filles est bien meilleure que celle des garçons (ce sont eux les « discriminés »
à l’école !) et que, si la pente actuelle se poursuit, les femmes seront
largement majoritaires à tous les postes dirigeants d’ici une génération.
Comme les discriminations ne sont pas toujours où l’on
pense, on pourrait dire quelques mots des États-Unis. S’il y a bien un pays « structurellement
raciste », c’est ce pays profondément marqué par la question noire.
Cependant les événements récents exploités par le mouvement Black Lives Matter
(BLM) ont occulté certaines réalités qui là aussi contredisent les poncifs. De
même qu’en France il y a de plus en plus de policiers noirs ou d’origine
immigrée, aux États-Unis le police est de plus en plus souvent composée de Noirs
et d’Hispaniques. En outre si on rapporte le nombre de victimes de police non à
la couleur de peau mais à la classe sociale, le nombre de victimes de la
violence policière est globalement le même chez Blancs pauvres et chez les
Noirs pauvres. Si globalement les Noirs restent beaucoup plus pauvres que la moyenne
des Américains, on peut aussi observer un nette dégradation de la classe
ouvrière blanche, dont l’état de santé global est si détérioré que certains
auteurs n’hésitent pas à parler de la fin de la classe ouvrière blanche. Il n’est
pas question de nier le poids terrible du racisme aux États-Unis, mais il faut
regarder toutes les dimensions du problème sans se focaliser sur un seul
aspect. Et si on regarde les choses dans leurs différentes dimensions, il apparaît
assez clairement que la discrimination envers les Noirs est étroitement corrélée
aux rapports entre les classes sociales, aux rapports d’exploitation souvent
plus violents qu’ailleurs – la classe ouvrière européenne connait une situation
bien meilleure que celle de la classe ouvrière américaine.
Que signifie donc clairement la lutte contre toute discrimination ?
Les défenseurs les plus modérés de cette thèse disent qu’il y a bien sûr l’inégalité
sociale mais qu’il faut ajouter les autres discriminations, les articuler dans
la fameuse « intersectionnalité ». Cette position (celle de Louis-Georges
Tin, par exemple, dans son livre Les impostures de l’universalisme
républicain) est un écran de fumée. D’abord parce que les inégalités
sociales, comme on l’a dit plus, ne procèdent pas de la discrimination mais des
mécanismes de l’exploitation capitaliste, et que d’autre part, il s’agit en
réalité s’opposer des « mouvements interclassistes » au mouvement
social et non de les « articuler ». Car évidemment, si les ouvriers
immigrés sont souvent dans une position encore pire que celle des ouvriers français
d’origine, c’est parce qu’ils sont d’abord des ouvriers et des ouvriers dont
les particularités permettent de les payer moins cher et de faire pression sur
le prix moyen de la force de travail. L’UE et le MEDEF sont d’ailleurs des
immigrationnistes tout à fait convaincus. Il y a entre l’ouvrier blanc ou noir
et son patron blanc ou noir, un antagonisme fondamental, irréductible qui
réduit la théorie du « privilège blanc » à une misérable campagne de
division des travailleurs. Entre Kylian Mbappé qui émarge à 30 millions d’euros
en 2020 et un ouvrier « blanc », où est le « privilège blanc ». Quand le millionnaire Omar Sy, sacré pendant
plusieurs années « personnalité préférée des Français » (un pays
raciste comme on le voit) de sa luxueuse villa à Hollywood dénonce le « racisme
systémique » en France, les bornes de la décence sont dépassées, et très
largement.
Pareillement, il est facile de montrer que les femmes discriminées
comme femmes le sont parce qu’elles sont des salariées et souvent la partie la
plus exploitée de la classe ouvrière. Mme Bettencourt, la femme la plus riche
de France, qui n’a jamais rien fait de sa vie, ne semble pas particulièrement
discriminée. Et l’expérience montre que les femmes dirigeantes d’entreprises ou
responsables politiques sont largement les égales des hommes dans l’avidité et
le despotisme. Quant aux discriminations concernant les homosexuels, on est
intrigué de l’absence de curiosité de nos belles âmes en ce qui concerne la vie
d’un homosexuel dans certaines cités, sans parler de la très fameuse indigéniste
Houria Bouteldja, « amie de cœur » de la députée LFI Danièle Obomo,
on rappellera que son « cœur s’enflammait de joie » à la nouvelle de
la pendaison des homosexuels à Téhéran.
Les antidiscriminationnistes de tous poils (indigénistes,
brigades antinégrophobie, CRAN, LBGTQ++, comité contre l’islamophobie), sont
souvent déchirés par les querelles de clans et de factions. Le CRAN a exclu
pour malversation son président Louis-Georges Tin, les crétins des LGBTQ++
soutiennent les islamistes qui les considèrent pourtant comme des dégénérés
voués aux flammes de l’enfer. Chez les indigénistes, il semble qu’en Noirs et
Arabes il y ait de l’eau dans le gaz. L’antisémitisme se porte très bien dans
tous ces milieux : le bouc émissaire est toujours utile.
Pourtant tous ont maintenant un accès médiatique étonnant. France-Culture
en devenu le porte-voix et les élites intellectuelles de notre pays sont à
genoux (parfois au sens propre) devant ces groupuscules qui ne représentent
souvent qu’eux-mêmes et qui développent les « théories » les plus
délirantes. À cela, il y a deux raisons : la première est que la dissolution
de la vieille gauche, délaissant les classes populaires, conformément au
programme du « réservoir de pensée » Terra Nova¸ s’inscrit
dans l’ordre des choses du point de vue de la classe dominante. Le capitalisme
absolu n’a plus de contestation interne. C’est parfait pour les affaires. Mais
la deuxième raison, peut-être plus fondamentale, est que substituer à la lutte
pour l’égalité, contre l’exploitation, la lutte contre les discrimination, c’est
l’idéal même du « néolibéralisme ». S’il n’y a plus de
discriminations, alors la compétition entre les individus peut être « libre
et non faussée », peut se développer et « que le meilleur gagne ».
Tous ces groupes, qui pullulent et
se fractionnent au fur et mesure que chacun veut faire valoir sa petite
différence sont profondément narcissiques et expriment parfaitement le
narcissisme d’une société de consommateurs indifférents les uns aux autres. La
lutte contre les discrimination est le mot d’ordre de cette société. Le mode de
production capitaliste n’a aucun besoin de discrimination puisque tous les
vendeurs de force de travail sont potentiellement identiques et tous les
individus sur le marché sont équivalents par l’intermédiaire de l’équivalent
général qu’est l’argent. Nous avons donc bien à travers cette « lutte
contre les discrimination » l’exemple archétypal d’une idéologie, et d’une
idéologie bien plus efficace que les livres d’Ayn Rand ou d’Alain Minc, parce
qu’elle dissimule sa réalité derrière des mots ronflants qui intimident tant
les gens de gauche qui ont mauvaise conscience d’avoir balancé aux orties tous
leurs principes.
Denis Collin, le 15 octobre 2020
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