mercredi 21 octobre 2020

La laïcité n’est pas la neutralité


Le combat pour évider la laïcité de tout contenu et la ramener à un vague principe de tolérance adapté à une « société multiculturelle » sur le modèle anglo-saxon est engagé depuis longtemps. Les grandes organisations « laïques » françaises, comme la Ligue de l’enseignement, se sont souvent ralliées à la « laïcité ouverte », pléonasme douteux dont le seul but est d’indiquer qu’on doit sortir du principe de laïcité tel qu’il a été formulé au début du siècle dernier. L’organisme dit « Observatoire de la laïcité », dirigé par l’ancien ministre socialiste Jean-Louis Bianco et convenablement financé sur les deniers publics — c’est-à-dire l’argent des citoyens — est devenu un des organes de la lutte contre la « laïcité à la française ». Les militants laïques sont maintenant couramment qualifiés de « laïcards », un terme que les gauchistes de tous poils empruntent, sans le savoir à Charles Maurras, l’âme de l’Action Française : « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font » (Luc, 23:34) ! On nous explique ici et là que la laïcité, c’est la neutralité ou c’est une position d’équilibre entre les diverses croyances religieuses. Il est temps de tordre le cou à ces inepties.

La laïcité n’est pas neutre parce qu’elle est une prise de position politique et juridique qui exclut la religion de l’organisation politique des citoyens. Or plusieurs religions comme jadis le catholicisme et encore aujourd’hui l’islam supposent précisément que la religion a vocation d’organiser la vie sociale et politique. Pour ces religions, le véritable mariage est religieux, le véritable enseignement des enfants inclut l’enseignement des préceptes religieux et les lois civiles ne doivent pas contrevenir à la loi divine. Or, la laïcité est exactement l’inverse.

En France, le mariage religieux n’a aucune valeur légale et seul compte le mariage civil. L’Église catholique condamne le divorce, mais celui-ci est légal depuis la Révolution confortée par le Code civil. La République italienne, à sa fondation, est devenue une république où l’État et l’Église sont séparés, mais la laïcité y reste un long combat ! De nombreuses lois concernant le divorce ou l’IVG ont été adoptées contre la mobilisation de la puissante Église italienne, mais ce ne fut pas sans mal. Le divorce fut l’objet d’une bataille épique et a nécessité trois lois, à partir de 1970, pour devenir vraiment un divorce civil proche des conditions françaises. On ajoutera qu’en France, il est interdit de marier des enfants mineurs. Il faut avoir 18 ans pour se marier. Mais dans de nombreux pays musulmans et conformément à l’enseignement de la charia, les enfants — c’est-à-dire essentiellement les filles peuvent être mariées bien plus tôt. Le Prophète n’ayant pu commettre d’actes illicites, son exemple pourrait suffire pour définir la loi : il a épousé Aïcha âgée de six ans et le mariage a été consommé quand Aïcha eut neuf ans… Aux yeux de la loi française, un homme qui suivrait l’exemple du prophète serait considéré comme un pédophile et un violeur et irait croupir en prison pour un bon moment. On peut discuter de l’authenticité de la chose, mais l’islam reposant largement sur les exemples de la vie de Mahomet, que ces exemples aient été inventés ou non ne change rien à l’affaire — au demeurant l’historicité du soi-disant prophète est largement sujette à caution… et même encore plus douteuse que l’historicité de Jésus, qui semble ne plus faire beaucoup de doute, même le « vrai » Jésus n’est pas forcément le personnage des évangiles. Certains pays arabes comme la Jordanie et l’Égypte, moins barjots que les fanatiques de la sunna ont fixé des âges au mariage des filles dans les normes européennes (17 ou 18 ans). En tout cas, la laïcité implique que la loi civile est supérieure à n’importe quelle tradition religieuse ! Ce qui est contradictoire avec l’enseignement de ces « grandes religions ». Or les traditionalistes affirment la supériorité de la loi divine sur la loi civile. Il y a bien un conflit et être pour la laïcité n’est pas être neutre dans ce conflit, mais prendre parti pour la supériorité de la loi civile.

L’enseignement public en France, depuis 1882, doit être laïque, c’est-à-dire ici « areligieux ». Non pas antireligieux, puisque les maîtres n’ont pas à vouloir changer les convictions religieuses des élèves, mais la religion, en tant que foi, ne doit en aucun cas entrer dans le contenu des enseignements et il ne doit y avoir aucun signe religieux dans les écoles. Les catholiques appelaient cette école « l’école sans Dieu » et cherchèrent parfois à soustraire leurs enfants à cet enseignement jugé « impie ». En tout cas, à l’époque, globalement les républicains ont tenu bon. Certes les enseignants laïques doivent être neutres. Dans l’exercice de leur magistère, ils n’ont pas à faire part de leurs opinions politiques ou religieuses. Mais cette neutralité découle du fait que le maître ou le professeur transmet des connaissances objectives. La terre est ronde et tourne autour du soleil, même si les « textes sacrés » de telle ou telle croyance disent le contraire. La théorie de l’évolution est vraie (dans la mesure où une théorie scientifique peut être vraie) et elle n’est pas une croyance parmi d’autres. L’histoire est l’exposé de faits objectifs et rien d’autre ! On doit ou on devrait y enseigner aussi bien la traite négrière que la traite organisée par les Arabes. Et la neutralité en matière historique consiste à accorder que les nazis ont bien organisé l’extermination des Juifs d’Europe, que ce n’est pas une « croyance » propagée par les « sionistes »… Sur ces questions et comme sur tant d’autres nous voyons que la laïcité n’est pas « tolérante » ni spécialement « neutre » puisqu’elle prend le parti de la raison et de l’examen scientifique des faits et se moque de savoir si cela contredit telle ou telle croyance religieuse. L’école laïque dévalorise les croyances au profit du savoir objectif rationnel. C’est un engagement clair que contestent les ennemis de la laïcité, les religieux autant que leurs idiots utiles, les partisans de la soi-disant « laïcité ouverte ».

La neutralité exigée des agents du service public a donc un sens très précis et l’interdiction d’exercer ses fonctions en arborant la manifestation de ses croyances signifie bien que la religion est une affaire privée et seulement une affaire privée. Tout cela découle d’une conception de l’État beaucoup plus ancienne que les lois laïques françaises. Cette conception est celle de la souveraineté en général et de la souveraineté du peuple en particulier. Dès lors que le roi s’annonce comme pouvoir souverain, il affirme clairement que l’État n’a pas à se soumettre à la religion, mais qu’au contraire, celle-ci doit se soumettre à l’État. Pour un esprit religieux, le seul souverain est Dieu et aucune loi n’est supérieure à la loi de Dieu. L’affirmation de la souveraineté de l’institution politique, qui contient les germes de la laïcité, est déjà une affirmation contraire au dogme religieux. Avec la proclamation de la liberté de conscience et donc de la liberté de ne pas croire, on franchit un pas considérable — la Révolution française jette les jalons, et l’empire ne remettra pas cela en cause, d’une conception qui émancipe le citoyen de la servitude religieuse et promeut au contraire l’autonomie du sujet au sens kantien du terme.

Répétons-le : dans la conception politique qui est la nôtre et qui est partagée par tous les grands pays démocratiques, même ceux qui sont un peu moins laïques que la France, la loi suprême est la loi civile. Les croyants peuvent bien condamner l’IVG, le divorce ou la luxure, ils peuvent parfaitement s’appliquer à eux-mêmes ces condamnations et ces interdits — personne n’est obligé d’avorter, de divorcer ou de se livrer à la luxure ! Mais personne, pas une autorité quelle qu’est soit, ne peut empêcher les individus d’user des droits que la loi leur reconnaît. Si la laïcité de l’État était neutre, elle devrait mettre sur le même plan, considérer comme équivalents, le droit au divorce et l’interdiction du divorce, le droit à l’IVG et l’interdiction de l’IVG, ce qui serait parfaitement absurde. Comme une loi doit toujours s’appliquer en tenant compte de certaines réalités, on a reconnu aux médecins le droit à faire valoir la clause de conscience dans le cas de l’IVG, parce que l’opposition à l’IVG n’est pas spécifiquement une affaire religieuse, mais peut renvoyer à des attitudes morales plus générales — le philosophe Marcel Conche, matérialiste et athée est fermement opposé à l’IVG. En revanche un médecin témoin de Jéhovah ne pourrait pas s’opposer à une transfusion sanguine qui sauverait un patient. Il y a donc sans doute toute une casuistique pour traiter les cas-limites.

On le voit donc, la laïcité est engagée et elle a à garantir l’espace public contre l’invasion des groupes religieux qui voudraient y faire régner leur loi. Au contraire le principe anglo-saxon de tolérance repose sur la reconnaissance des croyances religieuses comme acteurs légitimes dans l’espace public. C’est pourquoi la Grande-Bretagne et le Canada admettent que la loi islamique soit appliquée dans la sphère du droit civil pour les mariages, les divorces ou l’héritage, chose qui, jusqu’à aujourd’hui, serait inimaginable en France. Le principe de tolérance s’accommode très bien de l’existence d’une religion d’État et peut considérer le blasphème comme un crime ou un délit. Au contraire dans une république laïque, le blasphème ne peut être un objet de décision juridique puisque le blasphème n’existe que relativement à la croyance. Remarquons qu’un chrétien pourrait considérer comme blasphème la position de Juifs qui tiennent Jésus pour une sorte d’imposteur ou celle des musulmans qui ne tiennent simplement pour un prophète et non pour le « fils de Dieu ». Les religions sont les unes pour les autres toutes blasphématrices. C’est d’ailleurs un argument supplémentaire pour renvoyer les religions dans la sphère privée et fonder l’État sur des principes laïques.

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