dimanche 15 septembre 2002

Si Dieu n’existe pas …

La loi semble, au moins dans la tradition judéo-chrétienne, s’annoncer d’abord sous la forme de la loi religieuse. Le Décalogue est le modèle de cette conception : la loi s’impose à tous parce qu’elle n’a pas une origine humaine. Et cette transcendance est nécessaire pour que la loi puisse s’imposer car, sans cela, les hommes n’auraient aucune raison de l’adopter. Bien au contraire, sans l’autorité de la loi, ils ne peuvent que se jeter dans la débauche et dans l’idolâtrie, ainsi que le constate Moïse, de retour du Sinaï. Le corollaire de cette conception, c’est la puissance de châtier dont dispose Dieu. Il peut châtier les hommes de leur vivant, comme il le fait à Sodome et Gomorrhe. Mais le châtiment, dans la conception chrétienne, vient plutôt après la mort où les âmes des pécheurs sont livrées aux tourments éternels de l’enfer. Même si la théologie fait de l’amour de Dieu le mobile de l’obéissance à la loi, c’est essentiellement dans la crainte de Dieu que s’enracine la moralité. Cette question hante Les frères Karamazov de Dostoïevski : " si Dieu n’existe pas, tout est permis. "
L’idée d’un fondement de la dans l’autorité transcendante d’une intelligence ordonnatrice du monde se retrouve dans les doctrines providentialistes du xviie siècle et dans la théologie naturelle. Chez Locke, par exemple, la loi est une loi naturelle, et c’est pourquoi il refuse la vision hobbesienne de l’homme à l’état de nature comme un être qui ne connaît que son " droit de nature " sur tous et sur toutes choses. Mais cette loi naturelle qui interdit à l’homme de disposer de sa propre vie et de celle des autres ou encore qui fonde la séparation du tien et du mien, selon Locke, c’est dans le Nouveau Testament qu’on en trouve l’expression la plus achevée.
On pourrait critiquer ce besoin de fondement théologique de la par l’examen de ses conséquences. Nos sociétés sont pluralistes et admettent la liberté de conscience, par conséquent la liberté de ne pas croire en Dieu. Ainsi, nous aurions un fondement de la qui ne vaudrait que pour les croyants. Une telle suspendue à la foi perdrait toute autorité. Dans les critiques modernes de la en général, on retrouve d’ailleurs cette même problématique mais inversée : puisque la découle de la religion et que la religion n’est que superstition, destinée à intoxiquer les hommes au profit des tyrans et des parasites, la elle-même n’est qu’une superstition dont on devrait se débarrasser au plus vite. L’argument du nécessaire fondement théologique de la se retourne contre lui-même.
Il y a également un argument de fait : si la foi pouvait fonder la , cela se saurait ! Les sociétés où la foi garde une très grande importance ne sont ni plus ni moins immorales que les sociétés où le scepticisme à l’égard de la religion est très ancien. Les citoyens des États-Unis sont généralement très religieux – c’est peut-être même le plus religieux des pays développés – et pourtant ils ne semblent pas très bien placés pour donner l’exemple de la régénération aux libre-penseurs goguenards de l’autre côté de l’océan. Une question soulevée depuis fort longtemps : déjà Pierre Bayle montrait que l’athée vertueux était de loin préférable au bigot superstitieux.
En troisième lieu, les défenseurs du fondement théologique de la font comme si la révélation religieuse était unique et comme si ses leçons étaient univoques. Mais quelle foi peut donc servir de fondement à la  ? Celle de l’Ancien Testament, celle du Nouveau Testament, celle du Coran ? Faut-il plutôt suivre les leçons de Bouddha ? Les esprits syncrétistes affirment que toutes ces religions partagent un fond moral commun. Admettons cela – qui est tout sauf évident. Alors il s’ensuit que l’aspect moral de ces religions n’a aucun rapport avec les croyances proprement religieuses qu’elles imposent. Ce qu’elles ont de commun, ce sont quelques préceptes raisonnables que tous les hommes peuvent partager indépendamment de la question de savoir si Marie a été conçue sans pêché originel ou si c’est bien Gabriel qui a révélé à Muhammad les vérités du Coran. L’argument syncrétiste loin de revaloriser le rôle de la foi montre finalement qu’on peut fort bien s’en passer.
En quatrième lieu, les morales religieuses si elles existent sont en fait des prescriptions de vie qui débordent de très loin le champ de la . Peut-on trouver un quelconque sens moral aux interdits alimentaires ? Manger de la viande le vendredi saint ou manger du porc, sont-ce là des pêchés au même titre que le vol ou le parjure ? Peut-on mettre le meurtre et la fornication sur le même plan ? Il suffit de poser ces questions pour avoir la réponse. Le mélange de la diététique et de la moralité a quelque chose d’inconvenant.
Est-il vrai que si Dieu n’existe pas, tout est permis ? Norberto Bobbio analyse la signification de la parole des chevaliers de l’ordre teuronique, " Dieu le veut ". " C’est le revers du nihilisme : si Dieu existe et que je combats à ses côtés, alors toute atrocité est possible ". Le développement, à nouveau, des diverses formes de fanatisme religieux, jusque sous ses manifestations les plus monstrueuses, nous oblige à poser cette question. Si Dieu existe, d’une part le croyant est justifié dans sa croyance et l’autre est dans l’erreur absolue qu’il faut extirper pour la plus grande gloire de Dieu. Si Dieu existe, la vie terrestre n’est qu’une vie misérable qui en saurait en rien être comparée avec la vie dans l’au-delà et, par conséquent, la mort n’est pas à craindre, ni pour soi, ni pour les autres, puisque de toutes façons, c’est Dieu qui décide de rappeler à lui les mortels. C’est pourquoi dans les religions cohabitent si facilement les préceptes moraux les plus incontestables et l’utilitarisme le plus prosaïque et le goût du sacrifice le plus terrifiant. Credo quia absurdum ! En effet, il faut croire parce c’est absurde, car sinon comment croire pour des raisons morales à des dogmes qui enseignent que les bébés non baptisés erreront éternellement dans les limbes ? Comment admettre une justice divine qui condamne les enfants pour les fautes des parents ? Comment l’amour pourrait-il ordonner l’extermination des infidèles ?
Inversement, si Dieu n’existe pas, la responsabilité nous incombe intégralement. Pas de justice ni de miséricorde divine dans l’au-delà. Trouver nos propres limites, c’est notre affaire. Déterminer ce que nous devons nous interdire, cela nous concerne et la réponse est dans l’usage de notre jugement et nulle part ailleurs. Autrement dit, on pourrait renverser la proposition commune sur l’amoralisme de notre époque désenchantée. C’est parce que la religion a déserté les esprits et les pratiques sociales que nous avons besoin de et c’est parce que nous pouvons entrer dans l’âge de la majorité – pour parler comme Kant dans Qu’est-ce que les Lumières ? – que la , une autonome, humaine, rien qu’humaine, est véritablement possible.
Denis Collin - sept 2002

jeudi 12 septembre 2002

Quelques remarques sur l’article de Jean-Jacques Kupiec, « La biologie a-t-elle opéré sa révolution copernicienne ? » (La Raison, n° 474, septembre/octobre 2002)

Il faut dire, tout d’abord, que le livre de Kupiec et Sonigo, Ni Dieu, ni gène, (Seuil, 2000) est à lire et à relire, à la fois pour sa clarté, sa capacité à relier les questions philosophiques et les recherches scientifiques et par l’audace enfin des vues qui y sont exposées. Affirmant que la génétique n’est pas une science, mais seulement une théorie scientifique de l’hérédité, les deux auteurs jettent un pavé dans la mare. En proposant de faire de la théorie de l’évolution par la sélection naturelle la base d’une théorie matérialiste de l’ontogénèse, ils ouvrent une voie qui semble très féconde.
Résumant sa problématique philosophique pour La Raison, Kupiec a certainement raison de faire de la propagation du nominalisme une des conditions de la grande révolution scientifique moderne, celle qui donne les Copernic et les Galilée. Il me semble cependant qu’en opposant nominalisme et aristotélisme, Kupiec fait fausse route. Certes, la grande majorité des aristotéliciens sont partisans du réalisme des universaux. Mais les aristotéliciens nominalistes sont assez nombreux. Aristote, en effet, est aussi bien le père du nominalisme que celui du réalisme et, de fait, les écoles nominalistes de la philosophie médiévale partent de la relecture de la métaphysique aristotélicienne. Des propositions à connotation nominaliste se trouvent affirmées dès les premières pages des «Catégories». « La substance, au sens le plus fondamental, premier et principal du terme, c'est ce qui n'est ni affirmé d'un sujet ni dans un sujet : par exemple l'homme individuel ou le cheval individuel. » Or ces réalités individuelles sont le fondement de toute réalité : « Faute donc par ces substances premières d'exister, aucune autre chose ne pourrait exister. » Dans la « Métaphysique », Aristote développe la même idée en refusant que les universaux puissent être considérés comme substances, car l'universel est ce qui appartient naturellement à une multiplicité et donc « rien de ce qui existe comme universel dans les êtres n'est une substance ; c'est aussi parce qu'aucun des prédicats communs ne marque un être déterminé mais seulement telle qualité de la chose. » Et « Ainsi donc, nous venons de rendre évident qu'aucun des universaux n'est substance et qu'il n'y a aucune substance composée de substances. »
C'est précisément ce refus des universaux comme substances qui structure l'anti-platonisme d'Aristote et en particulier sa polémique contre la théorie des idées. Au couple Idée-apparence qui fait des multiples « étants » des manifestations phénoménales de l’Idée, seule dotée de réalité et d’intelligibilité, Aristote oppose la substance comme substrat singulier et véritable étant, dont les accidents modifient l’apparence. Les diverses substances peuvent avoir des attributs communs à partir desquels sont construits des « universaux », des espèces et des genres qui ne sont jamais véritablement des substances mais peuvent seulement « être dits » des substances en un certain sens particulier. Représentant le plus connu du nominalisme médiéval, Guillaume d’Occam (1290-1349) se situe dans cette filiation aristotélicienne. Et la philosophie d’Occam joue un rôle capital dans l’évolution intellectuelle qui conduit à la science moderne.
Ces remarques n’atteignent pas la problématique de Kupiec que je partage très largement. Mais il fallait rendre à César ou plutôt à Aristote (l’Alexandre macédonien de la philosophie grecque, disait Marx) ce qui lui revient.
Denis Collin
(Cet article a été publié dans le n°476 du journal "La Raison")

mercredi 11 septembre 2002

Etudes matérialistes sur la morale


Un ouvrage d'Yvon Quiniou
Il y a quelques années, Yvon Quiniou publiait une stimulante lecture matérialiste de Nietzsche, Nietzsche ou l'impossible immoralisme (Kimé, 1993). Ses Études matérialistes sur la morale (Kimé, 2002) synthétisent une recherche poursuivie patiemment, à l'écart de la doxa, pour construire une conception matérialiste de la morale. Il y a un fil directeur dans sa réflexion : l'affirmation de la valeur scientifique du matérialisme, un matérialisme modeste et non métaphysique, celui qui considère toute réalité connaissable humainement comme une seule réalité matérielle, dont le travail scientifique peut expliquer les lois de transformation, de l'apparition des organismes vivants jusqu’à l'homo sapiens. Cette conception strictement moniste exclut tout recours à la transcendance divine. A partir de là, se pose la question cruciale : comment la morale est-elle possible d'un point de vue matérialiste? Se situant sur le plan de la nature, considérée sans adjonction extérieure, le matérialisme semble exclure comme simple mystification tout devoir-être. N'est-ce pas le matérialisme nietzschéen qui se proposait de “ fracasser la morale ” comme illusion de la vie? YQ montre qu'en réalité l'immoralisme nietzschéen se tourne en un moralisme nouveau qui fait l'apologie de ce qu'il appelle les valeurs de la vie.
Distinguant soigneusement morale et éthique, YQ montre qu'une morale universaliste reste possible et nécessaire d'un point de vue matérialiste. Ses études sur Darwin, spécialement sur La descendance de l'homme, montrent que la théorie de l'évolution rend très bien compte de l'apparition de la morale comme un instinct social qui s'est révélé un avantage adaptatif décisif pour la survie de l'espèce. Mais expliquer la genèse de la morale, ce n'est pas encore la fonder rationnellement comme système normatif. Défendant une version non métaphysique de la morale kantienne, YQ dans ses études sur Marx et Habermas expose clairement tout l'intérêt que peuvent tirer d'une telle approche tous ceux qui continuent de lutter pour l'émancipation humaine.
Clair, pédagogique, le livre de Quiniou est à lire, à faire lire et à discuter.
Denis Collin (11 avril 2002)

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...