lundi 26 mars 2018

Limiter l'expérimentation sur le corps humain?


Voilà quelques siècles maintenant que le corps humain n’est plus tabou. Les dissections et même les vivisections avaient, certes, été pratiquées dans l’Antiquité, dans l’Égypte des Ptolémée, sur les condamnés. Interdites par le droit romain, mais jamais condamnées formellement par l’Église catholique, en dépit du respect dû au corops promis à la résurrection à la fin des temps, elles se pratiquent assez fréquemment dès le XIIIe siècle (notamment pour le diagnostic des épidémies). Avec la science moderne, ce qui était encore exceptionnel va se généraliser aussi bien pour les autopsies que pour l’étude de l’anatomie humaine. Les travaux de Vésale et la « leçon d’anatomie du Docteur Tulp » de Rembrandt (un tableau commandé par la guilde des chirurgiens) ne sont donc pas des événements inauguraux ! L’idée cartésienne du « corps machine » contribue aussi à lever les scrupules concernant les expérimentations sur les cadavres : depuis longtemps on peut faire figurer dans les dispositions testamentaires le don de son corps à la science. Et désormais le consentement au prélèvement d’organes est supposé, sauf indication contraire manifestée clairement du vivant du sujet. Ce qui pose des problèmes plus délicats, c’est l’expérimentation sur le corps humain vivant.
Comprenons bien : celle-ci a toujours existé. Les progrès de la médecine se sont presque toujours faits par une expérimentation initiale. Quand Jenner soutient le principe de la vaccination ou quand Pasteur teste son vaccin contre la rage, ils ont expérimenté sur le corps humain vivant. Dans Madame Bovary, de Flaubert, on trouve aussi une expérimentation malheureuse conduite par le pharmacien Homais (un « progressiste » qui se veut scientifique) et qui tente d’opérer le pied bot d’Hyppolite, le garçon d’écurie de Charles Bovary !
Le problème qui se pose n’est donc pas de savoir si on l’on peut conduire des expérimentations sur le corps humain, mais plutôt de déterminer s’il est nécessaire d’imposer des limites à ces expérimentations, tant est-il que le progrès médical en est étroitement dépendant. Ce qui a fait surgir cette question sur le plan juridique, ce sont les « expérimentations » prétendument scientifiques conduites par les nazis sur les déportés. Joseph Mengele y avait gagné la sinistre réputation qui est la sienne. Du procès des médecins nazis qui s’est tenu en 1946-1947 est issu le code de Nuremberg qui définit les conditions dans lesquelles l’expérimentation sur les humains vivants est autorisée. Ce texte développe les principes déjà énoncés, au moins partiellement depuis au moins le début du XIXe siècle.
Pour comprendre ce qui est en cause, il suffit de s’appuyer sur les réflexions contenues dans les grandes doctrines morales. La condition minimale que nous accepterons sans difficulté est que l’expérimentation doit viser le plus grand bien pour l’humanité. Les expériences nazies s’inscrivaient clairement dans une perspective de terreur et d’extermination d’une partie de l’humanité et représentent presque le comble de l’abomination morale. Pour autant, la défaite nazie n’a pas fait disparaître ces sinistres pratiques. L’assistance médicale aux séances de torture a été largement pratiquée dans les tyrannies les plus récentes ou dans les guerres coloniales. Mais ces exemples extrêmes ne doivent pas masquer d’autres directions de l’expérimentation sur le corps humain, beaucoup moins horribles, qui ne visent absolument pas le bien de l’humanité. Ainsi le dopage n’a pas d’autre finalité que les profits du sport-spectacle. Il en va de même pour toutes les tentations pour créer un « surhomme ».
Donc, la finalité (bonne) de l’expérimentation constitue la seule justification. En outre ces bénéfices attendus pour l’humanité doivent être impossibles à atteindre par d’autres moyens ; ils ne doivent être ni arbitraires ni superflus.
En second lieu, en partant de l’impératif catégorique kantien (« tu respecteras en ta propre personne comme en la personne de tout autre l’humanité comme une fin en soi et jamais simplement comme un moyen »), il s’en déduit clairement que le sujet d’une expérimentation doit consentir clairement à entrer dans un protocole expérimental. Il doit s’agir, précise la loi, d’un consentement « libre et éclairé ». Le consentement ne peut pas être extorqué par la contrainte, y compris la contrainte indirecte qui est celle que fait peser la misère matérielle ou la condition carcérale, par exemple, et pourtant l’expérimentation sur des prisonniers a été longtemps pratiquée, plus ou moins clandestinement dans certains pays. Le consentement doit être éclairé, c’est-à-dire que le sujet doit pouvoir appréhender sans la moindre ambiguïté les objectifs de l’expérimentation et les risques encourus. Ce critère n’est pas aisé à vérifier : un malade atteint d’une très grave maladie peut être prêt à tout ce qui lui permettrait d’échapper à la douleur, y compris des expériences aux résultats très incertains. Il existe aussi des cas où le sujet ne peut pas donner son consentement : par exemple, quand on a affaire à un sujet inconscient dont le pronostic vital est engagé, faut-il tenter une expérience qui pourrait le sauver ? Mais comment peut-on être assuré qu’on ne le précipite pas vers la mort alors que d’autres traitements connus auraient retardé l’échéance. Il y a toujours une grande part d’incertitude qui oblige les médecins et les chercheurs à faire des paris qui outrepassent les droits stricts du sujet. Il existe également des cas épineux : dans le cas d’une expérimentation en double aveugle, ceux qui prennent le médicament et ceux qui prennent le placebo sont par définition dans l’ignorance de leur situation réelle.  Comment peut-il y avoir véritablement dans ce cas un consentement éclairé.
En troisième lieu, le sujet doit avoir une garantie raisonnable que l’expérimentation n’aura pas de dommages graves pour lui. Mais il ne peut y avoir dans ce domaine de garantie absolue. La  question du risque est un des éléments importants, pris en considération dans la décision d’engager une expérimentation. Elle s’inscrit dans le calcul coût/avantages et donne nécessairement une large place au mode de pensée utilitariste. Est-il possible de procéder autrement ? Sans doute pas. Mais à partir de ce calcul coût/avantages, il est très facile de glisser vers la mise en œuvre de toute expérimentation sur le corps humain dont on peut penser que l’humanité, dans sa majorité, tirerait profit, c’est-à-dire à accepter sans scrupule moral excessif un utilitarisme sacrificiel.
Les principes généraux de bioéthique ne peuvent donc pas fixer de limites garanties et intangibles. Il demeure toujours une marge indécise qui est laissé au jugement individuel de ceux qui sont engagés dans ces expérimentations. En revanche on peut essayer de déterminer ce qui ne doit pas être visé dans la recherche médicale, c’est-à-dire déterminer les limites absolues des ambitions humaines. La première et la plus évidente est que nous ne pouvons chercher l’immortalité et il y a certainement un point où la tentative de prolonger indéfiniment la vie humaine n’a plus aucun sens. La vie humaine suppose justement que les anciens laissent la place aux jeunes. Une société où la grande majorité des hommes vivraient deux cents ou trois cents ans, pour ne rien dire de l’immortalité, risquerait fort de ressembler à un enfer. D’autant plus que nous savons que l’augmentation de l’espérance de vie ne s’est pas du tout accompagnée d’une augmentation de la durée maximale de la vie : le record de Jeanne Calment, 114 ans, n’est toujours pas battu ! Nous pouvons espérer diminuer l’importance de maladies graves et qui touchent des millions d’individus (le paludisme, par exemple) mais nous devons aussi revenir aux leçons les plus anciennes de la philosophie : comment devons-nous nous comporter face à la mort qui est certaine, même si l’heure est incertaine. Notre avenir individuel est bien la déchéance inéluctable de notre corps, sachant que nous tentons toujours d’en ralentir les effets, en vain.
S’il faut éviter de courir après l’impossible, nous devons également nous méfier de certains possibles qui semblent être le moyen d’augmenter notre puissance et que, pourtant, nous devrions clairement refuser. Sans doute la maîtrise positive de la procréation serait-elle un bien pour les humains. Notre maîtrise pour l’heure est uniquement négative : empêcher les naissances non voulues grâce à la contraception, empêcher la naissance d’enfants lourdement handicapés avec l’avortement thérapeutique dans un certain nombre de cas bien connus (trisomie 21, par exemple). Mais, sauf à la marge et dans des conditions qui sont souvent encore interdites dans un pays comme la France, nous ne pouvons définir à l’avance les caractéristiques de l’enfant à naître. L’eugénisme « positif » produirait des conséquences morales catastrophiques. Il ferait naître deux catégories d’humains, un peu comme dans Le meilleur des mondes, justifierait la stérilisation forcée, bref réaliserait « l’idéal » nazi. La seule question est de savoir si nous serons assez sages pour refuser une augmentation démesurée de notre puissance sur notre propre corps et sur le corps humain en général. Ou si, au contraire, il faut nous résigner à accepter que tout ce qui est possible sera réalisé…
En conclusion, Descartes proposait dans la VIe partie du Discours de la méthode une « philosophie pratique » qui nous rendrait « comme maîtres et possesseurs de la nature » et serait fort utile pour la santé qui est « le plus grand de tous les biens ». Ce programme prométhéen a été en bonne partie accompli depuis le XVIIe siècle. Mais si Descartes, modestement, disait « comme maîtres », nous avons eu tendance à supprimer le « comme » et nous penser comme les maîtres de la nature et au premier chef de notre propre nature. Les limitations morales qui s’imposer à l’expérimentation sur le corps humain viennent opportunément nous rappeler que nous ne serons jamais les maîtres de notre propre nature et que « la puissance de la nature surpasse infiniment la puissance de l’homme » (Spinoza).


lundi 19 mars 2018

L’homme est-il hors de son propre corps ?


Où suis-je ? La question est moins commune que « qui suis-je ? », mais elle n’est pas moins retorse. Où suis-je ? Je peux répondre en donnant mes coordonnées géographiques ou en criant pour qu’on m’entende bien : « je suis ici ! ». Cependant, cette localisation spatiale n’épuise pas la question. Je localise mon corps, mais « je », où est-il ? Peut-on réduire le sujet (« je »), l’homme au sens propre et complet du terme au corps propre ? Peut-on affirmer sans plus que le « je » est localisé dans un corps que je sais localiser par ses coordonnées spatio-temporelles ? Si on définit le sujet comme l’auto-perception, le phénomène de conscience propre à l’être humain, il n’est pas absolument certain que je puisse dire que « je suis dans mon propre corps » ou encore que mon ami Paul est dans le corps humain qui est assis dans le fauteuil à ma droite. Ne devons-nous pas déduire de ces interrogations qu’il y a du sens à affirmer que l’homme est hors de son propre corps ? Et donc nous devons d’abord nous demander si l’homme est d’abord dans son corps afin, éventuellement, de pouvoir être hors de son propre corps. Ensuite, nous verrons s’il nous faut concevoir que l’homme puisse réellement être hors de son corps. Et enfin, comme cette idée peut paraître étrange, ou réservée aux situations pathologiques (comme le cas du schizophrène), nous pourrons comprendre pourquoi l’existence de l’homme suppose qu’il est un entre-deux, entre son corps propre, charnel, et le monde.
En premier lieu, nous devons admettre que l’homme ne peut être réduit à un ensemble d’organes vivants. « L’homme pense », dit Spinoza. Non seulement, il se perçoit lui-même, il a une idée de lui-même mais encore il a une idée de cette idée. La biologie ne peut saisir ce qu’est l’homme. Pour la biologie, il n’est qu’un primate parmi les primates ; l’éthologue pourrait en étudier les comportements sociaux, comme on le fait des chimpanzés, des gorilles des oies cendrées ou des fourmis. Mais l’homme n’est pas seulement un objet des sciences de la nature, il est aussi sujet, se pensant lui-même. De ce constat, il en a souvent été tiré que l’homme était un composé, le composé d’un corps matériel et d’une substance immatérielle, l’âme ou l’esprit. Mais cette conclusion ne s’impose pas d’elle-même, elle va bien au-delà de ce que l’expérience de la conscience peut nous donner. Il suffit d’accorder que nous ne pouvons saisir l’homme en nous contentant de le considérer sous l’attribut de l’étendue, objectivement, mais qu’il doit aussi être considéré sous l’attribut de la pensée, subjectivement. Même si nous réduisons l’homme à la pensée, nous pouvons dire avec Descartes que l’âme n’est pas dans le corps comme un pilote en son navire, car l’âme est étroitement conjointe au corps, au corps tout entier et à chacune de ses parties. Si nous nous plaçons dans un optique monisme, a fortiori il n’y a guère de sens à dire que l’homme est dans son propre corps : l’homme n’est pas dans son corps, il est ce corps, son corps propre. Celui-ci n’est ni une enveloppe, ni un abri pour le sujet. Il est le sujet lui-même, en acte. Dans une célèbre aporie, l’aporie du cerveau dans la cuve, Hilary Putnam imagine le dispositif suivant : on place le cerveau dans une cuve remplie d’un liquide nourricier et on relie le cerveau au reste du corps par des liaisons radio. Ainsi les stimuli reçus par le corps seront transmis au cerveau et le cerveau enverra des stimuli pour commander les muscles et les mouvements du corps. Putnam fait de cette expérience de pensée un argument sceptique (une nouvelle formulation de l’argument cartésien du malin génie) : si je pense percevoir tel ou tel environnement et si je pense effectuer telle ou telle action, je suis incapable de déterminer si je suis un homme normal ou si je suis un cerveau dans une cuve. Supposons maintenant que nous observions un « homme », monsieur X. ainsi séparé entre son cerveau dans une cuve et son corps occupé à travailler sur son lieu de travail habituel. Peut-on répondre à la question : « où est monsieur X. ? » Est-il dans la cuve où est-il à son travail ?
Ainsi l’homme n’est pas « dans » son propre corps précisément parce qu’il « est » ce corps et que, sous ce premier aspect, du même coup, l’homme ne peut pas plus être hors de son propre corps, puisque si l’expression « être dans son propre corps » n’a pas de sens, l’antonyme, « être hors de son propre corps » n’a pas plus de sens.
Mais si nous admettons que l’homme n’est pas « dans » son corps, puisqu’il est ce corps, ou encore lui est étroitement conjoint, il semble qu’on ne peut pas admettre non plus qu’il soit « hors de son propre corps ». Mais c’est là que les choses se compliquent. Le sujet est le sujet conscient : un sujet non conscient est une contradiction dans les termes, puisque le sujet non conscient est sujet incapable de dire « je » et rapporter à ce « je » toutes ses représentations. Or comment ce sujet existe-t-il ? On peut dire que les choses « sont », elles n’ont d’existence qu’en un sens affaiblit. Au sens fort le mot « exister » signifie tirer sa réalité d’autre chose. L’antonyme d’exister est insister… En tant qu’être vivant, l’homme est ou vit, tout simplement, il insiste, c’est-à-dire qu’il persiste dans son être. Mais en tant qu’être conscient, il tire sa réalité d’autre chose, ou plus exactement de trois autres choses. D’abord le monde : la conscience, c’est d’abord la perception d’un monde, d’un monde qui est donné au corps et qu’il est construit relativement à ce corps. En deuxième lieu, les autres. L’être conscient se perçoit face à d’autres êtres conscients comme lui. Et comme le soutient Hegel, c’est bien dans le rapport avec d’autres « consciences de soi » que le sujet acquiert la vérité et la certitude de la conscience de soi. Enfin, le sujet conscient se perçoit comme corps, il perçoit son corps, à la fois comme un corps semblable aux autres corps qui sont dans le monde, mais aussi et surtout comme son corps propre. Donc l’être conscient n’émerge donc qu’en plaçant « hors de » (ex) : hors du monde, hors des autres, hors de son propre corps, car s’il ne faisait qu’un avec corps comme avec les autres choses et les autres êtres du monde, il ne pourrait se percevoir, c’est-à-dire ramener ses perceptions à une unité postulée, celle du « je ».
C’est donc l’idée que la conscience n’est pas une chose, pas une substance, mais bien un rapport qui oblige à reconnaître que, sous un certain aspect, mais seulement sous un certain aspect, sous un certain rapport, l’homme est en dehors de son propre corps.
Abordons encore le problème d’une autre manière. Quand je suis confronté au corps d’un homme mort, suis-je devant cet homme ? Évidemment non. Ce qui est présentement dans le champ de ma perception, c’est un cadavre. Mais ce cadavre est pourtant celui de M.X décédé. Le cadavre ressemble à l’homme vivant et pourtant il lui est profondément étranger. Je peux évidemment dire que M.X n’existe plus et pourtant il possède encore un certain mode d’existence sociale. Dans quelques jours on va lire ses dernières volontés : le mort a encore une volonté qui doit être suivie. Les humains morts sont bien hors de leur propre corps puisque je peux tout de même par une série d’opérations sociales et psychiques les considérer d’une certaine manière comme s’ils étaient encore présents. Combien de fois, en philosophie, sommes-nous amenés à dire ou à écrire : « Platon nous enseigne que… », « Rousseau affirme que …», comme si Platon et Rousseau pouvaient encore parler. Pour savoir ce que dit Rousseau, je ne vais pas aller voir son squelette dans sa tombe au Panthéon (et encore moins dans son cénotaphe à Ermenonville !), mais ouvrir ses livres et les lire. C’est parce que nous sommes des êtres sociaux, des êtres de culture qu’il existe pour les hommes un mode d’être en dehors de leur propre corps.
Ainsi nous admettons qu’en quelque manière l’homme peut être hors de son propre corps. Mais ceci ne nous reconduit pas au dualisme cartésien. D’ailleurs le dualisme cartésien lui-même ne dit pas que l’homme puisse en dehors de son corps. Si, comme le dit Descartes nous pouvons connaître l’âme clairement et distinctement comme séparée du corps, il ne s’ensuit pas que l’homme puisse  être conçu indépendamment de son corps ! L’homme est au contraire cette conjonction étroitement de l’âme et du corps, une âme dont toute la nature n’est que de penser et un corps, « substance étendue » qui n’a nul besoin d’une âme pour l’animer. Et le problème fondamental que se pose Descartes n’est pas de séparer l’âme du corps mais bien de savoir comment ils sont si étroitement conjoints, cette énigme sur laquelle il butte face aux objections de Hobbes ou de Gassendi. En réalité si l’homme peut être en une certaine manière hors de son propre corps, c’est d’abord parce qu’il est un être social qui n’existe qu’avec les autres, par les autres dans lesquels il reconnait presque spontanément son propre corps.  C’est cette « inter-corporéité » dont parle Merleau-Ponty qui le constitue comme humain parmi les humains, comme être sensible parmi les êtres sensibles. Et c’est sa corporéité qui le pose comme constituant le monde qui se donne à lui dans la perception. Il n’est donc pas simplement (esse), il « est entre » (interesse). Quand on dit qu’il s’intéresse aux autres et au monde, il faut prendre ce verbe dans son sens premier : être parmi, être entre. Peut-être faudrait-il décalquer du latin le verbe « interêtre » et dire que l’homme n’est pas mais « interest » ! Et c’est parce qu’il est ainsi, entre son corps propre et le monde qu’il constitue que l’homme peut être « présent au monde », la présence (du latin praesum, praeesse¸ qui signifie « être devant ») étant à la fois la présence de l’homme face au monde et la présence devant soi-même – et si l’homme est devant il n’est donc pas dedans.
L’homme comme être conscient est donc cet « entre », cette relation qui le place devant (présent). On pourrait ainsi renvoyer les antinomies du corps et de l’esprit à leurs querelles déjà surmontées. La conscience est la manière dont le corps humain se dispose dans le monde, organise le monde et se projette ainsi hors de lui-même.

vendredi 16 mars 2018

Le sport, une politique du corps


Quand on parle du sport, il faut commencer par dire précisément ce que l’on entend par là. Quand je fais de la randonnée en montagne, je ne fais pas du sport ; quand je tape dans un ballon avec des copains, je ne fais pas du sport ni quand je vais à piscine ou que je me livre à n’importe quelle autre activité physique. L’exercice physique, l’éducation physique même, ce n’est pas le sport. Pour commencer, il faut dire que le sport est un système politique, organisé à l’échelle mondial et qui s’et ramifié dans toutes les nations.
Système politique : c’est-à-dire une organisation qui a pour vocation d’encadrer la multitude, de l’organiser, de la faire agir selon les vues des organes dirigeants, exactement comme toute organisation politique. Mais ce n’est pas n’importe quel système politique ; ce n’est pas l’ONU, ni l’OMC, ni une alliance militaire, mais un système de même niveau. C’est un système politique qui ne se contente pas de gouverner les âmes, de conduire les individus à acheter ou à vendre, à faire la guerre ou à respecter les traités de paix. C’est un système qui veut gouverner les corps et ce faisant pourrait bien être redoutablement plus efficace que les systèmes politiques des époques antérieures. Voilà pourquoi le sport est une politique du corps.
Je montrerai (I) que le sport est une institution politique qui trouve son plein déploiement dans la mondialisation et correspond au déploiement des biopouvoirs dont parlait Michel Foucault ; ensuite (II) que le biopouvoir sportif est rouage essentiel de la colonisation des consciences ; enfin (III) que le sport est un terrain d’essai important du développement de l’industrie de l’humain.

Le sport est une institution politique moderne

Quand on parle de sport, il faut d’abord porter un regard historique. Nous avons des « jeux olympiques » comme les Grecs. Les nobles se livraient à des combats souvent mortels dans des tournois et nous, nous avons des combats de boxe et des tournois de tennis. Bref, rien de nouveau sous le soleil et nous pourrions croire que le sport est une réalité transhistorique. Le néo-olympisme, celui auquel Pierre de Coubertin (« le seigneur des anneaux ») a attaché son nom n’est pas l’olympisme grec. L’olympisme moderne a des objectifs modernes ! L’objectif de Coubertin est d’apaiser les conflits sociaux – sa famille catholique vivait dans la terreur du retour de la Commune de Paris. Il fonde le néo-olympisme comme un mouvement religieux ou « philosophico-religieux ». Jean-Marie Brohm qui a consacré de très nombreux ouvrages à la critique du sport affirme que le néo-olympisme de Pierre de Coubertin exprime « un projet social réactionnaire, une vision du monde  impérialiste et une philosophie de l’histoire mystificatrice » (in Le seigneur des anneaux, éditions Homnisphères, p. 27). Saturé de références à une Antiquité grecque mythifiée enveloppée dans une prose aux connotations religieuses récurrentes, de Coubertin veut faire de l’Olympisme l’instrument d’un nouvel ordre mondial consacrant les « races fortes » du « monde civilisé ». Il glorifie « l’œuvre coloniale » de la France et estime que le sport est nécessaire pour éduquer les indigènes, leur donner de bonnes habitudes, les discipliner et les rendre « plus maniables ». Propagandiste politique, il considère que le pilier de la société est la propriété et que le prolétariat doit accepter son maintien.
Le baron Pierre de Coubertin, le grand « humaniste », déclarait au moment des JO de Berlin en 1936: « Ils [Les jeux de 1936] ont été, très exactement, ce que j'ai souhaité qu'ils fussent [.]. À Berlin on a vibré pour une idée que nous n'avons pas à juger, mais qui fut l'excitant passionnel que je recherche constamment. On a, d'autre part, organisé la partie technique avec tout le soin désirable et l'on ne peut faire aux Allemands nul reproche de déloyauté sportive. Comment voudriez-vous dans ces conditions que je répudie la célébration de la XIe Olympiade ? Puisque aussi bien cette glorification du régime nazi a été le choc émotionnel qui a permis le développement immense qu'ils ont connu. » (L'Auto, 4 septembre 1936).
On peut continuer ainsi. L’olympisme est une idéologie, il a des visées idéologiques explicites et autour de cette idéologie s’est édifié petit à petit un appareil mondialisé, le CIO qui joue une rôle politique évident – l’attribution du pays et de la ville accueillant les JO est d’ailleurs toujours un moment de tractations politiques intenses. Les JO de Pékin en 2008 ont consacré la nouvelle place de la Chine dans l’ordre mondial.
Ce que j’ai dit ici des JO s’applique évidemment à l’ensemble des organisations sportives. Des sommes d’argent considérables sont brassées. Les organisations comme le CIO ou la FIFA sont des lieux où se déploient trafics et corruptions de toutes sortes. L’idée d’un sport comme activité transhistorique, des Grecs à nous, est donc bien une idée qui nous aveugle sur la réalité de l’institution sportive contemporaine. C’est donc typiquement une idéologie qui obscurcit la réalité de l’organisation sportive internationale, c’est-à-dire une pyramide d’institutions à l’égal du FMI, de l’OMC, ou de l’OTAN pour n’en citer que quelques-unes.
Derrière la façade attrayante de « l’esprit sportif », il faudrait interroger toute l’idéologie sportive. En valorisant les aptitudes physiques qui ont un substrat biologique inéliminable, c’est une idéologie assez spontanément raciste et sexiste. La séparation hommes/femmes comme marque de leur inégalité est de rigueur. Le sport est également puritain : il y a des élus (en nombre restrient) et des damnés, conformément à la doctrine de la prédestination. Le but des sportifs est de pratiquer « l’ascèse intramondaine » dont parlait Max Weber : souffrir pour le sport (ou l’argent). Et le sport ne fait pas bon ménage avec le plaisir.
On pourrait penser que le rôle politique des grandes festivités sportives (des JO de Berlin à la coupe du monde de football en Argentine en 1978, au JO d’Athènes, etc.) n’est qu’une malheureuse perversion de « l’esprit sportif ». Il n’en est rien. Les JO et les autres institutions sportives internationales ont été créés dans un but politique (cf. supra) et se maintiennent pour des raisons politiques. Le sport, comme la guerre selon Clausewitz, est la continuation de la politique par d’autres moyens. Et ce qui est vrai au plan international l’est également au plan national : encadrement des corps et des émotions populaires, voilà l’objet du sport.  Le sport exalte les nationalismes les plus obtus : les commentateurs sportifs en sont de bonnes expressions. Et il affirme ce chauvinisme d’autant plus fortement que les nations en tant qu’instances de la souveraineté politique se trouvent très affaiblies. Il est aussi évidemment l’instrument de la manifestation de la puissance : les JO de Pékin célébraient la place nouvelle conquise par la Chine dans l’arène mondiale et permettaient de faire passer au second rang les aspects moins reluisants du régime chinois en matière de droits de l’homme autant qu’en matière de droits sociaux. L’organisation de la coupe du monde de football au Qatar s’inscrit aussi dans cette politique de puissance : « l’islamisme 2.0 » devrait y trouver sa consécration. Toutefois, il n’est pas certain que cet événement se tienne comme prévu…

La colonisation du monde vécu


Abordons les choses autrement. Le sport est une institution visant à organiser « la colonisation du monde de vécu » parce que le lieu où s’effectue cette colonisation est le corps.
C’est chez Husserl dans La Crise de l’humanité européenne qu’est développé le concept de « monde vécu ».  Le « monde vécu » ou « le monde de la vie » est le monde tel qu’il est immédiatement donné, dans l’expérience subjective et s’oppose au monde « objectif » des sciences de la nature.  Mais il ne s’agit pas d’un monde privé mais d’un monde intersubjectif. Et ce monde se construit dans l’interaction des individus, interaction qui prend un caractère systémique. La notion de « colonisation du monde vécu » a été développée par Jürgen Habermas dès ses premiers écrits. C’est un thème qu’il hérite de la théorie critique de l’école de Francfort.
Chez Habermas, le monde vécu est tout à la fois la sphère privée et l’espace public comme espace de la communication, par opposition au système économique ou administratif. Dans La technique et la science comme idéologie, il a montré comment la technique fonctionnait comme système, imposant une idéologie fondée sur la rationalité instrumentale, hostile à l’agir communicationnel et la politique comme délibération publique. Les systèmes sont les structures extrinsèques de l’action, les résultats figés de l’action qui s’opposent maintenant à l’agir communicationnel.
Voyons maintenant le rapport avec le sport. Le sport est typiquement un système qui impose sa propre rationalité aux individus. Et la colonisation du monde vécu, à la fois privé et public s’effectue à travers le corps. 
L’ordre social s’impose aux individus par les contraintes qui s’exercent sur le corps, contraintes pour une part indispensables à toute vie sociale, mais contraintes qui dans les sociétés fondées la course à la productivité sont redoublées. Il y a une sur-répression, une répression pulsionnelle qui va bien au-delà du strict nécessaire pour rendre la vie de chaque individu compatible avec la même liberté pour les autres. Cette sur-répression consiste à imposer une rigueur et une raideur à un certain nombre de gestes, de tenues, d’attitudes, ce qu’on appelait dans les cours de gymnastique d’autrefois (avant que cela ne s’appelle EPS) des cours de « maintien ». Ce maintien visait précisément à forger ce que Wilhelm Reich a appelé la « cuirasse musculaire » qui, selon lui, a pour finalité la limitation de la puissance orgasmique de l’individu. Si cet aspect peut sembler un peu vieillot depuis justement qu’on a des cours d’EPS et non plus de gymnastique, on retiendra tout de même que le système d’éducation des corps a des finalités clairement anti-érotiques. Le sport procède à une « désérotisation » des corps, leur domestication. Le corps n’est pas le centre du plaisir, mais celui de la souffrance nécessaire pour montrer sa force physique.
C’est aussi le triomphe du mouvement mécanique, c’est-à-dire du mouvement qui a perdu toute spontanéité et doit être décomposé – la chronophotographie inventée par Jules Marey en 1889 permet de décomposer le mouvement en une succession d’instantanés qui peuvent ensuite être analysés. En termes bergsoniens, on substitue à la durée continue le plan discontinu et le temps des horloges au temps vécu. Si l’instantané, c’est le mort qui saisit le vif, le mouvement analysé, c’est-à-dire décomposé est le mouvement d’une chose morte, le mouvement d’une machine.
Encore fois, dans la recherche de la précision et de l’efficacité du geste technique, il y a quelque chose de nécessaire : travailler bien et efficacement, précisément, qui pourrait penser que c’est sans importance. Mais le problème est que le sport impose ce type d’organisation corporelle non pour les nécessités du travail, non pour ce que nous impose « anankè » mais comme expression du plaisir, du plaisir d’être une machine ! Retournement d’Éros en Thanatos : voilà ce dont il s’agit. Et loin de célébrer la vie, le sport pourrait bien se révéler parfaitement mortifère à l’image même de notre société qui célèbre le travail mort, c’est-à-dire le triomphe de la machine (homme-machine, intelligence artificielle).
Il y a un deuxième aspect : la sur-répression dont parle Marcuse prend dans la société industrielle et technique le nom de principe de rendement. Le sport est le triomphe absolu du principe de rendement.  Plus fort, plus vite, plus haut, comme le disait un ancien président de la république reprenant Pierre de Coubertin afin de vanter les mérites du « travailler plus pour gagner plus ». Les records sont faits pour être battus ! Exactement comme les records de ventes doivent être battus par les vendeurs pour augmenter leur bonus ou la part variable de leur salaire. Le stakhanovisme bâti sur les exploits du mineur Stakhanov, outre qu’il rétablissait une des pires formes de l’esclavage salarié qu’est le travail aux pièces, transformait le travail en compétition sportive. Mais pourquoi cela a-t-il été possible ? Tout simplement parce que la compétition sportive fonctionne sur les principes du travail en usine.
Il y a un excellent roman de Roger Vailland qui met cela en scène et porte d’ailleurs beaucoup plus loin que ce que l’auteur lui-même n’avait en vue, c’est « 325 mille francs » : Busard, coureur cycliste amateur et ouvrier en usine veut battre des records de productivité au travail pour mettre de côté les 325000 Francs qui lui seront nécessaires pour s’acheter le snack-bar qui lui permettra de sortir de la condition ouvrière. L’aventure se termine en tragédie.
Il y a d’ailleurs aujourd’hui un problème : il est de plus en plus difficile de battre des records et les inventions techniques comme le saut en rouleau dorsal inventé par Fosbury n’arrivent pas tous les jours. Pour battre de nouveaux records, il faudra un homme augmenté ! Si on ne bat pas des records, il faut à tout le moins écraser son adversaire comme au tennis ou dans les sports collectifs et là encore on comptera les victoires consécutives, les buts marqués, etc. Le sport, c’est la performance et il faut « faire du chiffre ».
On remarquera qu’il n’y aucun loisir dans lequel on retrouve cette organisation systématique de la compétition et ce culte de la performance. Et a fortiori, le monde de la création artistique y est étranger, si on excepte ces ridicules cérémonies de césars, d’oscars et de palmes, qui ont d’ailleurs la modestie de ne pas se vouloir l’établissement de performances absolues…
Il faudrait encore montrer, en se plaçant du point de vue du spectateur sportif comment le sport est un système puissant de manipulation des émotions des masses pour les diriger où cela semble le plus efficace aux classes dominantes. Pourquoi les mécanismes identificatoires fonctionnent-ils si bien dans le sport ?  On s’identifie mal à un mathématicien attelé à démontrer le théorème de Fermat ! Par contre, on s’identifie facilement à sportif précisément parce que notre rapport premier à l’autre est un rapport d’inter-corporéité, pour parler ici comme Merleau-Ponty. Il y a dans le spectacle sportif une jouissance par procuration et une libération de l’agressivité qui n’est guère possible ailleurs. Ces identifications sportives permettent de nous venger de toutes les humiliations quotidiennes, de retrouvons une communion, une communauté chaude, celles des supporters, quand nous vivons l’essentiel de notre vie dans les eaux glacées du calcul égoïste. Nous supportons la répression et notre misérable condition en trouvant des compensations narcissiques dans le « on a gagné », « c’est nous les plus forts ». La religion du sport est bien « l’opium du peuple » et il est curieux de constater combien les esprits forts, les plus critiques et les plus émancipés de toutes formes d’aliénation idéologique, tolèrent si facilement l’aliénation sportive.
Donc le sport est bien un système qui transforme tout ce qui pourrait être une activité libre en une activité ordonnée selon les principes du fonctionnement même du mode de production capitaliste. C’est donc un système qui colonise « le monde vécu » en ce qu’il soumet toute forme d’interaction libre à la rationalité instrumentale.

Le sport, terrain d’expérimentation de l’homme augmenté

Toujours plus : il faut dépasser donc les limites du corps humain, ce corps si imparfait qu’il ne parviendra jamais à égaler nos artifices. De ce point de vue, le dopage n’est pas une fâcheuse dérive, mais l’ingrédient essentiel du sport au sens où nous l’avons défini. Du reste, il n’y a aucune définition précise du dopage.  Les spécialistes parlent « d’aides ergogéniques », un néologisme qui désigne très exactement ce qui produit de la puissance. Ces aides sont théoriquement interdites si elles remplissent au moins deux des trois critères suivants :
1.       Elles améliorent les performances ;
2.       elles mettent en danger la santé du sportif ;
3.       elles sont contraires à l’esprit sportif.
Sachant que, dans chaque cas, il faut apporter une preuve irréfutable que l’un de ces trois critères est bien satisfait.
En vérité, la définition des produits dopants est purement conventionnelle.  Le premier athlète olympique contrôlé positivement en 1968 était un Suédois, dopé à l’éthanol : produit dopant, la bière ! La caféine a des effets bien connus mais elle n’est pas considérée comme un dopant. Il règne en tout cas une vaste hypocrisie sur la question du dopage. Les performances des sportifs ne peuvent être atteintes sans un régime particulier et un calibrage strict des « compléments alimentaires ». Certains chercheurs considèrent qu’il faudrait abolir les législations « antidopage » qui sont parfaitement inutile pour combattre le dopage : les laboratoires produisent sans cesse de nouveaux produits dopants et des produits pour masquer ces produits dopants… En outre, les contrôles et leur publicité portent atteinte à certains droits individuels fondamentaux des sportifs (droit au secret médical, par exemple). Mais évidemment si on ne fait plus semblant de lutter contre le dopage, la compétition sportive risque de perdre de son attrait puisqu’il s’agira non plus de savoir si Tartempion est vraiment un grand champion mais si c’est Sanofi ou Novartis qui a gagné… La lutte antidopage n’est rien d’autre que l’accompagnement « sportif » nécessaire à laa poursuite de l’expérimentation scientifique en vue de fabriquer un « homme augmenté ».

En conclusion

Si l’exercice physique est sans doute bon pour la santé, le sport n’a rien à voir avec la santé. C’est une institution politique, une institution de ce biopouvoir qui fait du corps un moyen d’exercice des disciplines sociales.

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...