Où suis-je ? La question est moins commune que
« qui suis-je ? », mais elle n’est pas moins retorse. Où
suis-je ? Je peux répondre en donnant mes coordonnées géographiques ou en
criant pour qu’on m’entende bien : « je suis ici ! ».
Cependant, cette localisation spatiale n’épuise pas la question. Je localise
mon corps, mais « je », où est-il ? Peut-on réduire le sujet
(« je »), l’homme au sens propre et complet du terme au corps
propre ? Peut-on affirmer sans plus que le « je » est localisé
dans un corps que je sais localiser par ses coordonnées
spatio-temporelles ? Si on définit le sujet comme l’auto-perception, le
phénomène de conscience propre à l’être humain, il n’est pas absolument certain
que je puisse dire que « je suis dans mon propre corps » ou encore
que mon ami Paul est dans le corps humain qui est assis dans le fauteuil à ma
droite. Ne devons-nous pas déduire de ces interrogations qu’il y a du sens à
affirmer que l’homme est hors de son propre corps ? Et donc nous devons d’abord
nous demander si l’homme est d’abord dans son corps afin, éventuellement, de
pouvoir être hors de son propre corps. Ensuite, nous verrons s’il nous faut
concevoir que l’homme puisse réellement être hors de son corps. Et enfin, comme
cette idée peut paraître étrange, ou réservée aux situations pathologiques
(comme le cas du schizophrène), nous pourrons comprendre pourquoi l’existence
de l’homme suppose qu’il est un entre-deux, entre son corps propre, charnel, et
le monde.
En premier lieu, nous devons admettre que l’homme ne peut
être réduit à un ensemble d’organes vivants. « L’homme pense », dit
Spinoza. Non seulement, il se perçoit lui-même, il a une idée de lui-même mais
encore il a une idée de cette idée. La biologie ne peut saisir ce qu’est
l’homme. Pour la biologie, il n’est qu’un primate parmi les primates ;
l’éthologue pourrait en étudier les comportements sociaux, comme on le fait des
chimpanzés, des gorilles des oies cendrées ou des fourmis. Mais l’homme n’est
pas seulement un objet des sciences de la nature, il est aussi sujet, se
pensant lui-même. De ce constat, il en a souvent été tiré que l’homme était un
composé, le composé d’un corps matériel et d’une substance immatérielle, l’âme
ou l’esprit. Mais cette conclusion ne s’impose pas d’elle-même, elle va bien
au-delà de ce que l’expérience de la conscience peut nous donner. Il suffit
d’accorder que nous ne pouvons saisir l’homme en nous contentant de le
considérer sous l’attribut de l’étendue, objectivement, mais qu’il doit aussi
être considéré sous l’attribut de la pensée, subjectivement. Même si nous
réduisons l’homme à la pensée, nous pouvons dire avec Descartes que l’âme n’est
pas dans le corps comme un pilote en son navire, car l’âme est étroitement
conjointe au corps, au corps tout entier et à chacune de ses parties. Si nous
nous plaçons dans un optique monisme, a
fortiori il n’y a guère de sens à dire que l’homme est dans son propre
corps : l’homme n’est pas dans son corps, il est ce corps, son corps
propre. Celui-ci n’est ni une enveloppe, ni un abri pour le sujet. Il est le
sujet lui-même, en acte. Dans une célèbre aporie, l’aporie du cerveau dans la
cuve, Hilary Putnam imagine le dispositif suivant : on place le cerveau
dans une cuve remplie d’un liquide nourricier et on relie le cerveau au reste
du corps par des liaisons radio. Ainsi les stimuli reçus par le corps seront
transmis au cerveau et le cerveau enverra des stimuli pour commander les
muscles et les mouvements du corps. Putnam fait de cette expérience de pensée
un argument sceptique (une nouvelle formulation de l’argument cartésien du
malin génie) : si je pense percevoir tel ou tel environnement et si je
pense effectuer telle ou telle action, je suis incapable de déterminer si je
suis un homme normal ou si je suis un cerveau dans une cuve. Supposons
maintenant que nous observions un « homme », monsieur X. ainsi séparé
entre son cerveau dans une cuve et son corps occupé à travailler sur son lieu de
travail habituel. Peut-on répondre à la question : « où est monsieur
X. ? » Est-il dans la cuve où est-il à son travail ?
Ainsi l’homme n’est pas « dans » son propre corps
précisément parce qu’il « est » ce corps et que, sous ce premier
aspect, du même coup, l’homme ne peut pas plus être hors de son propre corps,
puisque si l’expression « être dans son propre corps » n’a pas de
sens, l’antonyme, « être hors de son propre corps » n’a pas plus de
sens.
Mais si nous admettons que l’homme n’est pas
« dans » son corps, puisqu’il est ce corps, ou encore lui est
étroitement conjoint, il semble qu’on ne peut pas admettre non plus qu’il soit
« hors de son propre corps ». Mais c’est là que les choses se
compliquent. Le sujet est le sujet conscient : un sujet non conscient est
une contradiction dans les termes, puisque le sujet non conscient est sujet
incapable de dire « je » et rapporter à ce « je » toutes
ses représentations. Or comment ce sujet existe-t-il ? On peut dire que
les choses « sont », elles n’ont d’existence qu’en un sens affaiblit.
Au sens fort le mot « exister » signifie tirer sa réalité d’autre
chose. L’antonyme d’exister est insister… En tant qu’être vivant, l’homme est
ou vit, tout simplement, il insiste, c’est-à-dire qu’il persiste dans son être.
Mais en tant qu’être conscient, il tire sa réalité d’autre chose, ou plus
exactement de trois autres choses. D’abord le monde : la conscience, c’est
d’abord la perception d’un monde, d’un monde qui est donné au corps et qu’il
est construit relativement à ce corps. En deuxième lieu, les autres. L’être
conscient se perçoit face à d’autres êtres conscients comme lui. Et comme le
soutient Hegel, c’est bien dans le rapport avec d’autres « consciences de
soi » que le sujet acquiert la vérité et la certitude de la conscience de soi.
Enfin, le sujet conscient se perçoit comme corps, il perçoit son corps, à la
fois comme un corps semblable aux autres corps qui sont dans le monde, mais
aussi et surtout comme son corps propre. Donc l’être conscient n’émerge donc
qu’en plaçant « hors de » (ex) : hors du monde, hors des autres,
hors de son propre corps, car s’il ne faisait qu’un avec corps comme avec les
autres choses et les autres êtres du monde, il ne pourrait se percevoir,
c’est-à-dire ramener ses perceptions à une unité postulée, celle du « je ».
C’est donc l’idée que la conscience n’est pas une chose, pas
une substance, mais bien un rapport qui oblige à reconnaître que, sous un
certain aspect, mais seulement sous un certain aspect, sous un certain rapport,
l’homme est en dehors de son propre corps.
Abordons encore le problème d’une autre manière. Quand je
suis confronté au corps d’un homme mort, suis-je devant cet homme ? Évidemment
non. Ce qui est présentement dans le champ de ma perception, c’est un cadavre.
Mais ce cadavre est pourtant celui de M.X décédé. Le cadavre ressemble à l’homme
vivant et pourtant il lui est profondément étranger. Je peux évidemment dire
que M.X n’existe plus et pourtant il possède encore un certain mode d’existence
sociale. Dans quelques jours on va lire ses dernières volontés : le mort a
encore une volonté qui doit être suivie. Les humains morts sont bien hors de
leur propre corps puisque je peux tout de même par une série d’opérations
sociales et psychiques les considérer d’une certaine manière comme s’ils
étaient encore présents. Combien de fois, en philosophie, sommes-nous amenés à
dire ou à écrire : « Platon nous enseigne que… », « Rousseau
affirme que …», comme si Platon et Rousseau pouvaient encore parler. Pour
savoir ce que dit Rousseau, je ne vais pas aller voir son squelette dans sa
tombe au Panthéon (et encore moins dans son cénotaphe à Ermenonville !),
mais ouvrir ses livres et les lire. C’est parce que nous sommes des êtres
sociaux, des êtres de culture qu’il existe pour les hommes un mode d’être en
dehors de leur propre corps.
Ainsi nous admettons qu’en quelque manière l’homme peut être
hors de son propre corps. Mais ceci ne nous reconduit pas au dualisme
cartésien. D’ailleurs le dualisme cartésien lui-même ne dit pas que l’homme
puisse en dehors de son corps. Si, comme le dit Descartes nous pouvons
connaître l’âme clairement et distinctement comme séparée du corps, il ne s’ensuit
pas que l’homme puisse être conçu
indépendamment de son corps ! L’homme est au contraire cette conjonction
étroitement de l’âme et du corps, une âme dont toute la nature n’est que de
penser et un corps, « substance étendue » qui n’a nul besoin d’une
âme pour l’animer. Et le problème fondamental que se pose Descartes n’est pas
de séparer l’âme du corps mais bien de savoir comment ils sont si étroitement
conjoints, cette énigme sur laquelle il butte face aux objections de Hobbes ou
de Gassendi. En réalité si l’homme peut être en une certaine manière hors de
son propre corps, c’est d’abord parce qu’il est un être social qui n’existe qu’avec
les autres, par les autres dans lesquels il reconnait presque spontanément son
propre corps. C’est cette « inter-corporéité »
dont parle Merleau-Ponty qui le constitue comme humain parmi les humains, comme
être sensible parmi les êtres sensibles. Et c’est sa corporéité qui le pose
comme constituant le monde qui se donne à lui dans la perception. Il n’est donc
pas simplement (esse), il « est
entre » (interesse). Quand on
dit qu’il s’intéresse aux autres et au monde, il faut prendre ce verbe dans son
sens premier : être parmi, être entre. Peut-être faudrait-il décalquer du
latin le verbe « interêtre »
et dire que l’homme n’est pas mais « interest » !
Et c’est parce qu’il est ainsi, entre son corps propre et le monde qu’il
constitue que l’homme peut être « présent au monde », la présence (du
latin praesum, praeesse¸ qui signifie
« être devant ») étant à la fois la présence de l’homme face au monde
et la présence devant soi-même – et si l’homme est devant il n’est donc pas
dedans.
L’homme comme être conscient est donc cet « entre »,
cette relation qui le place devant (présent). On pourrait ainsi renvoyer les
antinomies du corps et de l’esprit à leurs querelles déjà surmontées. La conscience
est la manière dont le corps humain se dispose dans le monde, organise le monde
et se projette ainsi hors de lui-même.
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