jeudi 5 mai 2022
mardi 11 mai 2021
Nous sommes encore trop chrétiens. Réponse de Jean-Marie Nicolle
Ce texte est une réponse à mon papier sur Benedetto Croce
Pour les Grecs comme pour les Romains, la religion est une affaire d’état, plus précisément de la Cité (la Polis). Les dieux n’ont pas créé le monde ; comme les hommes, ils sont nés du monde. Il n’y a donc pas de transcendance. Ils sont puissants et immortels, et entretiennent des rapports de protection avec les cités. Chaque cité a son dieu « poliade ». Le culte n’est pas un engagement personnel d’un individu cherchant à assurer son salut, mais est une activité collective à laquelle chacun doit participer par devoir civique. La religion a donc principalement une fonction politique.
Au
contraire, le christianisme s’enracine dans la tradition biblique selon
laquelle le monde a été créé et est orienté par un temps linéaire ; comme
il a connu un commencement, il connaîtra une fin. Les événements sont dominés
par une histoire orientée. A partir de l’alliance de Dieu avec les hommes, tout
ce qui arrive peut être lu comme une étape dans l’accomplissement du programme
divin. Dans cette histoire, la vie et la passion du Christ, sorte d’initiative
imprévisible de Dieu pour le rachat des hommes, donnent une tonalité
particulièrement dramatique : chaque homme est interpellé par le message
chrétien ; il est entièrement libre d’acquiescer ou de refuser ; il
devient le coauteur de son existence. Voilà une belle promotion de la liberté
individuelle !
L’un
des premiers critiques du christianisme (Celse), lui reproche de concevoir Dieu
comme un être changeant, qui prend des initiatives et des décisions nouvelles,
au lieu de se contenter de conserver l’ordre immuable du monde. Et, de fait, le
christianisme introduit brutalement dans le monde méditerranéen une vision
toute nouvelle de l’univers qui bouscule les valeurs établies. Par exemple, Paul
de Tarse rejette l’inexistence du mal, alors que « la nature n’engendre rien de mal dans le cosmos », selon épictète. A ses origines, le
christianisme est bien une subversion.
Or,
si le christianisme a introduit des notions tout à fait positives comme une
relative égalité entre les hommes (et entre les hommes et les femmes), comme
l’idée qu’on peut changer et améliorer le monde (d’où, plus tard, l’idée de
progrès), comme la valeur et la liberté de l’individu, il ne sépare jamais
l’homme de Dieu (puisque le Christ est homme-Dieu) et s’adresse à chacun pour
qu’il puisse accomplir son salut. On ne
peut pas dire « L’armature théologique du christianisme peut aisément être
laissée de côté. » L’homme chrétien se vit en passage ici-bas et son moi
intérieur est habité par une conscience morale, examinée par Dieu le Père, d’où
l’énorme puissance du sentiment de culpabilité. Les procès staliniens auraient-ils
pu fonctionner sans cette culpabilité chrétienne instillée dans la conscience
des communistes ? La foi dans la révolution communiste n’est-elle pas une
forme de la vertu théologale appelée l’espérance ? L’idée que l’on puisse
changer le monde, les sociétés, et par là, la nature des hommes, ne serait-elle
pas une variante de l’idée de salut ?
L’ennui
pour les communistes comme pour les chrétiens, c’est qu’ils commettent une
grave erreur sur la psychologie humaine, erreur que Freud a bien montrée dans
son Malaise dans la Culture (chap.
V) : le précepte « aime ton prochain comme toi-même » est un
commandement impossible à suivre et l’abolition de la propriété ne supprime
qu’une petite partie de l’agressivité humaine dont les racines sont très
profondes et liées à la composante animale de l’homme. Christianisme et communisme
font le pari de la bonté des hommes. En cela, ils sont frères dans la famille
des naïfs. Croce a bien raison de dire « nous ne pouvons pas ne pas nous
dire « chrétiens » », mais ce n’est pas pour la raison qu’il
croit.
Jean-Marie Nicolle, mai 2021.
samedi 8 mai 2021
Pourquoi nous ne pouvons pas ne pas nous dire « chrétiens » (Croce)
Benedetto Croce écrit en 1942 un bref essai sous ce titre : « Perché non possiamo non dirci “cristiani” ». Croce dit que cette dénomination est la simple vérité et que la considération de l’histoire est suffisante pour s’en persuader. Qui est ce « nous » dont parle Croce ? Croce lui-même ? Les Italiens ? Les Européens et leurs prolongements sur d’autres continents ? Il écrit à son amie, la poétesse Maria Curtopassi : « … J’ai continué, et presque terminé, ces jours-ci le Nouveau Testament. […] Je suis profondément convaincu et persuadé que la pensée et la civilisation modernes sont chrétiennes, la continuation de l’impulsion donnée par Jésus et Paul. J’ai rédigé à ce sujet une brève note, de nature historique, que je publierai dès que j’aurai l’espace disponible. Pour le reste, ne sentez-vous pas que, dans cette terrible guerre mondiale, ce qui s’oppose, c’est une conception encore chrétienne de la vie avec une autre qui pourrait remonter à l’âge pré-chrétien, voire pré-hellénique et pré-oriental, et rattacher à cet avant de la civilisation, la violence barbare de la horde ? » On pourrait discuter une partie de l’affirmation de Croce : la barbarie moderne n’est pas un retour en arrière, mais une des figures possibles de la civilisation occidentale qui rompt avec l’impulsion de Jésus et de Paul. Mais c’est une autre affaire. Le court essai de Croce est à méditer aujourd’hui et cette méditation à partir de Croce nous emmènera sur d’autres chemins.
Pour Croce, le christianisme a été la plus grande révolution
qu’ait accomplie l’humanité, « si grande, si complète et profonde, si féconde
en conséquences, si inattendue et irrésistible dans sa mise en œuvre, qu’il n’est
pas étonnant qu’elle soit apparue ou peut apparaître comme un miracle, une
révélation d’en haut, une intervention directe de Dieu dans les affaires
humaines ». Il n’est pas question de la foi (ou non) de Croce. Disciple de
Hegel, Spaventa et Labriola, la foi ne devait pas être le principal souci de
Croce qui était athée ! Quelques qualités qu’il puisse trouver au christianisme
et à l’Église catholique, son immanentisme et son historicisme creusent avec la
doctrine catholique un fossé infranchissable, comme le notait d’ailleurs le
père jésuite Mandrone dans la Civiltà cattolica peu après la parution de
l’essai de Croce.
En bon néo-hégélien, défenseur de la méthode historiciste, Croce
cherche dans l’histoire le progrès de l’esprit humain et sur ce plan le
christianisme marque une rupture profonde, radicale. Toutes les révolutions
antérieures (Grèce, Rome) restent limitées et les grandes révolutions
intellectuelles de l’époque moderne n’ont été possibles que sur la base de
cette révolution qu’a introduite le christianisme. « La raison en est que la
révolution chrétienne a opéré dans le centre de l’âme, dans la conscience
morale, et, en lui donnant et, en mettant en avant l’intérieur et le propre de
cette conscience, il semble qu’elle ait acquis une nouvelle vertu, une nouvelle
qualité spirituelle, dont l’humanité était jusqu’alors dépourvue. »
Il me semble difficile de ne pas suivre Croce sur cette
appréciation. Le suivre pour aller un petit peu plus loin que lui. Croce
crédite le christianisme de l’invention de l’intériorité — Charles Taylor dans Les
sources du moi montre la place centrale qu’a Augustin avec ses Confessions,
dans la généalogie du moi. Mais Augustin est ici une des meilleures
expressions de « l’esprit du christianisme ». Et c’est bien l’énigme du moi qui
constitue le fil rouge de la pensée européenne, héritière de l’Empire romain
christianisé, alors laquelle il faut bien rattacher la deuxième et la troisième
Rome — et éviter de la réduire à l’église catholique d’Occident. Cette
recherche du moi, il n’est pas difficile de la retrouver dans la poésie, dans
la littérature classique — les romans français du XVIIe siècle en sont un
bon exemple — dans la peinture et dans la sculpture. Mais aussi évidemment dans
la philosophie. Quelle que soit la beauté architecturale des mosquées, elles
expriment toute la soumission de l’homme à Dieu et l’âme humaine n’y a pas sa
place. L’invention chrétienne du Dieu fait homme, invention qui met en pleine
lumière la vérité feuerbachienne de la religion — c’est l’homme qui fait Dieu —
a produit des œuvres qui nous touchent au plus profond de nous.
Suivons encore Croce : « bien que toute l'histoire
passée coule en nous et que nous soyons les enfants de toute l'histoire,
l'éthique et la religion anciennes ont été dépassées et résolues dans l'idée
chrétienne de conscience et d'inspiration morale, et dans l'idée nouvelle du
Dieu en qui nous sommes, vivons et bougeons, et qui ne peut être ni Zeus ni
Yahvé, ni même (malgré les adulations dont il a fait l'objet de nos jours) le
Wotan germanique ; et par conséquent, plus particulièrement dans la vie morale
et dans pensée, nous nous sentons directement enfants du christianisme. »
C’est pourquoi, pour Croce toute la pensée européenne moderne, qu’il s’agisse
de la science galiléenne ou de la philosophie de Vico, Kant et Hegel, est l’héritière
du christianisme.
Cette révolution opérant dans l’âme humaine a mis au premier
l’universalité de la vie humaine. Quelque chose nous unit à tout homme, en tant
qu’il est homme ! Non pas à l’homme en général, mais à l’individu avec qui je
parle ou à qui je pense. Penser l’humanité dans chaque homme singulier. Aime
ton prochain, même ton ennemi ! Incroyable commandement, presque impossible à
tenir, et pourtant le noyau même de la civilisation moderne. Même ton ennemi et
peut-être même d’abord ton ennemi, car aimer ses amis, il n’est rien de plus
facile !
Le christianisme n’a pas tout inventé. Les prémices de cette
conception de l’homme se trouvent chez les philosophes stoïciens, mais ceux-ci
acceptent finalement le monde tel qu’il est, puisque l’ordre du monde ne dépend
pas de nous, et cherchent seulement à se protéger à l’intérieur de ce monde, à
construire cette « citadelle intérieure » pour reprendre l’expression de Pierre
Hadot dans son introduction à la pensée de Marc-Aurèle. Le christianisme, au
contraire, est d’emblée une nouvelle organisation du monde. Des premières
communautés chrétiennes, celles auxquelles s’adresse Paul de Tarse jusqu’à
l’édifice de l’Église, corps du Christ, il s’agit de donner vie à cette
révolution de la conscience, de la rendre effective. C’est l’Église qui a
réussi à civiliser tous les « barbares » qui s’étaient emparés de l’Empire
romain, l’avaient dépecé et y avaient imposé leur propre législation. Le
baptême de Clovis n’est pas qu’une image d’Épinal, de ces images qui ornaient
nos livres d’histoire à l’école primaire, il est la marque de l’entrée des
Francs dans un ordre nouveau bâti pourtant depuis peu autour de l’Église. À
bien des égards, c’est à l’Église que l’on doit le sauvetage d’une bonne partie
de la culture antique. Dans les habits de la théologie chrétienne, la
philosophie grecque va survivre et produire un peu plus tard de nouveaux fruits.
Voilà quelque chose que l’on ne devrait jamais oublier. Certes, les moines
copistes ont parfois pris des libertés avec les textes qu’ils avaient sous les
yeux et ils n’ont pas toujours usé des méthodes d’établissement des textes qui
eussent convenu. Toutefois, on n’oubliera pas que ce qui, de la culture
antique, a survécu du côté arabo-musulman est dû aussi aux chrétiens qui ont
traduit le grec de Platon et Aristote en syriaque puis en arabe. Autrement dit,
ce qui nous est parfois présenté comme le grand apport de l’islam est d’origine
chrétienne ! Platon chez Avicenne, Aristote chez Averroès : le maillon
intermédiaire est chrétien.
La révolution au cœur même de l’âme dont parle Croce est la
matrice de la liberté de conscience. Je connais d’avance les objections :
et l’inquisition ? Et les « chasses aux sorcières » ? Et Bruno ? Et Galilée ?
Tous ces cas doivent cependant être envisagés comme des réactions du corps de
l’Église aux effets indésirables du christianisme. Il y a en effet au cœur du
christianisme deux idées profondément dérangeantes : on ne naît pas
chrétien, mais on le devient, pourrait-on dire pour paraphraser une devise
célèbre, et ce qui est vraiment sacré, c’est l’homme. Ces deux idées mettent
régulièrement en porte-à-faux l’Église comme appareil de pouvoir. On ne naît
pas chrétien, en effet, il faut être baptisé, mais comme on baptise les
petits-enfants pour éviter qu’ils n’aillent errer éternellement dans les limbes,
mais ce baptême doit être confirmé quand l’enfant va entrer dans l’adolescence
et va entrer de plain-pied dans la communauté des chrétiens. Il faut dire « oui »
de sa propre voix pour devenir chrétien ! Un deuxième exemple est celui du
mariage. Dans toutes les sociétés et y compris dans les sociétés dominées par
le christianisme, les mariages sont des affaires de famille et ils sont peu ou
prou arrangés. Pourtant les sociétés chrétiennes ont été les premières à
commencer à sortir de cette servitude millénaire : le mariage étant un
sacrement, les mariés doivent consentir, comme ils ont consenti lors de leur
communion solennelle, mais ici ils doivent consentir à ce mariage — et c’est d’ailleurs
ce consentement qui le rend indéfectible. Si par exemple la fiancée ne consent
pas, alors l’Église doit la protéger. Le culte marial va également jouer un
grand rôle dans l’évolution des mentalités chrétiennes, et les communautés
chrétiennes féminines deviendront parois de véritables foyers de subversion de
l’ordre patriarcal — pensons, par exemple, aux béguinages. On cite beaucoup
Paul et ses maximes reconduisant l’infériorité des femmes, mais c’est le même Paul
qui affirme que, désormais, avec la proclamation de la bonne nouvelle, il n’y a
plus ni homme ni femme, comme il n’y a plus ni maître ni esclave, ni Juif ni
gentil…
Ce n’est pas un hasard si ce sont des nations chrétiennes
qui ont, les premières, énoncé les droits naturels de l’homme. Hegel énonce que
le christianisme énonça que l’homme en tant que tel est libre, alors que les
despotismes antiques proclamaient que seul un homme est libre (le tyran) et que
républiques antiques comme en Grèce affirmaient que seuls quelques-uns sont
libres. L’homme est libre, mais comment peut-il l’être, puisqu’il est une
créature de Dieu ? C’est très exactement ce que dit l’incarnation : Jésus
est Dieu fait homme, il est le fils de Dieu et le fils de l’homme, à la fois,
et on en doit conclure que Dieu et l’homme sont la même chose et que, donc, c’est
l’homme qui est sacré dans le christianisme. Dans le christianisme, on ne se
soumet pas à la puissance de Dieu, on assume sa liberté en se conduisant selon
les préceptes énoncés par le Christ.
Il n’est donc pas nécessaire de croire en un Dieu personnel
et transcendant (une chose logiquement très bizarre) pour se dire chrétien. L’armature
théologique du christianisme peut aisément être laissée de côté. C’est la voie
que propose Spinoza : retrouver les enseignements éthiques du christianisme
par la voie de la droite raison — c’est ce qui fait dire à Spinoza que Jésus
est le plus grand des philosophes [Sur cette question, voir Le Christ et le
salut des ignorants chez Spinoza, d’Alexandre Matheron]. On peut donc être
chrétien et « athée » (un athée qui pense que l’homme est un Dieu pour l’homme)
et retrouver ainsi le sens profond du grand livre d’Ernst Bloch, Athéisme
dans le christianisme. C’est aussi à juste titre qu’on a pu dire que le
communisme était la dernière grande hérésie chrétienne, la figure du
prolétariat dépositaire de la mission historique d’abolir les classes et l’aliénation
pouvant facilement se superposer à celle du Christ rédempteur.
Le 8 mai 2021 — Denis COLLIN
Bibliographie
Croce, B. : Pourquoi nous ne pouvons pas ne pas nous
dire « chrétiens », Payot, Rivages. En version italienne sur
internet : https://www.centropannunzio.it/obj/files/Benedetto%20Croce-%20Perch%C3%A8%20non%20possiamo%20non%20dirci%20cristiani.pdf
Matheron, A. : Le Christ et le salut des ignorants
chez Spinoza,
Bloch, E., Athéisme dans le christianisme¸ NRF, Gallimard
samedi 18 juillet 2020
La gauche et les Lumières : la fin d’une histoire
Que les Lumières ne forment pas un bloc, c’est assez évident. On peut comme Jonathan Israël distinguer les Lumières radicales des Lumières modérées, le courant des Lumières radicales, représenté par la lignée Spinoza, Diderot et leurs héritiers, est un courant à la fois antireligieux et athée – il n’y a aucune place pour un Dieu transcendant ou un « dessein intelligent » – et antimonarchique. Les Lumières modérées sont plutôt du côté de la religion naturelle, prônent la liberté du commerce et la défense de la propriété privée contre l’arbitraire et inclinent vers un certain conservatisme politique lié à la haine de la « populace » si caractéristique d’un Voltaire. Cette classification n’est pas tout à fait satisfaisante et on montrerait facilement qu’il existe bien d’autres lignes de clivage. En tout cas, si on se réclame des Lumières, il faudrait dire desquelles : de Rousseau et de son radicalisme politique ou de Voltaire partisan du despotisme éclairé ? De l’athéisme de Diderot ou de la religiosité naturelle de beaucoup d’autres penseurs, Locke par exemple, dont le radicalisme politique et inséparable de son ancrage religieux ? Il se pourrait bien que les Lumières soient un mot plus qu’un courant précis auprès duquel on pourrait refonder une pensée politique cohérente. On pourrait tenter de définir les Lumières par opposition aux anti-Lumières, à la manière de Zeev Sternhell, dont le livre Les anti-Lumières (2006) est un concentré des absurdités auxquelles conduit une certaine réduction de l’histoire à la prétendue « histoire des idées ». Certains des penseurs classés « anti-Lumières » par Sternhell, comme Vico, sont en vérité bien plus avancés dans la réflexion sur la société et la culture humaine que bien des vedettes des Lumières. Herder, autre « anti-Lumières » selon Sternhell, tente de repenser l’universel non pas abstraitement mais dans son expression dans les différents peuples, sachant que nous sommes tous embarqués sur le même navire.
Si on réduit les Lumières au règne de la Raison, on court au-devant de grandes difficultés. La Raison déifiée ne vaut pas mieux que les autres dieux et nous devrions nous en tenir à la raison humaine, simplement humaine. Mais alors tout dépend de ce que l’on entend par raison. On pourrait, comme Kant distinguer raison pure et raison pratique, la raison en tant que faculté de connaître et la raison en tant qu’elle s’exprime dans la volonté. On peut encore opposer la raison à la rationalité instrumentale ; cette dernière est simplement la capacité à mettre en œuvre les moyens rationnels les plus adéquats pour atteindre certaines fins, quelles qu’elles soient ; la première étant au contraire capable de déterminer les principes universels qui devraient s’imposer et les fins que nous devrions poursuivre.
Toute l’histoire du « monde moderne » a vu le triomphe de la connaissance scientifique, c’est-à-dire de la connaissance expérimentale guidée par la mathématique. Cette connaissance scientifique pure n’est d’ailleurs pas si pure que cela : elle s’est développée selon les lignes de l’intérêt pragmatique et les besoins de l’industrie et du profit ont fini par lui fournir son programme de recherche et à en faire un système de légitimation sociale et politique parfaitement idéologique ainsi que l’avait montré Jürgen Habermas (La technique et la science comme idéologie, 1967). Loin d’être le triomphe de la raison, notre monde est surtout celui qui voit la rationalité instrumentale se déployer au services des fins les plus absurdes ou les plus abominables.
Les Lumières s’achèvent non sur un chemin clairement tracé, mais sur une alternative qu’on pourrait résumer ainsi : Kant ou Sade ! Soumettre notre volonté aux principes moraux qui seuls sont absolus (alors que la connaissance scientifique n’est que relative et conditionnelle) ou considérer que ces principes moraux ne sont que les derniers préjugés inculqués par la religion et qu’on doit simplement suivre la nature, laquelle nous commande de rechercher notre plaisir par tous les moyens – voir Sade, La philosophie dans le boudoir. Pour aller vite, disons que le développement du capital, guidé par la main du divin marché (voir D.-R. Dufour) a suivi la voie sadienne ! Sade est bien la face sombre du libéralisme et de la science dont nous héritons et les principes sadiens sont au cœur même du libéralisme en tant qu’il régit l’ensemble de la vie sociale. On aurait bien tort de voir dans le fascisme et le nazisme du XXe siècle des « retours à la barbarie », en dépit de quelques manifestations saugrenues. Fascisme et nazisme sont des courants révolutionnaires qui visent à libérer la puissance humaine, à briser les carcans moraux qui enchaînent encore les puissants et à faire tout ce que la technoscience peut faire. Refaçonner l’humain conformément à un plan scientifique et soumettre l’ensemble de la société, ce sont des possibles ouverts par les Lumières et le progrès. Le fascisme et le nazisme sous les formes historiques qu’ils ont connues au siècle passé ne sont plus à l’ordre du jour. Mais leur soubassement « théorique » est très exactement celui de la société dans laquelle nous vivons. Les développements de l’eugénisme « libéral » (GPA, PMA) et du contrôle social par le moyen des technologies dernier cri permettent d’accomplir le programme totalitaire du XXe siècle de manière plus rigoureuse et sans passer par ces massacres sanguinolents qui font tache dans le monde merveilleux du progrès.
La gauche est l’héritière des Lumières et de toute leur ambiguïté. La gauche est historiquement ancrée dans le mouvement d’émancipation de la bourgeoisie, alors que le mouvement ouvrier est né en réaction contre le règne de la raison calculatrice à l’œuvre dans l’industrie du capitalisme naissant. Les premières organisations ouvrières naissent de la révolte des artisans dessaisis de leur outil de travail, des paysans chassés de leur terre et qui ont perdu tout indépendance. Elles se sont accoutumées à la discipline d’usine où Lénine voyait l’école de la discipline révolutionnaire et elles ont été amenées à rechercher des alliances dans la bourgeoisie « progressiste ». Mais les ouvriers ne sont pas devenus des bourgeois éclairés ! Par leurs organisations, ils ont revendiqué les bénéfices de l’instruction et de la culture bourgeoise, comme autant d’armes dans le combat contre la bourgeoisie. En unissant ouvriers et bourgeois, du moins une partie de la bourgeoisie, la gauche recelait une contradiction fondamentale que l’on a vu éclater dans les brèves périodes de « fronts populaires » où des gouvernements portés au pouvoir par le mouvement des classes populaires tournent leurs armes contre les travailleurs dès lors que la propriété capitaliste est en cause. La gauche a été le camouflage de cet antagonisme persistant derrière les accords au sommet. La gauche était une alliance, un bloc, mais le bloc d’un cavalier et de son cheval.
La dégénérescence intellectuelle et politique de la gauche n’est rien d’autre que l’expression de son caractère bourgeois. On a pu croire, surréalisme aidant, que la critique sociale et la critique artiste étaient une seule et même critique. Il n’en est rien. Le bourgeois bohême, le petit bourgeois intellectuel qui est de gauche parce qu’il voudrait être un vrai bourgeois et commander, l’artiste révolutionnaire qui remplace l’œuvre par la vidéo et la performance, gardent toujours un certain mépris pour « le matérialisme vulgaire des masses », leur manque de goût pour les nouveautés les plus échevelées : « ces gens sont d’un commun ! » Le bourgeois cosmopolite, le fanatique d’un monde sans frontières est « de gauche », il peut même se croire internationaliste, critiquant ces bouseux enfermés dans leur « chez nous ».
Les sommets des partis ouvriers étaient depuis longtemps gagnés à la bourgeoisie avec laquelle ils avaient pu nouer les compromis keynésiens qui permettaient d’assurer à ces partis leur clientèle sans remettre en cause l’ordre existant. Avec la fin des compromis keynésiens et l’offensive néolibérale, les dirigeants de ces partis sont tombés du côté vers lequel ils penchaient et la gauche s’est convertie à toutes les nouvelles extravagances qui concourent à disloquer toute communauté politique au profit des revendications individualistes les plus étranges, rejetant toute décence et perdant ainsi la confiance des ouvriers et des couches populaires en général. Les groupuscules communautaristes, nourris par la gauche, sont maintenant en train de la dévorer. Et finalement il n’y a rien à regretter dans tout cela. On ne peut passer sa vie à chérir certaines causes pour en maudire les effets quand ils vous touchent de plein fouet.
Si on veut ne pas perdre toute espérance au seuil du « monde d’après », il faut commencer par abattre l’idole du progrès et se demander avec sérieux « quel progrès vers quoi ? » sachant que les illusions de la croissance illimitée des forces productives doivent être jetées dans les poubelles de l’histoire et qu’il va falloir réduire la voilure et planifier nos dépenses sous peine de transformer ce monde en enfer. Le renouveau d’un socialisme, populaire, patriote et internationaliste (ce qui suppose la reconnaissance des nations) est à ce prix.
Denis Collin – le 17 juillet 2020.
mardi 12 mai 2020
jeudi 14 mars 2019
Jusqu’où peut-on être « kantien » ?
Sujet/objet
La chose en soi
Peut-on en finir avec la métaphysique et sortir du champ de bataille ?
mardi 19 février 2019
Conférence à l'Université populaire d'Evreux: nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature?
De Copernic à Galilée et de Galilée à Newton
Expérimentation, mathématiques et science :
la science comme « juge à charge » (Kant)
La techno-science et la maîtrise :
Devenir des machines. Recension
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