jeudi 14 mars 2019

Jusqu’où peut-on être « kantien » ?


Kant est un philosophe incontournable. Il figure à n’en point douter parmi la dizaine ou la quinzaine des plus grands philosophes de l’histoire de l’humanité. La rigueur presque maniaque de ses raisonnements a tôt fait de terrasser le lecteur attentif et, le plus souvent, les prétendues réfutations de Kant manquent leur objet ou font preuve d’une méconnaissance profonde de son œuvre ou encore se complaisent en des proclamations péremptoires autant que ridicules. Même de puissants esprits se sont abandonnés à de telles petitesses. J’ai longtemps tenu Kant pour presque insurpassable en ce qui concerne les fondements de la morale ou la théorie de la connaissance. Mon Morale et Justice Sociale (2001) ou mes Questions de morale (2003) sont marqués au fer rouge par la lecture de Kant. Il reste que les développements du « chinois de Königsberg » (Nietzsche) sont assez problématiques quand on sort de l’ensorcellement de cette puissante machinerie conceptuelle. Les difficultés auxquelles conduit l’impératif catégorique sont assez connues et Adorno et Jankélévitch, pour ne citer que ces deux-là tapent assez juste – j’y reviens plus tard. Mais la théorie de la connaissance telle qu’elle se présente dans la Critique de la raison pure (CRP) et dans les Prolégomènes à toute métaphysique qui voudra se présenter comme science est largement aussi problématique.

Sujet/objet

Tout d’abord, la coupure sujet/objet, si elle s’inscrit dans la radicalisation de ce qu’avait pensé Descartes laisse béantes des questions essentielles. La « révolution copernicienne » accomplie par la CRP, en effet, poursuit l’effort colossal de Descartes avec la découverte de l'ego cogito. La réalité ne se donne pas « naturellement » dans l’esprit humain et la connaissance n’est pas un reflet dans notre cerveau du monde réel. C’est au contraire un monde pensé, pensé par un sujet actif qui est construit comme monde perçu puis pensé dans les relations qui le composent. À la place de l’homme dans le monde, l’homme animal doué du logos, nous avons maintenant un sujet hors du monde, ce sujet que Descartes cherche encore à définir comme « chose pensante » (res cogitans) et que Kant pose comme sujet transcendantal (condition de toute connaissance possible) et par là-même inconnaissable puisque le connaître nécessiterait qu’il soit objectivé et donc qu’il ne soit plus sujet. La connaissance que nous donnerait une psychologie rationnelle que Kant appelle de ses vœux ne nous donnerait aucune connaissance du sujet mais seulement une partie d’une anthropologie. Du même coup cette connaissance laissera toujours dans l’ombre une partie de l’esprit humain. Dans ce domaine comme dans d’autres, Kant indique une barrière à la connaissance. La critique étant une théorie des limites de la connaissance, elle a d’abord une valeur négative.
Si on veut pousser un peu plus loin l’examen de la pensée kantienne, il faut d’abord savoir dans quel sens on doit aller plus, plus loin en arrière ou plus loin en avant ainsi que le demande Hegel ? Si Kant a correctement posé l’usage des termes « objectif » et « subjectif », Hegel fait ensuite remarquer ceci : « Or, ensuite, l’objectivité kantienne de la pensée elle aussi n’est elle-même à son tour que subjective dans la mesure où, selon Kant, les pensées, bien qu’elles soient des déterminations universelles et nécessaires, sont pourtant seulement nos pensées et diffèrent de ce que la chose est en soi par un abîme infranchissable. »[1] L’objectivité kantienne a sa source dans le Moi. C’est le Moi (ou plutôt le « je ne pense ») qui accompagne toutes nos représentations et opère la synthèse du divers donné par la sensibilité et c’est encore lui qui confère aux relations entre ses objets leur caractère universel et nécessaire. Ce qui est maintenant dans la pensée n’est plus subjectif comme le sont les sensations mais présente tous les caractères de l’objectivité. Autrement dit, l’activité de penser réalise l’unité de l’objet et du sujet (ce que Hegel appelle « absolu ») et l’objet et le sujet ne sont plus face à face comme un chien et un chat ! L’unité du sujet et de l’objet, c’est l’identité de l’être de la pensée, ni plus ni moins.

La chose en soi

Ceci nous amène évidemment à l’épineuse question de la « chose en soi ». Pour Kant, ne nous sont donnés que les phénomènes, c'est-à-dire les choses telles qu’elles sont saisies à travers les formes a priori de la sensibilité, mais la chose en soi, le noumène est à jamais inconnaissable. C’est précisément pour cette raison que nos pensées restent nos pensées et donc marquées toujours au coin de la subjectivité. Cette thèse kantienne peut être discutée sous deux angles différents.
Tout d’abord, dire que nous ne pouvons pas connaître la chose en soi, c’est faire fi de nos capacités à reproduire les choses, donc de notre activité pratique. Dès lors, par exemple, que nous sommes capables de fabriquer des bactéries de synthèse en laboratoire, n’est-il pas clair que nous connaissons la bactérie et qu’il n’y a rien d’autre à connaître au sujet des bactéries ! Il n’y a pas de « reste », pas de résidu inconnaissable. Quand on parler de créer des « mini trous noirs » dans un accélérateur de particules, là aussi on peut dire que nous commençons à vraiment connaître les particules en elles-mêmes et non comme simples phénomènes ! Que notre connaissance soit toujours incomplète, toujours seulement partielle, et biaisée par l’angle sous lequel nous abordons le réel, c’est tout à fait évident. Mais cela ne veut pas dire que nous ne connaissons que l’apparence, la phénoménalité de la chose.  Et de toutes façons, il n’y a rien d’autre à connaître que cette chose qui nous apparaît. Je connais Paris parce que j’y suis allé, j’en ai vu des photos, consulté des plans, je peux m’y repérer, aller du boulevard Saint-Michel à la gare de l’Est.  Évidemment, je ne connais pas Paris dans tous ses détails, je ne connais pas tous les passages dont parle Aragon dans Le Paysan de Paris ni les égouts, ni les catacombes que de nombreux auteurs ont décrits. Mais la coupure entre une réalité phénoménale et une réalité en soi et inconnaissable n’a rien à voir dans tout cela.
On peut encore prendre le même problème autrement. Notre connaissance du réel est faite de théories. Ces théories sont des cartographies du réel ou des filets jetés pour l’attraper. Les trous du filet peuvent être trop larges (on laisse échapper tous les petits poissons) ou trop étroits (on ramasse le sable et le plancton) mais dans tous les cas on ramasse bien quelque chose du réel. La carte du GPS peut n’être pas à jour et vous envoie dans un sens interdit ou a considéré comme route carrossable un chemin de terre trop étroit. Mais c’est tout de même une carte qui désigne quelque chose du réel. Même en admettant la position kantienne, on peut penser que le « monde des noumènes » ne doit pas être trop différent du monde des phénomènes et plus le champ des explications scientifiques s’étend et plus notre connaissance doit être exacte et se rapprocher de ce que sont vraiment les choses. Dans Matérialisme et empiriocriticisme, Lénine soutient que la connaissance s’approche en spirale ascendante du réel. Dans un passage de la Logique (III), Hegel écrit : Cela est, voilà ce que le scepticisme n’a pas osé dire ; et l’idéalisme moderne (c'est-à-dire Kant et Fichte) ne s’est pas permis de considérer nos connaissances comme étant celles des choses en soi… Mais en même temps le scepticisme attribue à ces apparences les déterminations les plus variées ou plutôt leur donne pour contenu toute la richesse multiforme du monde. Et l’idéalisme de son côté conçoit un monde phénoménal (c'est-à-dire ce que l’idéalisme appelle les phénomènes) comme comprenant tout l’ensemble de ces déterminations multiples et variées (…) Le contenu ne peut donc avoir aucun Être aucune chose, aucune chose en soi : il reste pour soi ce qu’il est, il ne fait que passer de l’être à l’apparence. » Engels, dans un des manuscrits qui composent la Dialectique de la nature commente : « Hegel est donc ici un matérialiste beaucoup plus résolu que les savants modernes. » 
Tout cela est évidemment bien trop rapide et il faudrait le temps d’analyser en détail tout ce que Hegel explique à ce sujet dans le livre deuxième de la Science de la Logique au sujet du phénomène et de la chose-en-soi. Mais il y a un autre aspect important : la position kantienne présuppose l’idéalité du temps et de l’espace (et c’est en cela qu’elle se détermine elle-même comme idéalisme subjectif). Or cette thèse qui est la clé de l’esthétique transcendantale est loin de s’imposer avec autant de force que Kant pouvait le penser. Étienne Klein pose cette question : « Des questions se posent à tout système de pensée « corrélationniste » qui, radicalisant Kant, affirme que nous ne connaissons que le monde corrélé à notre représentation : de quoi les astrophysiciens, les géologues ou les paléontologues parlent-ils exactement lorsqu’ils discutent de l’âge de l’univers, de la date de la formation de la Terre, de celle du surgissement d’une espèce antérieure à l’homme, ou encore de l’apparition de l’homme lui-même ? »[2] En outre, si on admet que la théorie de la relativité générale est (pour l’instant) la meilleure théorie physique à grand échelle – celle qui coordonne le mieux nos expériences au moyen de lois mathématiques régulières – on doit bien convenir que cette théorie ne correspond à rien que nous puissions saisir à travers les formes a priori de la sensibilité. Sur un espace plan nous pouvons nous représenter une vue tridimensionnelle mais il n’est aucune représentation visuelle d’un espace-temps à quatre dimensions, pour ne rien dire des espaces avec un nombre de dimension encore plus grand comme on en utilise dans la mécanique quantique.
Autrement dit le pilier de l’esthétique transcendantale, celui qui permet de séparer le phénomène de la chose-en-soi se révèle finalement plutôt fragile.

Peut-on en finir avec la métaphysique et sortir du champ de bataille ?

Toute la CRP est une tentative héroïque pour sortir de la philosophie du « champ de bataille » de la métaphysique et remplacer les disputes oiseuses auxquelles se livrent les philosophes par une théorie des limites de la raison et des conditions de la connaissance scientifique objective. Mais il est à craindre que, tout comme Descartes avait produit la métaphysique correspondant à la théorie de Galilée, Kant n’ait produit la métaphysique correspondant à la philosophie naturelle de Newton. Mais comme Descartes avait séparé la res cogitans de la res extensa, Kant va séparer le monde phénoménal de celui des choses-en-soi et pour satisfaire notre irrépressible besoin de métaphysique il nous renvoie sur un domaine où la connaissance est inconditionnée, celui de l’usage pratique de la raison pure.
Mais par là nous voyons que la bataille continue de plus bel. Kant est accusé de restaurer les arrière-mondes (Nietzsche) et donc de défendre une métaphysique au fond assez classique. Si on pose la question « comment l’homme peut-il connaître rationnellement le monde ? », Kant répond de manière bien peu satisfaisante : grâce à une faculté ! Cette réponse évoque irrésistiblement la vertu dormitive de l’opium chère aux médecins de Molière. Et Kant d’exhiber une belle table des catégories qui semble sortir tout droit de l’analyse d’un esprit pur et intemporel. C’est Bachelard qui fit remarquer justement que ces catégories de la pensée n’ont rien d’éternel mais se modifient et s’enrichissent en même temps que s’enrichit notre connaissance scientifique. Les catégories seraient donc à la fois la condition et le résultat de la connaissance. Elles sont donc tout autant a posteriori qu’a priori ! Sohn-Rethel et Lukacs ont insisté pour montrer que les catégories de la pensée ont une genèse sociale.
On saura gré à Kant d’avoir déblayé le chemin. Depuis Kant, la philosophie est à peu près débarrassée des preuves de l’existence de Dieu et de l’immortalité de l’âme, qu’on laisse dorénavant aux croyants. Mais la question du commencement de l’univers ou de son infinité reste ouverte et entre directement en jeu dans des questions importantes de cosmologie. Kant également a eu le mérite de redonner à la dialectique toute sa place dans une œuvre qui apparaît comme le couronnement du rationalisme classique. Pour autant, on doit aller au-delà de Kant, en avant et non en arrière comme le demandait déjà Hegel. Et surtout on se demandera s’il n’y a pas une autre manière de sortir du champ de bataille, une manière que l’on pourrait trouver dans l’immanentisme radical de Spinoza, voix discordante dans le concert du rationalisme auquel pourtant Spinoza appartient par tant d’aspects.
Denis Collin – 13 mars 2019


[1] Hegel, Encyclopédie des Sciences philosophiques en abrégé. I. La science de la logique¸ Add. §41, traductiopn Bernard Bourgeois, Vrin, 1970
[2] E. Klein, Le facteur temps sonne toujours deux fois

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