Kant est un philosophe incontournable. Il figure à n’en
point douter parmi la dizaine ou la quinzaine des plus grands philosophes de
l’histoire de l’humanité. La rigueur presque maniaque de ses raisonnements a
tôt fait de terrasser le lecteur attentif et, le plus souvent, les prétendues
réfutations de Kant manquent leur objet ou font preuve d’une méconnaissance
profonde de son œuvre ou encore se complaisent en des proclamations
péremptoires autant que ridicules. Même de puissants esprits se sont abandonnés
à de telles petitesses. J’ai longtemps tenu Kant pour presque insurpassable en
ce qui concerne les fondements de la morale ou la théorie de la connaissance.
Mon Morale et Justice Sociale (2001)
ou mes Questions de morale (2003)
sont marqués au fer rouge par la lecture de Kant. Il reste que les
développements du « chinois de Königsberg » (Nietzsche) sont assez
problématiques quand on sort de l’ensorcellement de cette puissante machinerie
conceptuelle. Les difficultés auxquelles conduit l’impératif catégorique sont
assez connues et Adorno et Jankélévitch, pour ne citer que ces deux-là tapent
assez juste – j’y reviens plus tard. Mais la théorie de la connaissance telle
qu’elle se présente dans la Critique de
la raison pure (CRP) et dans les Prolégomènes
à toute métaphysique qui voudra se présenter comme science est largement
aussi problématique.
Sujet/objet
Tout d’abord, la coupure sujet/objet, si elle s’inscrit dans
la radicalisation de ce qu’avait pensé Descartes laisse béantes des questions
essentielles. La « révolution copernicienne » accomplie par la CRP,
en effet, poursuit l’effort colossal de Descartes avec la découverte de l'ego cogito. La réalité ne se donne pas
« naturellement » dans l’esprit humain et la connaissance n’est pas
un reflet dans notre cerveau du monde réel. C’est au contraire un monde pensé,
pensé par un sujet actif qui est construit comme monde perçu puis pensé dans
les relations qui le composent. À la place de l’homme dans le monde, l’homme
animal doué du logos, nous avons maintenant un sujet hors du monde, ce sujet
que Descartes cherche encore à définir comme « chose pensante » (res cogitans) et que Kant pose comme
sujet transcendantal (condition de toute connaissance possible) et par là-même
inconnaissable puisque le connaître nécessiterait qu’il soit objectivé et donc
qu’il ne soit plus sujet. La connaissance que nous donnerait une psychologie
rationnelle que Kant appelle de ses vœux ne nous donnerait aucune connaissance
du sujet mais seulement une partie d’une anthropologie. Du même coup cette
connaissance laissera toujours dans l’ombre une partie de l’esprit humain. Dans
ce domaine comme dans d’autres, Kant indique une barrière à la connaissance. La
critique étant une théorie des limites de la connaissance, elle a d’abord une
valeur négative.
Si on veut pousser un peu plus loin l’examen de la pensée
kantienne, il faut d’abord savoir dans quel sens on doit aller plus, plus loin
en arrière ou plus loin en avant ainsi que le demande Hegel ? Si Kant a
correctement posé l’usage des termes « objectif » et
« subjectif », Hegel fait ensuite remarquer ceci : « Or,
ensuite, l’objectivité kantienne de la pensée elle aussi n’est elle-même à son
tour que subjective dans la mesure où, selon Kant, les pensées, bien qu’elles
soient des déterminations universelles et nécessaires, sont pourtant seulement nos pensées et diffèrent de ce
que la chose est en soi par un abîme
infranchissable. »[1]
L’objectivité kantienne a sa source dans le Moi. C’est le Moi (ou plutôt le
« je ne pense ») qui accompagne toutes nos représentations et opère
la synthèse du divers donné par la sensibilité et c’est encore lui qui confère
aux relations entre ses objets leur caractère universel et nécessaire. Ce qui
est maintenant dans la pensée n’est plus subjectif comme le sont les sensations
mais présente tous les caractères de l’objectivité. Autrement dit, l’activité
de penser réalise l’unité de l’objet et du sujet (ce que Hegel appelle
« absolu ») et l’objet et le sujet ne sont plus face à face comme un
chien et un chat ! L’unité du sujet et de l’objet, c’est l’identité de
l’être de la pensée, ni plus ni moins.
La chose en soi
Ceci nous amène évidemment à l’épineuse question de la
« chose en soi ». Pour Kant, ne nous sont donnés que les phénomènes,
c'est-à-dire les choses telles qu’elles sont saisies à travers les formes a
priori de la sensibilité, mais la chose en soi, le noumène est à jamais
inconnaissable. C’est précisément pour cette raison que nos pensées restent nos
pensées et donc marquées toujours au coin de la subjectivité. Cette thèse
kantienne peut être discutée sous deux angles différents.
Tout d’abord, dire que nous ne pouvons pas connaître la
chose en soi, c’est faire fi de nos capacités à reproduire les choses, donc de
notre activité pratique. Dès lors, par exemple, que nous sommes capables de
fabriquer des bactéries de synthèse en laboratoire, n’est-il pas clair que nous
connaissons la bactérie et qu’il n’y a rien d’autre à connaître au sujet des
bactéries ! Il n’y a pas de « reste », pas de résidu
inconnaissable. Quand on parler de créer des « mini trous noirs »
dans un accélérateur de particules, là aussi on peut dire que nous commençons à
vraiment connaître les particules en elles-mêmes et non comme simples phénomènes !
Que notre connaissance soit toujours incomplète, toujours seulement partielle,
et biaisée par l’angle sous lequel nous abordons le réel, c’est tout à fait
évident. Mais cela ne veut pas dire que nous ne connaissons que l’apparence, la
phénoménalité de la chose. Et de toutes
façons, il n’y a rien d’autre à connaître que cette chose qui nous apparaît. Je
connais Paris parce que j’y suis allé, j’en ai vu des photos, consulté des
plans, je peux m’y repérer, aller du boulevard Saint-Michel à la gare de l’Est.
Évidemment, je ne connais pas Paris dans
tous ses détails, je ne connais pas tous les passages dont parle Aragon dans Le Paysan de Paris ni les égouts, ni les
catacombes que de nombreux auteurs ont décrits. Mais la coupure entre une
réalité phénoménale et une réalité en soi et inconnaissable n’a rien à voir
dans tout cela.
On peut encore prendre le même problème autrement. Notre
connaissance du réel est faite de théories. Ces théories sont des cartographies
du réel ou des filets jetés pour l’attraper. Les trous du filet peuvent être
trop larges (on laisse échapper tous les petits poissons) ou trop étroits (on
ramasse le sable et le plancton) mais dans tous les cas on ramasse bien quelque
chose du réel. La carte du GPS peut n’être pas à jour et vous envoie dans un
sens interdit ou a considéré comme route carrossable un chemin de terre trop
étroit. Mais c’est tout de même une carte qui désigne quelque chose du réel. Même
en admettant la position kantienne, on peut penser que le « monde des
noumènes » ne doit pas être trop différent du monde des phénomènes et plus
le champ des explications scientifiques s’étend et plus notre connaissance doit
être exacte et se rapprocher de ce que sont vraiment les choses. Dans Matérialisme et empiriocriticisme,
Lénine soutient que la connaissance s’approche en spirale ascendante du réel. Dans
un passage de la Logique (III), Hegel
écrit : Cela est, voilà ce que
le scepticisme n’a pas osé dire ; et l’idéalisme moderne (c'est-à-dire
Kant et Fichte) ne s’est pas permis de considérer nos connaissances comme étant
celles des choses en soi… Mais en même temps le scepticisme attribue à ces
apparences les déterminations les plus variées ou plutôt leur donne pour
contenu toute la richesse multiforme du monde. Et l’idéalisme de son côté
conçoit un monde phénoménal (c'est-à-dire
ce que l’idéalisme appelle les phénomènes) comme comprenant tout l’ensemble de
ces déterminations multiples et variées (…) Le contenu ne peut donc avoir aucun
Être aucune chose, aucune chose en soi : il reste pour soi ce qu’il est,
il ne fait que passer de l’être à l’apparence. » Engels, dans un des
manuscrits qui composent la Dialectique
de la nature commente : « Hegel est donc ici un matérialiste beaucoup
plus résolu que les savants modernes. »
Tout cela est évidemment bien trop rapide et il faudrait le
temps d’analyser en détail tout ce que Hegel explique à ce sujet dans le livre
deuxième de la Science de la Logique au sujet du phénomène et de la
chose-en-soi. Mais il y a un autre aspect important : la position
kantienne présuppose l’idéalité du temps et de l’espace (et c’est en cela
qu’elle se détermine elle-même comme idéalisme subjectif). Or cette thèse qui
est la clé de l’esthétique transcendantale est loin de s’imposer avec autant de
force que Kant pouvait le penser. Étienne Klein pose cette question :
« Des questions se posent à tout
système de pensée « corrélationniste » qui, radicalisant Kant,
affirme que nous ne connaissons que le
monde corrélé à notre représentation : de quoi les astrophysiciens, les géologues ou les paléontologues parlent-ils exactement
lorsqu’ils discutent de l’âge de l’univers, de la date de
la formation de la Terre, de celle du surgissement d’une espèce antérieure à l’homme, ou encore de
l’apparition de l’homme lui-même ? »[2] En outre,
si on admet que la théorie de la relativité générale est (pour l’instant) la
meilleure théorie physique à grand échelle – celle qui coordonne le mieux nos
expériences au moyen de lois mathématiques régulières – on doit bien convenir
que cette théorie ne correspond à rien que nous puissions saisir à travers les
formes a priori de la sensibilité.
Sur un espace plan nous pouvons nous représenter une vue tridimensionnelle mais
il n’est aucune représentation visuelle d’un espace-temps à quatre dimensions,
pour ne rien dire des espaces avec un nombre de dimension encore plus grand
comme on en utilise dans la mécanique quantique.
Autrement dit le pilier de l’esthétique transcendantale,
celui qui permet de séparer le phénomène de la chose-en-soi se révèle
finalement plutôt fragile.
Peut-on en finir avec la métaphysique et sortir du champ de bataille ?
Toute la CRP est une tentative héroïque pour sortir de la
philosophie du « champ de bataille » de la métaphysique et remplacer
les disputes oiseuses auxquelles se livrent les philosophes par une théorie des
limites de la raison et des conditions de la connaissance scientifique
objective. Mais il est à craindre que, tout comme Descartes avait produit la
métaphysique correspondant à la théorie de Galilée, Kant n’ait produit la
métaphysique correspondant à la philosophie
naturelle de Newton. Mais comme Descartes avait séparé la res cogitans de la res extensa, Kant va séparer le monde phénoménal de celui des
choses-en-soi et pour satisfaire notre irrépressible besoin de métaphysique il
nous renvoie sur un domaine où la connaissance est inconditionnée, celui de
l’usage pratique de la raison pure.
Mais par là nous voyons que la bataille continue de plus
bel. Kant est accusé de restaurer les arrière-mondes (Nietzsche) et donc de
défendre une métaphysique au fond assez classique. Si on pose la question
« comment l’homme peut-il connaître rationnellement le monde ? »,
Kant répond de manière bien peu satisfaisante : grâce à une faculté !
Cette réponse évoque irrésistiblement la vertu dormitive de l’opium chère aux
médecins de Molière. Et Kant d’exhiber une belle table des catégories qui
semble sortir tout droit de l’analyse d’un esprit pur et intemporel. C’est
Bachelard qui fit remarquer justement que ces catégories de la pensée n’ont
rien d’éternel mais se modifient et s’enrichissent en même temps que s’enrichit
notre connaissance scientifique. Les catégories seraient donc à la fois la
condition et le résultat de la connaissance. Elles sont donc tout autant a posteriori qu’a priori ! Sohn-Rethel et Lukacs ont insisté pour montrer que
les catégories de la pensée ont une genèse sociale.
On saura gré à Kant d’avoir déblayé le chemin. Depuis Kant,
la philosophie est à peu près débarrassée des preuves de l’existence de Dieu et
de l’immortalité de l’âme, qu’on laisse dorénavant aux croyants. Mais la
question du commencement de l’univers ou de son infinité reste ouverte et entre
directement en jeu dans des questions importantes de cosmologie. Kant également
a eu le mérite de redonner à la dialectique toute sa place dans une œuvre qui
apparaît comme le couronnement du rationalisme classique. Pour autant, on doit
aller au-delà de Kant, en avant et non en arrière comme le demandait déjà
Hegel. Et surtout on se demandera s’il n’y a pas une autre manière de sortir du
champ de bataille, une manière que l’on pourrait trouver dans l’immanentisme
radical de Spinoza, voix discordante dans le concert du rationalisme auquel
pourtant Spinoza appartient par tant d’aspects.
Denis Collin – 13 mars 2019
[1] Hegel, Encyclopédie des Sciences philosophiques en
abrégé. I. La science de la logique¸ Add. §41, traductiopn Bernard
Bourgeois, Vrin, 1970
[2] E.
Klein, Le facteur temps sonne toujours
deux fois
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire