Il y a quelques années M. Bernard-Henri Lévy et quelques
thuriféraires du nouvel ordre « libéral » décrétèrent un nouveau
droit, le droit d’ingérence humanitaire et comme ces gens ne sont pas très
précis sur les termes, ils transformèrent ce droit en un devoir. M. Kouchner,
ministre de gauche et de droite mis en œuvre ce droit-/devoir d’ingérence en
diverses occasions et pas seulement en se faisant photographier portant sur le
dos un sac de riz. Tous ces militèrent ardemment pour l’intervention dans
l’ex-Yougoslavie, soutinrent les « bombardements humanitaires » sur
Belgrade et M. Kouchner finit comme gauleiter de l’OTAN au Kosovo. La plupart
se retrouvèrent pour appuyer la guerre américaine en Irak ou encore pour le
dynamitage du régime de Kadafi, ouvrant pour ce pays une période de chaos qui
dure encore. On pourrait détailler les exploits des partisans du droit/devoir
d’ingérence… Leur bilan suffit pour condamner
ces tristes pitres qui, pourtant, continuent de pontifier sur tous les écrans
de télévision.
Depuis que l’on a commencé à théoriser la possibilité d’un
droit international – on peut dire depuis Grotius, au XVIIe siècle
et depuis le traité de Westphalie qui mit fin à la « Guerre de Trente
Ans » (1648) on s’accorde généralement pour considérer que le principe de
non-ingérence dans les affaires intérieures d’un État tiers est au fondement de
tout droit international dès lors qu’un tel droit vise à la paix. Que ce
principe ait été allégrement violé par tous les fauteurs de guerre, on ne le
sait que trop. Mais la violation répétée d’un principe ne suffit pas pour le
rejeter ! Kant, un des partisans les plus rigoureux d’un droit
international garantissant une « paix perpétuelle » soutient même que
le « droit des gens », c'est-à-dire le droit des nations se résume à
cette non-ingérence. Même si on désapprouve le régime politique d’un pays, on
n’est pas plus fondé à lui faire guerre qu’on est fondé à intervenir contre un
quidam dont on juge la conduite scandaleuse dès lors qu’elle ne met pas en
cause le droit en tant règle universelle de la coexistence des libertés
individuelles.
On le sait si bien que lorsqu’on a décidé de faire la guerre
à un État, on invente toutes sortes de « fake news » pour l’accuser de menées agressives contre les
autres États. Ainsi en fut-il des fameuses « armes de destruction
massive » de Saddam Hussein, dont les photographies furent présentées sans
vergogne dans des réunions internationales par le secrétaire d’État à la
défense américain, le général Colin Powell.
On connaît cependant des cas d’ingérence légitime : par
exemple, quand, en 1936, la République espagnole a appelé ses alliés, membres
de la SDN, à l’aider à se défendre contre une guerre civile engagée par un
général rebelle, la France et la Grande-Bretagne étaient fondées à porter
secours à leur allié, et ce non seulement pour des raisons de principes mais
aussi parce que les rebelles espagnols étaient soutenus par deux gouvernements
qui avaient claqué la porte de la SDN et ne faisaient pas mystère de leurs
ambitions guerrières notamment contre les pays démocratique. Dans ce cas où
l’ingérence semblait presque naturelle, notons que la Grande-Bretagne et la
France ont courageusement pris le parti de ne rien faire, de laisser la
république espagnole se faire étrangler par ses bourreaux, ce qui a ouvert la
voie à la seconde guerre mondiale ! Insistons : dans ce cas,
l’intervention eût été légitime puisque la demande venait du gouvernement
espagnol lui-même. On restait donc dans un cadre juridique strictement
westphalien !
En revanche, ce à quoi nous avons assisté au cours des
dernières décennies est quelque chose de très différent. Dans l’ex-Yougoslavie,
en Irak (à deux reprises), en Lybie et en Syrie, des grandes puissances sont
intervenues, invoquant des motivations humanitaires ou la défense de la
démocratie pour abattre les gouvernements en place et, éventuellement,
installer des gouvernements plus à leur goût. Que faut-il en penser ?
Dans cette affaire les bons sentiments, la pitié par
exemple, brouillent notre jugement. Le régime intérieur d’un État peut-être
parfaitement déplorable, juridiquement les autres États n’ont aucune raison
d’intervenir directement pour le renverser. En tant qu’État démocratique ou à
peu près démocratique nous ne sommes évidemment pas obligés de commercer avec
un gouvernement tyrannique ni même d’avoir des relations diplomatiques (tout
cela n’est qu’une question d’opportunité). Rien ne nous oblige à inviter le
tyran dans la tribune officielle du 14 juillet (Bachar) ou le laisser planter
sa tente dans le jardin de l’Élysée… Mais nous ne pouvons nous autoriser à
renverser ces tyrans, renversement qui ne peut être que le fait de révolutions
de palais ou populaires menées de l’intérieur. Encore une fois, c’est une
question de droit. Si on s’autorise ce
genre d’intervention au motif que le gouvernement n’est pas démocratique et
martyrise son peuple, il est à craindre que la liste des endroits où il faut
procéder à des « bombardements démocratiques » ne soit fort longue.
Pourquoi Kadafi et pas la monarchie saoudienne ?
En second lieu qui décidera que telle gouvernement est
intolérable ? Ou fera-t-on passer la frontière entre les gouvernements pas
vraiment démocratiques, plutôt autoritaires même et les gouvernements
tyranniques ? Récemment, certains euroïnomanes ont cru bon de soutenir que
l’Italie était devenue un pays fasciste. Doit-on prendre les armes pour faire
rendre gorge à l’abominable gouvernement italien ?
En troisième lieu, l’expérience montre que toutes ces
interventions « humanitaires » tournent régulièrement à la
catastrophe. L’Irak a produit Daesh et sous l’égide de l’armée américaine s’est
mis en place un gouvernement chiite aussi corrompu que les précédents et guère
plus soucieux de la liberté des minorités – les chrétiens d’Irak (car l’Irak
était un pays chrétien avant la conquête arabe) regrettent Saddam… L’affaire
libyenne est la plus emblématique : le renversement de Kadafi a précipité
ce pays dans la guerre civile et n’est pas pour rien dans ce qu’on a appelé la
crise des migrants. On peut aussi évoquer l’échec de la coalition à direction
US en Afghanistan ou encore la manière dont « nous » avons armé la
soi-disant opposition démocratique à Bachar mais en fait, comme Hollande l’a
confessé récemment, les groupes liés à Al-Qaida.
En quatrième lieu, il faut cesser de déplorer les réalités
dont on chérit les causes qui les ont produites. Les talibans sont des types
peu fréquentables. Mais pour reprendre une phrase d’un président américain, ces
« fils de putes » sont « nos fils de putes ». Ils ont été
propulsés, armés et soutenus par les services occidentaux, exactement comme l’a
été l’organisation Bin Laden. Comme Saddam en son temps fut le bras armé des
Occidentaux contre le nationalisme socialisant et les communistes puis contre
l’Iran. La liste est longue des régimes tyranniques que « nous »
avons soutenus pour ensuite intervenir au nom de l’humanité pour renverser ces
mêmes régimes – quand le molossoïde qu’on a caressé montre sur la table et
mange le repas, le maître se fâche. Commençons donc par cesser de soutenir les
pires tyrans pour des motifs de « realpolitik »
et nous aurons fait un grand pas en avant. Si l’on prend l’exemple de la Syrie,
on aura un concentré de toutes les hypocrisies, tous les coups bas, toutes les
manœuvres abjectes et de tous les effets pervers de l’intervention-ingérence.
Bref, il faut s’en tenir au principe que l’État reconnaît
les États et pas les gouvernements. On pourrait d’ailleurs facilement se
gausser des palinodies du gouvernement de M. Macron qui reconnaît que
putschiste Guaido contre le gouvernement légal du Venezuela mais garde une
prudence serpentine à l’égard des événements d’Algérie. Il a parfaitement
raison de ne pas de mêler des affaires algériennes – et l’on sait que, du point
de vue de la démocratie, une intervention française serait des plus
contre-productive. Mais il a complètement tort de décider de reconnaître un
prétendu président contre le président légal du Venezuela. Que le régime de
Maduro soit un régime de bureaucrates corrompus et parfaitement incompétents et
prompts à toutes les formes d’autoritarisme, on a de bonnes raisons de le
penser. Mais ce régime est aussi, d’une certain manière le produit des
interventions internationales, des sanctions économiques et des infiltrations
de la CIA. Mais seul le peuple vénézuélien est fondé à se débarrasser de
Maduro.
Bien sûr les partis, les associations, les individus ont le
droit de juger comme bon leur semble les régimes des autres États, ils ont le
droit d’apporter leur soutien moral et même matériel quand la situation l’exige
aux mouvements révolutionnaires ou démocratiques dans d’autres pays. Mais les États
doivent s’en tenir aux règles du droit international.
Denis Collin – 13 mars 2019
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