lundi 20 juin 1994

Jankélévitch et la morale

Tous les livres de Jankélévitch tournent autour de la morale. Et pourtant on peut se demander s’il n’y a pas d’œuvre philosophique aussi peu moralisatrice que la sienne. Les « paradoxes de la morale » et non la morale elle-même en constituent le fonds. Or ces paradoxes démontrent l’impossibilité d’écrire un traité de morale. Son traité des vertus conduit à l’impossibilité de définir la vertu et à l’extrême difficulté d’être vertueux. Dans l’élan de la bonne action, Jankélévitch nous met sous le nez le calcul sordide qui s’y cachait. Pascal et La Rochefoucauld sont souvent cités et ce n’est pas par hasard. Les moralistes français aiment à peindre noir sur noir et loin que cette peinture conduise à un cynisme de bon aloi, elle taraude la bonne conscience. L’homme n’agit pas pour atteindre un souverain bien qui serait défini en soi mais c’est au contraire l’action elle-même qui est bonne ou mauvaise. Or le souverain bien donne lieu à des tartines de philosophie ou de théologie, alors que le moment de l’action échappe par définition au verbiage du philosophe. Contradiction que la philosophie des professeurs a du mal à admettre, car elle ne peut se faire à l’idée qu’il y ait un «tout autre ordre» que celui de la philosophie, car les autres ordres sont par construction des sous-chapitres et des sections de la discipline architectonique qu’est la « science philosophique », telle que l’a instituée la philosophie systématique allemande. Il est d’ailleurs à remarquer que la philosophie devient système à peu près au moment où elle devient une institution universitaire. Après Kant et Hegel, il n’y a pratiquement plus aucun philosophe qui ne soit d’abord un professeur de philosophie, bien assis sur sa chaire. Jankélévitch, grand professeur s’il en fut, se situe délibérément à l’écart de cette tradition. Il ne cite presque jamais les grands philosophes allemands. Kant un peu, parfois Leibniz, Hegel presque jamais. Seul Nietzsche a encore droit de cité dans le « Traité des vertus ». Par contre Platon et les grands mystiques, l’Ancien Testament et l’évangile constituent les références citées, analysées, décortiquées de ce travail. Or la pensée de Jankélévitch est parfaitement éloignée d’une pensée théologique. Beaucoup plus en tout cas que la pensée des grands rationalistes qui passent leur temps à définir Dieu.
Jankélévitch aborde de nombreuses questions. Parmi celles-ci, deux me semblent devoir être relevées. Celle de l’eudémonisme d’abord ; celle du rapport entre la fin et les moyens ensuite. Considérons d’abord le problème de l’eudémonisme. Aristote définit le bonheur comme but de l’action morale. Être vertueux conduit au bonheur, à un bonheur qui n’est pas défini de manière univoque, à un bonheur dont il existe des gradations et qui culmine dans le « souverain bien » qu’est la contemplation de l’Un. Les moyens d’atteindre le bonheur sont de deux ordres : l’ordre de la science qui conduit au vrai et celui de la prudence qui guide l’action pratique. D’une manière ou d’une autre la plupart des philosophes adaptent un point de vue proche. Les chrétiens ne prônent pas l’action désintéressée puisque le Souverain Bien leur est promis dans l’autre monde, dans le Paradis qui est la nouvelle forme du souverain bien. La morale des philosophes modernes, celle de Hobbes ou celle de D’Holbach renonce à la théologie et tente de se justifier par l’utilité générale, dans le calcul d’une optimisation du bonheur social qui doit être fondé sur la justice. Mais précisément Jankélévitch montre que la justice ne suffit pas, qu’elle n’est pas en elle-même la morale, que l’égalité arithmétique ou géométrique doit être dépassée par l’équité qui est toujours une justice portée aux limites de l’injustice et forme l’un des intermédiaires entre la justice et l’amour. Si les classiques font de la justice la  par excellence, Jankélévitch montre au contraire son caractère ratatiné, uniquement mathématique, et en fin de compte plus esthétique que proprement éthique.
Avant la légalité, il y a toujours l’illégalité du commencement, illégalité vitale qui, étant la première injustice, fait démarrer l’ordre juridique lui-même ; et la justice ingrate renie ses propres origines quand elle punit cette initiative arbitraire et violente d’où elle est issue.[1]
La justice, même proportionnelle, reste au fond la loi du talion. « Ne fait pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’autrui de fasse » – maxime qui résume selon Hobbes les principes de la  – n’est qu’une version améliorée de ce « donnant-donnant » qui fonde l’utilitarisme.
Même Kant, avec son impératif catégorique finit par justifier, non pas du point de vue de la raison pure mais du point de vue la raison pratique sa métaphysique des mœurs en expliquant que si l’action ne doit pas être motivée par l’intérêt, elle est malgré tout la seule manière humaine d’atteindre le souverain bien. Ainsi Kant écrit : « dans la loi , il n’y a pas le moindre principe pour une connexion nécessaire entre la moralité et le bonheur qui lui est proportionné. »[2]
Néanmoins, si la  n’est pas la doctrine qui nous enseigne comment nous devons nous rendre heureux, elle est cependant celle qui nous dit « comment nous devons nous rendre dignes du bonheur »[3]. Autrement dit, la critique radicale de Kant finit, même si c’est sous une forme atténuée, par rejoindre les morales eudémonistes, dans leur version chrétienne. Et c’est pourquoi la  se trouve rationnellement justifiée dans l’intérêt de la raison. On peut d’ailleurs noter que le ver était dans le fruit, car le principe de l’impératif catégorique, « agis comme si tu voulais que la maxime de ton action soit une maxime universel » est la formulation positive, universaliste, et pour tout dire convenablement déguisée par la métaphysique allemande, de l’utilitarisme franc de Hobbes.
Or Jankélévitch met en cause fondamentalement ce lien, même atténué entre la moralité et le bonheur. Il dénonce impitoyablement la « bonne conscience », qui est le comble de la mauvaise foi, de celui qui se complairait, ne serait-ce qu’un instant, dans la contemplation de sa propre moralité. Or agir pour être digne du bonheur, c’est déjà juger sa propre moralité à l’aune d’une récompense promise. C’est l’exemple de l’ascète qui se prive pendant vingt ans et qui pour succomber une seconde à la tentation d’un beau gâteau, mérite l’enfer, le mérite bien plus que le gourmand qui pêche chaque jour sans essayer de donner des leçons de . Alors que les philosophes donnent le bonheur comme but ou comme récompense de l’action , Jankélévitch fonde la  sur l’amour, sur un amour qui n’est pas « motivé », qui ne se justifie pas par l’aimé, mais sur un amour qui est l’acte fondamental par lequel l’ego sort de lui-même dans la reconnaissance de l’autre, du «tu» dans son indépendance et sa liberté absolue. A la quête de la substance du bonheur, Jankélévitch substitue l’acte et du même coup la vérité éternelle réside non dans un état mais dans la fine pointe de l’instant.
De la même manière sur la question des rapports entre la fin et les moyens, Jankélévitch inverse les termes des apories classiques. L’impératif catégorique est soumis à une critique en règle dans son purisme. Jankélévitch dénonce la haine et fait de l’amour la  cardinale, mais l’amour n’empêche pas de combattre les méchants, de les combattre sans haine, mais sans nécessairement être trop précis et trop finassier sur les moyens. Le pieux mensonge a sa place dans l’action  comme le dynamitage des trains dans la résistance aux nazis. Jankélévitch ne nous laisse pas en paix. Notre époque, avec son «mal absolu» qu’a représenté le nazisme, ne laisse plus aucune place aux certitudes de la philosophie classique. Se réfugier dans les morales hellénistiques (épicurisme ou stoïcisme) ou dans l’impératif catégorique kantien, c’est se condamner à l’égoïsme ou à la mauvaise foi.
La philosophie de Jankélévitch nous place devant une contradiction fondamentale qui est d’abord la tension dans laquelle nous vivons et à laquelle les systèmes cherchent à échapper. Dans le détail nous ne sommes pas libres, comme dans le détail la pensée peut s’expliquer intégralement sur le mode des neurosciences version Changeux. Mais globalement nous sommes libres et nous avons un esprit qui n’est pas réductible au fonctionnement d’une machine perfectionnée. Biologiquement, tant que l’homme est considéré comme objet de la science, le principe de Hobbes – qui n’est d’ailleurs que celui d’Aristote – est une évidence : l’être tend à persévérer dans son être, et cette pulsion naturelle fondamentale, ce «conatus», suffit à expliquer pourquoi nous vivons en société et pourquoi nous avons, le plus souvent, des conduites à peu près morales en temps ordinaires et pourquoi les passions sont toujours prêtes à se déchaîner. Mais à partir du moment où nous agissons, où nous sommes sujets ou subjectivités, l’action est libre de toute détermination et ne se fonde que sur ses propres exigences et non plus sur une relation mathématique entre la fin et les moyens.[4] La philosophie classique suppose la dualité de l’objet et du sujet et l’hypostasie dans le fameux problème de la connaissance et de l’adequatio rei et intellectu. Mais elle pose la subjectivité dans un homme abstrait, réduit à un pur esprit auquel elle oppose l’objectivité de l’être. Alors qu’en réalité cette dualité est la tension même sur laquelle est fondée l’esprit humain. Je suis à la fois le sujet, en tant que je suis moi, individu individualisé au milieu de mes semblables et objet en tant qu’être générique, en tant qu’occurrence de la classe des humains. Ou plus exactement je suis sujet s’objectivant dans la pratique humaine. Or, dans bien des cas, cette objectivation, qui est aliénation, est aussi la source de la jouissance égoïste et le moyen de la conservation de la puissance. C’est cette contradiction que Marx nomme du nom d’idéologie.
Chose intéressante, Jankélévitch consacre un chapitre à l’examen des scrupules kantiens et socialistes contre la charité. Il montre justement que le socialisme ne réfute pas l’action , mais dénonce uniquement la tartufferie de la charité des possédants mais que cette dénonciation suppose la revendication d’une  supérieure qui est celle qu’expose Jankélévitch – ce marcheur infatigable de la gauche :
… ces critiques atteignent surtout une pitié hypocrite et complaisante qui est le contraire même de l’amour. La justice socialiste n’a jamais prétendu rendre l’amour inutile : elle le purifie plutôt de toute charlatanerie et de tout pharisaïsme.[5]
Mais Jankélévitch ajoute :
La justice ne rendra pas la grâce inutile, parce que si rien ne remplace la justice, rien non plus ne remplacera l’irremplaçable amour, même dans le royaume de la justice tout le monde aurait encore besoin de gentillesse et de générosité.[6]
Et ce n’est pas seulement un principe pour demain, mais une dialectique à l’œuvre dès maintenant puisque la bonté et la charité se transforment en justice et en nouveaux droits.
Les impératifs pas catégoriques et même pas toujours impératifs de Jankélévitch se révèlent ainsi bien plus pratiques que les doctrines morales prêtes à l’emploi qui retrouvent tant de faveurs de nos jours (cf. supra). La difficulté vient qu’on ne peut pas faire de résumé de la «doctrine» de Jankélévitch. Après l’avoir lu, il ne reste qu’à penser par soi-même, c’est-à-dire à mettre en cause toujours les principes assurés de la bonne conscience.
(Juin 1994)

dimanche 19 juin 1994

L'histoire, science et récit

Le double sens du mot histoire se dédouble à son tour. L’histoire-science et l’histoire-récit entretiennent des rapports ambigus depuis les origines de l’histoire. La distinction peut paraître simple au premier coup d’œil. L’histoire se présente d’abord comme un récit : Thucydide «raconte» la guerre du Péloponnèse. Suétone nous fait le récit de la vie des douze Césars. Louis XI est bien connu grâce aux chroniques. Ces récits incluent une plus ou moins haute dose de fantaisies, de racontars (dans le cas de Suétone, par exemple). Le récit se sépare d’emblée clairement de l’histoire, telle que nous la concevons aujourd’hui (et telle qu’elle s’est constituée comme discipline à la l’époque moderne).

Dans le récit est tout d’abord absente ou presque la critique des sources. Or l’historien ne peut considérer un fait que s’il a les moyens de l’établir, d’en mesurer la véracité ou s’il le garde bien que douteux, il doit donner une justification de l’hypothèse. Ainsi de nombreux historiens ne prennent plus au sérieux Suétone pour ce qui concerne les faits reprochés à Néron, dont quelques-uns semblent être des calomnies colportées par les Sénateurs romains et reprises par les chrétiens.
Deuxième trait caractéristique de l’histoire : le récit rapporte l’enchaînement des faits, donne parfois des explications mais laisse l’histoire en tout état de cause sur un seul plan. L’historien au contraire découpe l’histoire en plans distincts ayant leur propre enchaînement explicatif et leur propre portée. Les causes efficientes directes et visibles se superpose à des causes plus profondes (par exemple faisant entrer en ligne de compte les rapports économiques, l’évolution des mentalités, etc.) qui elles-mêmes expriment des tendances longues (des «trends» séculaires dirait Braudel).
Troisième trait : l’auteur de récit ou de chronique est un individu, qui assume son œuvre à la première personne du singulier. L’historien s’intègre volontiers dans une école. Il se rattache à un type d’interprétation, ou au moins à un style interprétatif. L’école des Annales, l’histoire des mentalités, l’histoire économique, l’histoire marxiste, autant de manières de faire de l’histoire qui s’opposent souvent, mais comme les théories physiques, prétendent donner un système plus ou moins complet qui approche une vérité scientifique objective au contraire du récit qui ne contient au plus qu’une vérité littéraire et des vérités factuelles.
Cette vision, qui est celle qu’on a nous a proposée dès le lycée – même si ce n’est pas toujours dans ces termes – présente cependant des lacunes et des défauts qui menacent de ruine cette dichotomie un peu simpliste. Les sources, même bien établies ne disent cependant rien par elles-mêmes ; elles sont toujours susceptibles d’interprétations diverses. Or leur validité n’est pas seulement le fondement de l’interprétation, elle est aussi largement fondée elle-même sur l’interprétation. L’ouverture des archives soviétiques en donne une illustration saisissante notamment au travers des accusations lancées contre Jean Moulin ou l’interprétation des interrogatoires de Léopold Trepper par le KGB. Ceux qui veulent à tout prix accréditer leur thèse considère que ce qui est dit dans les archives du KGB correspond à la vérité. La source est là et elle est indiscutable, mais ce qu’elle dit ne s’énonce pas simplement et n’est manifesté que par le travail de l’interprétation qui suppose qu’on sache comment ont été faits les procès-verbaux des hommes de la Loubianka, quels étaient leur but et en fin de compte quelle était la véritable signification du stalinisme. L’histoire demeure, quoi qu’on fasse, une science «herméneutique».
En outre l’histoire ne peut pas se passer du récit. L’analyse des sources, la recherche des systèmes explicatifs, l’explicitation des articulations entre les divers niveaux de causalité, tout cela doit in fine être mis en œuvre dans la reconstitution du récit de l’histoire. On peut faire la statistique économique et sociale de la Russie d’avant 1917, étudier les mentalités qui aboutissent à la domination de Raspoutine à la cour du Tsar, analyser les causes de la guerre de 1914 et l’échec de l’armée russe, rien de de tout cela ne produira logiquement la révolution de février 1917. L’événement historique reste irréductible. Ce n’est pas dans la statistique économique qu’on trouvera le discours de Lénine à l’arrivée à la gare de Pétrograd, ni l’éloquence de Trotsky, ni la couardise des chefs libéraux, mencheviks et SR... Quand le cuirassé Aurora sous la direction du bolchevik Antonov-Ovssenko tire (à blanc) sur le palais d’hiver et provoque la fuite de ses occupants, c’est l’événement singulier, l’événement du récit qui devient véritable historique, laissant toutes les raisons profondes à leur impuissance.
Car ce qui fait la spécificité de l’histoire, ce qui fait qu’on appelle histoire cette succession des générations de l’humanité – et qu’on ne se contente pas comme la Bible du «qui genuit» – c’est justement cette irruption de la nouveauté. Dans les sciences «dures» il n’y a de nouveauté que la découverte par le savant, mais l’objet de l’étude est toujours considéré comme déjà là, au moins en puissance. En histoire, le nouveau surgit à chaque pas et ne se laisse pas enfermer dans ce qui est déjà là et ce qui est déjà connu. Or ce nouveau dans le passé est précisément la matière même du récit. Et la relation initiale que nous avions mise en évidence – le récit a besoin d’explications – s’inverse : c’est le récit qui devient l’explication des explications.
On en est avec l’histoire comme avec toutes les «sciences morales», les «Geisteswissenschaften», le sujet chassé par la porte rentre immédiatement par la fenêtre. La recherche, de strates en strates, de l’objectivité conduit à retrouver la subjectivité la plus irréductible. La matérialité ultime de l’histoire c’est la subjectivité humaine et c’est pourquoi l’opposition de l’histoire et du récit ne doit pas être considérée comme une dichotomie rigide mais comme une tension entre deux pôles opposés mais tout aussi liés que le sont le pôle nord et le pôle sud de l’aimant.
(juin 1994)

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...