Un être de raison. Critique de l'homo oeconomicus (Syllepse - 2000) par Tony Andréani
La critique de Tony Andréani porte sur les questions
épistémologiques centrales pour les sciences humaines. On peut la résumer
ainsi :
(1) La théorie de l'action rationnelle est fondamentalement non réaliste,
quelles que soient les sophistications qu’on a pu lui apporter. “ Cela ne
veut pas dire qu’il n’y ait rien de tel qu’une action rationnelle mais plutôt
qu’il n’existe que des séquences d’action rationnelle se détachant sur un fond
d’irrationalité. ” (page 42)
(2) Le modèle de l'homo œconomicus n'est pas descriptif mais
normatif ; normatif du point de scientifique dans la mesure où il tend à
exclure toute autre démarche ; normatif sur le plan idéologique, en ce
qu’il incite le sujet “ normal ” à se comporter comme un calculateur
rationnel.
(3) les sciences sociales basées sur ce modèle échouent à penser la
différence entre les deux grandes sphères de la vie humaine, la sphère des
activités de travail et celle de la consommation et des loisirs, reprenant la
distinction que fait Marx (Capital, livre III, conclusion) entre la
sphère de la nécessité et le “ royaume de la liberté ”.
Après une présentation du modèle, le travail de TA se
déploie successivement à travers quatre moments :
(1) Une critique psychologique qui montre avec précision la faiblesse des
conceptions psychologiques des utilitaristes, singulièrement de leurs
conceptions du plaisir et du rapport entre travail et peine d'un côté, plaisir
et consommation de l'autre. TA montre l'incapacité des théories du choix
rationnel à rendre compte de l'irrationalité irréductible de nombreux
comportements humains.
(2) Une critique sociologique axée sur l'opposition entre la conception
holiste de la sociologie classique et l'individualisme méthodologique de la
théorie économique standard. Tony Andréani chez à dépasser cette opposition en
montrant que le noyau rationnel du modèle standard tient au caractère
“ rationalisant ” des activités de travail. Si
“ l'individualisme méthodologique […] est une approche
incontournable ”, celle-ci, pour être opérante, suppose que “ l'on
connaisse déjà le sens de la place d'un groupe ou d'une organisation dans
l'ensemble du champ social, et dans le champ des rapports sociaux en
particulier ”.
(3) Une critique socio-psychologique qui s'appuie sur une compréhension de
la manière dont les pulsions sont réinvesties dans la sphère du travail.
S'appuyant sur la relecture par Gérard Mendel de la théorie analytique, Tony
Andréani montre l'effet des rapports sociaux dans la genèse et la structure des
passions.
(4) Une critique éthico-politique qui part de l'exposé des contradictions
de la philosophie morale et politique du libéralisme. En particulier, Tony
Andréani montre comme les théories égalitaristes de la justice (par exemple
celle de Rawls) dans la mesure où, sur le fond, elles partagent les présuppositions
de l'homo œconomicus, sont en réalité incapables de donner une
alternative cohérente aux conséquences les plus insupportables de la conception
utilitariste économiste. TA nous donne ici de nouveaux développements sur les
questions qu'il avait déjà abordées dans son Discours sur l’égalité parmi
les hommes[2]. Entre
l'égalitarisme libéral, qui s'accommode finalement des plus grandes inégalités
et une égalitarisme absolu qui n'est ni possible ni souhaitable, TA estime que
la justice suppose d'abord l'égalisation des conditions essentielles pour
l'autonomie personnelle. La critique des thèses de Amartya Sen[3],
concernant l’égalité des “ capabilités ” ou celle de Ronald Dworkin[4] sur
l’égalité des ressources, est amorcée et invite à des approfondissements.
Ressaisissant la pensée de Marx, TA montre que,
correctement réinterprétée, elle écarte à la fois le holisme sociologique et
les interprétations analytiques du type de celle de Roemer. Retour sur la
pensée de Marx qui est indispensable. Si, comme le dit Tony Andréani, l'homo
œconomicus doit fait place à l'homo socius, à l'individu social,
“ qui se différencie et s'épanouit dans et par la socialité ”,
l'épanouissement de cette individu nécessite la critique théorique et pratique
du capitalisme, “ système social foncièrement irrationnel, alors même
qu'il a développé et utilisé des outils de rationalité. ” C’est par là que le travail de TA s’articule
au présent. L’idéologie du “ tout marché ” et de l’individualisme
libéral sert un régime social mortifère. Et si la question reste en suspens de
savoir si se constitueront “ des groupements assez forts pour
contrebalancer cette dynamique ”, des travaux comme cet Être de raison
contribueront sans doute à lui donner une réponse.
Denis Collin – Mars 2001
[1] Le plus radical des
philosophes sur néolibéralisme, Robert Nozick, affirme que “ les hommes
mènent des existences séparées. ”
[2] Tony Andréani, Marc
Ferey : Discours sur l’égalité parmi les hommes, L’Harmattan, 1993
[3] D’Amartya Sen, voir par
exemple Repenser l’égalité, Seuil, 2000
[4] Les conceptions de Ronald
Dworkin sont reprises et développées dans son dernier ouvrage, Sovereign
virtue – The Theory and Practice of Equality. Harvard University Press,
2000