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L’analyse marxienne de l’exploitation capitaliste trouve son centre névralgique dans l’analyse de la journée de travail et des luttes qui déroulent autour de sa limitation.
Le capitaliste - et son porte-plume l’économiste vulgaire [1] - considèrent qu’en employant un travailleur, il s’agit simplement de l’achat d’un "facteur" comme un autre. La force de travail est une marchandise comme les autres, du point de vue du capitaliste et il la paie à sa valeur, c’est-à-dire qu’elle lui coûte l’équivalent du temps de travail nécessaire à sa production, par exemple quatre heures d’équivalent temps de travail social moyen. Ces quatre heures représentent la valeur des produits nécessaires à l’entretien de la force de travail (alimentation, logement, entretien des enfants qui participent eux aussi de la reproduction de la force de travail ).
En recevant son salaire (équivalent en argent de ces quatre heures de temps de travail), le vendeur de force de travail a eu son dû, c’est-à-dire de quoi remplacer la force de travail qu’il vient de céder. De son côté, le capitaliste a acquis une marchandise dont il peut user comme il l’entend. Il pourrait garder le travailleur à ne rien faire, mais il peut - et c’est qu’il fait généralement - le faire travailler une journée durant, disons pour l’exemple huit heures. Pendant les quatre premières heures, le travailleur produit l’équivalent de son salaire : les produits de ces quatre heures ont une valeur d’échange égale à celle des matières premières, de l’usure des moyens de travail (une quote-part de leur valeur totale) auxquelles il faut ajouter les quatre heures de travail qui y sont maintenant incorporées. Il en va de même pour les quatre heures suivantes, à la différence notable que celles-ci ne coûtent plus un centime au capitaliste. C’est du travail gratis qui appartient au capitaliste en vertu même des particularités que présente la consommation de la force de travail. Comme le dit Marx :
L’ouvrier travaille sous le contrôle du capitaliste auquel son travail appartient. Le capitaliste veille soigneusement à ce que la besogne soit proprement faite et les moyens de production employés suivant le but cherché, à ce que la matière première ne soit pas gaspillée et que l’instrument de travail n’éprouve que le dommage inséparable de son emploi.
En second lieu, le produit est la propriété du capitaliste et non du producteur immédiat, du travailleur. Le capitaliste paie, par exemple, la valeur journalière de la force de travail, dont, par conséquent, l’usage lui appartient durant la journée, tout comme celui d’un cheval qu’il a loué à la journée. L’usage de la marchandise appartient à l’acheteur et en donnant son travail, le possesseur de la force de travail ne donne en réalité que la valeur d’usage qu’il a vendue. Dès son entrée dans l’atelier, l’utilité de sa force, le travail, appartenait au capitaliste.
Ce travail gratis représente la plus-value qui tombe dans la poche du capitaliste propriétaire des produits du travail. Au début de la journée, le capitaliste a avancé une somme correspond aux matières premières, au moyen de travail et au salaire et à la fin de la journée il se trouve en possession de produits dont la valeur est égale à la somme avancée augmentée de la part correspondant au travail gratis que procure la consommation de la force de travail.
Ce processus, Marx l’appelle exploitation. On voit immédiatement que le capitaliste a le droit d’user comme bon lui semble de la marchandise qu’il vient d’acquérir. Et comme tous les "facteurs", la force de travail doit être utilisée au maximum. Inversement, pour l’ouvrier, il y a un droit intangible à se protéger comme vendeur de force de travail.
Discutant des luttes pour la journée de 10 heures et des arguments des uns et des autres, Marx écrit :
Il y a donc ici une antinomie, droit contre droit, tous deux portant le sceau de la loi qui règle les échanges de marchandises. Entre deux droits, qui décide ? La force. Voilà pourquoi la réglementation de la journée de travail se présente dans l’histoire de la production capitaliste comme une lutte séculaire pour les limites de la journée de travail, lutte entre le capitaliste, c’est-à-dire la classe capitaliste et l’ouvrier, c’est-à-dire la classe ouvrière.
C’est pourquoi la lutte de classes se concentrent sur la question de limitation légale de la journée de travail. Le mot d’ordre de la journée de 8 heures que l’Internationale Ouvrière va populariser à partir de 1889 était déjà celui des ouvriers en luttes qui se rassemblent à Haymarket Square à Chicago, le 1er mai 1886, une manifestation qui termine tragiquement : une bombe est lancée, sans doute par un provocateur, qui donne prétexte à répression sauvage et à l’arrestation de huit militants qui seront condamnés à mort. Journée de 8 heures et semaine de 40 heures, c’est encore la question clé du grand mouvement de grève générale avec occupation de juin 36.

Idéologie dominante

L’idéologie dominante, ressassée depuis plusieurs décennies, tient en une expression : "Fin du travail" [2]. Il y aurait une tendance séculaire à la baisse du temps de travail. Avec les nouvelles technologies, le capital ne serait plus ce Moloch assoiffé du travail vivant que dépeint Marx. Et le travail lui-même se transformerait profondément : du travail ouvrier à la chaîne on passerait à un travail plus "immatériel" [3] doté d’une plus grande autonomie.
Pietro Basso met en pièces ce discours idéologique, au sens marxien du terme idéologique, c’est-à-dire ce discours qui donne une représentation exactement inversée de la réalité.
Concernant la prétendue "tendance séculaire" à la baisse du temps de travail, Basso commence par mettre les choses au point. Elle n’existe que dans l’esprit des apologistes du système capitaliste. Il rappelle les "prophéties" de Keynes : une fois les malentendus de la lutte des classes dissipés et les capitalistes convaincus de leur véritable intérêt, "nos petits-enfants", disait Keynes, pourront se contenter de travailler trois heures par jour. Les petits-enfants de Keynes ont depuis longtemps des cheveux blancs et les trois heures par jour sont aussi loin de nous que dans les années 30. Si on prend l’exemple américain, on constate en effet que la durée quotidienne ou hebdomadaire du travail [4] n’a pratiquement pas varié depuis les années d’entre les deux guerres. Elle aurait même plutôt tendance à augmenter, notamment avec la diffusion du modèle "Wal-Mart".
Basso met en garde contre les illusions qui pourraient naître de certaines avancées formelles dans ce domaine : les 35 heures (par la loi) en France ou les 35 heures en Allemagne par les accords de branche dans la métallurgie et l’imprimerie. C’est à la réalité qu’il faut s’attaquer : la multiplication heures supplémentaires, de plus en plus souvent non payées, le "présentéisme" — les travailleurs se rendent au travail en avance et partent en retard par crainte d’être licenciés, ils vont au travail malades, etc. —, la multiplication des doubles emplois (aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, évidemment, mais de plus en plus courants dans les autres pays d’Europe), l’intensification du travail, toutes données auxquelles il faut ajouter la mise au travail massive et dans les conditions les pires de centaines de millions de pauvres des pays "émergeants". Basso analyse l’exemple édifiant de cette entreprise vietnamienne où les équipes sont de 24 heures !
Deuxième angle : l’intensification du travail. On sait que les maladies professionnelles se multiplient. Les accidents du travail causent, bon an mal an, 300.000 morts : un "génocide silencieux" qui n’intéresse visiblement pas les médias. Les conditions de travail sont au coeur de ce phénoméne. Et Basso donne une analyse pénétrante du "toyotisme", ce successeur ultra-moderne du fordisme. Sur une chaîne "fordiste" traditionnelle, on a calculé que le temps de travail effectif était au mieux de 47 sec. par minute (le reste du temps étant lié à l’attente de l’arrivée de la pièce ou à la lenteur du processus global.) Le toyotisme avec son slogan du "juste à temps" est d’abord une réorganisation du travail qui permet d’éliminer dans le détail tous ces micro-temps morts. Dans l’atelier toyotiste on peut atteindre 57 sec. par minute de travail effectif. Le travail comme pure dépense de la force de travail : on retrouve ici la théorie de la valeur-travail de Marx dans toute sa pureté et ceux qui la confirment, ce ne sont pas les économistes de profession (qui n’ont que mépris pour cette théorie "métaphysique") mais les capitalistes et leurs fonctionnaires quand ils s’occupent de production.
Basso s’intéresse également aux discours sur la "dématérialisation du travail" et la croissance des services. Là encore ses démonstrations, dûment étayées par des rapports et des données chiffrées, emportent la conviction. Le secteur des services, c’est d’abord la croissance du travail matériel, souvent déqualifié, mal payé et précaire. Il nous invite à regarder dans l’arrière-cour des grands centres financiers... Mais surtout, les "miracles" vantés ici et là ne concernent jamais les secteurs des services. Evidemment les pays émergeants émergent par l’industrie. Mais aussi à l’intérieur des grands pays capitalistes, c’est encore l’industrie [5] qui, seule, peut "faire des miracles" : ainsi l’exemple de l’Italie du Nord-Est dont le développement est fondé sur l’industrie, l’exploitation forcénée du travail et l’atomisation de la classe ouvrière.
Enfin, Pietro Basso donne une analyse rigoureuse des "contre-exemples" allemand et français. Premier constat : dans les deux cas, c’est la lutte des travailleurs qui a imposé la réduction du temps de travail et nullement une tendance immanente à la baisse du temps de travail. Deuxième constat : là où la réduction du temps de travail a été imposée, elle est très loin d’avoir touché tous les secteurs et le temps de travail hébdomadaire moyen, en Allemagne comme en France,reste largement au-dessus des 40 heures. Troisième constat : les capitalistes ont d’ores et déjà entamé le démantèlement de cette réduction du temps de travail. En imposant des heures supplémentaires non payées avec le chantage à la délocalisation, ils ont fait que les 35 heures allemandes ne sont presque plus qu’un souvenir. Quant à la France, entre "assouplissments" et "contournements", la limitation de la durée de travail s’avère n’être qu’un leurre. En France comme en Allemange, elle a été payée de l’amputation des temps de pause, de la "flexibilité" des horaires, du développement du travail de nuit [6] et du travail des samedis et dimanches. Le soi-disant "travail choisi" n’est jamais que le travail choisi par les patrons. Concernant la France, Basso analyse également le sens de la loi Aubry et de l’opération 35 heures du gouvernement Jospin. En pesant ses mots, il la définit comme une opération corporatiste. Le "donnant-donnant" cher à la bientôt ex-maire de Lille, vise à monnayer une réduction nominale du temps de travail contre l’intensification de l’exploitation du travail (extraction de la plus-value relative, dirait Marx). Une opération dont Aubry a elle-même défini l’objectif : augmenter la productivité.

A lire d’urgence, donc !

Il y aurait encore beaucoup aspects à développer. Bien sûr, ce livre a un intérêt théorique évident : dans la bataille qui se mène sur le terrain des idées, il apporte une confirmation éclatante de la validité des analyses marxiennes du mode de production capitaliste. Mais il a aussi un intérêt pratique : il replace les "discussions programmatiques" sur le terrain qui devrait être le leur, celui de la lutte des classes et de l’exploitation capitaliste. Le développement même de l’accumulation du capital, les progrès de productivité engendré par les nouvelles technologies, loin de rendre le travail vivant marginal, poussent au contraire le capitaliste a être de plus en plus avide de "chair fraîche", car c’est seulement le travail vivant qui produit du profit. Une fois qu’on est arrivé à ce point, on est obligé de constater que la "lutte" ( ?) entre les "libéraux" et les "anti-libéraux" n’est qu’un attrape-nigaud, parce que les remèdes néo-keynésiens des anti-libéraux se situent exactement dans le même schéma inviolable du mode de production capitaliste que leurs prétendus adversaires libéraux. Ce dont il faudrait commencer à tirer les conséquences.



[1] C’est-à-dire l’immense majorité de ces laquais intellectuels qui alimentent les "brains trusts" gouvernementaux et les conseils d’administration du grand capital
[2] Voir notre livre La fin du travail et la mondialisation. Idéologie et réalité sociale. L’Harmattan, 1997.
[3] A gauche - si on ose dire - cette thèse est défendue par Hardt et Negri dans leur Empire. Pour une critique du "negrisme", voir notre Revive la République, chapitre III.
[4] Basso montre bien que le calcul annuel du temps de travail est typiquement le point de vue du capitaliste qui alloue sur une année ses "facteurs", alors que, du point de vue de la vie subjective de l’ouvrier, c’est la journée qui compte. Encore une bonne occasion de comprendre ce qu’il en est de la prétendue objectivité des "sciences économiques"
[5] Il faudra analyser précisément l’abime auquel le choix américain d’abandonner l’industrie au profit des "services" conduit ce pays...
[6] Rappelons que les "socialistes" et les laquais CFDTistes du patronat ont célébré comme une grande victoire de l’égalité hommes/femmes la suppression de l’interdiction du travail de nuit des femmes...