vendredi 2 juin 2006

Marx inactuel

I : Les communismes

Lecture de Costanzo Preve

Costanzo Preve, Gianfranco La Grassa : La fine di una teoria. Il collasso del marxismo storico del novecento. Edizioni Unicopli, Milano, 1996
Costanzo PreveMarx inattuale. Eredità e prospettiva. Bollati Boringhieri, Torino, 2004

Considéré aujourd’hui comme l’un des principaux philosophes « marxistes » italiens – l’appellation, on le verra ne convient guère – Costanzo Preve, né en 1943, a étudié la philosophie et la science politique, ainsi que le grec ancien et moderne, aux Universités de Turin, Paris et Athènes. De 1967 à 2002, il a enseigné la philosophie et l’histoire dans des lycées italiens. Engagé politiquement au Parti communiste (PCI), puis dans diverses formations de gauche avant 1989, il est l’auteur d’une œuvre importante, principalement parue en italien et en grec, concernant l’histoire de la philosophie et du marxisme.
De cette œuvre, je me propose de donner un aperçu à partir d’une lecture de deux textes fort stimulants pour tous ceux que Marx et le destin du marxisme intéressent. Le premier de ces textes publié en 1996, s’intitule L’enigma del comunismo prima, durante e dopo Marx e il comunismo storico del novecento(« L’énigme du communisme avant, pendant et après Marx et le communisme historique »), un essai publié dans l’ouvrage collectif publié avec Gianfranco La Grassa, La fine di una teoria (« La fin d’une théorie »). Le deuxième, Marx inattuale (« Marx inactuel. Héritage et perspective ») date de 2004 et propose une analyse critique du marxisme et de la pensée de Marx et la conclusion est sans appel : sans se libérer du « marxisme », toute voie d’avenir est barrée et c’est seulement en se libérant du marxisme qu’on pourra redonner un sens à la pensée de Marx.

Les communismes

Marx n’est pas le théoricien du marxisme : « moi, je ne suis pas marxiste », dit-il un jour, pestant contre ses deux gendres Lafargue et Longuet, « le dernier bakouniniste et le dernier proudhonien de France ». Mais Marx est incontestablement un théoricien du communisme. Mais le communisme existait avant Marx. Avec sa théorie du mode de production capitaliste, Marx n’a fait que rendre pensable (et, ajoute Preve, peut-être praticable) un communisme moderne. Preve va donc commencer par essayer de proposer une typologie des diverses sortes de communisme en commençant par le communisme précapitaliste.
Il s’agit en effet de comprendre le sens précis du communisme moderne par différence avec ces formes plus anciennes. Pour ce faire, Preve use du concept (marxien) de « soumission réelle ». Dans les formations sociales antérieures au mode de production capitaliste, il existait bien des classes dominantes et des classes exploitées, mais il n’existait pas de soumission réelle du travail.

« La soumission, si on veut, était purement extrinsèque relativement à l’intérieur d’un mode de production précapitaliste, et fonctionnait de manière brutalement coercitive pour obliger les communautés d’esclaves ou de serfs à fournir un produit final que les maîtres s’appropriaient, sans avoir donné aucune contribution technique essentielle au processus de production global. » (p.18)
C’est pourquoi – et le grand mérite de Marx sera de faire la clarté sur cette question – ce qui caractérise le mode de production capitaliste proprement dit c’est l’apparition du capital comme « rapport social général », c’est-à-dire rapport entre les classes dans lequel la classe exploitée est constituée d’individus juridiquement libres et dans lequel le mécanisme d’exploitation est un mécanisme « purement économique ». Au contraire dans les sociétés précapitalistes, l’extorsion du surtravail (l’exploitation) s’effectue par la violence militaire et par la force de la religion, les deux aspects étant, la plupart du temps, étroitement entremêlés. C’est dans ces sociétés qu’apparaît d’abord le communisme et c’est un communisme qui est

« contraint de se présenter sous la forme d’un retour, garanti ou non par Dieu et sa volonté surnaturelle, révélée préférentiellement sous une forme messianique, à une communauté entre les hommes fraternelle, solidaire et égalitaire, qui devait en outre correspondre et se conformer aux besoins naturels de l’homme qui n’est plus corrompu par le péché, le luxe, la richesse, etc. Paradoxalement, le communisme précapitaliste était plus révolutionnaire que le communisme moderne, si nous prenons en compte le fait que le terme « révolutionnaire » a une origine astronomique et indique le retour d’un astre à son point de départ après avoir intégralement parcouru son orbite. » (p.19)
Preve distingue deux formes du communisme : le communisme religieux conçu comme réalisation de la volonté de Dieu et un communisme philosophique fondé sur la conformité à la véritable nature humaine libérée de la corruption et de l’ignorance. Une claire vision de cette question est, tout d’abord, indispensable si on veut comprendre quelque chose à Marx, précisément parce que « Marx pense en opposition ou, si on veut, par différence, avec les deux philosophies globales du communisme précapitaliste » (p.20).En second lieu, montrer que le communisme est un projet historique millénaire, cela peut constituer un antidote aux idéologies post-modernes de la fin de l’histoire. Enfin, puisque, pour Preve, le communisme marxiste du XXe siècle n’est qu’une sécularisation imparfaite du communisme précapitaliste, aucune refondation crédible de l’idéal communiste sans avoir pris congé radicalement de cet univers culturel.
Voyons maintenant la typologie des communismes précapitalistes proposée par Costanzo Preve.
Première forme : le communisme comme réalisation de la volonté de Dieu révélée à travers le messie et/ou les prophètes. Preve critique la manière classique d’envisager la question de la religion dans le marxisme : l’athéisme serait présenté comme une étape vers le matérialisme et conduirait ainsi au communisme. Pour lui, au contraire, la question de l’existence de Dieu est tout à fait secondaire par rapport aux faits matériels qui déterminent l’existence sociale des individus :

« En bref, Dieu, au-delà de son éventuelle existence ou inexistence physico-chimique, c’est-à-dire astronomique-cosmologique (considérée généralement comme la prémisse incontournable de son autorité morale, tenue pour une conséquence évidente de sa existence physico-chimique préalable), a été et pour beaucoup est encore le seul fondement abstrait par le moyen duquel chacun peut penser concrètement sa propre place dans le monde, et par là aussi peut être pensé le communisme de la production, de la distribution et de la consommation.
Ceci, à notre avis, ne vient ni de l’ignorance ni de l’aliénation (même s’il est bien clair qu’ignorance et aliénation existent toutes deux « latéralement » à cette question), mais d’une modalité structurale de la représentation humaine du caractère absolu et de l’omnipotence qui conduit à penser de manière correctement unitaire le monde de la nature et celui de la société. La notion de Dieu permet en fait (et, répétons le, de manière substantiellement correcte) de penser unitairement l’ontologie et l’axiologie. » (p. 24)
C’est pour Preve une question centrale : les faits et les valeurs ne peuvent pas être séparés, car il y a un processus de connaissance unitaire qui lie la connaissance de l’être au jugement de valeur. De la même façon, le monde de la nature et celui de l’histoire sont unifiés (précisément par les pratiques humaines, ce que Marx nomme « échange organique » entre l’homme et la nature). C’est seulement dans le mode de production capitaliste que cette manière de voir semble devenir non pertinente.
« Le communisme précapitaliste part de la constatation (qui, pour les agents de la production précapitaliste, est une expérience quotidienne et directe) que l’existence de riches et de pauvres ( de patrons et serfs ou esclaves) ne naît pas d’un processus interne la production, en quelque sorte neutre au sens ontologique et axiologique (comme dans le capitalisme) mais est le fruit d’une injustice commise par un groupe de puissants, c’est-à-dire une puissance (ontologique) mise au service d’une injustice (axiologique). » (p.26)

De là, Preve déduit les formes religieuses que doit prendre ce communisme précapitaliste.
« Dans le cas de Jésus de Nazareth, le contenu de sa prédication apparaît sans équivoque si on s’efforce de corréler le contenu sémantique de son annonce messianique avec le contexte historique dans lequel se déroula son activité. Jésus promet aux pauvres une émancipation sociale et un rachat des dettes qui n’a rien de générique ou de purement « moral », mais qui a comme présupposé matériel et politique la « purification » du temple de Jérusalem et la proclamation d’une « année de miséricorde du seigneur » de la part d’une autorité messianique, la sienne, et qui est à la fois juste et puissante à cause de l’appui du Père céleste. La distribution communiste des biens est, chez Jésus de Nazareth, la réalisation d’une volonté divine bien précise, qui entend révolutionner l’état d’injustice générale et d’oppression où on était tombé à cause des péchés des hommes. » (p.27)

Preve fait remarquer que ce communisme est typique du mode de production antique oriental, fondé sur une bureaucratie corrompue dont il faut se libérer.
Il n’est guère besoin d’argumenter, même en s’en tenant aux évangiles canoniques, sur le caractère communiste du christianisme. Le renversement de l’ordre sociale oppressif (« les premiers seront les derniers »), l’abondance (la multiplication des pains, la pêche miraculeuse), l’égalité, les relations transparentes entre les individus, tous ces traits, qu’on retrouve aussi, mutatis mutandis chez Marx, définissent exactement le communisme tel qu’on l’entendait, au moins jusqu’à l’apparition de sa version russe.
Deuxième type de communisme : le communisme comme manifestation de l’Être social originaire connu à travers la raison philosophique. C’est cette fois dans la philosophie grecque qu’il va sa manifester. Il s’agit souvent d’un communisme aristocratique, élitaire et non égalitaire qui s’enracine dans la structure sociale des sociétés indo-européennes, telles que les décrit, par exemple Georges Dumézil. Le communisme platonicien, tel qu’il est développé dans La République, mais aussi, de façon sous-jacente, dans les autres dialogues, en est la forme la plus connue et la plus achevée, même si les sources de l’inspiration platonicienne sont aussi orientales (Égypte). Preve se contente ici de quelques indications qui mériteraient d’être approfondies. Il reste que l’héritage du communisme platonicien à l’époque moderne est évident. La Città del Sole de Campanella en un exemple clair.
Troisième type de communisme : le communisme comme conformité à la nature et aux besoins authentiques qui en découlent directement. Preve entend par là les divers courants qui se développent de la Renaissance au XVIIIsiècle, des courants non seulement théoriques mais aussi et surtout sociaux, comme le communisme de la guerre de paysans de Thomas Münzer (étudié par Engels et par Ernst Bloch) ou encore celui des « diggers » pendant la révolution anglaise (1640-1660). Il s’agit d’un communisme qui utilise un « mélange spécifique de langage biblique paupériste, messianique et apocalyptique, et de langage jusnaturaliste inspiré de la tradition du droit naturel chrétien du Moyen Âge. » (p.31)
Le communisme utopique (qui va de Thomas More à Charles Fourier) est un communisme qui « accompagne pas à pas la transition du féodalisme au capitalisme » (p.33). Il n’est pas antiféodal mais bien plutôt anti-capitaliste. Preve considère d’ailleurs que le terme « utopique » - qui vient de l’utopiai de More ne convient pas particulièrement : il est utilisé en effet pour opposer ce communisme-là au soi-disant « socialisme scientifique ». Mais comme ce « socialisme scientifique » n’est pas scientifique, la dénomination d’utopique pour ce à quoi il s’oppose n’a pas beaucoup de pertinence.
Le but de Preve n’est pas produire une étude détaillée des communismes précapitalistes mais de montrer en quoi le communisme historique, celui qui au XXsiècle s’est incarné dans les révolutions russes, chinoises ou cubaines mais aussi dans les courants communistes oppositionnels (trotskistes, par exemple). Je donne ici une traduction de la dernière section où Preve montre que ce communisme historique du XXe siècle n’est pas celui qu’envisageait Marx mais bien plutôt un « retour du refoulé » des communismes précapitalistes.

« VI. Le retour du refoulé : l’héritage au vingtième siècle du communisme précapitaliste.
Nous avons déjà, de manière répétée, rappelé dans ce premier chapitre que l’étude de communismes précapitalistes n’est pas un « luxe érudit » mais une présupposition pour comprendre la longue durée et la continuité souterraine de certaines modalités idéologiques et culturelles. Dans le prochain chapitre, nous soutiendrons que Marx lui-même, qui, pourtant, est caractérisé par la rupture consciente et explicite avec les fondements précapitalistes du communisme, et qui effectivement réussit à réaliser cette rupture en ouvrant un espace épistémologique nouveau, celui de l’analyse dialectique du mode de production capitaliste dans sa spécificité irréductible, finit par former un espace idéologique dans lequel presque toutes les modalités du communisme précapitaliste reviennent seulement apparemment sécularisées et rendues « scientifiques ». Cependant ce phénomène caractérise de manière très importante le communisme historique du XXe siècle dont nous parlerons dans le troisième chapitre. Pour l’heure, nous pouvons nous limiter à rappeler, en style télégraphique, l’héritage au XXsiècle des communismes précapitalistes en les classant en trois groupes. Il est évident qu’il existe une base ontologico-sociale qui gouverne cette analogie : les modes de production changent, le mode de production capitaliste est radicalement différent des modes de production antico-oriental, asiatique, esclavagiste et féodal, mais ne change pas le fait que la classe ouvrière et prolétarienne a en commun avec les précédentes classes opprimées et dominées un position de subalternité structurelle identique et une identique incapacité à être une classe intermodale, c’est-à-dire dotée de la capacité réelle de dépasser le mode de production qui la soumet et en reproduit sous une forme élargie la soumission. Il s’agit alors, pour user d’une expression psychanalytique d’un véritable « retour du refoulé », d’autant plus périlleux que le sujet intéressé (dans ce cas la classe ouvrière, les marxistes, les socialistes et les communistes) n’en est pas conscient et croit avoir laissé derrière lui ce qui, au contraire, lui reste devant les yeux. De cette manière, le problème se présente comme s’il était la solution et aucune solution ne peut être trouvée, parce que c’est le problème lui-même qui, pour n’être pas mis en discussion, choisit les solutions les plus « apprivoisées ».
En premier lieu, l’attente du communisme d’un Dieu juste et puissant se transforme au XXsiècle en une conception idolâtre de l’histoire, ou mieux de son inexorable volonté. Le communisme religieux précapitaliste confrontée l’injustice distributive des produits du travail humain, causées par l’extorsion permanente par des groupes armés, avec la « justice » de la répartition idéale égalitaire des produits du travail social complexe, érigée symboliquement en Divinité, à laquelle on attribuait on attribuait contextuellement aussi la puissance nécessaire pour une intervention salvatrice qui redresse les torts. Ce communisme religieux précapitaliste reflétait l’impuissance de la praxis collective des groupes exploités, bien conscients cependant de cette impuissance qui était « rachetée » par la décision divine. Dans le communisme du XXesiècle, on se trouve face à un contexte historique différent, caractérisé par le fait que le prélèvement injuste est « interne » au processus productif lui-même (la plus-value extorquée sous l’apparence d’un échange égal entre force de travail et capital), la puissance salvatrice est attribuée à l’histoire, cette nouvelle divinité terrienne dont le glissement temporel orienté horizontalement se substitue, sans modification pour l’essentiel, au rapport précédent entre humain et divin, orienté verticalement. On est face à une histoire « d’horizontalisation de la verticalité », dans laquelle, à la temporalité n’est pas attribuée seulement une fonction de « puissance » mais aussi de « justice », parce que, à la temporalité est attribuée une capacité magique, celle de porter le « progrès. » Toute divinité veut évidemment des prêtres et les nouveaux prêtres de l’histoire sont produits en grand nombre par la nouvelle fonction de représentation des classes subalternes dans les formes libérales démocratiques de gestion du mode de production capitaliste. Le progressisme historique ou, si on veut, l’historicisme tout court, n’est absolument pas, comme beaucoup le pensent de manière erronée, une forme supérieure de monothéisme en tant qu’il serait plus « rationnel » et immanentiste, par rapport aux vieilles religions « bi-monde » qui au moins consentent à l’écart entre la doctrine et l’application. Il est une religion idolâtre qui tend à sanctifier l’existence brute de ce qui, suivant les circonstances, semble incarner la force du progrès.
En second lieu, le communisme aristocratique élitiste des philosophes-rois de Platon, fruit d’une spécifique superposition du tri-fonctionnalisme indo-européen sur un substrat culturel d’ancienne origine orientale, se reproduit sous la forme de l’action politique et de l’identité idéologique des nouvelles classes politiques professionnelles, produites par les partis marxistes-léninistes après 1917. Ainsi, comme dans la République de Platon, la légitimation du monopole du gouvernement politique n’était pas donnée par l’élection démocratique, possible source d’injustice démagogique, mais se basait sur le monopole de la connaissance « scientifique » des idées-nombres et des idées-valeurs (c’est-à-dire de la science et de la morale sociale), de manière analogue, dans les partis marxistes-léninistes, la légitimation du monopole du gouvernement politique de la société « socialiste » de transition du capitalisme au communisme est donnée par le monopole spirituel de la connaissance du matérialisme historique et du matérialisme dialectique, soustraits tous les deux à toute discussion libre et publique et érigés en dogme sacerdotal sur lequel seul le parti, ou mieux ses instances dirigeantes sont souverains. Chez Platon, comme dans le marxisme-léninisme, (mais certainement pas chez Marx qui n’y entre en rien, contrairement à ce qui est soutenu honteusement par l’ignorant Popper dans son parallèle superficiel entre Marx et Platon), on est face à une religion philosophique parallèle, la doctrine « bi-monde » des idées et le matérialisme historique qui soutiennent toutes deux ensemble le caractère fortuit et contingent de la légitimation électorale du pouvoir politique avec la fausse sécurité de l’identité entre commander et savoir. De telles sociétés sont statiques et ne peuvent pas trouver en elles-mêmes les éléments de transformation et de salut, mais peuvent donner lieu seulement à des phénomènes de « décadence » et d’implosion/explosion. Dans un livre de la République, Platon a le courage de parler des formes de décadence progressive de sa société parfaite (de la timocratie à la tyrannie), alors qu’un tel courage manque au marxisme-léninisme, dont les manuels manquent toujours d’une théorie parallèle de la dégénérescence possible du « socialisme scientifique ».
Quand ce dernier a été touché par une maladie dégénérative mortelle, le bureaucratisme comme maladie d’Alzheimer du communisme dans son stade de dissolution ultime, le matérialisme dialectique ne disposait pas non plus d’un chapitre (qui du reste aurait été inutile) dédié à ses propres pathologies organiques. La conclusion que nous en tirons est que les élites d’origine populaire, ouvrière ou prolétarienne, sont philosophiquement inférieure aux élites produites par les groupes guerriers ou sacerdotaux des tribus indo-européennes dans leur période de développement, et produisent par conséquent des conceptions philosophiques moins articulées et plus frustres. Nous prions le lecteur de nous prendre ici à la lettre. Malheureusement, nous ne sommes pas en train de plaisanter comme nous voudrions sincèrement.
En troisième lieu, enfin, le communisme paysan et artisan des aubes de la révolution industrielle, basé sur un modèle ascétique égalitaire de consommation sociale, et qu’on entend conformer aux vrais besoins de la nature humaine non corrompue par le luxe et la frivolité, fait retour irrésistiblement dans les formes de moralisme, paupérisme, misérabilisme, populisme, etc., et en outre dans le soupçon récurrent envers les formes de consommation capitaliste tenues pour capables d’intégrer et de corrompre le caractère révolutionnaire originaire « pur » de la classe ouvrière et prolétarienne. Ces formes régressives qui n’ont rien à faire avec Marx (lequel n’attendait pas le communisme de la misère mais des contradictions du développement et de la richesse capitalistes) ont été concrètement les formes idéologiques dominantes de la très grande majorité des militants, sympathisants et électeurs des partis qui se réclamaient formellement du marxisme ou du marxisme-léninisme. L’auteur de ces lignes n’a rien à voir avec l’apologie post-moderne du consumérisme capitaliste, au contraire. Ici, cependant, on a affaire à quelque chose de beaucoup plus structurel, qui consiste dans le fait que les contenus économiques du communisme évoqué comme la fin providentielle de l’histoire, loin d’être extraits (comme c’était le cas chez Marx) d’une sorte d’horizon de richesse en capacités et en besoins, étaient extraits d’une sorte de projection ascétique et moraliste (secrètement religieuse et notamment religieuse paupériste) d’une consommation minimale nivelée et garantie à tous les sujets de la monarchie communiste. Nous connaissons évidemment les raisons historiques de ce fait, qui se résument toutes dans l’éclatement des révolutions anticapitalistes dans les points faibles de la chaîne mondiale impérialiste et non dans les points de haut développement capitaliste. Reste donc que le communisme du futur a été de fait « médiatisé » culturellement par le communisme ascétique paupériste du nivellement intégral forcé.
Le « retour du refoulé » dont nous avons parlé dans ce premier chapitre est un phénomène historique et philosophique de première grandeur. Il doit être le point de départ de toute analyse sans préjugé du communisme d’aujourd’hui pour faire en sorte que le mort (pour reprendre l’expression de Marx) ne s’attaque pas au vivant et ne le détruise pas. À la lumière de cette conscience, il est possible aussi de découvrir quelque chose de neuf dans une pensée comme celle de Marx dans il semble pourtant que tout ait déjà été dit et qu’il n’y ait plus rien à découvrir. » (pp. 34 à 38)

II. Le communisme de Marx et les communismes historiques

Lectures de Costanzo Preve

Costanzo Preve, Gianfranco La Grassa : La fine di una teoria. Il collasso del marxismo storico del novecento. Edizioni Unicopli, Milano, 1996
Costanzo PreveMarx inattuale. Eredità e prospettivaBollati Boringhieri, Torino, 2004
Dans la première partie de ce travail, nous avons suivi l’analyse que Preve propose des communismes précapitalistes et de leur retour sous des formes déguisées dans le communisme historique du XXe siècle. Il s’agit maintenant d’en venir au communisme de Marx lui-même, en sachant que Marx est d’abord le penseur de la première phase du capitalisme industrielle, une phase aujourd’hui complètement disparue. Dans ce chapitre Preve esquisse une analyse critique de la théorie de Marx, sur laquelle il reviendra dans Marx inattuale. Bien qu’il défende (on ne le verra plus loin) une certaine version, revue et corrigée du communisme marxien, Preve commence par souligner que la théorie de Marx est dépendante de l’époque à laquelle elle a été conçue. Marx part de ce qu’il a sous les yeux c’est-à-dire :
- une classe bourgeoise « qui n’était pas encore une classe soumise sur un mode réel à la reproduction anonyme et impersonnelle du mode de production capitaliste. » (p.39)
- un « prolétariat qui conserve une autonomie sociologique et culturelle relativement à la production capitaliste globale, dont n’avons même plus l’idée aujourd’hui. » (p.40)
Ces conditions, qui déterminent largement sa vision stratégique ont disparu aujourd’hui. Cependant, le communisme lui-même, tel que Marx l’entend découle de son concept de mode de production.
« Sans une notion du mode de production capitaliste, le « communisme » est littéralement impensable ou, mieux, est pensable et désirable seulement dans la modalité du communisme précapitaliste. » (p. 41)
Preve constate que la théorie marxienne est inachevée et largement incohérente. Il propose donc de construire un modèle qui rende cohérentes les propositions de Marx concernant le mode de production capitaliste et celles qui concernent le communisme.
Ainsi Preve constate que l’axe de la pensée de Marx se situe dans la thèse selon laquelle la socialisation croissante des forces productives dans le mode de production capitaliste se caractérise par une contradiction croissante « entre le caractère de plus en plus social de la production et le caractère toujours plus privé de l’appropriation, contradiction dont la téléologie immanente est la genèse progressive d’un horizon communiste, qui se concrétise à travers la synergie convergente de luttes de classes toujours plus conscientes et d’une production sociale toujours plus coopérative. » (p.44)
Cette affirmation banale en elle-même (tous les marxistes l’ont répété des milliers de fois) pose indirectement une question majeure : celle du caractère providentialiste de la philosophie de l’histoire de Marx. « Le communisme de Marx est alors, conjointement et inséparablement l’issue immanente et terminale du processus de socialisation capitaliste. » (p.46) C’est ce que répète Marx dans le Capital : la révolution sociale, « l’expropriation des expropriateurs » comme le dit le Livre I, est un processus qui se développe avec la même nécessité qui préside aux métamorphoses de la nature.
« Nous nous trouvons alors face à un paradoxe, qui, à notre avis, doit être mis au centre de la discussion contemporaine. En bref, ce qui, pour Marx, semble légitimement la garantie matérielle la plus forte du communisme, la maîtrise ouvrière prolétarienne de la socialisation croissante des forces productives s’est révélée en réalité une garantie faible et même infondée. Et c’est à notre avis la véritable raison structurelle, épocale, du déclin apparemment irréversible de la pensée de Marx dans une époque comme la nôtre. (…) La clé de tout cela réside en effet dans le fait que l’horizon communiste semble se vider de consistance face à la découverte traumatisante de la généralisation d’une socialisation capitaliste du travail qui ne semble absolument pas produire les fameux « fossoyeurs » du capitalisme. » (p.47)
Comment expliquer ce paradoxe qui se situe au cœur de la crise, du « collapsus » du marxisme contemporain ? Preve réfute par avance les explications convenues :
« tous les discours sur la soi-disant « intégration » de la classe ouvrière dans le système, une classe ouvrière qui se serait « embourgeoisée » c’est-à-dire corrompue par le consumérisme, le sport et la télévision, et autres divagations qui ne sont que les régressions moralistes provenant souterrainement des codes idéologiques précapitalistes, comme si la « classe ouvrière » avait dû conserver une sorte de pureté morale, garante du fait qu’elle est la titulaire messianique d’un communisme austère égalitaire et niveleur. Marx aurait ri de ces discours sur « l’intégration dans le système » au moyen des voitures, des machines à laver, des supermarchés, des offres spéciales, des discothèques et des crédits mutuels pour l’accès à la propriété, pour la simple raison que la racine des contradictions capitalistes résidait pour lui non dans la distribution mais dans la production. » (p.47)
Il y a un donc un « défaut » structurel dans la théorie de Marx mais aussi, relativement à ce défaut un excès articulé dans trois dimensions : métaphysiques, épistémologiques et idéologiques.
Marx est un penseur métaphysique, affirme Preve, et sa métaphysique est une métaphysique de la liberté et non une métaphysique de l’égalité. Cette affirmation de Preve me semble absolument évidente. J’ai eu l’occasion de le montrer dans ma thèse sur La théorie de la connaissance chez Marx. Par des chemins différents, j’étais arrivé, à peu près en même temps, au même résultat que Preve. Au cœur de la démarche de Marx, il y a l’affirmation d’un individualisme radical (Preve y revient dans Marx inattuale pour y voir une des faiblesses de sa pensée). Mais Preve va jusqu’au bout de cette analyse :
« La genèse historique de ce principe métaphysique de la liberté n’est pas, en fait, ouvrière ou prolétarienne, mais intégralement bourgeoisie. Quoique ceci puisse apparaître à première vue étrange et scandaleux, il n’y a aucun doute quant au fait que Marx est à 100% un penseur philosophiquement « bourgeois » ; et pas seulement, c’est même un épisode de l’histoire de l’individualisme bourgeois moderne. » (p.49)
Marx conçoit bien le communisme comme une société d’individualités libres dans laquelle le bonheur de chacun est la condition du bonheur de tous. Preve a raison de souligner que, sous cet angle, Marx n’a rigoureusement rien à voir avec le « collectivisme » qui est un autre nom du « socialisme ». Il s’agit en même temps d’une conception finalement très élitiste de l’émancipation des individus. L’homme « riche en besoins » de Marx est l’homme cultivé et capable de se gouverner.
« Le fait que la caractéristique des besoins humains est la richesse et non un manque de limites générique et informe garantit que, dans le communisme, l’extinction de l’État et du marché ne donnerait pas lieu à des délirants abus de consommation illimitée et sans forme, contradictoire même avec la production sociale plus abondante. Chez Marx, tout se tient dans l’espace métaphysique de sa pensée : la libre individualité se constitue dans un arc de comportements fait de capacités omni-latérales et de besoins riches et articulés .. » (p.50)
La dimension épistémologique de l’œuvre de Marx est très connue, trop sans doute et souvent mal comprise. Preve esquisse des rapprochements entre Marx et Weber tout à fait pertinents – l’école de Francfort s’était déjà aventurée sur ce terrain – tout en soulignant les points fondamentaux d’opposition, essentiellement l’opposition weberienne entre science et axiologie qui évidemment ne trouve aucune place chez Marx.
Preve souligne que cette deuxième dimension de la pensée marxienne est, au moins partiellement, indépendante de la philosophie de l’histoire providentialiste.
« Le canon scientifique de Marx est quelque chose d’absolument unique et singulier, qui ne peut être assimilé à aucune autre épistémologie passée ou présente. Il est indissociable de la construction du modèle de mode de production et inséparable des catégories avec lesquelles on cherche à connaître le mode de production capitaliste. À la lumière des épistémologies actuelles, et principalement les post-empiristes et post-positivistes, il apparaît toutefois substantiellement solide. » (p.54)
La dernière dimension analysée par Preve est idéologique. Là encore Preve se contente d’indications et ne développe pas toujours de manière pleinement convaincantes. Néanmoins la ligne générale semble très pertinente. L’idéologie, dans la pensée de Marx, ne tiendrait pas dans tel ou tel défaut du modèle théorique du mode de production capitaliste, ni dans sa dimension métaphysique. L’essentiel, pour Preve, réside en ceci : si le schéma hégélien du passage de l’être en soi à l’être pour soi vaut pour le développement libre de l’individualité, l’extension de ce schéma aux classes sociales, conçues comme « classes-sujet » est une opération proprement idéologique.
Sur ce point, il me semble que Preve se laisse un trop facilement prendre à la confusion entre Marx et le marxisme et tombe donc dans un piège qu’il dénonce par ailleurs. Le prolétariat-sujet historique n’existe chez Marx que de manière non conceptuelle, mais seulement descriptive, essentiellement dans les textes d’analyse politique. J’avais eu l’occasion de critiquer ces théories de la « classe-sujet » dans mon livre de 1996. Je reviens sur ces questions dans le Comprendre Marx à paraître à l’automne 2006. Cette partie est donc la partie la moins convaincante de l’essai.
Preve met ensuite en opposition à Marx, le communisme marxiste, celui qui naît avec Engels et Plekhanov et se prolonge dans le marxisme de la IIIeinternationale. Je me contente de donner ici la traduction de quelques passages intéressants.
« II. L’idéologie social-démocrate entre évolutionnisme et positivisme
Ce n’est pas un hasard si entre 1880 et 1917 pendant le temps de ce véritable « l’âge du marxisme » (selon l’expression de Kolakowski que nous retenons comme correcte pour l’essentiel) qui a été le temps de la Seconde Internationale et de la croissance des partis socialistes et sociaux-démocrates sur une base nationale, le « communisme », comme nom et comme chose a disparu presque complètement pour être remplacé par le terme « social-démocratie ». À ce sujet, quelques « marxolâtres » soutiennent que cette éclipse temporaire du « communisme » fut due à une déformation révisionniste petite-bourgeoise, causée par la superposition des appareils de parti sociologiquement non prolétariens et non ouvriers aux dépens de la « base » authentiquement ouvrière et prolétarienne (révisionnisme de Bernstein en Allemagne, montée des fabiens en Angleterre, Turati en Italie, menchevisme en Russie, marxisme de la chaire, socialisme néo-kantien, etc.). Les prolétaires et les ouvriers auraient été spontanément « communistes » alors que les appareils organisationnels et culturels qui les encadraient et les représentaient auraient transformé ce « communisme révolutionnaire en une inoffensive social-démocratie gradualiste, petite-bourgeoise et précocement bureaucratique. Notre interprétation est exactement opposée. La classe ouvrière, ou mieux, cette composition particulière de la classe ouvrière prévalente dans les pays guides de la Seconde Internationale, qui étaient aussi souvent les pays guides de la seconde révolution industrielle, n’était en rien communiste au sens marxien, et, au contraire, était pleinement social-démocrate au sens gradualiste et évolutionniste du terme. La « nature communiste » de la classe ouvrière est un mythe, si par « communisme » on entend le communisme de Marx qui est un épisode de la maturité de l’histoire de l’individualisme bourgeois-révolutionnaire. La culture diffuse de la Seconde Internationale (comme le documente le livre récent de Marc Angenot, L’utopie collectiviste. Le grand récit socialiste sous la Deuxième Internationale, PUF, Paris, 1993) était une culture basée sur la haine envers la liberté et l’individualisme, une évocation permanente d’une « utopie collectiviste » de type populiste et organiciste qui poursuivait une sorte de réglementation par le salariat de l’ensemble de la société. Ce n’est pas arrivé par hasard, par le fait que les partis de la Seconde Internationale ont été un grand phénomène social, effectivement ouvrier et prolétarien dont le programme n’était évidemment pas le « communisme » mais la salarisation égalitaire de toute la société sur la base du suffrage universel et de la démocratisation de l’État. Le « sol de l’avenir » de ce « quart-état » ne se définissait jamais linguistiquement comme communisme mais comme socialisme et le socialisme n’était pas conçu philosophiquement comme l’universalisation des libres individualités (le « communisme » de Marx) mais comme l’intégration progressive de tous les individus sur le modèle anthropologique unique de la socialité prolétarienne, un modèle conformiste, égalitaire et niveleur. On a ici un exemple typique de « retour du refoulé » précapitaliste, parce qu’une telle anthropologie « socialiste » (que Angenot documente de façon détaillée dans ses aspects les plus grotesques) n’était que la reproduction dans le monde de l’usine de la seconde révolution industrielle de ce communisme du XVIIIe siècle basé sur la réduction des besoins humains au modèle simple et frugal de la « vraie nature humaine » non corrompue par des désirs artificiels. Le socialisme est donc une simplification radicale des besoins et non certes une expansion de leur richesse non plus privatisée mais socialisée. Pour Marx, l’homme social était l’homme riche de relations sociales et donc riche de connaissances et de capacités, alors que pour ce socialisme intégralement ouvrier et prolétarien l’homme social était l’individu réabsorbé dans le collectif et habitué à considérer tout anticonformisme comme un résidu « d’anarchisme petit-bourgeois ». (pp. 61-63)
« IV. Les causes structurelles de la dissolution du communisme historique du XXsiècle en 1989-1991
(…)
En premier lieu, nous déconseillons décidément l’usage de catégories comme celles de « trahison » à propos de personnages comme Gorbatchev ou Eltsine (et dans notre province méditerranéenne comme Ochetto ou d’Alema). La nomenklatura professionnelle communiste ne trahit pas le « communisme » de Marx pour la simple raison qu’elle ne l’a jamais connu et, si elle l’a connu théoriquement, elle n’y a jamais cru, le retenant correctement comme une simple ressource idéologique avec laquelle mobiliser une masse plébéienne tenue pour incapable d’accéder au monde des décisions politiques « sérieuses ».
(…)
En second lieu, il est nécessaire de réaffirmer que la faillite de la tentative de construction du communisme étatique, effectuée sous la triple forme de l’État socialiste, du parti communiste et de l’idéologie marxiste léniniste, de fait n’a été due à l’insuffisante hégémonie de la classe ouvrière (qui aurait été expropriée par la bureaucratie) mais à une raison exactement opposée, la substantielle centralité de la classe ouvrière durant toutes les phases décisives de cette construction. Notre thèse est consciemment en opposition à celle de toutes les « hérésies » marxistes du XXe siècle, de type luxemburgiste, bordiguiste, ouvriériste, trotskiste et maoïste, mais elle n’est pas, à notre avis, incompatible avec une approche sans préjugé et réaliste à partir de la notion marxienne originaire de mode de production. Dit en d’autres termes, notre thèse est incompatible seulement avec l’espace idéologique de la pensée de Marx (et peut-être même pas avec celui-ci du moment qu’il ne parle pas de la classe ouvrière comme support de la construction étatique du communisme), mais certainement pas avec l’espace métaphysique ou idéologique. La classe ouvrière et prolétarienne, à cause de sa situation subalterne dans les rapports de production est, par excellence, la classe incapable d’autogestion économique et d’autogouvernement politique stables et doit, partant, se doter de représentants économiques et politiques, lesquels, comme tous les « représentants » professionnels et professionnalisés, deviennent un groupe social doté d’intérêts autonomes, parmi lesquels il y aussi, évidemment, celui de la réintégration négociée. Le « silence ouvrier » pendant les trois années 1989-91 (pour ne pas parler de consentement passif à la reconstruction d’un capitalisme « normal ») a été à notre avis un des évènements, ou si on veut des non évènements les plus importants des deux derniers siècles de l’histoire mondiale. L’absence de réflexions sérieuses sur ce point révèle que s’est désormais évanoui un cycle historique entier et que l’histoire du communisme qui, de toutes façons, n’a jamais été une grande narration interrompue, doit devenir consciente d’une discontinuité forte, presque aussi forte que celle qui a eu lieu au surgissement de la première révolution industrielle avec les communismes précapitalistes discutés dans le premier chapitre de cet essai. » (pp. 70 à 72)

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...