On essaie de séparer l’ontologique de l’axiologique ;
la pensée morale contemporaine, pour lutter contre le scientisme, vise à poser
des frontières entre ces deux domaines. Le scientisme est toujours en effet –
d’une manière ou d’une autre – l’idée que l’exposé de ce qui est non seulement
conduit directement à la conclusion en termes de devoir mais est déjà cette
conclusion elle-même. Soit parce que «dire c’est faire» comme dirait Austin et
que la seule chose qui doive être faite c’est exploiter jusqu’au bout les
possibilités de la description scientifique du monde, soit que le faire futur
ne soit plus posé comme faire résultat d’une décision mais au contraire déjà
considéré comme s’il était déjà fait, comme s’il faisait partie de ce qui est
dit.
Les difficultés, que la nouvelle philosophie avait collé
sur le dos des «maîtres penseurs», sont bien plus profondes, bien plus
enracinées dans le sol de notre culture. On peut remonter jusqu’aux Grecs chez
qui l’Un, le Bien, le Beau sont en réalité trois figures de la même entité
supérieure, transcendante qui doit guider la pensée et le chemin du Sage. Chez
eux la séparation de la science de l’être et de la morale est tout bonnement
impensable. Du reste la meilleure chose que puisse faire l’homme consiste
précisément dans la science de l’être qui seule peut nous ouvrir la voie de la
contemplation du Bien.
Il y a un deuxième aspect qui maintenant va nous ramener
directement à la question initiale. La fusion grecque de la philosophie morale
et de la métaphysique est liée à une conception qui, au moins avant les
philosophies hellénistiques, ne posait pas l’individu en son sens moderne comme
un être à part, un étant dont l’être est d’être-mien, comme dirait Heidegger[1].
Tout naturellement, énoncer des lois morales, dicter des comportements, c’est
énoncer ce qui doit être. Autrement dit la question ne pose pas : la
philosophie non seulement dit – ou du moins prétend dire – ce qui est. Mais
encore elle dit ce qui doit être. L’être et le devoir-être sont mêlés dans
toute cette histoire de la philosophie occidentale au point qu’on ne peut
presque jamais les séparer[2].
Or ce devoir-être est éminemment suspect. A double
titre : d’abord parce qu’il présuppose qu’on sait dire ce qui est. C’est
apparemment une affirmation de bon sens. Mais tellement de bon sens, tellement
évidente qu’elle est l’objet des principales discussions non seulement dans la
philosophie mais aussi dans les sciences les plus rigoureuses. Qu’est-ce que
c’est qu’un atome ? Qu’est-ce que la matière ? Quels sont les objets
fondamentaux, premiers, de la science physique, c’est une des questions
épineuses de l’épistémologie et de la philosophie contemporaine. Ce qui est ce
sont des « étants ». Mais ce que nous voyons est-il vraiment une
chose qui est vraiment ? Dire ce qui est suppose qu’on ait su déjà se
débarrasser des apparences trompeuses, qu’on soit capable de déterminer des
moyens d’obtenir des certitudes, etc. Avec Descartes, la chose se complique
encore plus puisque voilà que le fondement de toute certitude ne se trouve plus
dans l’être lui-même mais dans le sujet qui pense l’être dont la seule
certitude est celle des cogitata. D’où devait sortir un jour la phénoménologie
de Husserl qui pose que la fondation de l’être transcendant est immanente.
Suspect à un deuxième titre est ce devoir-être. On peut
l’entendre en deux sens, conformes à la duplicité du verbe devoir dans la
langue française. Ce verbe définit à la fois la modalité de l’être et
l’obligation. «Il doit être midi» signifie «il est presque certainement midi»,
«j’en suis sûr à 99%, il est midi».Dans l’obligation, il recouvre sous un même
mot deux sortes d’obligations que d’autres langues séparent nettement. D’une
part l’obligation découle de l’enchaînement de circonstances
contingentes : je dois partir parce que j’ai rendez-vous ; et d’autre
part l’obligation morale : je dois faire le bien. Les deux derniers sens
sont liés parce qu’ils renvoient à la nécessité, le premier sens fonctionne à
l’inverse en ce qu’il affaiblit la nécessité, la module. On pourrait encore recenser d’autres sens de
«devoir» et analyser ses divers emplois
– à la mode la philosophie analytique. Mais pour notre propos, ces trois
sens suffisent.[3]
Si on dit que la philosophie dit ce qui doit être, en quel
sens le verbe devoir est-il utilisé dans cette expression ? C’est la
première question à trancher. La philosophie énonce-t-elle des propositions
concernant la nécessité de ce qui est ? C’était la tâche de la philosophie
dans les temps anciens, dans la mesure où elle incluait la physique et toutes
les autres sciences. La progressive autonomisation des diverses sciences, ainsi
que la fin du rôle architectonique de la philosophie – sauf dans l’esprit de
quelques philosophes qui prennent leurs désirs pour des réalités – rend ce sens
bien aléatoire. Si la philosophie peut dire ce qui doit, c’est bien uniquement
dans le sens de l’obligation morale qu’on doit comprendre le verbe devoir.
Or l’obligation morale ne peut pas être formulée comme du
devoir-être – comme les psychologues spécialistes en « relationnel »
nous parlent du savoir, du savoir-faire et du savoir-être. Devoir-être est une
expression difficile à comprendre. L’être est, disait Parménide et on ne sait
pas plus devoir être que savoir être. Savoir être n’est jamais autre chose que
mimer les gestes, les attitudes, donc produire les apparences qui feront penser
aux autres que je suis ce que je veux «savoir être». Il en va de même avec
«devoir être». «Tu dois être sage» ne veut pas dire «tu seras effectivement
sage» ; bien au contraire si on donne ce conseil ou cet ordre, c’est à
celui qui n’est pas spontanément, pas naturellement, pas essentiellement sage.
On lui demande simplement de respecter les apparences ou les gestes de celui qui
est réellement sage et à qui on n’a pas besoin de dire « tu dois
être ». On peut même pousser la séparation, cette faille apparemment pas
très large, qui s’est glissée entre l’être et le devoir jusqu’à son terme. On
peut dire que dire que là où il y de l’être il n’y a plus de devoir, plus
d’obligation morale, plus de bien ou de mal et qu’inversement là où règne le
devoir, l’être s’exténue et que ces deux termes apparaissent dans la vie de
l’homme comme deux pôles opposés dont l’un l’emporte sur l’autre un moment pour
céder dans le moment suivant. La vertu n’est pas autre chose que la capacité de
sortir de son être, de forcer sa nature. Le paresseux qui travaille comme un
fou pratique le devoir ; il ne devient pas pour autant «courageux», ou
plutôt s’il le devient par la force de l’habitude – le travail peut devenir une
drogue – il cessera en travaillant d’obéir au devoir, il travaillera comme il
mange, boit ou fait l’amour, actes qui ne sont jamais de l’ordre du devoir mais
correspondent à la persévération de l’être de son être, à ce conatus spinoziste
si important qu’on l’oublie trop souvent quand on philosophe. Autrement dit
encore, on ne pratique jamais le bien naturellement. Le bien n’est pas du
domaine de l’être, il nécessite l’effort pour surmonter l’être. Le chien est
fidèle à son maître mais il n’est pas pour autant vertueux. Les couples de
pigeons se font pour la vie, mais ils ne sont pas pour autant des modèles de
l’amour conjugal humain. C’est au fond ce qu’on trouve chez Saint Luc : «Il y
aura plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur qui s’amende que pour
quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de repentance.»[4]
Jankélévitch intitule un chapitre de son «Traité des
vertus», «le devoir-faire». Mais ce devoir est dit-il une «douleur». Car
« S’installer complaisamment dans sa vertu en ne comptant que la
prolongation spontanée et intensive d’un premier effort, n’est-ce pas le péché
pharisien par excellence ?[5] »
La philosophie donc peut-elle dire ce qui doit être ?
Elle ne peut sans doute, mais elle sera alors dans l’erreur. Elle peut aider à
formuler ce que l’homme doit faire. C’est bien ainsi que Kant l’avait
formulé : que dois-je faire ? Le sollen
a pour complément naturel une Tat. «Am Anfang war die Tat» dit Faust. Mais
la philosophie ne fait que dire ce devoir, qu’énoncer la nécessité d’un faire.
Elle ne fait rien en le disant. Elle formule des vérités morales, mais ces
vérités morales ne sont que des vérités vides si elles ne conduisent à ces
«sur-vérités» morales que les actes moraux. Sartre énonce des vérités morales,
l’homme, l’engagement, le salaud, etc. mais c’est Jankélévitch qui fait sauter
les trains sous l’occupation. Différence impitoyable entre la vérité et la
sur-vérité. La philosophie peut formuler des normes de l’agir, mais elle ne
crée jamais l’exigence. En outre elle est loin d’être la seule à pouvoir
formuler les normes de l’agir.
On peut reposer notre question différemment : si
l’obligation morale est un devoir-faire et s’oppose radicalement au prétendu
devoir-être, peut-être la philosophie peut-elle dire ce qui doit être dans
l’ordre de l’organisation humaine sociale. La morale s’adresse à l’individu en
tant qu’individu subjectif. Ce qui est sollicité en lui c’est la volonté. Mais
l’individu se fixe aussi des buts généraux, car le résultat de la vie
individuelle des milliards d’hommes, le résultat de leurs fiat multiples et
successifs est une société, donc quelque chose qui apparaît aux hommes comme
quelque chose qui est en dehors d’eux, qui se présente à eux comme un phénomène
de la nature, alors qu’il s’agit du produit non voulu des actions humaines. La
société résulte des «faire» des individus, mais elle est devenue un être. Dire
ce qui doit être, ce serait alors pour la philosophie dire à quoi devrait
ressembler la société humaine dans son ensemble, celle devenant alors le but de
la morale. La philosophie politique est une téléologie morale. Si on se place
sur ce plan, la philosophie ne s’est pas privée de dire ce qui doit être. De la
République platonicienne à la philosophie
politique moderne, les plans de cités idéales n’ont pas manqué. On a accusé ces
plans d’être à la source des catastrophes politiques, la République
platonicienne ou le Léviathan
figurant parmi les parents putatifs du stalinisme voire du nazisme. Il semble
cependant qu’il s’agisse d’une méprise complète sur le sens des esquisses de
cités idéales dressées par les philosophes. Il ne s’agit jamais de dire ce qui
doit être mais de dévoiler l’essence de ce qui est. La République n’est pas la
description de la cité future, ce n’est pas une utopie, Platon n’a pas
l’intention de la soumettre comme objectif à ses concitoyens. Au-delà des
apparences et des dépôts qui se sont déposés sur la statue du Dieu Glaucus, il
faut retrouver la statue elle-même, la forme originelle, donc mettre à nu
l’essence de la République existant réellement[6].
En outre dans le cas de Platon la République est d’autant moins un devoir être,
une projection dans le futur que pour lui l’être véritable peut être trouvé
seulement par réminiscence et qu’il est
jamais une virtualité à développer mais un archè
à retrouver.
La philosophie «faiseuse de systèmes» construit à la fois
un système du monde tel qu’il est et une représentation de ce monde tel qu’il
devrait être s’il était conforme à son essence, si toutes sortes de parasites
n’étaient pas venus le ronger, le déformer, le boursoufler ici et là. Elle
dévoile mais ne propose pas de normes arbitraires. Hobbes ne propose l’Etat
souverain comme modèle : c’est au contraire l’Etat réel qui est peint.
Hegel ne propose point de droit parfait destiné à remplacer le droit existant,
mais révèle l’essence du droit existant. Et ainsi de suite. Seul les utopistes
au sens strict du terme disent ce qui doit être. Or, Marx commence son oeuvre
propre par la critique de ces utopies. Que Hobbes, Hegel ou Marx se trompent,
c’est peut-être possible. Peut-être l’État de Hobbes n’a-t-il jamais existé
sauf dans les goulets tragiques de l’histoire de ce siècle que furent les
dictatures totalitaires. Le droit
hégélien peut être vu à bien des égards comme une préfiguration de l’État
corporatiste et on n’a toujours pas fini de disserter sur Marx. Il reste que
les plus grands philosophes n’ont pas prétendu dire ce qui doit être à
proprement parler. Ils ont cherché à dévoiler ce qui est en puissance dans le
monde tel qu’il était à leurs yeux, ils ont cherché l’essence derrière les
apparences, mais jamais le caractère normatif de leur philosophie politique n’a
été le caractère dominant.
Il y a peut-être dans ce refus d’être prescripteur et de
s’avouer comme tel, un abus formidable. C’est du moins ce que de nombreux
philosophes modernes pensent. Chez Hegel comme chez Marx, on se trouverait face
à une identification entre ce qui est objectivement, rationnellement, et ce qui
doit être axiologiquement. Et c’est cette identification qui ferait de
certaines philosophies des matrices naturelles du totalitarisme en ce sens que
le «doit être» perdrait toute son autonomie, tout son caractère de décision
subjective, brutale, que chacun doit assumer, avec sa bonne ou sa mauvaise
conscience, pour le diluer dans un fatalisme objectiviste, excuse de toutes les
paresses morales et alibi de toutes les barbaries. Cette description peut
sembler judicieuse en première approche, au moins appliquée à quelques
phénomènes sociaux et politiques et à quelques aventures intellectuelles
contemporaines. Les «lois de l’histoire» ont bon dos. Et le «devoir être»
historique et social a justifié n’importe quel «devoir faire» – on ne fait pas
d’omelette sans casser les oeufs, mais il n’y a jamais eu d’omelette ! Il
reste que cette description est bien superficielle. C’est la thèse rebattue de
la «nouvelles philosophie» des années 75 dont le livre de Glucksmann résume
l’essentiel et qui fournira le fond de commerce de ces sophistes d’un nouveau
genre[7].
La première erreur consiste en une extraordinaire
surestimation du pouvoir des mots et des idées, et en particulier du pouvoir
des idées philosophiques. Gengis Khan n’a eu besoin d’aucun maître penseur pour
révéler, avec de faibles moyens un des plus grands exterminateurs de
l’humanité. Hitler n’avait pas lu Nietzsche ni Hegel, et les petits et grands
bourgeois allemands qui l’ont porté au pouvoir se moquaient de la philosophie
systématique allemande comme de leur première chemise. Et quiconque connaît un
tant soit peu l’histoire de la révolution russe sait combien étaient lâches et
superficiels les rapports du bolchevisme à Marx[8].
Quand les dictatures totalitaires ont invoqué quelque
paternité philosophique, il leur a fallu truquer les textes, car l’État
qu’elles construisaient était l’exact opposé de ce que demandait le «maître
penseur» supposé. On sait comment la sœur de Nietzsche a truandé les textes de
son frère pour fabriquer l’apocryphe La
volonté de puissance. Nietzsche haïssait l’antisémitisme et son texte sur Le cas Wagner est à l’avance une satire
et un violent pamphlet contre ces nébulosités allemandes qui vont faire
l’essentiel de l’environnement culturel et propagandiste du régime. L’apologie
de la «brute blonde» dans la généalogie de la morale pose problème mais on peut
lui donner un caractère tout à la fois provocateur vis à vis de la morale
traditionnelle – kantienne – et vis à vis de lui-même, distingué
philologue continuellement terrassé par la maladie et la douleur. La filiation
Fichte — nationalisme allemand et romantisme — Hitler défendue en partie par
Eric Weil[9],
par Alain Finkelkraut[10]
ou par Blandine Barret-Kriegel[11]
est un prototype du procès philosophique par amalgame, si caractéristique de la
pensée totalitaire que ces auteurs prétendent combattre. Enfin pour Marx,
suffisamment de choses ont été écrites pour qu’il ne soit pas nécessaire de
répéter ici la réfutation de la filiation du marxisme au stalinisme.
Autrement dit la philosophie non seulement peut dire ce
qui doit être mais encore elle ne fait que cela depuis ses origines. Sans ce
caractère normatif à portée générale la philosophie aurait disparu car elle ne
peut pas survivre comme pure spéculation métaphysique ou comme pure sagesse
individuelle. Comme elle est à la fois l’une et l’autre, elle conclut
nécessairement de ce que doit faire l’homme et de ce que l’être est à ce qui
doit être.
(16-18 Mars 1994)
[1]Martin Heidegger : L'être et le Temps
[2]On cite souvent la
morale provisoire de Descartes, mais on oublie que pour le père fondateur du
rationalisme moderne, la pensée juste est affaire de volonté : il suffit
de vouloir pour atteindre l'évidence. La morale se trouve donc placée en un
sens au centre de l'épistémologie.
[3]Le dictionnaire de
Lalande ne distingue que les deux derniers sens, mais s'il peut s'en tenir là,
c'est parce qu'il se limite à la langue philosophique. En vérité, les usages
courants montrent une infinité de variations autour des trois sens principaux
dégagés ici.
[4]Luc XV, 2-7 La
Brebis égarée
[5]V. Jankélévitch : Traité des Vertus I - Le sérieux et
l'intention page 125 (Champs)
[6]Marx remarque que le
génie de Platon a été de faire de la division du travail le fondement de l'État
politique.
[7]Selon ces
médiatiques penseurs, c'est à Spinoza qu'il faut remonter pour trouver
l'origine du mal.
[8]cf. Boris Souvarine
[9]Hegel et l'État
[10]Défaite de la pensée
[11]L'État et les esclaves