jeudi 16 avril 2020

Éthique médicale ou éthique tout court?

Ces temps-ci, on parle beaucoup de l’éthique médicale. On a même entendu un médecin l’invoquer pour condamner le traitement du Covid-19 prescrit par le professeur Raoult de l’IHU de Marseille. On entend beaucoup moins le mot « éthique médicale » quand il s’agit des rapports qu’entretiennent certaines sommités bureaucratico-étatiques de la médecine avec les grands laboratoires pharmaceutiques privés. Mais bon, laissons là l’actualité. Ce qui me semble problématique, c’est la notion d’éthique médicale elle-même.
C’est entendu : depuis l’Antiquité, il existe un code de déontologie médicale, le serment d’Hippocrate, revu et corrigé aujourd’hui, qui prescrit les règles de l’exercice de la médecine. De même, il existe un code de déontologie des avocats ou des journalistes. Ces codes ont d’ailleurs une reconnaissance légale, même si celle-ci est parfois conflictuelle. Mais l’éthique est très différente d’un simple code de déontologie. L’éthique est un domaine de la réflexion philosophique qui concerne les valeurs qui doivent nous guider, les actions que nous devons entreprendre et celles qui nous sont interdites ; elle suppose, de fait, une certaine idée des finalités de la vie humaine. Il n’y a là-dedans rien de spécifiquement médical. 
Prenons quelques exemples. Le respect de la personne et de son autonomie, que l’on enseigne dans les quelques formations à l’éthique médicale dans les facultés de médecine, n’a rien de spécifiquement médical. C’est un principe moral essentiel dont Kant a dégagé le caractère fondateur et que l’on retrouve juridiquement établi dans la Déclaration des droits de l’homme et dans ses divers prolongements dans le système du droit. Pourquoi la torture légale est-elle abolie (depuis Louis XVI) ? Tout simplement parce que la torture dégrade en la personne du torturé autant qu’en celle du tortionnaire l’humanité en tant que telle. Ce n’est pas une affaire de sensiblerie. C’est une conception de la valeur sacrée de l’homme en tant que tel, qui a été progressivement dégagée dans la civilisation européenne occidentale. De cette conception se tirent toutes sortes de règles qui s’appliquent dans la vie ordinaire autant que dans le cadre du soin. Utiliser son patient comme un cobaye, c’est une violation de ce principe de respect, quels que soient les bénéfices attendus de cette expérimentation ! Mais c’est exactement le même problème qui se pose au policier qui n’a pas le droit de torturer le suspect, même si cette torture pouvait arracher des informations susceptibles d’éviter de nouveaux crimes. Dans un monde où le fantasme de toute-puissance règne en maître, nous avons des difficultés à accepter qu’il nous faille supporter des limites et éventuellement pâtir du respect de ces limites.
Il est un autre principe éthique assez facile à comprendre : entre deux maux, choisir le moindre, puisqu’en bien des cas, hélas, nous ne pouvons pas choisir le bien mais seulement le moindre mal. C’est ainsi que l’on admet la légitime défense. Choisir le moindre mal suppose qu’on soit capable d’évaluer les maux, de trancher entre des solutions différentes mais toutes indécidables avec certitude. Vladimir Jankélévitch a longuement traité de cette question. Un certain « purisme moral » pourrait nous conduire à ne rien faire, à une coupable abstention, et à tuer la liberté et la vérité au nom de principes devenus inapplicables. Ainsi, on ne doit pas mentir (en général) et pourtant on est fondé à mentir au bourreau nazi pour sauvegarder la possibilité d’un monde où la sincérité soit possible. Si les principes moraux formaient un tout harmonieux, il n’y aurait pas de problème moral, mais ce n’est pas le cas, car les principes moraux peuvent entrer en conflit. Ainsi le médecin doit parfois arbitrer entre ce qu’il pense vrai et ce qu’il se sent le droit de dire à son patient. Entre un traitement qui n’est pas certain mais seulement probable, ou l’assurance d’une lourde dégradation qui peut conduire à la mort, le patient choisira librement la première solution et le médecin qui le soigne respecte et son serment et la liberté du patient, bien que le choix ne soit pas absolument certain, absolument garanti.
On peut continuer à aligner les exemples, l’éthique c’est l’éthique, médicale ou pas, c’est exactement la même, elle se heurte aux mêmes « cas de conscience » qui, outre des principes, entrainent la nécessité d’une casuistique. Pas besoin d’un médecin pour connaître l’éthique médicale : Platon, Épictète, Spinoza, Kant ou Jankélévitch et des dizaines d’autres nous aident à répondre à nos questions. On arguera qu’il existe des problèmes spécifiques à la médecine. Mais lesquels ? L’expérimentation d’un traitement sur des patients ne nécessite rien d’autre que la mise en œuvre de principes et de réflexions comme celles que nous avons abordées.
La méthode mise en œuvre pour valider les traitements, la fameuse expérimentation randomisée en double aveugle n’est pas une méthode éthique par elle-même, mais une méthode d’expérimentation qui permet d’éliminer les « effets placebo » dans l’utilisation d’un médicament. Une technique d’expérimentation qui n’est pas sans poser des problèmes éthiques sérieux puisqu’une personne accepte qu’on lui administre un traitement réel ou un placebo sans savoir ce qu’il en est réellement. Elle a donc remis provisoirement aux mains du « système » sa propre liberté. Peut-être est-ce indispensable, pour garantir l’objectivité des résultats, comme il peut être nécessaire d’enfreindre le sixième commandement (« tu ne tueras point ») en période de guerre. Mais surtout qu’on ne vienne pas dire que c’est le comble de l’éthique ! Le patient a consenti à être un cobaye, nous dit-on, c’est-à-dire qu’il a consenti à prendre éventuellement un placebo qui ne le guérira pas. Soit, mais si le consentement suffisait, il n’y aurait plus d’éthique. La mode est à l’éthique minimale, justement celle du consentement, promue par Ruwen Ogien, Marcella Iacub et quelques autres libertariens. Mais l’éthique minimale n’est pas l’éthique du tout (voir La force de la morale, de Denis Collin et Marie-Pierre Frondziak, à paraître aux éditions « Rouge et Noir » à l’automne 2020). Si l’éthique joue un rôle dans l’expérimentation en double aveugle, c’est uniquement pour éviter les abus, mais en elle-même cette expérimentation n’a pas de valeur éthique, elle ne vise qu’à déterminer l’utile et non le juste ou le bien. Que l’on confonde l’utile et le bien est révélateur du fait que la seule éthique véritable qui se présente comme « éthique médicale » est l’éthique utilitariste à la Bentham.
Nous avons en France un « Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé » (CCNE), créé en 1983 par François Mitterrand. L’intitulé est en lui-même étrange puisque les sciences de la vie comme telle ne posent aucun problème éthique (elles disent ce qui est) et que seules en posent les applications de ces sciences à la médecine ainsi que l’expérimentation sur les humains. Le CCNE a été présidé systématiquement par des médecins à l’exception de Jean-Pierre Changeux, chercheur en neurobiologie. On ne saurait mieux indiquer que l’application de l’éthique à la médecine est affaire de médecins. Le CCNE, au milieu d’une escouade de médecins et de scientifiques comprend aussi quelques juristes, quelques représentants de religions et quelques philosophes égarés. Mais c’est bien la médecine qui donne le « la ». Mais pourquoi l’avis du CCNE est-il plus pertinent éthiquement, par exemple en matière de PMA, que l’avis de n’importe quelle assemblée de citoyens un tant soit peu éclairés ? Car la question de la PMA n’est pas une question médicale, puisque faire les enfants ne relève pas d’une indication thérapeutique ! On pourrait donner beaucoup d’autres exemples du même genre. En réalité, les médecins peuvent bien sûr donner des avis sous la forme « Si l’on fait X alors cela entrainera Y » ou « si on veut X alors il faut faire Y » mais en aucun cas le savoir médical du médecin ne lui donne aucune autorité pour dire qu’il faut « faire Y » ! On mélange les faits (que la science peut connaître) et les valeurs qui, dans une société démocratique, renvoient à l’éthique de la discussion entre citoyens éclairés.
Les médecins en général n’ont aucune prédisposition particulière en matière d’éthique. Ils n’ont aucune formation réelle à l’éthique dans leurs études tout simplement parce que la réflexion philosophique n’y a pratiquement aucune importance sérieuse — un peu de psychologie et un peu de sociologie de la santé, du droit et de l’économie de la santé, ce n’est pas une réflexion philosophique. L’expérience montre d’ailleurs que, dans leur grande masse, les médecins n’ont aucun rapport sérieux avec la philosophie — soit qu’ils regrettent de ne pas s’y être intéressés en Terminale, soit qu’ils pensent que c’est du baratin inutile aux hommes pratiques. Ils sont évidemment confrontés aux questions éthiques et doivent y réfléchir face à leurs patients — du moins pour une grande majorité d’entre eux, nous laissons de côté ceux pour qui la médecine est surtout un métier qui gagne pas mal d’argent et de la notoriété sociale. Mais l’éthique ordinaire du médecin est celle qu’il se fabrique, le plus souvent tout seul dans son coin, souvent celle qui l’a poussé à devenir médecin et l’éthique médicale officielle n’y joue qu’un rôle mineur.
On a beaucoup de mal à penser que le CCNE est autre chose qu’un de ces « comités Théodule » dont la république ne manque pas. L’absence radicale du CCNE dans la crise sanitaire du Covid-19 le montre de manière éclatante. Le gouvernement a eu besoin de se créer un comité d’experts — il n’y en a donc pas à la direction de la santé publique ? — et l’éthique médicale n’est guère qu’un hochet entre les mains de certains clans. En outre, alors que l’on sait que le « tri » des patients se fait, que certaines personnes jugées « irrécupérables » sont laissées aux soins palliatifs, c’est-à-dire dirigées vers la case « mort » parce qu’on n’a pas assez de place dans les hôpitaux et que les probabilités de guérison de ces personnes sont jugées trop faibles, alors que règne sans partage le principe utilitariste qui donne plus ou moins de valeur aux vies humaines suivant les besoins du moment, le CCNE se tait prudemment sur ces euthanasies à peine cachées — et encore, puisqu’euthanasie veut dire « mort heureuse », il n’est pas certain que cette mort loin de siens soit vraiment heureuse.
En résumé, nous n’avons pas besoin d’éthique médicale, mais d’éthique tout court, cette éthique qu’on appelait jadis morale. Quand des ministres, des médecins responsables de la santé publique mentent comme des arracheurs de dents, où est l’éthique ? Où est la morale ? Les citoyens ne sont pas des enfants, ils peuvent entendre la vérité et on la leur doit. Et ensuite, chacun à sa place doit faire son devoir. Non pas protéger sa petite rente de situation, mais faire son devoir.
Plus généralement, on peut s’interroger sur ces éthiques « régionales » qui se sont multipliées (éthique des affaires, par exemple) avec les professions qui s’ensuivent, les « éthiciens », une bizarrerie bien propre à notre monde insensé. Ne s’agit-il pas de rendre acceptable ce qui autrement, sans ce badigeonnage d’éthique, n’aurait jamais été accepté par des populations où le bon sens continuait à guider, à peu près, la majorité des gens ? Dans un monde d’où la décence commune est impitoyablement traquée, il faut des éthiciens, nouvelle variété de l’immense cohorte des communicants.
Denis Collin — 9 avril 2020
(Ce texte a été publié le 14/4/20 sur les "billets" de Marianne.)

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