Jean Vioulac (né en 1971) n’est pas un philosophe de plateaux de télévision. Il ne hante pas les émissions « culturelles » des stations de radio. Il fait avec sérieux son travail de philosophe, c’est-à-dire qu’il cherche à penser le réel, sans faire de concessions à la mode du moment, en s’appuyant sur une tradition riche et trop mal traitée, Marx, Nietzsche, Heidegger, Husserl, Freud, Sartre, Günther Anders et quelques autres comme Tocqueville. Parmi ses contemporains, il cite l’excellent Dany-Robert Dufour. J’avais eu l’occasion de signaler son intéressant ouvrage consacre à Marx. Une démystification de la philosophie (Ellipses, 2018). Je voudrais parler ici de deux ouvrages qui se situent dans le même ordre de préoccupations : La logique totalitaire (PUF, 2013, réédité en 2023, collection « Quadrige ») et les deux volumes de la Métaphysique de l’anthropocène, Nihilisme et totalitarisme (PUF/ Humensis, 2023) et Raison et destruction (PUF/Humensis, 2024).
La logique totalitaire est une tentative de
comprendre ce qui a présidé à domination totalitaire à notre époque. Il en
analyse les différentes modalités : celles, classiques, du système stalinien
et du nazisme, mais, moins classiquement, il montre la logique totalitaire de
la démocratie, en prenant appui sur les analyses de Tocqueville, mais consacre les
développements les plus originaux dans l’étude du capitalisme comme système
totalitaire et enfin il analyse longuement le »Dispositif » qui, sur
la base du capitalisme à son point de développement le plus élevé fait de la technique
en elle-même l’organisation totalitaire par excellence. L’auteur commence par
cette mise en garde : « : la vérité est toujours le résultat d’un
travail, celui de la démystification, travail âpre et ingrat de destruction de
toute illusion » (5) et il ajoute : « S’impose alors à chacun
une auto-analyse et une auto-critique, travail d’auto-démystification qui
conduit à admettre que l’exigence de clarification ne saurait le laisser
indemne, que la ligne de front passe aussi en lui, qu’il est toujours d’abord
déterminé par une production archaïque d’idéalités qui le précède et le
fonde : pour reconnaître que chacun n’est ce qu’il est qu’en tant
qu’héritage, légataire des générations qui l’ont précédé, toujours hanté par
leurs fantômes et possédé par le spectre de leur esprit. » (5-6) Pour moi
qui me débats depuis environ 35 ans avec Marx et les fantômes du marxisme,
ces mots sonnent juste et parfois douloureusement, tant il est difficile d’aller
jusqu’au bout, et de ne pas reculer devant les ultimes conséquences, tant est
forte la tentation de s’accrocher aux illusions passées.
À la philosophie s’attache l’exigence de la lucidité.
« La lucidité impose d’élucider l’époque qui est la
nôtre, celle-ci est la plus grande Révolution que l’humanité ait jamais
connue : la difficulté est considérable, puisqu’il s’agit de prendre en
vue un événement qui nous détermine de part en part, qui instaure un nouveau
régime de phénoménalité et nous impose ses modes de penser. » (8)
Notre époque est celle de la révolution industrielle et du
développement des sciences positives. C’est une époque où se déploie un
processus de totalisation, qui s’impose
à tout observateur : « une mobilisation totale qui soumet des
milliards d’individus à un unique processus désormais en mesure de les
déterminer ‘en temps réel’ . » (9) Cette totalisation est le principe de
soumission du multiple à l’Un dans une synthèse qui est la Totalité et elle
donne la clé de compréhension du totalitarisme.
« Aucune pensée sérieuse aujourd’hui ne peut s’épargner
la tâche de se confronter à ces gigantesques catastrophes que furent au xxe siècle le
bolchevisme, le fascisme, le nazisme, le maoïsme et tous leurs avatars :
ces régimes ont déchaîné une monstrueuse puissance de destruction qui a causé
des dizaines de millions de morts, des souffrances sans mesure et une détresse
sans nom, ils ont mis en évidence la puissance efficace du délire dans
l’Histoire et son emprise sur les masses, ont exhibé les entrailles barbares de
la civilisation, montré que le droit pouvait institutionnaliser l’aberration et
la raison systématiser la paranoïa, ils ont enfin obstinément opposé à la
réalité le fantasme dans le projet assumé d’une redéfinition intégrale de
l’humanité même de l’homme qui dans les faits fut sa déshumanisation. »
(ibid)
Mais il faut bien comprendre que les gigantesques
catastrophes du xxe ne
sont pas des aberrations, elles ne sont pas accidents sur le beau parcours du « progrès »
scientifique, technique, moral et politique, mais des produits tout à fait compréhensibles
de notre histoire, c’est-à-dire principalement l’histoire de l’Occident qui est
devenue l’histoire du monde.
« Penser les régimes totalitaires, c’est donc d’emblée
les saisir, non pas comme des épisodes datés et clos du siècle dernier, mais
comme les phénomènes d’une logique qui fonde le processus en cours et que
la philosophie de l’Histoire doit tenter d’appréhender. » (10)
Notre époque est celle de la mobilisation totale :
« à une époque où il est possible de confiner chez eux,
quasiment du jour au lendemain, 2,63 milliards de personnes (au
30 mars 2020), où 4,9 milliards d’individus sont connectés à
l’Internet et y passent en moyenne 6 h 40 par jour, où
4 milliards de téléspectateurs assistent au même moment à la même émission
(les obsèques de la reine Elisabeth II le 19 septembre 2022), où un pays
comme l’Angleterre compte 6 millions de caméras de surveillance, la
puissance de mobilisation et de domination des masses atteint des proportions
gigantesques, puissance qui par ailleurs manifeste son essence destructrice
dans le processus de dévastation de la terre et d’élimination massive d’espèces
vivantes qui fait de notre époque celle de la Sixième extinction. »
La tâche qu’entreprend
Jean Vioulac est évidemment titanesque. Il n’est à ma connaissance rien
de comparable. On a bien des montagnes de recherches sur le nazisme ou sur le
système soviétique, des tentatives plus ambitieuses comme Les origines du
totalitarisme de Hannah Arendt, mais rien d’aussi vaste, d’aussi systématique,
d’aussi profond. Le totalitarisme n’est pas seulement le fait de régimes
monstrueux, mais c’est le « libre marché » lui-même qui est tout
aussi totalitaire, comme l’est la domination technique du monde. Vioulac veut penser
montre époque globalement, en la comprenant comme le résultat d’un processus historique
et philosophique. Critique de Hegel, Vioulac est aussi hégélien et comme lui il
confronte la philosophie à l’histoire et penser l’histoire philosophiquement. Le
totalitarisme n’appartient pas au passé. Il est aussi devant nous :
« La Chine contemporaine dessine ainsi la figure d’un
totalitarisme d’avenir, celui-ci exhibe sa face terroriste dans sa politique
génocidaire contre les Tibétains et les Ouïghours et la traque de ses
opposants, il n’a cependant la plupart du temps pas besoin de terreur,
puisqu’il fait l’objet d’un large consentement de populations qui ne se
consacrent plus qu’à la consommation dans l’indifférence à tout le reste :
“Un petit sentiment faible et obscur de bien-être médiocre uniformément
répandu, une chinoiserie générale améliorée et poussée à
bout – serait-ce là l’ultime image de l’humanité ?” » (16)
Pour introduire sa recherche, l’auteur commence par interroger
la philosophie telle qu’elle s’est développée depuis les Grecs anciens, c’est-à-dire
essentiellement depuis Platon. Il est ainsi amené à cette idée surprenante et
révoltante au premier abord selon laquelle le système totalitaire est en
quelque sorte l’accomplissement de la philosophie conçue
comme métaphysique. On reviendra sur sa critique de la métaphysique. Il faut
préciser qu’il ne s’agit pas de concevoir notre modernité comme la mise en œuvre
des prescriptions de la philosophie :
« Il ne s’agit évidemment pas de faire porter quelque
responsabilité que ce soit sur les philosophes : la seule responsabilité
du penseur est de penser ce qui est. Le destin de la rationalité
occidentale n’est pas l’accomplissement d’un programme démiurgique élaboré par
quelque philosophe que ce soit : il est un destin, qui a eu lieu, et que
les philosophes se contentent de porter à la clarté de la langue et, ainsi,
explicitent. Les penseurs grecs n’ont fait rien d’autre que dire un événement
– l’événement de l’Amêmement – qui est advenu de lui-même et en
lui-même, et c’est à l’événement de son achèvement que nous sommes aujourd’hui
confrontés. » (29) La philosophie dit
ce qui est et ne le dit d’ailleurs qu’après coup. Mais aussi pour cette raison
que la tradition philosophique issue de la métaphysique platonicienne ne nous
est d’aucun secours pour penser notre époque, raison pour laquelle l’auteur se
limite, dans ceux qui ont quelque chose à nous apprendre à des philosophes
modernes ou contemporains. De ce point de vue, Hegel est bien un achèvement et
le renversement hégélien que Marx fait subir à Hegel est un pas décisif pour
comprendre notre époque : « Avec Hegel, c’est la logique immanente au
Dispositif qui est devenue manifeste, et en lui s’explicite la vérité effective
de notre monde. Reste que Hegel est philosophe – le dernier – et qu’à
ce titre il ne peut pas penser la crise : tout au contraire, il voit dans
l’avènement de l’Absolu (du Σοφόν) la “réconciliation” (Versöhnung) de l’idéal
et du réel et ainsi l’avènement définitif de l’empire du Bien. » (36) Pour
être clair sur ce point, ajoutons que « Hegel ne “promeut” donc pas le
totalitarisme : il découvre dans la totalisation le processus même de
l’Histoire occidentale, voit dans l’État l’accomplissement de la Totalité et
met ainsi à nu la logique totalitaire de la modernité – et, parce
qu’il pense du point de vue de la Totalité, récuse comme vaine toute critique
et toute contestation. » (107)
La conséquence s’en tire facilement : « qu’il faut
lire les penseurs cardinaux de notre temps : chacun, avec la perspective
qui lui fut propre, a jeté son regard sur le même événement, celui de
l’achèvement du destin de la rationalité reconnu comme crise totale. Marx l’a
pensé comme avènement du capitalisme, Nietzsche comme mort de Dieu, Husserl
comme avènement de la science mathématisée, Heidegger comme époque de la
technique. Tocqueville a, quant à lui, pensé la crise comme avènement de la
démocratie. Tous ces penseurs appréhendent leur époque comme celle d’une
mutation radicale, non plus cependant pour se féliciter de l’avènement du
Vrai et du Bien, mais pour y voir une menace portant sur l’homme en son
essence. » (37)
Jean Vioulac aborde le système soviétique en désignant l’Union
soviétique comme « le Léviathan ». Il commence par les racines
théoriques : le marxisme-léninisme contient effectivement en germe ce que
deviendra ce régime. Il repart de Que faire ? de Lénine, un livre
terrifiant en réalité – c’est contre Que faire que Trotski lance sa première
attaque contre le léninisme dans lequel il voit la toute-puissance ultérieure
du secrétaire général. Trotski reviendra sur cette critique et se fera « bolchevik
léniniste », mais il avait vu juste ! Jean Vioulac montre que :
L’idéologie du « marxisme-léninisme » est ainsi un
positivisme scientiste, qui fonde une politique technicienne d’ingénierie
sociale : « Par conséquent », conclut Staline, « le
socialisme, de rêve d’un avenir meilleur pour l’humanité qu’il était autrefois,
devient une science». (112)
Il est question ici aussi de métaphysique :
« la position métaphysique fondamentale du marxisme est
celle du scientisme positiviste, plus exactement du projet de réorganisation
scientifique des sociétés développé par Auguste Comte dans le Système de
politique positive (112-113).
Ce qui m’a rappelé que le seul philosophe français qui
trouvait grâce aux yeux d’Althusser était précisément… Auguste Comte. Ce n’est
pas par hasard puisque Althusser avait consacré la première partie de ses
travaux à sauvegarder le marxisme « comme science » contre ces
maudits hégéliens et autres humanistes qui en avaient prétendument trahi la
signification. Vioulac ajoute que « le
positivisme n’est lui-même qu’un hégélianisme décapité. »
Fondamentalement, la révolution soviétique s’est fixé comme
tâche l’accomplissement de la révolution industrielle - une autre voie que la « voie anglaise »
vers le même objectif.
« Ainsi, la révolution n’avait plus pour fonction de
résoudre les contradictions socio-économiques propres à la production
industrielle, mais d’instituer la société industrielle ; elle n’avait
plus pour fonction de libérer les hommes de la condition de prolétaire, mais de
prolétariser des populations entières. » (117)
Il ne s’agit donc pas de libérer les prolétaires, mais de
produire des prolétaires soumis. Lénine l’avait dit dans un article de la Pravda
de 1918 : « Notre devoir est de nous mettre à l’école du
capitalisme d’État des Allemands, de nous appliquer de toutes nos forces à
l’assimiler, de ne pas ménager les procédés dictatoriaux pour l’implanter en
Russie. » Tout est dit. Trotski écrira d’ailleurs, de son côté, un épouvantable
éloge du « communisme de guerre » (Terrorisme et communisme).
Jean Vioulac poursuit en montrant la logique de la bureaucratie,
logique dont nous savons bien qu’elle n’est pas seulement proprement au système
soviétique », mais dont nous voyons aujourd’hui les développements dans
nos sociétés « néolibérales » ?
L’administration, dans un État moderne, est une avant-garde
de gouvernants professionnels dont la mission est d’imposer son expertise aux
masses, et son organisation est hiérarchisée et disciplinaire : la
substitution de la bureaucratie au prolétariat comme « classe
universelle » était ainsi en germe dans la conception léniniste du Parti »
(127-128)
Loin de « diaboliser » Lénine, l’auteur montre qu’il
a été dépassé par les événements :
« Lénine se retrouvait ainsi dans la position de la
bourgeoisie selon Marx et Engels, qui « ressemble au sorcier qui ne sait
plus dominer les puissances infernales qu’il a invoquées » : au
moment même où il donne au Parti la mission d’industrialiser le pays,
d’organiser scientifiquement la production et de contrôler la discipline
de travail – ce qui imposait aussitôt la prolifération bureaucratique
des appareils de direction –, il constate la tendance de cet appareil à
s’autonomiser et à échapper ainsi à tout contrôle : « Si nous
considérons la machine bureaucratique, cette masse énorme, qui donc mène et qui
donc est mené ? », demandait Lénine. « Je doute fort qu’on
puisse dire que les communistes mènent. » (129)
Après le Léviathan soviétique, Jean Vioulac s’attaque à un
autre monstre biblique, Béhémot, c’est-à-dire le système nazi. Ce sera l’objet
d’un prochain papier.
Le 7 octobre 2024
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