lundi 7 octobre 2024

Jean Vioulac, Logique totalitaire (I)


Jean Vioulac (né en 1971) n’est pas un philosophe de plateaux de télévision. Il ne hante pas les émissions « culturelles » des stations de radio. Il fait avec sérieux son travail de philosophe, c’est-à-dire qu’il cherche à penser le réel, sans faire de concessions à la mode du moment, en s’appuyant sur une tradition riche et trop mal traitée, Marx, Nietzsche, Heidegger, Husserl, Freud, Sartre, Günther Anders et quelques autres comme Tocqueville. Parmi ses contemporains, il cite l’excellent Dany-Robert Dufour. J’avais eu l’occasion de signaler son intéressant ouvrage consacre à Marx. Une démystification de la philosophie (Ellipses, 2018). Je voudrais parler ici de deux ouvrages qui se situent dans le même ordre de préoccupations : La logique totalitaire (PUF, 2013, réédité en 2023, collection « Quadrige ») et les deux volumes de la Métaphysique de l’anthropocène, Nihilisme et totalitarisme (PUF/ Humensis, 2023) et Raison et destruction (PUF/Humensis, 2024).

La logique totalitaire est une tentative de comprendre ce qui a présidé à domination totalitaire à notre époque. Il en analyse les différentes modalités : celles, classiques, du système stalinien et du nazisme, mais, moins classiquement, il montre la logique totalitaire de la démocratie, en prenant appui sur les analyses de Tocqueville, mais consacre les développements les plus originaux dans l’étude du capitalisme comme système totalitaire et enfin il analyse longuement le »Dispositif » qui, sur la base du capitalisme à son point de développement le plus élevé fait de la technique en elle-même l’organisation totalitaire par excellence. L’auteur commence par cette mise en garde : « : la vérité est toujours le résultat d’un travail, celui de la démystification, travail âpre et ingrat de destruction de toute illusion » (5) et il ajoute : « S’impose alors à chacun une auto-analyse et une auto-critique, travail d’auto-démystification qui conduit à admettre que l’exigence de clarification ne saurait le laisser indemne, que la ligne de front passe aussi en lui, qu’il est toujours d’abord déterminé par une production archaïque d’idéalités qui le précède et le fonde : pour reconnaître que chacun n’est ce qu’il est qu’en tant qu’héritage, légataire des générations qui l’ont précédé, toujours hanté par leurs fantômes et possédé par le spectre de leur esprit. » (5-6) Pour moi qui me débats depuis environ 35 ans avec Marx et les fantômes du marxisme, ces mots sonnent juste et parfois douloureusement, tant il est difficile d’aller jusqu’au bout, et de ne pas reculer devant les ultimes conséquences, tant est forte la tentation de s’accrocher aux illusions passées.

À la philosophie s’attache l’exigence de la lucidité.

« La lucidité impose d’élucider l’époque qui est la nôtre, celle-ci est la plus grande Révolution que l’humanité ait jamais connue : la difficulté est considérable, puisqu’il s’agit de prendre en vue un événement qui nous détermine de part en part, qui instaure un nouveau régime de phénoménalité et nous impose ses modes de penser. » (8)

Notre époque est celle de la révolution industrielle et du développement des sciences positives. C’est une époque où se déploie un processus de totalisation,  qui s’impose à tout observateur : « une mobilisation totale qui soumet des milliards d’individus à un unique processus désormais en mesure de les déterminer ‘en temps réel’ . » (9) Cette totalisation est le principe de soumission du multiple à l’Un dans une synthèse qui est la Totalité et elle donne la clé de compréhension du totalitarisme.

« Aucune pensée sérieuse aujourd’hui ne peut s’épargner la tâche de se confronter à ces gigantesques catastrophes que furent au xxe siècle le bolchevisme, le fascisme, le nazisme, le maoïsme et tous leurs avatars : ces régimes ont déchaîné une monstrueuse puissance de destruction qui a causé des dizaines de millions de morts, des souffrances sans mesure et une détresse sans nom, ils ont mis en évidence la puissance efficace du délire dans l’Histoire et son emprise sur les masses, ont exhibé les entrailles barbares de la civilisation, montré que le droit pouvait institutionnaliser l’aberration et la raison systématiser la paranoïa, ils ont enfin obstinément opposé à la réalité le fantasme dans le projet assumé d’une redéfinition intégrale de l’humanité même de l’homme qui dans les faits fut sa déshumanisation. » (ibid)

Mais il faut bien comprendre que les gigantesques catastrophes du xxe ne sont pas des aberrations, elles ne sont pas accidents sur le beau parcours du « progrès » scientifique, technique, moral et politique, mais des produits tout à fait compréhensibles de notre histoire, c’est-à-dire principalement l’histoire de l’Occident qui est devenue l’histoire du monde.

« Penser les régimes totalitaires, c’est donc d’emblée les saisir, non pas comme des épisodes datés et clos du siècle dernier, mais comme les phénomènes d’une logique qui fonde le processus en cours et que la philosophie de l’Histoire doit tenter d’appréhender. » (10)

Notre époque est celle de la mobilisation totale :

« à une époque où il est possible de confiner chez eux, quasiment du jour au lendemain, 2,63 milliards de personnes (au 30 mars 2020), où 4,9 milliards d’individus sont connectés à l’Internet et y passent en moyenne 6 h 40 par jour, où 4 milliards de téléspectateurs assistent au même moment à la même émission (les obsèques de la reine Elisabeth II le 19 septembre 2022), où un pays comme l’Angleterre compte 6 millions de caméras de surveillance, la puissance de mobilisation et de domination des masses atteint des proportions gigantesques, puissance qui par ailleurs manifeste son essence destructrice dans le processus de dévastation de la terre et d’élimination massive d’espèces vivantes qui fait de notre époque celle de la Sixième extinction. »

La tâche qu’entreprend  Jean Vioulac est évidemment titanesque. Il n’est à ma connaissance rien de comparable. On a bien des montagnes de recherches sur le nazisme ou sur le système soviétique, des tentatives plus ambitieuses comme Les origines du totalitarisme de Hannah Arendt, mais rien d’aussi vaste, d’aussi systématique, d’aussi profond. Le totalitarisme n’est pas seulement le fait de régimes monstrueux, mais c’est le « libre marché » lui-même qui est tout aussi totalitaire, comme l’est la domination technique du monde. Vioulac veut penser montre époque globalement, en la comprenant comme le résultat d’un processus historique et philosophique. Critique de Hegel, Vioulac est aussi hégélien et comme lui il confronte la philosophie à l’histoire et penser l’histoire philosophiquement. Le totalitarisme n’appartient pas au passé. Il est aussi devant nous :

« La Chine contemporaine dessine ainsi la figure d’un totalitarisme d’avenir, celui-ci exhibe sa face terroriste dans sa politique génocidaire contre les Tibétains et les Ouïghours et la traque de ses opposants, il n’a cependant la plupart du temps pas besoin de terreur, puisqu’il fait l’objet d’un large consentement de populations qui ne se consacrent plus qu’à la consommation dans l’indifférence à tout le reste : “Un petit sentiment faible et obscur de bien-être médiocre uniformément répandu, une chinoiserie générale améliorée et poussée à bout – serait-ce là l’ultime image de l’humanité ?” » (16)

Pour introduire sa recherche, l’auteur commence par interroger la philosophie telle qu’elle s’est développée depuis les Grecs anciens, c’est-à-dire essentiellement depuis Platon. Il est ainsi amené à cette idée surprenante et révoltante au premier abord selon laquelle le système totalitaire est en quelque sorte l’accomplissement de la philosophie   conçue comme métaphysique. On reviendra sur sa critique de la métaphysique. Il faut préciser qu’il ne s’agit pas de concevoir notre modernité comme la mise en œuvre des prescriptions de la philosophie :

« Il ne s’agit évidemment pas de faire porter quelque responsabilité que ce soit sur les philosophes : la seule responsabilité du penseur est de penser ce qui est. Le destin de la rationalité occidentale n’est pas l’accomplissement d’un programme démiurgique élaboré par quelque philosophe que ce soit : il est un destin, qui a eu lieu, et que les philosophes se contentent de porter à la clarté de la langue et, ainsi, explicitent. Les penseurs grecs n’ont fait rien d’autre que dire un événement – l’événement de l’Amêmement – qui est advenu de lui-même et en lui-même, et c’est à l’événement de son achèvement que nous sommes aujourd’hui confrontés. »  (29) La philosophie dit ce qui est et ne le dit d’ailleurs qu’après coup. Mais aussi pour cette raison que la tradition philosophique issue de la métaphysique platonicienne ne nous est d’aucun secours pour penser notre époque, raison pour laquelle l’auteur se limite, dans ceux qui ont quelque chose à nous apprendre à des philosophes modernes ou contemporains. De ce point de vue, Hegel est bien un achèvement et le renversement hégélien que Marx fait subir à Hegel est un pas décisif pour comprendre notre époque : « Avec Hegel, c’est la logique immanente au Dispositif qui est devenue manifeste, et en lui s’explicite la vérité effective de notre monde. Reste que Hegel est philosophe – le dernier – et qu’à ce titre il ne peut pas penser la crise : tout au contraire, il voit dans l’avènement de l’Absolu (du Σοφόν) la “réconciliation” (Versöhnung) de l’idéal et du réel et ainsi l’avènement définitif de l’empire du Bien. » (36) Pour être clair sur ce point, ajoutons que « Hegel ne “promeut” donc pas le totalitarisme : il découvre dans la totalisation le processus même de l’Histoire occidentale, voit dans l’État l’accomplissement de la Totalité et met ainsi à nu la logique totalitaire de la modernité – et, parce qu’il pense du point de vue de la Totalité, récuse comme vaine toute critique et toute contestation. » (107)

La conséquence s’en tire facilement : « qu’il faut lire les penseurs cardinaux de notre temps : chacun, avec la perspective qui lui fut propre, a jeté son regard sur le même événement, celui de l’achèvement du destin de la rationalité reconnu comme crise totale. Marx l’a pensé comme avènement du capitalisme, Nietzsche comme mort de Dieu, Husserl comme avènement de la science mathématisée, Heidegger comme époque de la technique. Tocqueville a, quant à lui, pensé la crise comme avènement de la démocratie. Tous ces penseurs appréhendent leur époque comme celle d’une mutation radicale, non plus cependant pour se féliciter de l’avènement du Vrai et du Bien, mais pour y voir une menace portant sur l’homme en son essence. » (37)

Jean Vioulac aborde le système soviétique en désignant l’Union soviétique comme « le Léviathan ». Il commence par les racines théoriques : le marxisme-léninisme contient effectivement en germe ce que deviendra ce régime. Il repart de Que faire ? de Lénine, un livre terrifiant en réalité – c’est contre Que faire que Trotski lance sa première attaque contre le léninisme dans lequel il voit la toute-puissance ultérieure du secrétaire général. Trotski reviendra sur cette critique et se fera « bolchevik léniniste », mais il avait vu juste ! Jean Vioulac montre que :

L’idéologie du « marxisme-léninisme » est ainsi un positivisme scientiste, qui fonde une politique technicienne d’ingénierie sociale : « Par conséquent », conclut Staline, « le socialisme, de rêve d’un avenir meilleur pour l’humanité qu’il était autrefois, devient une science». (112)

Il est question ici aussi de métaphysique :

« la position métaphysique fondamentale du marxisme est celle du scientisme positiviste, plus exactement du projet de réorganisation scientifique des sociétés développé par Auguste Comte dans le Système de politique positive (112-113).

Ce qui m’a rappelé que le seul philosophe français qui trouvait grâce aux yeux d’Althusser était précisément… Auguste Comte. Ce n’est pas par hasard puisque Althusser avait consacré la première partie de ses travaux à sauvegarder le marxisme « comme science » contre ces maudits hégéliens et autres humanistes qui en avaient prétendument trahi la signification.  Vioulac ajoute que « le positivisme n’est lui-même qu’un hégélianisme décapité. »

Fondamentalement, la révolution soviétique s’est fixé comme tâche l’accomplissement de la révolution industrielle  - une autre voie que la « voie anglaise » vers le même objectif.

« Ainsi, la révolution n’avait plus pour fonction de résoudre les contradictions socio-économiques propres à la production industrielle, mais d’instituer la société industrielle ; elle n’avait plus pour fonction de libérer les hommes de la condition de prolétaire, mais de prolétariser des populations entières. » (117)

Il ne s’agit donc pas de libérer les prolétaires, mais de produire des prolétaires soumis. Lénine l’avait dit dans un article de la Pravda de 1918 : « Notre devoir est de nous mettre à l’école du capitalisme d’État des Allemands, de nous appliquer de toutes nos forces à l’assimiler, de ne pas ménager les procédés dictatoriaux pour l’implanter en Russie. » Tout est dit. Trotski écrira d’ailleurs, de son côté, un épouvantable éloge du « communisme de guerre » (Terrorisme et communisme).

Jean Vioulac poursuit en montrant la logique de la bureaucratie, logique dont nous savons bien qu’elle n’est pas seulement proprement au système soviétique », mais dont nous voyons aujourd’hui les développements dans nos sociétés « néolibérales » ?

L’administration, dans un État moderne, est une avant-garde de gouvernants professionnels dont la mission est d’imposer son expertise aux masses, et son organisation est hiérarchisée et disciplinaire : la substitution de la bureaucratie au prolétariat comme « classe universelle » était ainsi en germe dans la conception léniniste du Parti » (127-128)

Loin de « diaboliser » Lénine, l’auteur montre qu’il a été dépassé par les événements :

« Lénine se retrouvait ainsi dans la position de la bourgeoisie selon Marx et Engels, qui « ressemble au sorcier qui ne sait plus dominer les puissances infernales qu’il a invoquées » : au moment même où il donne au Parti la mission d’industrialiser le pays, d’organiser scientifiquement la production et de contrôler la discipline de travail – ce qui imposait aussitôt la prolifération bureaucratique des appareils de direction –, il constate la tendance de cet appareil à s’autonomiser et à échapper ainsi à tout contrôle : « Si nous considérons la machine bureaucratique, cette masse énorme, qui donc mène et qui donc est mené ? », demandait Lénine. « Je doute fort qu’on puisse dire que les communistes mènent. » (129)

Après le Léviathan soviétique, Jean Vioulac s’attaque à un autre monstre biblique, Béhémot, c’est-à-dire le système nazi. Ce sera l’objet d’un prochain papier.

Le 7 octobre 2024

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Kohei Saito est un philosophe japonais (né en 1987), docteur en philosophie de l’université Humbolt de Berlin, professeur associé à l’Univer...