mardi 8 octobre 2024

Bifurcation


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L’action politique — si l’on pense qu’elle est utile parce que motivée par le sens du bien commun — demande que l’on soit capable de dégager des orientations à long terme, en fonction de ce que l’on peut discerner des tendances historiques générales. Lorsque Rosa Luxemburg analysait la dynamique globale du mode de production capitaliste, elle en déduisait le caractère inéluctable d’une sorte de crise finale de ce mode de production, et cette perception de l’avenir justifiait son pronostic : « socialisme ou barbarie ».

Comme pour Marx avant elle, le renversement du mode de production capitaliste signerait un changement de période historique, une nouvelle tendance à long terme, bien au-delà des vaguelettes de l’histoire conjoncturelle. Notons que le pronostic de Rosa a été validé : la première grande expérience de la barbarie fut la Première Guerre mondiale, bientôt suivie par la Seconde, les deux étant si étroitement liées que l’on a pu parler d’une guerre 1914-1945. Entre Verdun, Auschwitz et Hiroshima est apparue la possibilité de l’anéantissement de l’humanité, non par une météorite géante, mais seulement par l’action humaine. Cette possibilité est désormais inscrite définitivement, on ne peut pas faire marche arrière et faire que ce qui devenu possible ne le soit plus. Si on regarde lucidement ce qui est arrivé depuis 1945, tout se passe d’ailleurs comme si on avait voulu que la possibilité de l’anéantissement de l’humanité soit définitivement assurée. Pulvériser une ville en quelques secondes ne suffisait pas. Il fallait que la Terre puisse être détruite quelques dizaines de fois pour être absolument certain qu’il n’y aurait plus d’après. L’arsenal nucléaire total est fabuleux. On peut lire sur le site Statita :

D’après le dernier rapport publié le 17 juin par l’Institut international de recherche sur la paix (SIPRI), la Russie disposait en janvier dernier du plus large arsenal nucléaire au monde, estimé à 4 380 ogives prêtes à l’emploi et opérationnelles. Si le SIPRI estime que la Russie a continué à accroître son arsenal nucléaire ces dernières années, l’institut a également revu à la baisse le nombre estimé de têtes nucléaires dont dispose le pays, ce qui se traduit par une diminution d’environ 100 ogives par rapport aux estimations de 2023. Malgré tout, l’institut place toujours la Russie en tête du classement des puissances nucléaires selon la taille de l’arsenal, avec un stock estimé qui dépassait d’environ 672 têtes celui des États-Unis. En troisième position, la Chine disposerait de 500 ogives nucléaires opérationnelles, soit 90 de plus qu’en 2023 et 150 de plus qu’en 2022.
Les chercheurs du SIPRI estiment que le nombre total d’ogives nucléaires prêtes à l’emploi et déployées s’élève à 9 585, dont environ 8 100, soit 85 %, sont aux mains de la Russie et des États-Unis. D’autres puissances nucléaires comme le Pakistan, l’Inde et la Corée du Nord ont augmenté leurs stocks de quelques ogives ces dernières années, mais leurs arsenaux restent largement inférieurs à ceux des deux plus grandes puissances nucléaires. En plus de cet inventaire, on compte également plus de 2 500 ogives supplémentaires en réserve ou en attente de démantèlement dans le monde.

Le missile russe SS-18 Sarmat, surnommé Satan 2 peut emporter 10 têtes nucléaires de forte puissance, environ 4000 fois la bombe lâchée sur Hiroshima. Il met 3 min 20 s atteindre Strasbourg… Les Américains en ont évidemment autant à leur service avec le Minuteman III récemment testé. Mais outre les arsenaux terrifiants des Russes et des Nord-Américains, il existe de nombreuses autres puissances nucléaires : France, Royaume-Uni, Chine, Inde, Israël, Pakistan, Corée du Nord. On se console facilement en estimant que les risques d’une guerre nucléaire sont si grands pour celui qui commencera que ce type de conflit est impossible. Certains vont même jusqu’à dire que les armes nucléaires sont garantes de la paix. On oublie un peu facilement que la catastrophe a été évitée de peu lors que la crise des missiles à Cuba. Mais la guerre en Ukraine aurait dû rafraîchir nos mémoires. Les Russes ont évoqué la possibilité de l’usage des armes nucléaires tactiques et, de l’autre côté, nombreux sont les « faucons » (dont la chargée de la diplomatie européenne, Kaja Kallas) qui envisagent tranquillement une confrontation nucléaire avec la Russie, laquelle serait presque inéluctable sur des armes de l’OTAN touchaient des centres névralgiques en Russie. On peut croire qu’il ne s’agit que de gesticulations, mais la multiplication des conflits suffit pour nous dissuader d’adopter ces interprétations consolantes. Le Proche-Orient s’embrase et nul ne sait jusqu’où ira la rivalité entre la Chine et les États-Unis qui se cristallise autour de Taïwan.

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Il est une deuxième raison d’envisager la catastrophe : il s’agit de ce que l’on appelle la crise climatique ou encore la crise environnementale. Il y a sur ce sujet beaucoup de discussions et beaucoup d’incertitudes. Le réchauffement attesté est-il d’origine purement anthropique ou non ? Quels seront ses effets à long terme ? Au-delà des polémiques, plus choses sont certaines. Le réchauffement lui-même, bien que non linéaire et non uniforme. Les agriculteurs et les vignerons peuvent en attester, même si le « spécialiste » n’a rien vu. Le rapport du GIEC préconise des mesures drastiques pour maintenir le réchauffement dans la limite de 1,5° d’ici la fin du siècle. Mais nous sommes très loin de pouvoir affirmer que ce cap sera maintenu. Aujourd’hui la ligne plutôt vers 3°, ce qui serait considérable et aurait des effets catastrophiques. Dans Moins (ed. Seuil, 2024) , Kohei Saïto souligne que nous sommes à point de basculement. Comme le dit Kohei Saïto :

(…) il ne fait aucun doute que la civilisation que l’humanité a bâtie est confrontée aujourd’hui à une crise pour sa survie. La croissance économique apportée par la modernisation nous promettait une vie aisée. Cependant, ce que révèle la crise environnementale de l’anthropocène, c’est que, ironiquement, c’est précisément cette croissance économique qui sape les fondements mêmes de la prospérité humaine.

On peut facilement accumuler tous les indicateurs : taux de CO2 dans l’atmosphère, déforestation, extinctions massives des espèces vivantes, fonte des glaciers. Certains chipoteront ici ou là, mais la ligne générale est difficilement contestable. Sauf pour ceux qui s’obstinent à ne pas voir ce qu’ils voient.

La « mondialisation heureuse » annoncée par les béats stipendiés est définitivement derrière nous. Un bon indicateur : la faim dans le monde, après avoir régressé, progresse à nouveau de façon inquiétante :

Alors que les progrès dans la lutte contre la faim s’essoufflent depuis déjà une décennie, le nombre de personnes souffrant de malnutrition dans le monde a augmenté pour la sixième année consécutive, atteignant environ 768 millions l’année dernière, selon l’estimation intermédiaire de l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Près de 10 % de la population mondiale aurait ainsi été touchée par la faim en 2021, alors que ce chiffre était descendu en dessous de 8 % entre 2016 et 2018.
La fléau de la malnutrition est le plus répandu en Afrique, où il touche 20 % de la population, tandis que 9 % de la population asiatique est également affectée. La perturbation des chaînes mondiales d’approvisionnement en céréales due à l’invasion de l’Ukraine par la Russie menace principalement des pays qui étaient déjà aux prises avec l’insécurité alimentaire, car bon nombre d’entre eux importent leur blé de cette région. En 2021, la plupart des 140 millions de personnes souffrant de faim aiguë vivaient dans une dizaine de pays : l’Afghanistan, la RD du Congo, l’Éthiopie, Haïti, le Nigeria, le Pakistan, le Soudan du Sud, la Syrie et le Yémen. (Thierry Gaudiot, Statista, 2022)

La situation s’est encore détériorée en 2023. Les causes conjoncturelles comme la guerre en Ukraine n’ont là-dedans qu’un poids très relatif — l’exportation de blé ukrainien se poursuit plutôt bien et les Russes approvisionnent l’Afrique du Nord. La baisse des rendements agricoles est patente et elle n’est pas due à la conversion des agriculteurs au « bio » puisque la consommation de glyphosates après avoir légèrement baissé est repartie à la hausse. Il y a une légère baisse pour les engrais minéraux, mais rien qui soit vraiment significatif de ce point de vue.

Si la vigne se cultive de plus en plus au Nord (la Belgique et l’Angleterre, par exemple), se profilent à l’horizon des années difficiles pour l’agriculture du Sud. La perspective de dizaines de millions de « réfugiés climatiques » prend corps. Le Haut-Commissariat des Nations Unies aux Réfugiés estime à 21 millions le nombre de personnes déplacées chaque année en raison d’événements climatiques. Si le phénomène s’accélère soit les pays vivant encore confortablement pourraient être amenés à prendre des mesures drastiques contre ces réfugiés (c’est la perspective d’un « fascisme climatique » évoquée par Kohei Saïto) soit ces pays sombreraient dans le chaos et la barbarie (deuxième hypothèse de Kohei Saïto).

Les « orientations de développement durable sont bi » jusen comme le dit encore Kohei Saïto, des « indulgences » parfaitement inutiles et même nuisibles puisqu’elles ne servent qu’à donner bonne conscience. Le « keynésianisme climatique » défendu par Rifkin et consorts prétendant concilier croissance, justice sociale et « justice climatique » est une impasse. Donnons encore la parole à Kohei Saïto :

Le keynésianisme climatique prôné par Friedman et Rifkin générera en effet et sans aucun doute une nouvelle croissance économique, car des transformations économiques majeures vont être nécessaires, pour la généralisation non seulement des panneaux solaires, mais également des véhicules électriques, de leurs chargeurs rapides, ainsi que pour le développement de l’énergie issue de la biomasse. Pour tout cela, de nombreux investissements et créations d’emplois seront indispensables. Et il est bien sûr tout à fait correct d’argumenter qu’à l’ère de la crise climatique, des investissements majeurs visant à transformer la totalité de l’infrastructure sociale existante sont nécessaires. Mais une question persiste. La question de savoir si tout cela est vraiment compatible avec les limites de la planète. Si notre avidité pour la croissance, même couronnée de « vert », n’a pas de cesse, les limites de la Terre finiront par être dépassées.

Car il ne s’agit pas seulement de réduire les émissions de CO2 : il s’agit d’une transformation globale de tout l’appareil de production, à base de technologies électriques et électroniques qui sont fort gourmandes en matières premières (par exemple, les « terres rares »), en eau et en énergie. L’extraction de ces matériaux se fait essentiellement dans des pays de la « périphérie » du monde occidental, elle est invisibilisée. Mais son coût environnemental est énorme.

De quelque manière que l’on retourne les problèmes, on est confronté à la même contradiction : le capitalisme ne peut durer qu’en accumulant du capital, c’est-à-dire par la « croissance » et celle-ci ne peut se poursuivre qu’en élargissant toujours les limites. Le capital a délocalisé la production en Asie et ailleurs, mais maintenant il faudrait sortir de la Terre ! Le tourisme spatial à la sauce Musk et Bezos ne permettra pas d’ouvrir de nouveaux champs d’accumulation. D’où l’impasse :

1) soit on tente de continuer comme maintenant, cahin-caha, et nous étouffons sous nos propres déchets. Le « capitalisme vert » n’est qu’est moyen de continuer à produire ces déchets.

2) soit on résout le problème par la bonne vieille méthode éprouvée de la destruction massive par une guerre, mais aujourd’hui personne ne peut prévoir comme cela se terminerait. Et on comprend alors pourquoi cette accumulation d’armes de destruction massive.

3) soit on change radicalement de système. Ce qui s’appelait jadis le communisme et que Marx définissait ainsi : « les producteurs associés — l’homme socialisé — règlent de manière rationnelle leurs échanges avec la nature et les soumettent à leur contrôle commun au lieu d’être dominés par la puissance aveugle de ces échanges ; et ils les accomplissent en dépensant le moins d’énergie possible, dans les conditions les plus dignes et les plus conformes à leur nature humaine. Mais l’empire de la nécessité n’en subsiste pas moins. C’est au-delà que commence l’épanouissement de la puissance humaine qui est sa propre fin, le véritable règne de la liberté qui, cependant, ne peut fleurir qu’en se fondant sur ce règne de la nécessité. La réduction de la journée de travail est la condition fondamentale de cette libération. » (Capital, livre III, conclusion) Voilà un cadre qui n’a nul besoin d’une croissance illimitée et pourrait trouver des réalisations progressives assez rapidement, en s’appuyant sur les aspirations des « producteurs associés ».

le 8 octobre 2024





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« Moins » par Kohei Saito

Kohei Saito est un philosophe japonais (né en 1987), docteur en philosophie de l’université Humbolt de Berlin, professeur associé à l’Univer...