On doit à André Leroi-Gourhan, le grand paléontologue, d’avoir dégagé les principales étapes de cette révolution qui produit le genre humain.
L’hominisation est le premier processus, celui des modifications biologiques à partir des singes hominidés. La station verticale est le facteur décisif : l’histoire de l’homme ne commence pas par le cerveau, mais par les pieds, dût notre amour-propre en souffrir ! Cette évolution biologique est souvent attribuée, selon les dogmes en vigueur, à la pression sélective. Mais il n’est certain du tout que l’évolution des espèces ait pour seul facteur la pression sélective, comme l’affirme la théorie synthétique de l’évolution. Il y a une part de hasard considérable et beaucoup de mutations seraient neutres du point de vue sélectif, comme l’affirment les « neutralistes »[1]. On peut aussi imaginer des tendances à la complexité et une ligne évolutive de l’intelligence, en reprenant les thèses de Bergson qui sont injustement passées sous silence aujourd’hui[2]. Quoi qu’il en soit, il y a bien une évolution naturelle qui conduit au genre humain.
La deuxième évolution qui va prendre le relai et rétroagir
sur l’évolution naturelle est ce que Leroi-Gourhan nomme anthropisation. C’est
l’apparition et l’évolution de la technique. Les paléontologues classifient les
âges de la préhistoire humaine par les techniques employées qui, sur des temps
très longs, marquent un perfectionnement des outils. Encore faut-il prendre
garde à un fait majeur : ne subsistent que les outils en pierre et nous
n’avons pas la moindre idée des éventuels outils en bois, par exemple, ni de la
manière dont ces premiers humains s’habillaient. Nos classifications reflètent
aussi notre manque irrémédiable de connaissance au sujet de ces aurores du
genre humain. Nous en savons encore moins sur la façon dont ces lointains
ancêtres communiquaient. Ils communiquaient puisqu’ils pouvaient transmettre
leurs inventions à leurs enfants ; ils communiquaient parce qu’ils
vivaient dans des groupes sociaux – à l’instar des « grands singes ».
Mais comment communiquaient-ils ? Disposaient-ils d’un langage articulé ?
L’asymétrie cérébrale et l’existence d’un aire de Broca permet de penser que
les homo erectus avaient de quoi se parler ! Mais le faisaient-ils
ou faut-il attendre les sapiens les plus évolués pour que cette faculté
du langage soit développée. Nous n’en savons rigoureusement rien. Nous n’avons
aucune raison de choisir une hypothèse plutôt que l’autre.
La technique ouvre la voie à une troisième évolution, celle
de la symbolisation, c’est-à-dire de la capacité à produire des sons ou des
objets pour désigner des choses non présentes. Là encore, nous raisonnons à
partir des traces laissées par les humains. Mais le langage est à coup sûr bien
plus ancien que les vestiges de statues, d’instruments de musique ou de
fresques de l’art pariétal. Leroi-Gourhan montra très précisément comment le
développement de la main et celui du cerveau vont de pair. Ce qui apparaît avec
Sapiens, et qui, pour l’heure, nous semble sa principale caractéristique, c’est
l’aptitude à fixer des pensées sur des supports matériels. Mais une telle
aptitude est aussi apparue chez notre « cousin », l’homme de Neandertal,
dont on a découvert qu’il était lui aussi un être de culture.
Concluons avec Leroi-Gourhan :
Les faits montrent que l’homme n’est pas, comme on s’était
accoutumé à le penser, une sorte de singe qui s’améliore, couronnement
majestueux de l’édifice paléontologique, mais, dès qu’on le saisit, autre chose
qu’un singe. Au moment où il nous apparaît, il lui reste encore un chemin très
long à parcourir, mais ce chemin, il l’aura moins à faire dans le sens de
l’évolution biologique que vers la libération du cadre zoologique, dans une
organisation où la société va progressivement se substituer au courant phylogénétique.[3]
Cette vision d’ensemble du développement de l’histoire
humaine exclut, évidemment toute forme de racisme, toute idée de supériorité
d’une « race » sur une autre. Les différences entre les humains ne
sont pas des différences biologiques (bien que celles-ci existent) mais des
différences liées précisément au fait que la société s’est substituée au
courant phylogénétique.
[1]
Dans What Darwin got wrong, Jerry Fodor et Massimo Piatelli-Palmarini
mettent en cause les dogmes de la théorie standard de l’évolution. Ils
expliquent : « La théorie de la sélection naturelle affirme que le
fait qu'une caractéristique ait été sélectionnée pour provoquer un succès
reproductif explique pourquoi une créature la possède. Mais elle ne peut pas
non plus affirmer que « dans un sens qui compte », « un trait a été sélectionné
pour » signifie qu'il est une cause du succès reproductif. Car si cela signifiait
cela, la théorie de la sélection naturelle se réduirait à ce que le fait qu'un
trait soit une cause de succès reproductif explique qu'il soit une cause de
succès reproductif, ce qui n'explique rien (et n'est pas vrai)....Les
psychologues qui espéraient défendre la « loi de l'effet » en disant qu'elle
est vraie par définition, que le renforcement modifie la force de la réponse,
ont fait à peu près la même erreur que Godfrey-Smith[42]. »
[2]
Bergson fut longtemps ostracisé par toute une pensée de gauche qui, après
Georges Politzer, en fit un représentant du « spiritualisme
français » le plus ringard, une sorte de nouveau Victor Cousin. Mais il
mérite un sort bien meilleur. Il fut le maître de Jankélévitch et l’inspirateur
de Deleuze et sa philosophie de la vie pourrait bien nous aider grandement dans
la crise philosophique et scientifique que nous traversons.
[3]
Leroi-Gourhan, A., Le geste et la parole. Technique et langage, Albin
Michel, 1964, p. 166
[4]
Voir Mandel, G., La chasse structurale, Payot
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire