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samedi 23 mars 2024

Vous qui entrez ici, gardez l'espérance...

On ne peut manquer d’être frappé par le paradoxe suivant : les classes moyennes supérieures théoriquement instruites ne cessent de prôner l’inclusivité, la tolérance et même le soutien fervent à tous les communautarismes (religieux ou sectaro-sexuels) et dans le même temps elles sont visiblement incapables de comprendre les autres peuples, incapables de penser que l’on ne puisse pas penser comme on pense dans les centres-villes gentrifiés des métropoles des pays capitalistes qui se définissent comme l’Occident. Le voile islamique, l’UE en finance la promotion, comme elle fait la promotion du transgenrisme, sans s’émouvoir du fait que l’homosexualité est un crime, parfois passible de la peine de mort, dans les pays musulmans — quoique, dans le même temps, la « transition de genre » soit parfaitement légale en Iran… qui est donc bien un pays « moderne ». Mais que les Russes ou les Africains aient sur l’homosexualité une autre approche que celle de l’intelligentsia (encore un mot russe) occidentale, voilà un véritable scandale qui mérite bien une bonne guerre !

samedi 30 décembre 2023

Le spectacle du monde du spectacle


En cette fin d'année 2023, il semble qu'il n'y a rien de plus urgent, de plus grave, de plus crucial que de savoir si Depardieu est un « gros con », un « gros porc »... ou un violeur. Les deux premiers qualificatifs ne sont pas punissables par la justice — s'il fallait mettre tous les gros porcs et des gros cons en prison, on n'en finirait jamais... Seul le troisième qualificatif est un crime, et le jugement des crimes dans un État de droit n'est pas du ressort des assemblées de lyncheurs, mais des tribunaux. Comme je ne fréquente pas Depardieu, ni toutes les belles gens qui se sont manifestées d'un côté ou de l'autre dans cette affaire, qu'il soit un gros con ou un gros porc, cela m'est parfaitement égal. Pour le reste, la justice qui, me semble-t-il, est saisie, dira ce qu'il en est.

jeudi 26 octobre 2023

La morale face à la guerre

La guerre est une rupture brutale du lien moral entre les hommes. C’est aussi vieux que l’humanité. Il n’y a pas de société sans ce lien moral (ou éthique si on tient à ce mot). Mais les sociétés humaines s’entretuent sans la moindre pitié. Les guerres préhistoriques sont maintenant bien documentées — voir Les guerres préhistoriques de Lawrence Keeley — et faisaient un considérable nombre de victimes (entre 40 et 50 % des vaincus) et, évidemment, on n’épargnait personne. Les Romains ne faisaient pas dans la dentelle avec les rebelles à leur « pax romana ». Les barbares l’étaient vraiment et de Gengis Khan à Tamerlan et Ivan le Terrible, les figures de monstres abondent. Sans oublier la croisade des Albigeois (« tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens »), les guerres de religion (le massacre de la Saint-Barthélemy reste dans les mémoires), la guerre de Trente Ans qui a décimé la population allemande (réduite de moitié), l’invasion française de la Hollande, commandée par Louis XIV, etc. Nos guerres se sont peut-être civilisées au xixe, enfin quand il s’agissait des guerres intraeuropéennes, mais en matière d’horreurs coloniales, on ne sait à qui délivrer la palme, peut-être au traitement que le roi des Belges a fait subir au Congo, qui n’était pas une colonie belge, mais un domaine privé. Michel Terestchenko, dans Un si fragile vernis d’humanité, un livre à recommander chaudement, s’interroge sur les conduites de destructivité et montre que ce n’est ni par abjection que l’on massacre ni par altruisme que l’on s’y oppose…

mardi 5 septembre 2023

Quel avenir pour le socialisme?

 Entretien avec David L'Epée paru dans Krisis

Q : Depuis la chute du mur de Berlin et l’effondrement du bloc communiste, l’humanité vit grosso modo sous l’égide d’un unique régime socio-économique : le capitalisme. Ce régime se globalise de manière de plus en plus hégémonique et convertit progressivement au « modernisme » même les territoires les plus pauvres et les plus engoncés dans leurs traditions locales, pour en faire de nouvelles zones de production ou de marché. Le socialisme, qui a pu apparaître pendant longtemps comme la principale alternative à la logique libérale, a probablement cessé aujourd’hui de fonctionner comme un Idéal ou un Grand Récit capable de susciter l’enthousiasme des foules. Même la crise économique de 2008, qui, en France (et sans doute ailleurs dans le monde), a quelque peu discrédité le capitalisme aux yeux d’une partie de l’opinion publique, n’a pas suffi à réhabiliter le socialisme comme alternative crédible. Autrement dit, on  ne croit plus guère aux sirènes du marché ; mais on se méfie plus encore des lendemains qui chantent. Comment expliquer cette désaffection du socialisme ? Cette idéologie est-elle morte ?

samedi 17 juin 2023

Téléologie vitale


La domination de la pensée « économiste », celle des universités, des écoles de commerce, des grands journaux, etc., interdit que soient posés convenablement les problèmes de notre époque. Par conséquent, bon nombre de propositions « alternatives » tombent à l’eau parce qu’elles se situent encore dans le cadre de la pensée dominante. Ajoutons à cela que la question de « l’environnement » est généralement plaquée par là-dessus, traitée à partir d’un point de vue pseudoscientifique, objectiviste qui finit par noyer toute discussion dans des arguties techniques, tout aussi discutables les unes que les autres.

samedi 3 juin 2023

Espérance ?

 Les grands mouvements sociaux débutent tous par une réaction à une décision des dominants qui rend d’un seul coup insupportable tout ce que l’on avait subi sans broncher jusqu’alors. Il n’est guère d’exception à cette loi. Cependant, si on ne veut pas que ces grands mouvements sociaux restent sans lendemain, il faut qu’ils soient nourris sur le long cours par une espérance. Ernst Bloch a parfaitement saisi cela, en particulier dans son opus majeur, Le principe espérance.


Personne n’a besoin de programmes révolutionnaires, terriblement révolutionnaires, « la terre et la paix » peut suffire (c’était le programme du parti de Lénine en 1917), mais tous ceux qui se mettent en mouvement doivent au fond d’eux-mêmes avoir la certitude que le présent n’est qu’un pas vers un futur qui sera meilleur ! La guerre des paysans de Thomas Münzer est animée par cette vision nouvelle que la réforme a fait naître dans le monde chrétien. La Révolution française cristallise tout ce qui s’est accumulé dans toutes les couches et toutes les classes de la société et tente de réaliser le christianisme, c’est-à-dire de l’abolir sous sa forme cléricale pour en mettre en œuvre les principes éthiques. Ce qui se passe après est une autre histoire, sur laquelle on a écrit des tonnes de livres. Le communisme historique, celui qui naît avec le Manifeste de 1848 reformule cette utopie d’un monde fraternel, où tous les hommes seraient égaux, où il n’y aurait plus de maîtres ni d’esclaves, plus « ni Juifs ni  Gentils » et même plus d’hommes ni de femmes, toutes choses qui font partie de l’idéal communiste égalitaire, mais que l’on trouve aussi chez Paul de Tarse (Galates, 3:28) !

Si l’on veut vraiment comprendre dans quelle situation historique nous sommes et pourquoi, en dépit de la colère des peuples, de leurs souffrances accrues, les dominants dominent aussi aisément, il faut comprendre cela, c’est-à-dire qu’aujourd’hui, c’est le mot d’ordre punk qui dit la vérité : « No future ! » Nous sommes devenus résolument athées, c’est-à-dire que nous ne croyons même plus que « l’homme est un Dieu pour l’homme », ainsi que l’affirmait Spinoza. Et cet athéisme postmoderne, loin d’être une libération n’est que la conviction répandue partout que nous devons accepter nos chaînes et n’y mettre même plus de fleurs. La considération de ce qui est, ou du moins de ce que l’on croit être, celle que nous livre « la science » tient lieu de valeur et d’ordre normatif. De cet athéisme radical, nous avons eu deux expériences : la première, théorique, c’est l’œuvre de Sade — lire ou relire La philosophie dans le boudoir ou Les 120 journées de Sodome — et la seconde, pratique, avec le nazisme. C’est d’ailleurs la grande différence entre nazisme et stalinisme : ce dernier devait se cacher derrière les grands principes éternels et ne pouvait avouer sa volonté d’écraser l’humain en tant que tel.

Aujourd’hui, des hommes sans foi ni loi ont pris le pouvoir, qui pensent comme des machines, sont dépourvus de toute culture réelle et rêvent d’un monde fonctionnant comme une machine, qui ne proteste pas et exécute sans broncher ce qu’on lui demande et qui n’exige que le carburant minimal pour assurer son fonctionnement et un peu d’huile pour ses rouages. Dans ce monde, il semble qu’il ne reste aucune issue, sinon en faisant marche arrière, mais il n’est pas plus possible de faire marche arrière que de monter dans une machine à remonter le temps ou qu’au vieil homme de retrouver les jambes de ses vingt ans.

La seule issue est de rouvrir la voie au « principe espérance », c’est-à-dire de proposer des valeurs pour lesquelles il vaut la peine de se lever et de se battre. On peut faire des programmes, proposer une nouvelle constitution, inventer des solutions magiques aux vieux problèmes de la planification, concilier la chèvre et le chou et rêver que les loups dorment avec les biches. Tout cela occupe encore quelques petits groupes qui répètent inlassablement les mêmes litanies en croyant innover. Mais cela n’aboutit à rien et on peut le constater avec dépit ou amertume chaque jour.

Avant de se demander comment faire, il faut se demander quoi faire. C’est-à-dire quels principes doivent nous guider ? Gramsci parle de « réforme morale et intellectuelle » qui lui semble tout à la fois indispensable et très difficile à mener, difficile parce que les intellectuels « cristallisés » lui semblent conservateurs et réactionnaires, difficile aussi parce qu’il faut pouvoir faire le tri entre les valeurs philosophiques qu’il faut conserver et celles qui sont obsolètes. Il se trouve cependant qu’aujourd’hui, ceux des intellectuels qui donnent le « la », les « intellectuels cristallisés » gardent les valeurs obsolètes et jettent par-dessus bord tout ce qui devrait être gardé… Bonisme (les Italiens parlent du « buonismo » pour désigner l’état d’esprit « bienveillant », « ouvert » du politiquement correct) et « aquoibonisme » se partagent les esprits d’un très grand nombre de nos contemporains.

Au milieu de l’indifférentisme, nous avons d’un côté le « wokisme » sous ses diverses manifestations, qui prolonge le « bonisme » et se transforme en nouvelle inquisition et, de l’autre côté, un sursaut de religiosité qui n’inquiète les premiers que lorsqu’il est chrétien. Il faut se demander d’où vient ce sursaut de religiosité, qu’attestent toutes les enquêtes d’opinion, et qui se manifeste particulièrement chez les jeunes, dans un monde globalement plus incroyant que jamais. La montée de l’islamisme dans les pays européens et nord-américains vient d’abord de la jeunesse. On doit, certes, incriminer les réseaux fréristes, l’action des pétromonarchies, etc., mais si tout cela peut fonctionner, c’est parce que le terreau est fertile. On voit d’ailleurs se développer, quoique ce soit moins tapageur, un christianisme plus « intégriste », non seulement du côté des églises évangéliques, mais aussi du côté catholique. Le « voile chrétien » fait le « buzz » sur Tiktok ! Il y a des phénomènes semblables chez les jeunes Juifs. On peut y voir un effet de mode et l’affichage de ces particularismes qui devient impératif dans la « société liquide ». Et on a sans doute de bonnes raisons de s’interroger sur la profondeur spirituelle de ces néo-musulmans ou ces néo-chrétiens. Mais on doit cependant aller plus loin. Il s’agit aussi, pas seulement, certes, mais aussi, d’une réaction à la dissolution de toute communauté humaine qu’implique le développement du mode de production capitaliste à notre époque. Le dernier refuge qu’est la famille (voir Christopher Lasch, La famille assiégée. Un refuge dans ce monde impitoyable) est ravagé par les revendications des « droits » les plus extravagants et les modes stupides, mais branchées, comme le véganisme. Les partis et les mouvements de jeunesse n’existent plus — même les JEC et JOC n’ont plus qu’une existence fantomatique. Si, aujourd’hui, une très nette majorité des Français ne croit pas en Dieu, elle ne croit plus en rien du tout ! Ni la liberté, ni la fraternité, ni l’égalité, ni la patrie, ni l’humanisme. La seule croyance est celle de la consommation et de la survie à n’importe quel prix quand la consommation devient plus difficile — ce qui est le cas aujourd’hui. L’indifférence et le nihilisme produisent leur propre négation dans un nouvel « intégrisme » religieux.

Il est donc urgent de repenser les fondements moraux de notre civilisation, ce qui en fait la véritable grandeur, maintenant que nous nous sommes bien repentis de tous nos « crimes », une repentance qui n’a rien à voir avec l’histoire, mais tout avec la négation de ce qu’a produit de meilleur la civilisation européenne[i]. Car il s’agit bien de morale — et pas seulement de revendications sociales — et la « force de la morale », du reste, continue de s’imposer, même sous des traits méconnaissables (voir M.-P. Frondziak et D. Collin, La force de la morale). Il y a quelques directions dans lesquelles on pourrait travailler pour élaborer les principes dont nous avons besoin, quelques principes qui pourraient former un « credo » (Engels, avant le Manifeste du parti communiste, avait écrit un Catéchisme communiste...).

1) Réhabiliter la morale des devoirs. Jankélévitch dit « Nous n’avons que des devoirs, l’autre à tous les droits ». L’hyperbole nous permet de saisir quelque chose de fondamental : l’appartenance à la communauté humaine, l’appartenance à ce règne des fins dont parle Kant, nous impose des devoirs universels. Évidemment, si l’homme n’est que de la « viande » (cette conception « bouchère » de l’humanité que dénonce Pierre Legendre), s’il n’est qu’un amas de neurones comme l’affirment les neurosciences, la notion de dignité n’a pas plus aucun sens. Mais si on veut garder à l’homme sa dignité, si on pense qu’il a une valeur alors que les choses ont un prix, alors on se doit de respecter en sa propre personne comme en celle de tout autre, l’humanité comme une fin en soi et jamais simplement comme un moyen. On peut chipoter sur la « morale de Kant », mais il n’y a pas de « morale de Kant », il y a la morale tout court, celle que tous les humains admettent au fond de leur cœur, même si les circonstances autant que leurs inclinations les conduisent trop souvent à négliger et contredire leurs devoirs.

2) Une morale des devoirs présuppose la liberté humaine. Personne ne peut faire de concept de la liberté, mais la liberté est présupposée, par nous-mêmes, pas nécessairement par les autres, dans chacun de nos actes, dans chacune de nos décisions. Le revers en est la responsabilité. L’irresponsabilité juridique présuppose justement la responsabilité. La responsabilité de nos actes ne se limite pas à notre entourage ou à notre milieu. Elle est bien, comme le dit Sartre, une responsabilité pour le monde. A minima, cela implique que nul, face à n’importe quelle tragédie, ne peut dire « ça ne me concerne pas ». Nos jugements sont déjà des actes, dans la mesure où les autres en sont les destinataires. On peut être dans l’incertitude, on peut ne savoir ce qui s’impose à un moment donné, on n’est pas obligé de « choisir son camp », mais on est toujours impliqué, toujours engagé, qu’on le veuille ou non. C’est, convenons-en, un fardeau écrasant, parce que la condition humaine est un fardeau écrasant et, souvent, elle nous écrase. Mais nous ne pouvons pas y échapper. L’insouciance, le culte de la jouissance (« enjoy ! »), l’ivresse de l’oubli, tout ce que Pascal classait dans la rubrique divertissement, dominent notre vie sociale, nous abrutissent littéralement et disposent de moyens colossaux pour nous maintenir dans cet état. Mais nous devons savoir dire non. L’homme est un bipède, il est debout sur ses deux jambes pour regarder plus haut que lui : l’enseignement de Platon demeure, éternel.

3) Si l’on accepte les deux points précédents, il en découle que nous devons appliquer des principes de droit que nous pourrions tirer de Grotius.

1.    Est conforme au « droit naturel » tout ce qui développe la sociabilité humaine et contraire au droit naturel tout ce qui entretient la discorde et conduit les individus au repli égoïste.

2.    Est conforme au « droit naturel » tout ce que nous admettrions comme juste indépendamment de tout autre commandement (religieux par exemple, Etsi Deus non daretur, écrit Grotius).

Ces deux préceptes qui rejoignent le « droit naturel raisonné » de Jean-Jacques Rousseau ne donnent pas par déduction logique des règles de droit absolument indiscutables, mais ils permettent d’éclairer le jugement du législateur, du citoyen ou de l’homme de bonne volonté. Ces préceptes peuvent être formulés dans le lexique de la théorie de la justice en suivant John Rawls. La valeur primordiale, celle qui commande toutes les autres est la liberté, non pas la liberté extérieure, mais la liberté dont nous jouissons effectivement et au premier chef la liberté de conscience — ce qui suppose la liberté d’expression de ses opinions « même religieuses », comme le dit notre déclaration des droits. C’est un point essentiel alors que les gouvernements d’un côté, les divers groupes de pression catégoriels de l’autre unissent objectivement leurs forces pour faire reculer la liberté de penser. Les demandes d’interdiction au motif que telle ou telle opinion ne serait plus une opinion, mais un délit, auraient dû susciter des levées de bouclier de tous les défenseurs de la liberté. Mais comme l’avait dit jadis un journaliste économique, la liberté consiste essentiellement à pouvoir choisir entre 50 marques de céréales pour le petit déjeuner…

Mais la liberté n’est pas un bien individuel, elle est nécessairement la liberté égale pour tous. Car, si l’un est plus libre qu’un autre, la liberté de l’autre est nécessairement atrophiée ou mutilée. Cette notion de liberté égale pour tous, quand on en tire toutes les conséquences, a une très grande portée. Elle est au fondement de la démocratie. Mais elle implique aussi que les conditions des humains soient globalement égales, suivant le principe de Rousseau qui dit que personne ne doit être assez riche pour acheter une autre personne et personne ne doit être si pauvre qu’il soit obligé de se vendre. Dans son livre La vertu souveraine, Ronald Dworkin déplorait que l’égalité fût une « vertu en voie de disparition ». Indépendamment du jugement que l’on peut porter sur le modèle de société qu’il propose, Dworkin nous ramène ici à l’essentiel. Ce que certains auteurs ont appelé le principe d’égaliberté s’accompagne donc du souci que nous devons avoir des autres, de notre capacité à prendre en charge leurs souffrances, bref de ce que l’on appelle fraternité, un mot qui, bien qu’inscrit au fronton de nos édifices publics, ne semble plus dire grand-chose à la masse de nos concitoyens.

Liberté-égalité-fraternité : rien de bien nouveau, dira-t-on. Mais c’est une sorte de concentré de ce qu’a apporté l’histoire de « l’humanité européenne » (pour reprendre l’expression de Husserl) et nous devrions y tenir comme à la prunelle de nos yeux.

4) Nous sommes cependant au bout d’un cycle historique. Les valeurs qui avaient guidé l’effort intellectuel titanesque qu’a constitué la modernité — naissance de la science, naissance d’une nouvelle conception politique, naissance d’une nouvelle manière de placer l’homme dans le monde — se sont en quelque sorte inversées. La « dialectique de la raison » (Adorno et Horkheimer) aboutit à la déraison occidentale. L’hybris technologique et scientifique met en question la survie même de l’humanité. Nous pourrions bien être arrivés à l’époque de l’obsolescence de l’homme. Si nous ne voulons pas que soit engloutie notre civilisation, il nous faut trouver ou retrouver le sens de la mesure. En quelque sorte, redevenir grecs ; non que les Grecs aient été plus mesurés que nous, puisque nous sommes à bien des égards leurs héritiers, mais ils ont pressenti la folle logique de l’accumulation des richesses et ont conçu la démesure comme le pire des vices. La vertu est un juste milieu entre l’excès et le défaut : on s’est trop gaussé de cette éthique du juste milieu, en quoi on a vu, à tort, la quintessence des vertus bourgeoises. À tort, parce que la vertu bourgeoise par excellence est celle de l’accumulation illimitée du capital.

Connaître sa propre mesure, c’est d’abord apprendre que, les conditions d’une vie décente et la protection (autant que possible) contre les aléas étant assurées, le seul perfectionnement que pouvons désirer est notre propre perfectionnement : perfectionnement intellectuel, culturel, mais surtout moral. Rechercher une sorte d’accord avec la nature et rechercher l’amitié des autres humains, nous n’avons pas besoin d’autre chose. Nous courons trop souvent après des choses vaines, dont l’obtention même devient frustrante et produit plus d’insatisfaction que de satisfaction. Les propositions d’Ivan Illich sur la convivialité et la possibilité d’une société conviviale avaient pu sembler prêcher l’adaptation à l’ordre existant. Mais l’expérience montre qu’il n’en est rien. L’ordre existant est celui de la consommation pour la consommation qui complète la production pour la production. L’ordre existant est celui de l’illimité qui, bien naturellement, a pour contrepartie le dénuement du grand nombre.

Trouver sa mesure, ce n’est pas rejeter la technologie quand elle peut nous servir, servir une vie vraiment humaine, mais refuser d’être asservi à une technologie qui, loin d’étendre nos possibles, les restreint drastiquement et menace nos libertés élémentaires. C’est aussi accepter que la science et la technique ne nous rendront pas « comme maîtres et possesseurs de la nature ».

Sur les murs du temple de Delphes étaient écrits les deux préceptes fondamentaux : “connais-toi toi-même” et “rien de trop”. Il n’est rien à ajouter. Chaque homme sait que la vie est brève et que la mort est certaine, mais cette vie est à lui dès lors qu’il est guidé seulement par le choix de la vie bonne. Comme le dit Sénèque, la vie n’est brève que pour celui qui la gaspille. Disposer convenablement de son temps devrait suffire à nous rendre heureux.

***

Rien de ce qui est dit ici n’est nouveau. Ce sont même des vieilleries, celles qui traînent dans tous les grands livres de philosophie. Il y a peut-être une dernière leçon pour s’orienter convenablement dans la vie : ne pas chercher la nouveauté à tout prix. Beaucoup de nouveautés ne sont que des extravagances qui font frissonner le bourgeois et que l’on oublie rapidement. Le progrès que nous devons accomplir s’assortit d’un conservatisme raisonnable. Beaucoup de “conservateurs” ne le sont que dans le but de conserver le privilège des classes dominantes et voient dans les revendications des opprimés la marque du ressentiment : les bourgeois voient du ressentiment dans tout ce qui menace leur confort et leurs privilèges. Ils sont si sûrs d’eux qu’ils pensent que tout le monde les envie ! Le seul conservatisme qui vaille est celui qui conserve la vie et les acquis de la civilisation. Qu’ils aillent dans la tombe, les riches, avec leurs jets privés, leurs montres de luxe. Grand bien leur fasse : ils seront aussi morts que les gueux. Mais qu’ils cessent de saccager la culture et ce qui fait le lien social.

De tout cela, il faudrait tirer les conséquences politiques. Ces quelques lignes ne font qu’exposer les principes raisonnables que nous devrions suivre, quels que soient, par ailleurs, les jugements que nous portons sur les divers courants politiques, existants ou ayant existé, et sur notre histoire récente ou plus lointaine.

Le 2 juin 2023. Jour de la fête nationale en Italie qui commémore la naissance de la république.

 



[i]     C’est entendu : les Occidentaux ont commis des crimes effroyables dans l’entreprise de colonisation. Ils se sont comportés ici comme les autres peuples. Les Arabes ne furent pas des conquérants particulièrement sympathiques. Les Mongols de Gengis Khan ont peut-être fait mourir le cinquième de la population de la planète. Les Ottomans ont opprimé durement tous les peuples qu’ils ont conquis – l’Algérie, par exemple. Mais ceux-là ne se repentent pas ! Pas une minute. Les seuls qui se repentent, qui furent les premiers à abolir l’esclavage, sont les Européens, pétris de culture chrétienne...

mardi 25 avril 2023

Intelligence ... avec les entreprises d'IA


Une tribune de Jean-Marie Nicolle

Dans une émission TV consacrée à l’Intelligence Artificielle, le dimanche 23 Avril 2023 sur LCI, Luc Ferry, ancien ministre de l’éducation Nationale et Laurent Alexandre, fondateur du site Doctossimo, ont lancé un appel au gouvernement pour prendre la mesure des nouveautés de l’I.A. et des changements nécessaires dans l’éducation des jeunes. Pour avertir des risques d’asservissement intellectuel que comporte l’I.A., ils ont eu cette formule des plus étranges : « il faut que nos enfants soient complémentaires de l’I.A. » Ai-je bien entendu ? Non pas que L’I.A. soit complémentaire de l’intelligence des élèves, mais que ceux-ci soient complémentaires de l’I.A. Qu’est-ce que ça veut dire ?

Il n’a pas fallu attendre longtemps pour comprendre le véritable sens de ce qui pouvait passer pour une maladresse de langage. Selon eux, l’I.A. résout déjà la plupart des problèmes que les hommes peuvent se poser. En France, seuls 20000 personnes sont encore à un niveau intellectuel supérieur à ChatGPT.4. D’où sortent-ils ce chiffre ? Mystère… Les conséquences sociales seront énormes puisque quantité de métiers consistant à résoudre des problèmes (chercheurs, ingénieurs, gestionnaires, etc.) vont disparaître. Il faut donc former les élèves pour qu’ils ne soient pas victimes de cette diffusion de l’I.A.

Soit, mais comment ? Nos deux compères expliquent alors que ce que les concepteurs de ChatGPT recherchent le plus, ce sont des gens capables de poser de bonnes questions à résoudre. Il faut former les élèves à poser les bonnes questions. Présenté comme cela, tous les pédagogues, directeurs de recherche, philosophes, etc. ne peuvent qu’applaudir. On va enfin centrer l’enseignement sur le développement de l’intelligence des élèves !

Mais à y regarder de plus près, on peut se demander si c’est bien l’intelligence des élèves qu’on chercherait à développer. Ne serait-ce pas plutôt les programmes de l’I.A. ? En effet, ces programmes ont besoin d’être « stimulés » par des utilisateurs. Il leur faut des questions, car les questions posées sont les données à exploiter pour améliorer « l’apprentissage » des systèmes-experts. L’I.A. ne sera jamais assez intelligente pour se poser à elle-même des questions nouvelles et pertinentes, donc intelligentes. Seul un être humain peut les lui fournir. On va donc pousser les étudiants à utiliser ChatGPT, non pour chercher par eux-mêmes des informations, mais pour alimenter gratuitement et à leur insu le développement des programmes.

La prétendue révolution éducative qu’appellent Ferry et Alexandre n’est donc ni plus ni moins la répétition de la même faute commise lorsque l’on a transformé l’enseignement de l’informatique dans le secondaire, en en retirant la programmation pour n’y laisser que l’initiation aux logiciels que distribuaient Microsoft et consorts. Au lieu de former les élèves à la compréhension de la technique, on en a fait des clients utilisateurs. Au lieu d’expliquer aux élèves ce que sont et comment fonctionnent les algorithmes de l’I.A., on veut en faire des fournisseurs de questions, donc de simples utilisateurs, à l’admiration béate, sans esprit critique.

Bien sûr, l’algorithmique, la logique, la linguistique, la sémantique… tout cela est très compliqué. Il est tellement plus facile de « former » des utilisateurs. Quelques heures suffisent. Il suffit de leur apprendre où cliquer. Alors que la formation profonde à la programmation demande beaucoup de temps, d’efforts, … et d’argent. Nos gestionnaires de l’éducation le savent bien et c’est pourquoi ils déguisent leurs visées commerciales en idéal humaniste.

J’accuse nos deux idéologues d’intelligence …, d’intelligence avec les entreprises de l’I.A.

 

vendredi 3 mars 2023

Ukraine-Russie : non, ce n’est pas une guerre de civilisations !


Au-delà de la propagande (qui se déverse abondamment des deux côtés de la « ligne de front », il importe de comprendre ce qui est en cause dans la guerre que la Russie mène en Ukraine. Je suis tout prêt à admettre que certains pays de l’OTAN ont sciemment préparé cette guerre et « poussé Poutine à la faute ». Dans toutes les guerres, il y a un déclencheur, l’agresseur, et d’autres qui se prétendent agressés. Ici, comme de coutume, les deux parties se prétendent agressées et se renvoient faute. Du grand classique : c’est reparti comme en 14 ! Mais ce qui est important, c’est de comprendre la nature de la guerre. En 1914 comme en 1940, il s’agissait du partage du monde entre grandes puissances appartenant à la même civilisation. Y compris l’URSS dont le système sociopolitique était différent de celui des autres belligérants, mais peut-être pas autant qu’on l’a dit.

Dans la guerre actuelle entre Russie et Ukraine [soutenue par les pays de l’OTAN], il pourrait sembler de prime abord que la guerre est une question de place sur l’échiquier mondial et d’ambitions capitalistes. Mais, nous disent des penseurs éclairés, il n’en est rien. Les uns annoncent qu’il s’agit de la guerre pour « défendre nos valeurs » contre les traditionnels barbares russes représentants de tous les régimes autoritaires, plus ou moins totalitaires, de la planète. Pour les autres, il s’agirait d’une « guerre anthropologique » et civilisationnelle, opposant deux modes d’organisation familiale et deux rapports à la civilisation. Poutine a volontiers donné cette dimension à la guerre, soutenant qu’il menait bataille contre l’Occident dégénéré et perverti, sous la coupe des lobbies homosexuels. On voit ici et là fleurir quelques théories fumeuses : les 80 % de la planète qui vivent sous des régimes familiaux patriarcaux autoritaires s’opposeraient aux 20 % libéraux, plus ou moins gouvernés par les féministes et autres « woke ». On s’appuie pour défendre cette thèse sur les déclarations d’Emmanuel Todd, soutenant ses hasardeuses extrapolations politiques de son autorité de chercheur spécialiste des systèmes familiaux. L’irrépressible besoin de simplifier la réalité en coupant le monde en deux camps se manifeste sous cette forme nouvelle.

Mais cette thèse des deux camps séparés par des divergences culturelles et même anthropologiques ne tient pas une minute. La Russie est aussi européenne que la Pologne et nettement plus que la Turquie qui est un membre de fait de l’UE. Certes, on n’hésite pas à débaptiser les écoles de musique dédiées à un compositeur russe, à déprogrammer des séminaires dédiés à des écrivains russes. Ce n’est rien d’autre que la preuve de l’inculture galopante dans nos pays où l’on hésite à reprendre les méthodes de contrôle des esprits de tous les États totalitaires.

Prenons les critères un à un.

Voyons d’abord la question du patriarcat : l’axe Moscou-Téhéran-Pékin n’existe pas. D’une part, le terme de patriarcat est très indéterminé. Si on désigne par là la prédominance des hommes sur les femmes, cela reste encore, qu’on le veuille ou non, la règle de pratiquement tous les pays. Même dans les pays où l’égalité de droit entre hommes et femmes est garantie, on voit des manifestations voulant mettre à bas le patriarcat ! L’égalité juridique hommes-femmes est tout autant garantie à Moscou qu’à Pékin ou à Paris. En revanche, certains pays membres du « camp du bien » ou du « camp du mal », suivant le point de vue du locuteur, n’ont aucun souci de l’égalité juridique entre hommes et femmes. Citons parmi les principaux alliés des États-Unis les pays du Golfe, Arabie en tête.

Il n’en va pas mieux concernant les droits des femmes à disposer de leur propre corps. La Pologne, tête de pont de la lutte contre la Russie, est résolument hostile à l’IVG, laquelle est garantie en Russie. Aux États-Unis, le droit à l’IVG ne cesse de restreindre, beaucoup d’États l’ayant mis hors-la-loi. Une récente décision de Cour suprême pourrait même interdire la pilule du lendemain sur tout le territoire des États-Unis, y compris en cas de viol ou d’inceste. Pas de chance, la thèse des deux camps en prend encore un coup, car il y a des méchants dans les deux camps.

Todd a coutume de lier les types familiaux aux régimes politiques. La « famille souche » [autorité du plus ancien et primogéniture] et la famille communautaire autoritaire sont réputées propices aux régimes autoritaires. Le premier est dominant en Allemagne, en Autriche, dans plusieurs régions françaises et au Japon. Le second est dominant en Chine et en Russie, et, avec des variantes dans de nombreuses régions du monde. Mais aussi dans plusieurs régions françaises. La famille libérale [égalitaire ou non] prédisposerait moins aux régimes autoritaires. Dans la thèse de Todd, ces deux dernières formules familiales sont les plus archaïques, les formes de familles autoritaires seraient les plus achevées. La démocratie, liée à la famille libérale ne serait donc qu’un entracte dans l’histoire de l’humanité et ce que nous voyons se dresser derrière le bloc prétendu entre Moscou, Pékin et les pays émergents, ce serait justement le triomphe inéluctable des régimes autoritaires. Si on peut admettre sans peine que les organisations familiales façonnent les mentalités, en faire clé unique ouvrant toutes les portes semble plutôt douteux.

On devrait plutôt remarquer que ce qui valait hier vaut beaucoup moins aujourd’hui pour des raisons que Todd lui-même a mises en valeur. La diminution drastique de la fertilité moyenne à peu près partout — y compris en Afrique, même si elle y reste élevée, mais on part de très haut — oblige à réviser les jugements hâtifs. Qu’est-ce donc qu’une famille communautaire à 0,8 enfant comme en Corée ? Ou même à 1,5 comme en Russie ? Ajoutons à cela l’augmentation du niveau d’étude des femmes et l’abaissement de la différence d’âge au mariage là ou c’était la règle et on se trouve avec la situation iranienne (taux de fécondité à l’européenne, haut niveau d’instructif des femmes et montée des revendications libérales, que d’ailleurs le régime tolère parce qu’il ne peut plus les interdire — la forte consommation d’alcool dans ce pays musulman est un bon indicateur.

On pourrait parler de la place de la religion. Elle est à peu près nulle en Chine et encore très forte au royaume des bigots que sont les États-Unis. Restent les droits des homosexuels et des trans. Pour les droits des homosexuels, si Pékin et Moscou les voient d’un mauvais œil, il vaut mieux ne pas être homosexuel en Arabie Saoudite, alliés des « libéraux » anglo-saxons. Ajoutons que la GPA est autorisée aussi bien à Moscou qu’à Kiev. Gageons que les États-Unis n’engageront pas leur GI’s pour défendre les droits des gays et des lesbiennes, d’autant qu’aux États-Unis ceux-ci ne sont pas garantis partout et que de nombres États ont encore leurs sodomy acts

Pour ce qui est de l’Afrique, les difficultés qu’y éprouve la France ne concernent que la France et non on ne sait trop quel conflit anthropologique. Le Togo et le Gabon, anciennes colonies françaises, ont rejoint le Commonwealth ! Encore un fait qui ne colle pas. Il y a fort à parier que les gouvernements qui ouvrent les bras aux mercenaires de Wagner et aux capitalistes russes ne le toléreront que tant qu’ils en auront besoin pour faire contrepoids aux anciens colonisateurs et qu’ils s’en débarrasseront quand ils le pourront. L’idée d’un bloc Russie-Chine-Afrique est encore une idée particulièrement farfelue, même la Chine exporte massivement ses capitaux vers l’Afrique comme elle le fait maintenant dans le monde entier, y compris aux États-Unis et en France.

De quelque manière que l’on prenne la question, la thèse d’un conflit de civilisations ou d’un confrontation anthropologique comme clé explicative de la guerre entre Russie et Ukraine ne tient pas. Elle consiste à prendre pour parole d’Évangile les discours de Poutine ou la rhétorique de l’OTAN. Plutôt que sur le terrain de l’idéologie, il est de loin préférable de rester sur le terrain solide du réel.

Précisons encore : je ne nie absolument pas les conflits de cultures et de mœurs, même si le développement du marché capitaliste a un effet de nivellement tout à fait impressionnant. Je suis cependant résolument hostile aux diverses tentatives pour imposer les dernières modes anglo-saxonnes à l’ensemble de la planète. Le colon à bons sentiments finit toujours dans la peau du pire colon. S’il y a quelque chose comme « nos valeurs », j’y mets la liberté sous toutes ses formes, l’égalité, et notamment l’égalité des hommes et des femmes et même la fraternité conçue sous la forme de l’entraide sociale soutenue par ce qu’on a appelé l’État-providence. Je crois que ces valeurs valent mieux que les femmes voilées, les fillettes mariées de force et les gays pendus au bout d’une grue. J’espère seulement que les pays où ces coutumes barbares sévissent encore trouveront eux-mêmes la voie de l’émancipation humaine.

Cessons de tout mélanger. Pour comprendre la guerre aujourd’hui, les outils légués par Marx et le simple bon sens suffisent, quels que soient les torrents de rhétorique dans lesquels tout cela est camouflé. Les capitalistes américains voient leur règne contesté et la fin du « roi dollar » (In God we trust) est annoncée. Les capitalistes de russes veulent préserver leurs ressources, la toute nouvelle supériorité acquise dans les productions agricoles et toutes les sources de rente et ils ont besoin que la mer Noire soit un peu « mare nostrum », comme disaient les Romains. J’évoque les Romains, car il serait bon de se souvenir que Moscou s’est pensée comme « la troisième Rome ». Les capitalistes ukrainiens essaient de jouer leur propre carte en tant que « bourgeoisie comprador » au service des capitalistes anglo-saxon. L’Europe est en train d’être engloutie dans ce conflit où des gouvernements de traitres suivent la Maison-Blanche sans moufeter. La culture là-dedans est l’extraction de la plus-value et le seul dieu est l’argent.

Le 3 mars 2023

 


jeudi 19 janvier 2023

« Religion des droits de l'homme» et wokisme

Dans une publicité pour un numéro spécial de Valeurs Actuelles consacré au « wokisme », je lis :

Très lié à la religion séculière des droits de l’homme, dont il constitue le versant « agit-prop », le wokisme promeut une guerre des sexes et des races qui vise à l’éradication du mâle blanc occidental. Mélange de deux hérésies chrétiennes — la gnose et la (sic) millénarisme — il souhaite l’avènement d’un monde imaginaire débarassé (sic) de toute impureté, ce qui se passe par un mépris forcené du réel.

Ce court texte me donne l’occasion d’une mise au point. Je veux bien admettre qu’il y a quelque chose comme une « religion séculaire des droits de l’homme ». Après tout, les fameux droits de l’homme sont un pur produit du christianisme. Seuls, les « bouffeurs de curés » professionnels ne veulent pas le reconnaître. Comme le dit très bien Hegel, c’est le christianisme qui nous apprend que l’homme en soi est libre, pas seulement le maître, pas seulement le citoyen athénien. L’homme tout court. Comme le dit Paul, « Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus ni homme ni femme, car vous tous, vous êtes un en Jésus-Christ. » (Galates, 3, 28) Cette idée de droits naturels de l’homme n’a été proclamée qu’en pays chrétien. Étant moi-même un chrétien athée (une des variétés possibles de chrétiens, quand on a lu Ernst Bloch), je me fais volontiers adepte de cette « religion séculaire ». En revanche, je comprends mal que des partisans (du moins en paroles) des valeurs chrétiennes occidentales s’en prennent avec virulence à ces mêmes valeurs…

Si je laisse de côté cette bizarrerie, j’en voudrais relever une autre plus grave — bien que conséquence de la première. Beaucoup d’adversaires du « wokisme » ont coutume d’y voir une nouvelle forme du marxisme. J’ai eu l’occasion de montrer combien c’était erroné. En substituant la lutte des sexes ou des genres ou des races à la lutte des classes, le « wokisme » est une arme de guerre contre le marxisme — comme l’ont été les théories issues de la philosophie française des années 1970, la fameuse « French Theory » des Foucault, Derrida, Deleuze et autres « déconstructeurs ». J’avais eu l’occasion de m’en expliquer dans une entrevue avec Le Figaro (« Le wokisme est-il un produit du marxisme ? » [lefigaro.fr]). Pour raisons différentes, mais qui se recoupent, on doit réaffirmer que le wokisme n’a rien à voir avec le christianisme même sous la forme de ses hérésies gnostiques et millénaristes.

Le « wokisme » en effet commence par nier l’universalité du genre humain. Sous sa forme genriste, l’obsession de la destruction du mâle blanc hétérosexuel me semble vraiment peu chrétienne. Ce frénétique « meurtre du père » est seulement la preuve que quelque chose n’est pas passé dans formation du sujet… D’autant qu’il s’agit du mâle blanc : le mâle noir ou arabe n’est pas mis en cause. Il est parfait lui, et surtout pas patriarcal. Que les pays musulmans emprisonnent ou pendent les homosexuels ne gêne pas la « religion des droits de l’homme » du woke de base. La « religion des droits de l’homme » affirme que la vie privée ne regarde que les individus et que leurs « orientations sexuelles », franchement, on s’en moque comme d’une guigne. Le woke au contraire est obsédé par le sexe. Pour tout dire, il ne parle que de ça ! Pour un peu, qu’un homme cède sa place à une dame dans les transports en commun, ce serait presque du viol par intention. L’idéologie du genre fait du sexe la différence majeure même si on fait mine de vouloir l’effacer. L’écriture inclusive nous apprend qu’en toutes choses, il faut bien séparer les hommes des femmes et non les réunir dans un seul groupe, les humains, qu’ils soient hommes ou femmes. Quant à la folie « trans », elle indique que nous avons affaire à des individus qui prétendent se faire eux-mêmes, qui prétendent décider à volonté s’ils seront hommes, femmes ou « neutres », ou on ne sait quelle autre catégorie née de leur cerveau détraqué. Si les hommes et les femmes sont considérés comme des égaux, toutes ces simagrées n’ont plus aucun sens. C’est encore une preuve que le wokisme n’a rien à voir avec la prétendue « religion des droits de l’homme ».

Dans tous les domaines et sous toutes ses formes, le « woke » soutient un différentialisme rageur. Il n’y a pas d’hommes, il y a des blancs et des noirs, des mâles et des femmes, des Occidentaux et des pas Occidentaux, etc. Ce différentialisme, cette négation radicale de l’unité de la communauté humaine fut longtemps le fonds de commerce d’une certaine droite qui utilisait, comme les woke aujourd’hui, ces catégories en vue de hiérarchiser les humains selon les classements de leurs idéologues. Il faudrait donc à nos journalistes en quête d’arguments s’intéresser un peu plus à l’histoire des idées et ils devraient conclure que le courant le plus proche des woke fut le fascisme. Le woke est un fasciste qui met un plus là il y avait un moins et réciproquement. Mais un fasciste retourné reste un fasciste. Du reste, comme tous les fascistes, ils détestent la liberté, la liberté de réunion, la liberté de discussion, la liberté d’enseigner, réclamant à corps et à cris des interdictions, des censures, le contrôle des paroles et attaquant physiquement les locaux et les personnes de ceux qu’ils considèrent comme leurs ennemis. Que les cervelles creuses de la France Insoumise abritent ces serpents dans leur sein, en dit long sur ce qu’est devenu ce mouvement, mais ne saurait du mouvement woke un produit des droits de l’homme.

Le 19 janvier 2023

 

 

vendredi 6 janvier 2023

La cage d'acier

Max Weber avait deviné qu’une société qui ne fonctionne qu’à la rationalité instrumentale, au calcul et au contrôle devient une cage d’acier, emprisonnant les individus. C’est très exactement ce qui se produit chaque jour sous nos yeux. Une société de contrôle total — les stratégies anti-COVID et le « crédit social » en donnent un avant-goût. Le développement des réseaux et la disparition programmée du contact, de la présence réelle de l’autre estompent la différence entre l’homme et la machine. Les nouveaux programmes d’IA produisent des articles, des posts et des réponses aux questions qui ont un air parfaitement humain. Le contrôle de la diffusion des informations se raffermit et bientôt nous ne saurons plus que ce que le « système » tolérera. Les « vieux » s’en moquent un peu : ils seront morts quand tout cela sera « opérationnel », mais ils laisseront à leurs petits-enfants une société totalement inhumaine, une société où plus rien n’échappera à la réglementation et aux procédures.

Le capitaliste à gros cigare et chapeau haut de forme était un ennemi parfaitement identifiable. L’ennemi d’aujourd’hui est sans visage. Des personnages falots en tiennent lieu, répétant comme des perroquets les phrases toutes faites inventées par les spécialistes de la communication. La vérité ni le mensonge n’ont plus d’importance. Ne circulent plus que des signifiants vides, à l’instar des signes, suites de zéros et de uns, que manipulent les ordinateurs. On pense souvent que notre époque est celle d’un narcissisme exacerbé, une hypostase du « moi ». Ce n’était que l’entrée en matière, celle que dénonçait justement Christopher Lasch dans La culture du narcissisme. En réalité, il s’agissait surtout d’un enfermement du « moi » pour préparer son évidement progressif. Le « moi » cède la place à ses avatars informatiques. Le subjectivisme fou laisse la place à une « désubjectivation » radicale. Il n’y a plus de sujet possible puisque nous voilà réduits à l’état d’amas de neurones, à l’état de nuées d’atomes et la pensée ne diffère plus des signaux électriques qui allument nos écrans avec des phrases qui ne sont plus des phrases, mais de simples signaux, elles aussi.

Que nous reste-t-il ? Le pouvoir de dire non. Le refus de faire un pas de plus. Le pouvoir de dire non, même aux prétendues évidences, est la forme la plus rudimentaire de la liberté. La cage d’acier est celle que nous avons nous-mêmes construite. Les barreaux sont ceux que nous avons scellés. Nous n’avons pas besoin de faire des efforts surhumains pour les desceller. Il suffit de regarder la réalité en face, de cesser d’être fascinés par le progrès comme le lapin dans les phares de la voiture.

Le 6 janvier 2023

 

mercredi 19 octobre 2022

Un projet totalitaire

Voici la vidéo de mon interview à Radio Courtoisie dans l'émission de Clémence Houdiakova Vu de haut.
J'y développe un certain nombre de points de mon livre Malaise dans la science.


jeudi 15 septembre 2022

La technique nous asservit … avec notre consentement

Nous pouvons aisément croire que les outils intermédiaires entre nous et notre milieu vital (notre écoumène) n’ont aucune autre valeur particulière que celle que nous leur donnons. On peut l’admettre tant que l’outil est le simplement prolongement de la main qui garde le contrôle. Le développement des machines a complètement changé la donne. Marx a étudié tout cela avec un certain luxe de détails dans le chapitre du Capital consacré au machinisme et à la grande industrie. Ce qui n’était encore qu’embryonnaire à son époque a désormais quitté les usines pour envahir tout le « monde-de-la-vie ». La technique façonne notre façon de voir le monde, transforme nos rapports avec les autres, crée autant de nouveaux problèmes qu’elle offre de nouvelles possibilités.

On pense par exemple que l’internet permet de développer la communication, favorise les échanges, élargit le champ de nos connaissances. Mais ce n’est vrai qu’en partie. L’internet nous permet d’abord de sélectionner les gens avec qui nous avons des relations et renforce ainsi les réflexes de groupe, de caste, de communautés d’affinités, diminuant d’autant l’importance de la communauté réelle, vivante, celle des voisins à qui on doit dire bonjour, qui peuvent nous chercher des noises ou nous déplaisent pour telle ou telle raison. Nous croyons ainsi, par l’internet, briser la contrainte spatiale, mais c’est évidemment parfaitement illusoire. A tout jamais ce type de communication nous prive de la présence et de tout ce qu’elle comporte. Ainsi est encouragée une organisation sociale exprimant le plus complètement l’idéal libertarien énoncé par Robert Nozick : les individus mènent des existences séparées. On peut multiplier les exemples. Il ne s’agit pas seulement des « effets pervers » mais bien de conséquences prévisibles de la domination de la technique.

Il y a évidemment des classes dominantes qui tirent parti de la technique et l’utilisent comme instrument de domination. Le fétichisme propre à la domination technique réside dans le fait que la technique s’impose pour des raisons en apparence objectives. Si on veut internet, on veut des réseaux, et si on veut des réseaux, il faut vouloir tout ce qui va avec, c’est-à-dire une énorme toile d’araignée de câbles et de satellites. Et pour que tout cela fonctionne, il faut des dispositifs de surveillance. Si vous voulez vous servir de votre téléphone portable, il faut bien que le relai puisse vous détecter et donc votre trajet peut facilement être suivi tant que vous avez votre portable.

Si on poursuit, on verra aisément que la société totalitaire, la société de surveillance généralisée est intégralement contenue dans le système technicien d’aujourd’hui. Sur le système de communication se greffent d’autres systèmes, comme le système de la médecine scientifique et technique. La consommation est étroitement suivie et permet le marketing convenablement ciblé. Le télétravail s’impose partout où il est possible : économies de bureau, de chauffage, etc. et de réactions collectives ! En même temps, le système métavers permettra de surveiller les individus chez eux.

Le plus grave est cependant ailleurs. Le système de la technique modèle notre pensée. Dans ses ouvrages, le philosophe allemand Byung-Chul Han décrit la « disparition des choses », : « Ce sont ces “choses du monde”, au sens où l’entend Hannah Arendt, celles auxquelles revient la tâche de “stabiliser la vie humaine”, qui lui donnent un appui. L’ordre terrien est aujourd’hui remplacé par l’ordre numérique. L’ordre numérique déréalise le monde en l’informatisant. Il y a des décennies déjà, le théoricien des médias Vilém Flusser notait : “Les non-choses pénètrent aujourd’hui de toute part dans notre environnement et refoulent les choses. On donne à ces non-choses le nom d’informations.” (La fin des choses. Bouleversement du monde de la vie, Actes Sud, 2002). Dans un ouvrage précédent, Dans la nuée. Réflexions sur le monde numérique, Actes Sud, 2015, cet auteur avait déjà étudié les transformations structurelles de la psyché qu’opère la communication informatique. Il remarquait ainsi que « La suppression des distances spatiales s’accompagne d’une érosion des distances mentales. L’immédiateté du numérique est préjudiciable au respect. » Il remarque également que l’indignation généralisée a perdu toute force : « Les vagues d’indignation sont très efficaces pour ce qui est de mobiliser et de monopoliser l’attention. En raison de leur fluidité et de leur volatilité, elles sont cependant incapables d’organiser le débat public, l’espace public. » L’absence de tenue est une conséquence de cette société de la communication généralisée. Tout cela finit par détruire l’esprit lui-même. « Or il est manifeste que la communication numérique détruit le silence. L’accumulation, mère du vacarme communicationnel, n’est pas le mode opératoire de l’esprit. » (ibid.) Pour les plus âgés, ceux qui ont vécu encore à l’époque de la « graphosphère », ceux qui sont les contemporains de Gutenberg, les dégâts peuvent rester limités. Les « vieux » n’ont pas tous perdu le goût du silence de la lecture d’un bon livre et parfois ils ont su transmettre ce goût à leurs enfants. Pour être certains que les jeunes n’auront pas les mêmes vices que nous, on équipe très tôt les jeunes de tablettes et autres gadgets. On s’assure ainsi qu’ils seront parfaitement conditionnés au monde de la technique et très tôt dégoûtés de ce qui vit.

Les pires dystopies se mettent en place tranquillement et avec notre consentement, car nous y trouvons de nombreux avantages fort pratiques. Ce texte est écrit sur un traitement de texte, automatiquement sauvegardé sur le « cloud ». Le paiement par carte sans contact est rapide et pratique. La carte vitale nous évite beaucoup de paperasserie et permet des remboursements très rapides. Bref, nous aimons cette technologie et ainsi nous aimons ce qui nous asservit et diminue chaque jour un peu plus la longueur de notre chaîne.

Le 15 septembre 2022

lundi 4 juillet 2022

Le nihilisme

Le nihilisme est un mot dont le sens est parfois très obscur. Nietzsche qui dénonce le nihilisme est parfois traité de nihiliste. Les nihilistes russes de la deuxième moitié du XIXsiècle, comme Nikolaï Tchernychevski, auteur du roman Que faire ?, prônaient le refus de toute autorité. Le frère ainé de Lénine, Alexandre Oulianov était membre de la Narodnaïa Volia, un groupe au confluent de l’anarchisme et du nihilisme. Mais il y a un autre sens au mot « nihilisme ». « Nihil » en latin, c’est « rien ». La nihilisme est la volonté d’anéantissement. En ce sens, notre époque est nihiliste. D’autant plus profondément nihiliste qu’elle se cache sous les oripeaux d’un positivisme un peu niais.

En premier lieu, et c’est le mieux connu, le nihilisme moderne nie le caractère absolu des valeurs. Le bien et le mal n’existent pas, c’est bien connu, car la morale, « chacun a la sienne » comme les disent presque en chœur les élèves des classes de terminale qui abordent la philosophie pour la première fois. Certes, du point de vue de la nature, il n’y a ni bien ni mal – la météorite qui s’est écrasée sur notre planète à la fin de l’ère secondaire n’avait aucune mauvaise intention, il n’y avait aucun démon pour guider sa trajectoire et le scorpion qui injecte son venin ne fait pas le mal. Mais pour les hommes il est assez facile de trouver des valeurs morales que partagent toutes les sociétés sans exception. Il n’est pas un humain pour louer la perfidie, le mensonge, la trahison de la parole donnée, etc. Diderot, qui n’était pas un bigot, le dit :

Si vous méditez donc attentivement tout ce qui précède, vous resterez convaincu : 1° que l’homme qui n’écoute que sa volonté particulière est l’ennemi du genre humain ; 2° que la volonté générale est dans chaque indi­vidu un acte pur de l’entendement qui raisonne dans le silence des passions sur ce que l’homme peut exiger de son semblable, et sur ce que son semblable est en droit d’exiger de lui ; 3° que cette considération de la volonté générale de l’espèce et du désir commun est la règle de la conduite relative d’un particulier à un particulier dans la même société, d’un particulier envers la société dont il est membre, et de la société dont il est membre envers les autres sociétés ; 4° que la soumission à la volonté générale est le lien de toutes les sociétés, sans en excepter celles qui sont formées par le crime. Hélas ! la vertu est si belle, que les voleurs en respectent l’image dans le fond même de leurs cavernes ! 5° que les lois doivent être faites pour tous, et non pour un ; autrement cet être solitaire ressemblerait au raisonneur violent que nous avons étouffé dans le paragraphe v ; 6° que, puisque des deux volontés, l’une géné­rale et l’autre particulière, la volonté générale n’erre jamais, il n’est pas difficile de voir à laquelle il faudrait pour le bonheur du genre humain que la puissance législative appartînt, et quelle vénération l’on doit aux mortels augustes dont la volonté particulière réunit et l’autorité et l’infaillibilité de la volonté générale ; 7° que quand on supposerait la notion des espèces dans un flux perpétuel, la nature du droit naturel ne changerait pas, puisqu’elle serait toujours relative à la volonté générale et au désir commun de l’espèce entière ; 8° que l’équité est à la justice comme la cause est à son effet, ou que la justice ne peut être autre chose que l’équité déclarée ; 9° enfin que toutes ces conséquences sont évidentes pour celui qui raisonne, et que celui qui ne veut pas raisonner, renonçant à la qualité d’homme, doit être traité comme un être dénaturé. » (Article Droit naturel de l’Encyclopédie)

Certes, les hommes ont une tendance fâcheuse à ne pas toujours raisonner ou à se trouver de bonnes raisons de bafouer justice et équité. Mais cela n’enlève rien à l’importance absolue de la morale. Il n’y a d’ailleurs qu’au nom de cette morale universelle qui découle de la raison que l’on peut condamner sans réserve le racisme, la haine de tel ou tel groupe et toutes les formes de discrimination. Les diverses variétés de fous qui condamnent cet universalisme en affirmant qu’il est un produit de la « domination blanche » ont visiblement perdu tout sens de la logique, puisqu’ils condamnent par là-même leurs propres revendications qui se drapent du manteau de l’égale dignité.

De quoi découle cette morale universelle. C’est encore Diderot qui le dit :

J’aperçois d’abord une chose qui me semble avouée par le bon et par le méchant, c’est qu’il faut raisonner en tout, parce que l’homme n’est pas seulement un animal, mais un animal qui raisonne ; qu’il y a par conséquent dans la question dont il s’agit des moyens de découvrir la vérité ; que celui qui refuse de la chercher renonce à la qualité d’homme, et doit être traité par le reste de son espèce comme une bête farouche ; et que la vérité une fois décou­verte, quiconque refuse de s’y conformer, est insensé ou méchant d’une méchanceté morale. » (Ibid.)

Mais nos contemporains ont une réponse, la plus ridicule qui soit : « il n’y a pas de vérité » ou « toute vérité est relative ». Ce qu’ils énoncent péremptoirement comme une vérité absolue et indiscutable ! Ces gens, avec plus ou moins de subtilité, avec des mots plus ou moins savants, énoncent un proposition qui se contredit elle-même, du type « je mens » : si ce que je dis est vrai, alors il est vrai que « je mens » et donc je mens. Si je dis vrai, alors je mens ! On peut habiller tout cela comme on veut, on n’en peut sortir. La vérité est la condition de tout discours. Le postmodernisme pseudo-nietzschéen, celui des Foucault et de Deleuze a réussi à envahir l’espace public avec ses sophismes. Mais on commence à comprendre la supercherie.

Le nihilisme a purement et simplement ravagé le domaine de l’art. Le beau et le laid sont identiques. Les escroqueries de Jeff Koons ont maintenant autant de valeur que Michelangelo ou Bernini ! Certes, le « beau est ce qui plaît sans concept », disait Kant. Mais n’importe quelle absurdité ne peut être belle et le beau, pour Kant, doit être un lieu où les esprits communiquent, il a une prétention universelle, même s’il ne s’agit que d’une prétention impossible à fonder en raison. Même si on aime les chansonnettes — et l’auteur de ces lignes a quelque dilection pour la « canzone italiana » — on sait bien faire la différence en Umberto Tozzi et Verdi, entre les meilleurs tubes de Johnny Halliday et la passion selon Matthieu de Bach ! Je ne peux pas en faire un concept, mais je le sais et tout le monde le sait !

Mais au-delà des valeurs et de leur indistinction, c’est à l’espèce humaine que s’attaque le nihilisme. Les amis du cyborg, les prophètes du transhumanisme, soutiennent qu’il n’y a pas de différence réelle entre un homme et une machine — la fameuse théorie deleuzo-guattariste de « machines désirantes » fut une des premières formes de ce délire ultra-moderne. De même, il n’y aurait pas de différence entre les hommes et les bêtes et pas de différence entre les femmes et les hommes. La théorie du genre unique modulable à volonté, est une des pires horreurs qu’ait produites la postmodernité.

Les vrais penseurs de tout ce nihilisme étaient les punks. « No future » ! proclamaient-ils. On peut donner une interprétation « marxiste » de tout cela. L’anéantissement de toutes les valeurs n’est rien d’autre que le triomphe de la seule valeur qui compte : l’argent ! Le bien et le mal ne valeur rien sauf si on peut les évaluer en argent. C’est d’ailleurs pourquoi toutes les activités mafieuses ont été réintroduites dans le calcul du PIB. Mais le règne incontesté de Mammon suppose l’annihilation du monde, ce qui se prépare tranquillement entre les projets fous baptisés par antiphrase « transition écologique » et la nouvelle guerre mondiale pour laquelle les uns et les autres astiquent les bottes et graissent les fusils.

Le 4 juillet 2022

mercredi 29 juin 2022

De la pourriture

La décomposition des matières organiques sous l’effet de bactéries produit des odeurs qui, normalement, nous révulsent, jusqu’à la nausée. D’abord propre aux végétaux, le terme de pourriture peut aussi s’appliquer aux animaux, qu’on appelle alors charognes. Baudelaire a laissé sur le sujet un étonnant poème, intitulé « Une charogne » :

« Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d’été si doux :
Au détour d’un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,

Les jambes en l’air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d’exhalaisons. »

Je laisse la suite au lecteur. Quand je m’intéresse à l’actualité politique en général, ce qui inclut aussi les diverses formes de la vie sociale, je ne peux m’empêcher de prononcer intérieurement le mot de « pourriture » ou de « charogne ». C’est que les turpitudes de la vie publique appellent ce qualificatif. Nos « élites » actuelles ne font sans doute pas pire que les anciennes. Prise illégale d’intérêt, abus de pouvoir, concussion, confusion du bien public et de leur bien propre, etc. Tout cela, notre histoire en garde des traces. Il y a cependant une différence : il valait mieux jadis garder le secret sur tous ces petits à-côtés peu ragoûtants. Dévoilé, le secret devenait un scandale : qu’on songe à l’affaire de Panama ou l’affaire Stavisky. Aujourd’hui, le secret n’est plus de mise. Réseaux sociaux aidant, on sait tout, tout de suite. Ou presque. Mais cela n’a plus aucune portée. La vente d’Alstom à GE, l’affaire Benalla, les petites combines d’un président de l’Assemblée, tout cela n’a aucune importance. Le pourri et vendu peut dire tranquillement et avec l’arrogance d’un gamin un peu voyou « qu’ils viennent me chercher ». L’abolition du secret et le fait d’assumer fièrement ses propres turpitudes ne marquent pas un progrès de la franchise et de la « transparence » (comme on dit aujourd’hui), mais bien plutôt un véritable effondrement du « surmoi ». « Jouir sans entrave et vivre sans temps morts », proclamaient les plus décomposés des gauchistes soixante-huitards — VLR, dont faisait partie Roland Castro, devenu un temps architecte de cour, mitterrandiste puis macroniste. Les mots d’ordre de VLR sont devenus ceux des élites dirigeantes. Pour elles, il est interdit d’interdire !

En 1973, le réalisateur italien Marco Ferreri présentait en compétition à Cannes La grande bouffe, un film qui fit scandale, joué par des acteurs excellents : quatre hommes décident de se suicider en mangeant. Parabole sur la « société de consommation », on voit presque ces hommes pourrir sous nos yeux au terme de leur « séminaire gastronomique ». Ferreri était un visionnaire. La grande bouffe est en train de s’achever et nous voyons la société occidentale pourrir sous nos yeux.

Si le « surmoi » fonctionne à la culpabilité, la culpabilité ne produit pas toujours un « surmoi sain ». Elle se transforme facilement en rage de se détruire et de détruire. Erich Fromm, dans La passion de détruire (un livre dont ne saurait trop recommander la lecture) donne des pistes utiles pour comprendre notre présent. Fromm distingue une agressivité bénigne qui correspond à la défense du moi et une agressivité maligne qu’il nomme destructivité — sadisme et masochisme seraient une de ses manifestations. Cette destructivité est à l’œuvre sous des formes diverses, dont la guerre n’est que la manière paroxystique, mais dont le saccage du monde ou la dictature des nouveaux puritains — ceux qui jouissent d’interdire — sont des variantes.

Ce qui accroit le sentiment d’invasion de la pourriture, c’est l’absence ou la rareté des réactions populaires. Le scandale du « collier de la Reine » en 1785 fit beaucoup pour déconsidérer la monarchie, la dépouiller de son aura sacrée et ainsi accélérer le processus qui conduit à la révolution. Aujourd’hui, nous sommes blasés. Plus rien ne nous étonne, comme le chantait Orelsan (« Y a deux ans je comprenais pas grand-chose/Maintenant c’est pire/Depuis quand pour devenir populaire faut faire des trucs de geek/Ils posteraient des sextapes de leurs parents pour plus de clics »). La tolérance et la bienveillance (le « bonisme ») ont fait des ravages. Chacun se dit : « à leur place, peut-être en ferais-je autant ? » Pour décrire une telle situation, Machiavel parle de la corruption du peuple. Depuis que les Gilets Jaunes se sont fait massacrer dans l’indifférence des « belles gens », sous les cris de haine des « intellectuels de gauche » et la passivité des syndicats, un ressort a sans doute été brisé.

Tout cela sent mauvais. Vraiment mauvais.

Le 29 juin 2022.

 

samedi 25 juin 2022

Des insensés

Nous avons de bonnes analyses de la psychologie des foules en cherchant chez Gustave Le Bon ou chez Freud, sans oublier Masse et puissance d’Elias Canetti. Marie-Pierre Frondziak lui consacre quelques développements en prenant appui sur l’ethnologie, dans Croyance et soumission (L’Harmattan, 2019). Tous ces travaux nous aident à comprendre ce qui se joue dans l’amour du chef ou dans les transformations psychologiques qui affectent les individus dès lors qu’ils font masse. Le cas qui m’occupe aujourd’hui est un peu différent. Il s’agit de comprendre comme une épidémie de bêtise et d’irrationalité peut submerger les classes dirigeantes et les classes sous-dirigeantes, c’est-à-dire des classes plutôt instruites (même si le niveau global d’instruction réelle laisse parfois pantois). Qu’une députée nouvellement élue, par ailleurs vice-présidente d’une grande université, maîtresse de conférences en économie, puisse écrire « Merci pour la campagne que vous avez fait et faite », confondant le sujet et le COD, voilà qui pourrait témoigner des ravages que la prétendue écriture inclusive a faits dans les cerveaux d’une certaine frange de l’intelligentsia. Comment en arrivent-ils là ? Il ne l’agit pas en effet d’un lapsus commis inopinément. Le lapsus est un symptôme ! Mais le symptôme de quoi ?

On ne peut se contenter de la bonne vieille ritournelle : l’idéologie dominante est l’idéologie de la classe dominante, qui explique parfaitement la domination du « néolibéralisme », mais échoue devant l’écriture inclusive et les transes des « trans » ! Plus que dans l’arsenal vieux-marxiste, c’est dans celui de la psychanalyse qu’il faut aller chercher, pour tenter de percer le sens du comportement des insensés. Car il s’agit bien de cela, de comportements insensés, la faute de Madame Rousseau révèle parfaitement que le sens de la phrase lui échappe et qu’il s’agit seulement de ne pas oublier « celles et ceux » qui ont contribué à sa campagne. Autrement dit, le sens premier de la phrase (« je remercie tous ceux qui ont fait cette campagne ») est parasité par le surmoi féministe version 2.0 de Madame Rousseau. Mais pourquoi cette intervention du surmoi ? Quelle pulsion inconsciente travaille ici ?

J’abandonne ici Madame Rousseau qui n’est pas une personne très intéressante sauf comme archétype de la bêtise satisfaite des « crétins diplômés ». Je propose l’explication globale suivante. Nous avons toute une série de phénomènes, « wokisme », néoféminisme, etc., qui se traduisent par une volonté de contrôle de la parole et de la pensée qui s’apparente à ce qu’ont pu être les pires formes du puritanisme ou ce que l’on retrouve dans les sectes. S’est créé quelque chose que l’on pourrait appeler un surmoi malade qui répond à une culpabilité inconsciente. Mais comme le moi résiste à rejeter sur lui-même cette culpabilité, il transforme le sujet en censeur, en « père sévère » ou en bourreau. Dans cette dynamique, on n’en fait jamais assez, il faut traquer « la bête » dans les moindres recoins, avec la compensation narcissique que reçoit le dénonciateur des « traîtres au parti », des Juifs de son immeuble ou des hérétiques camouflés. Ceux qui ont besoin de satisfaire leurs pulsions sadiques sont assez rares, mais évidemment c’est elle qui ronge les âmes tourmentées de nos censeurs.

Erich Fromm, un de mes chers « francfortiens » a consacré un livre passionnant à la destructivité, aux ressorts de cette curieuse passion de détruire. Je crois que nous sommes face à un phénomène de ce genre. Toute une partie des « élites » ou des « demi-élites » s’est donné comme tâche de détruire le monde dont elles ont hérité. On a toujours du mal avec les ancêtres et le meurtre des ancêtres a été accompli à grande échelle par l’extermination des Juifs dans les camps nazis. Sous cette forme, on ne peut — aujourd’hui — le rééditer. Il s’agit maintenant d’en finir avec l’humanité européenne, de tuer père et mère et de liquider cet héritage devenu trop lourd à assumer. L’écriture inclusive s’inscrit dans une tentative de détruire la langue, d’en finir avec l’homme de parole — l’animal qui a le logos. Évidemment, et c’est pur hasard, ça tombe à pic avec la destruction progressive de la communication langagière (abstraite) au profit de l’image. Les vieux qui échangent des textes sur FB ou sur « twitter » sont complètement ringards. Être branché, c’est être sur Tik-tok, un réseau d’échanges de brèves vidéos. Surtout ne plus parler. Alourdir la langue, supprimer tout deuxième degré possible, voilà des étapes nécessaires pour en finir avec la parole.

La mise en cause des auteurs et des personnages historiques à déboulonner s’impose aussi clairement. Tuer les morts est une entreprise à la taille des valeureux chevaliers de la pureté qui officient dans le « wokisme ». Il faut certes un jugement critique du passé, mais pour l’assumer et le sauver — Aufhebung, surmontement, dit Hegel. Mais ce n’est pas ce surmontement, très psychanalytique qui satisfera les « khmers multicolores ». Détruire, tel est le mot d’ordre.

La mise en cause du sexe s’inscrit dans cette volonté de détruire. La différence des sexes nous apprend que l’identité suppose la différence, que l’humanité est irrémédiablement double, qu’elle est l’unité d’une contradiction. Voilà qui est insupportable. Une humanité réellement uniformisée doit s’imposer pour nos sectaires. J’avais soulevé une autre dimension du transsexualisme, la haine cachée des mères. Les mères le sont parce qu’elles sont fécondes et « font » des enfants, quelque chose qui vient heurter l’appétit de destruction. Enfin, le transsexualisme s’accorde bien avec le vieux fond puritain : le sexe, c’est l’interdit par excellence. Que tout cela puisse parfois se draper des oripeaux d’une libération sexuelle complètement déréglée ne change rien au fond de l’affaire.

L’humanité ne survit que grâce à de subtils montages, ceux du droit civil en premier lieu, mais aussi tout ce qui permet de trouver des accords, de maintenir une langue commune, de négocier. C’est cela qui est menacé dans une société chaque jour plus éparpillée.

À quoi tout cela conduit-il ? À l’aspiration à la destruction totale du monde. « Il leur faut une bonne guerre ». Quand on entend BHL éructer sur les médias qui le choient qu’il faut faire la guerre à Poutine et l’écraser, on est bien obligé de se dire qu’une nouvelle fois les pères se préparent à tuer leurs fils. Sous le vernis, le « fragile vernis d’humanité » (Michel Terestchenko), la barbarie est prête à exiger son dû.

Le 25 juin 2022

 

jeudi 16 juin 2022

De la vérité

« Chacun sa vérité » : c’est le titre d’une pièce de Luigi Pirandello, dont on peut résumer ainsi l’argument. Dans une petite ville d’Italie, au début du XXe siècle, toute la bonne société en vient à se passionner pour trois nouveaux arrivants : madame Frola, sa fille et son gendre, monsieur Ponza. Mais pourquoi monsieur Ponza interdit-il à madame Frola, pourtant sa belle-mère, de visiter sa femme ? Et pourquoi veut-il aussi que personne ne fréquente madame Frola ? Chez monsieur Agazzi, conseiller de préfecture, commères et curieux se rassemblent pour échanger suppositions, ragots et opinions. Le mystère s’épaissit lorsque Ponza et sa belle-mère donnent des explications totalement contradictoires de ces étranges comportements. Qui dit la vérité ? Tout ce petit monde de notables de province s’agite pour faire la lumière sur la situation. Mais, comme le pense l’ironique monsieur Laudisi, se pourrait-il que la vérité claire et indiscutable n’existe pas ?

Monsieur Laudisi en tout cas trouverait une ample matière pour appuyer ses réflexions dans notre actualité. Sur tous les sujets, la vérité une et indiscutable se dérobe. Et quand elle pourrait éventuellement être à notre disposition, on s’efforce d’effacer les traces, comme on a effacé les vidéos du Stade de France qui auraient sans doute aidé à découvrir les fauteurs de troubles réels et à disculper les malheureux supporters britanniques ! on apprend que les notes du baccalauréat ont été remontées sur pression ou directement par l’administration, ce qui permettra d’annoncer une « belle cuvée » pour le bac 2022 et, accessoirement de limiter les éventuels redoublements. Ce dernier épisode n’a rien d’anecdotique. Jadis, on déployait des efforts considérables pour empêcher la triche aux examens. Aujourd’hui, c’est l’administration elle-même qui triche à grande échelle et délivre des diplômes frauduleux.

On veut bien admettre que le mensonge fait partie de la vie sociale et politique. Mais la société ne peut pas reposer sur le mensonge. Dans son opuscule Sur un prétendu droit de mentir par humanité, Kant, comme Augustin avant lui, soutient que rien, jamais, ne peut nous autoriser à mentir. Jamais, nunquam ! Il existe de bonnes critiques du « purisme » de Kant et notamment celle de Jankélévitch dans son Traité des vertus. Il n’en demeure pas moins que Kant donne un argument qu’on peut difficilement éluder : si on s’autorise à mentir, on ruine du même coup tout fondement des liens sociaux, toute confiance dans la parole donnée et tous les contrats. Quand c’est une administration, qui plus est l’administration de l’Éducation nationale, qui organise le mensonge, il s’agit d’un crime contre la République. On prive les professeurs de toute autorité et on s’étonnera ensuite que l’école aille mal ! Si le cas de l’Éducation nationale était isolé, peut-être pourrait-on imaginer quelque stratagème pour se consoler. Mais il n’en est rien. Le mal est partout, depuis cet employé de l’Élysée qui brutalise des manifestants et dont le coffre-fort disparaît opportunément jusqu’au garde des Sceaux mis en examen et aux conseillers multirécidivistes du conflit d’intérêts. « La politique, c’est comme l’andouillette, ça doit sentir un peu la merde, mais pas trop », disait Édouard Herriot, politicien radical-socialiste qui s’y connaissait. Là, ça pue vraiment beaucoup.

Si une telle attitude de mépris à l’égard de la vérité peut se perpétrer sans provoquer de révolte populaire, peut-être faut-il admettre que le peuple lui-même est corrompu, c’est-à-dire qu’il accepte tout des puissants pourvu que quelques miettes tombent encore de leur table. Mais il existe aussi une explication plus générale. Le relativisme moral a progressivement gagné tous les esprits. Une sorte de nihilisme est devenu l’idéologie dominante. Les théoriciens de la French theory et du « postmodernisme » avaient déjà procédé à la critique de la vérité, lui substituant des « régimes de vérité » variables. Le « génie » de Foucault, Derrida et toute la bande, est d’avoir vu, avant tout le monde, ce qui était en train de s’installer, d’avoir deviné quelle idéologie serait adéquate au mode de production capitaliste dans phase qui s’ouvre dans les années 1970 et surtout après. De même qu’elle s’est approprié le « nous voulons tout, tout de suite, jouir sans entrave et vivre sans temps mort », la classe dominante a balancé aux orties tout ce qui pouvait demeurer de scrupules, de remords nés de l’éducation religieuse ou de l’éthique civile enseignée jadis au tableau noir des écoles, quand il y avait encore des écoles dignes de ce nom.

Quitte à passer pour totalement « démodé », quitte à être ringardisé, je soutiens que la vérité est la valeur clé et que la confiance dans ceux qui sont censés la connaître parce qu’ils ont fait les efforts nécessaires est absolument indispensable, dès lors qu’on se refuse à voir dans le totalitarisme l’avenir de l’humanité. Nous avons besoin que les impostures scientifiques soient inlassablement démasquées, nous avons besoin d’un journalisme d’information aussi objectif que c’est possible et non de journalistes comme ce journaliste de l’Obs qui, il y a quelques années, affirmait qu’on a le droit de mentir quand il s’agit des dictateurs, nous avons besoin de journaux qui ne soient pas de la propagande en faveur du « camp » des neuf propriétaires de 95 % de la presse française. Nous avons besoin d’une école qui transmet des savoirs objectifs et ne se transforme pas en tribunal aux mains des minorités bruyantes qui donnent le ton dans la « société du spectacle ». Nous devons sortir impérativement de ce monde dans lequel « le vrai est un moment du faux » comme le disait Guy Debord.

Le 16 juin 2022

dimanche 28 novembre 2021

Le woke, une arme de guerre contre le marxisme

Le woke, une arme de guerre contre le marxisme

L’idéologie woke sous ses divers avatars occupe une place croissante dans l’espace universitaire et médiatique, multipliant interdits et censures : contre la représentation d’une pièce d’Eschyle, contre la statue de Colbert, contre les professeurs « mal pensants ». Les porte-parole de ce mouvement ont table ouverte sur les radios du service dit public. Comme les vieux réflexes ne se perdent pas, pour dénoncer le woke, il est parfois de bon ton d’y voir une nouvelle manifestation d’un marxisme, pourtant mal en point. On peut certes dire du mal du marxisme, mais s’il est bien une accusation infondée, c’est celle qui en fait le père putatif du mouvement woke. En réalité, l’idéologie woke est une arme offensive contre le marxisme (sous toutes ses formes) et contre le vieux mouvement ouvrier syndical.

Le mouvement woke est comme le Coca-cola et Halloween, un produit d’importation américaine. Mais ses origines idéologiques se situent dans la french theory, c’est-à-dire chez les philosophes français « post-modernes » ou les théoriciens de la « déconstruction » — un terme qui constitue le principal slogan woke. Or ces penseurs sont tous des adversaires résolus du marxisme. S’ils adoptent volontiers un discours « anticapitaliste », ils refusent la centralité de la lutte des classes autant que la figure de la classe ouvrière comme sujet historique. Chez tous, la classe ouvrière et ses organisations sont « ringardisées » : trop de conservatisme, trop de stéréotypes. On leur préférera les schizophrènes (Deleuze), les « taulards » (Foucault), les minorités, notamment les immigrés (Badiou destitue très tôt la classe ouvrière française au profit de la figure rédemptrice de l’immigré), les mouvements féministes, la queer attitude (encore Foucault). Tous ces courants qui ont fleuri dans les années qui suivent mai 1968 considèrent, comme Michel Foucault, que la question du pouvoir d’État comme question centrale est une fausse question et qu’il est nécessaire de s’opposer d’abord aux « micropouvoirs » et aux « disciplines » qui domestiquent l’individu. C’est encore chez Foucault et son élève américaine Judith Butler qu’est revendiquée la nécessité des « identités flottantes » contre les « assignations sociales » à une seule identité sexuelle. Remarquons enfin que, comme Foucault admirateur de la « révolution islamique » de Khomeiny, le woke sacralise l’islam, considéré comme l’allié du mouvement contre les mâles blancs hétérosexuels, et comme tel inattaquable.

Ces mêmes antinomies se retrouvent entre marxisme et mouvement woke. Le marxisme est universaliste et considère que les particularités des différents peuples et des différentes religions sont appelées à passer à la moulinette du développement mondial du mode de production capitaliste. Au contraire, le woke est relativiste et dénonce l’universalisme comme le masque de la domination « blanche ». Marx et Engels, tout en condamnant les méthodes et les exactions terribles de la colonisation, y voyaient une de ces ruses de l’histoire grâce à laquelle les peuples colonisés allaient sortir de leur sommeil et prendre place dans la lutte aux côtés des autres prolétaires de tous les pays. Ils étaient franchement européocentristes et considéraient que la civilisation européenne montrait la voie. Lénine affirmait que le socialisme moderne était l’héritier de la philosophie allemande, de l’économie politique anglaise et du socialisme français, lui-même issu des Lumières. Le marxisme a toujours défendu la culture « bourgeoise », c'est-à-dire la « grande culture », comme un acquis que devait s’approprier le mouvement ouvrier. On se demande bien pourquoi les censeurs woke n’exigent pas le retrait immédiat des ouvrages de ces penseurs horribles.

Les marxistes ne portaient guère dans leur cœur l’idéologie libérale-libertaire qui s’est déployée après 1968. En vieux mâle blanc hétéro, Marx condamnait le travail de nuit des femmes comme contraire à la pudeur féminine. Il ne réclamait pas l’abolition de la morale, mais dénonçait le capitalisme comme un système qui balayait toutes les barrières morales ! S’il faut dénoncer les donneurs de leçons de morale, c’est seulement qu’ils ne mettent jamais leurs actes en accord avec leurs paroles.

Les marxistes sont antiracistes et antiesclavagistes. Marx rédigea l’adresse de l’Association Internationale des Travailleurs au président Lincoln, à l’occasion de sa réélection en 1864 et le qualifia d’« énergique et courageux fils de la classe travailleuse », qui sera capable de « conduire son pays dans la lutte sans égale pour l’affranchissement d’une race enchaînée et pour la reconstruction d’un monde social. » La lutte contre l’esclavage et les discriminations raciales s’inscrit pour les marxistes dans le sillage des grandes révolutions « bourgeoises » du XVIIIe siècle. Au contraire, les woke font de la traite négrière une tache indélébile qui condamne par avance tous les « blancs », oubliant au passage que la plus grande traite négrière fut organisée par les Arabes et les Ottomans sous le drapeau de l’islam, avec l’aide active des chefs des peuples d’Afrique qui pratiquaient eux-mêmes l’esclavage. Ainsi le woke réhabilite le racisme et substitue la lutte des races à la lutte des classes.

Que les divers mouvements woke n’aient aucun rapport avec le marxisme et la lutte des ouvriers, il suffit encore pour s’en convaincre d’écouter ses principaux héraults. Mme Houria Bouteldja, égérie du mouvement des « Indigènes de la république » ne déclarait-elle pas que l’ouvrier blanc est son ennemi ? Mme Rokhaya Diallo est une figure de la « jet set ». Elle est membre de la « classe capitaliste transnationale ». Mme Traoré est devenue la coqueluche des grandes marques à la mode. La promotion du lumpenprolétariat et des petits voyous des « cités » au rang de mouvement révolutionnaire n’a rien à voir avec le marxisme : Marx et Engels disaient pis que pendre de ce « lumpenproletariat » toujours prêt à passer au service de la réaction bourgeoise. Étroitement lié aux couches de la petite-bourgeoisie intellectuelle qui veut d’abord occuper les postes de ceux qu’il dénonce, le woke est surtout un champion de la « lutte des places » à l’intérieur de la fraction la plus mondialisée de la classe capitaliste, celle des médias, du luxe et de la sous-culture marchande. Le woke, c’est la rébellion aux couleurs de Netflix, Gucci, Louboutin ou Benetton…

On peut critiquer le marxisme : élève libre de Marx, j’ai beaucoup écrit contre les diverses orthodoxies marxistes. Mais on ne peut rendre le marxisme responsable du mouvement woke. S’il y avait encore dans ce pays des marxistes sérieux, nul doute qu’ils seraient à la pointe du combat contre ces folies qui trouvent dans certains secteurs du capital une oreille complaisante, peut-être parce qu’elles sont dirigées d’abord contre les ouvriers, ces « salauds de pauvres », ces « beaufs » qui savent bien, eux, que le travail reste la question centrale pour nos sociétés.

Denis Collin — 26 novembre 2021

Philosophe. Auteur de Introduction à la pensée de Marx (Seuil), de Après la gauche (Perspectives libres). Site : https://denis-collin.blogspot.com 

[Ce texte a d'abord été publié comme une interview dans le Figaro.]

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