On ne peut manquer d’être frappé par le paradoxe suivant : les classes moyennes supérieures théoriquement instruites ne cessent de prôner l’inclusivité, la tolérance et même le soutien fervent à tous les communautarismes (religieux ou sectaro-sexuels) et dans le même temps elles sont visiblement incapables de comprendre les autres peuples, incapables de penser que l’on ne puisse pas penser comme on pense dans les centres-villes gentrifiés des métropoles des pays capitalistes qui se définissent comme l’Occident. Le voile islamique, l’UE en finance la promotion, comme elle fait la promotion du transgenrisme, sans s’émouvoir du fait que l’homosexualité est un crime, parfois passible de la peine de mort, dans les pays musulmans — quoique, dans le même temps, la « transition de genre » soit parfaitement légale en Iran… qui est donc bien un pays « moderne ». Mais que les Russes ou les Africains aient sur l’homosexualité une autre approche que celle de l’intelligentsia (encore un mot russe) occidentale, voilà un véritable scandale qui mérite bien une bonne guerre !
samedi 23 mars 2024
samedi 30 décembre 2023
Le spectacle du monde du spectacle
En cette fin d'année 2023, il semble qu'il n'y a rien de plus urgent, de plus grave, de plus crucial que de savoir si Depardieu est un « gros con », un « gros porc »... ou un violeur. Les deux premiers qualificatifs ne sont pas punissables par la justice — s'il fallait mettre tous les gros porcs et des gros cons en prison, on n'en finirait jamais... Seul le troisième qualificatif est un crime, et le jugement des crimes dans un État de droit n'est pas du ressort des assemblées de lyncheurs, mais des tribunaux. Comme je ne fréquente pas Depardieu, ni toutes les belles gens qui se sont manifestées d'un côté ou de l'autre dans cette affaire, qu'il soit un gros con ou un gros porc, cela m'est parfaitement égal. Pour le reste, la justice qui, me semble-t-il, est saisie, dira ce qu'il en est.
jeudi 26 octobre 2023
La morale face à la guerre
La guerre est une rupture brutale du lien moral entre les
hommes. C’est aussi vieux que l’humanité. Il n’y a pas de société sans ce lien
moral (ou éthique si on tient à ce mot). Mais les sociétés humaines s’entretuent
sans la moindre pitié. Les guerres préhistoriques sont maintenant bien
documentées — voir Les guerres préhistoriques de Lawrence Keeley — et faisaient
un considérable nombre de victimes (entre 40 et 50 % des vaincus) et,
évidemment, on n’épargnait personne. Les Romains ne faisaient pas dans la
dentelle avec les rebelles à leur « pax romana ». Les barbares l’étaient
vraiment et de Gengis Khan à Tamerlan et Ivan le Terrible, les figures de monstres
abondent. Sans oublier la croisade des Albigeois (« tuez-les tous, Dieu
reconnaîtra les siens »), les guerres de religion (le massacre de la Saint-Barthélemy
reste dans les mémoires), la guerre de Trente Ans qui a décimé la population
allemande (réduite de moitié), l’invasion française de la Hollande, commandée
par Louis XIV, etc. Nos guerres se sont peut-être civilisées au xixe, enfin quand il s’agissait
des guerres intraeuropéennes, mais en matière d’horreurs coloniales, on ne sait
à qui délivrer la palme, peut-être au traitement que le roi des Belges a fait
subir au Congo, qui n’était pas une colonie belge, mais un domaine privé.
Michel Terestchenko, dans Un si fragile vernis d’humanité, un livre à
recommander chaudement, s’interroge sur les conduites de destructivité et
montre que ce n’est ni par abjection que l’on massacre ni par altruisme
que l’on s’y oppose…
mardi 5 septembre 2023
Quel avenir pour le socialisme?
Entretien avec David L'Epée paru dans Krisis
Q : Depuis la
chute du mur de Berlin et l’effondrement du bloc communiste, l’humanité vit
grosso modo sous l’égide d’un unique régime socio-économique : le capitalisme.
Ce régime se globalise de manière de plus en plus hégémonique et convertit
progressivement au « modernisme » même les territoires les plus pauvres
et les plus engoncés dans leurs traditions locales, pour en faire de nouvelles
zones de production ou de marché. Le socialisme, qui a pu apparaître pendant
longtemps comme la principale alternative à la logique libérale, a probablement
cessé aujourd’hui de fonctionner comme un Idéal ou un Grand Récit capable de
susciter l’enthousiasme des foules. Même la crise économique de 2008, qui, en
France (et sans doute ailleurs dans le monde), a quelque peu discrédité le
capitalisme aux yeux d’une partie de l’opinion publique, n’a pas suffi à
réhabiliter le socialisme comme alternative crédible. Autrement dit, on ne croit plus guère aux sirènes du marché ;
mais on se méfie plus encore des lendemains qui chantent. Comment expliquer
cette désaffection du socialisme ? Cette idéologie est-elle morte ?
samedi 17 juin 2023
Téléologie vitale
La domination de la pensée « économiste », celle des universités, des écoles de commerce, des grands journaux, etc., interdit que soient posés convenablement les problèmes de notre époque. Par conséquent, bon nombre de propositions « alternatives » tombent à l’eau parce qu’elles se situent encore dans le cadre de la pensée dominante. Ajoutons à cela que la question de « l’environnement » est généralement plaquée par là-dessus, traitée à partir d’un point de vue pseudoscientifique, objectiviste qui finit par noyer toute discussion dans des arguties techniques, tout aussi discutables les unes que les autres.
samedi 3 juin 2023
Espérance ?
Les grands mouvements sociaux débutent tous par une réaction à une décision des dominants qui rend d’un seul coup insupportable tout ce que l’on avait subi sans broncher jusqu’alors. Il n’est guère d’exception à cette loi. Cependant, si on ne veut pas que ces grands mouvements sociaux restent sans lendemain, il faut qu’ils soient nourris sur le long cours par une espérance. Ernst Bloch a parfaitement saisi cela, en particulier dans son opus majeur, Le principe espérance.
Personne n’a besoin de programmes révolutionnaires, terriblement révolutionnaires, « la terre et la paix » peut suffire (c’était le programme du parti de Lénine en 1917), mais tous ceux qui se mettent en mouvement doivent au fond d’eux-mêmes avoir la certitude que le présent n’est qu’un pas vers un futur qui sera meilleur ! La guerre des paysans de Thomas Münzer est animée par cette vision nouvelle que la réforme a fait naître dans le monde chrétien. La Révolution française cristallise tout ce qui s’est accumulé dans toutes les couches et toutes les classes de la société et tente de réaliser le christianisme, c’est-à-dire de l’abolir sous sa forme cléricale pour en mettre en œuvre les principes éthiques. Ce qui se passe après est une autre histoire, sur laquelle on a écrit des tonnes de livres. Le communisme historique, celui qui naît avec le Manifeste de 1848 reformule cette utopie d’un monde fraternel, où tous les hommes seraient égaux, où il n’y aurait plus de maîtres ni d’esclaves, plus « ni Juifs ni Gentils » et même plus d’hommes ni de femmes, toutes choses qui font partie de l’idéal communiste égalitaire, mais que l’on trouve aussi chez Paul de Tarse (Galates, 3:28) !
Si
l’on veut vraiment comprendre dans quelle situation historique nous sommes et
pourquoi, en dépit de la colère des peuples, de leurs souffrances accrues, les
dominants dominent aussi aisément, il faut comprendre cela, c’est-à-dire
qu’aujourd’hui, c’est le mot d’ordre punk qui dit la vérité :
« No future ! » Nous sommes devenus résolument
athées, c’est-à-dire que nous ne croyons même plus que « l’homme est un
Dieu pour l’homme », ainsi que l’affirmait Spinoza. Et cet athéisme
postmoderne, loin d’être une libération n’est que la conviction répandue
partout que nous devons accepter nos chaînes et n’y mettre même plus de fleurs.
La considération de ce qui est, ou du moins de ce que l’on croit être, celle
que nous livre « la science » tient lieu de valeur et d’ordre
normatif. De cet athéisme radical, nous avons eu deux expériences : la
première, théorique, c’est l’œuvre de Sade — lire ou relire La philosophie
dans le boudoir ou Les 120 journées de Sodome — et la seconde,
pratique, avec le nazisme. C’est d’ailleurs la grande différence entre nazisme
et stalinisme : ce dernier devait se cacher derrière les grands principes
éternels et ne pouvait avouer sa volonté d’écraser l’humain en tant que tel.
Aujourd’hui,
des hommes sans foi ni loi ont pris le pouvoir, qui pensent comme des machines,
sont dépourvus de toute culture réelle et rêvent d’un monde fonctionnant comme
une machine, qui ne proteste pas et exécute sans broncher ce qu’on lui demande
et qui n’exige que le carburant minimal pour assurer son fonctionnement et un
peu d’huile pour ses rouages. Dans ce monde, il semble qu’il ne reste aucune
issue, sinon en faisant marche arrière, mais il n’est pas plus possible de
faire marche arrière que de monter dans une machine à remonter le temps ou
qu’au vieil homme de retrouver les jambes de ses vingt ans.
La
seule issue est de rouvrir la voie au « principe espérance »,
c’est-à-dire de proposer des valeurs pour lesquelles il vaut la peine de se
lever et de se battre. On peut faire des programmes, proposer une nouvelle
constitution, inventer des solutions magiques aux vieux problèmes de la
planification, concilier la chèvre et le chou et rêver que les loups dorment
avec les biches. Tout cela occupe encore quelques petits groupes qui répètent
inlassablement les mêmes litanies en croyant innover. Mais cela n’aboutit à
rien et on peut le constater avec dépit ou amertume chaque jour.
Avant
de se demander comment faire, il faut se demander quoi faire. C’est-à-dire
quels principes doivent nous guider ? Gramsci parle de « réforme
morale et intellectuelle » qui lui semble tout à la fois indispensable et
très difficile à mener, difficile parce que les intellectuels
« cristallisés » lui semblent conservateurs et réactionnaires,
difficile aussi parce qu’il faut pouvoir faire le tri entre les valeurs
philosophiques qu’il faut conserver et celles qui sont obsolètes. Il se trouve
cependant qu’aujourd’hui, ceux des intellectuels qui donnent le
« la », les « intellectuels cristallisés » gardent les
valeurs obsolètes et jettent par-dessus bord tout ce qui devrait être gardé…
Bonisme (les Italiens parlent du « buonismo » pour désigner l’état
d’esprit « bienveillant », « ouvert » du politiquement
correct) et « aquoibonisme » se partagent les esprits d’un très grand
nombre de nos contemporains.
Au
milieu de l’indifférentisme, nous avons d’un côté le « wokisme » sous
ses diverses manifestations, qui prolonge le « bonisme » et se
transforme en nouvelle inquisition et, de l’autre côté, un sursaut de
religiosité qui n’inquiète les premiers que lorsqu’il est chrétien. Il faut se
demander d’où vient ce sursaut de religiosité, qu’attestent toutes les enquêtes
d’opinion, et qui se manifeste particulièrement chez les jeunes, dans un monde
globalement plus incroyant que jamais. La montée de l’islamisme dans les pays
européens et nord-américains vient d’abord de la jeunesse. On doit, certes,
incriminer les réseaux fréristes, l’action des pétromonarchies, etc., mais si
tout cela peut fonctionner, c’est parce que le terreau est fertile. On voit
d’ailleurs se développer, quoique ce soit moins tapageur, un christianisme plus
« intégriste », non seulement du côté des églises évangéliques, mais
aussi du côté catholique. Le « voile chrétien » fait le
« buzz » sur Tiktok ! Il y a des phénomènes semblables chez les
jeunes Juifs. On peut y voir un effet de mode et l’affichage de ces
particularismes qui devient impératif dans la « société liquide ». Et
on a sans doute de bonnes raisons de s’interroger sur la profondeur spirituelle
de ces néo-musulmans ou ces néo-chrétiens. Mais on doit cependant aller plus
loin. Il s’agit aussi, pas seulement, certes, mais aussi, d’une réaction à la
dissolution de toute communauté humaine qu’implique le développement du mode de
production capitaliste à notre époque. Le dernier refuge qu’est la famille
(voir Christopher Lasch, La famille assiégée. Un refuge dans
ce monde impitoyable) est ravagé par les revendications des
« droits » les plus extravagants et les modes stupides, mais
branchées, comme le véganisme. Les partis et les mouvements de jeunesse
n’existent plus — même les JEC et JOC n’ont plus qu’une existence fantomatique.
Si, aujourd’hui, une très nette majorité des Français ne croit pas en Dieu,
elle ne croit plus en rien du tout ! Ni la liberté, ni la fraternité, ni
l’égalité, ni la patrie, ni l’humanisme. La seule croyance est celle de la
consommation et de la survie à n’importe quel prix quand la consommation
devient plus difficile — ce qui est le cas aujourd’hui. L’indifférence et le
nihilisme produisent leur propre négation dans un nouvel
« intégrisme » religieux.
Il
est donc urgent de repenser les fondements moraux de notre civilisation, ce qui
en fait la véritable grandeur, maintenant que nous nous sommes bien repentis de
tous nos « crimes », une repentance qui n’a rien à voir avec
l’histoire, mais tout avec la négation de ce qu’a produit de meilleur la
civilisation européenne[i].
Car il s’agit bien de morale — et pas seulement de revendications sociales — et
la « force de la morale », du reste, continue de s’imposer, même sous
des traits méconnaissables (voir M.-P. Frondziak et D. Collin, La force
de la morale). Il y a quelques directions dans lesquelles on
pourrait travailler pour élaborer les principes dont nous avons besoin,
quelques principes qui pourraient former un « credo » (Engels, avant
le Manifeste du parti communiste, avait écrit un Catéchisme
communiste...).
1)
Réhabiliter la morale des devoirs. Jankélévitch dit « Nous n’avons que des
devoirs, l’autre à tous les droits ». L’hyperbole nous permet de saisir
quelque chose de fondamental : l’appartenance à la communauté humaine,
l’appartenance à ce règne des fins dont parle Kant, nous impose des devoirs
universels. Évidemment, si l’homme n’est que de la « viande » (cette
conception « bouchère » de l’humanité que dénonce Pierre Legendre),
s’il n’est qu’un amas de neurones comme l’affirment les neurosciences, la
notion de dignité n’a pas plus aucun sens. Mais si on veut garder à l’homme sa
dignité, si on pense qu’il a une valeur alors que les choses ont un prix, alors
on se doit de respecter en sa propre personne comme en celle de tout autre,
l’humanité comme une fin en soi et jamais simplement comme un moyen. On peut
chipoter sur la « morale de Kant », mais il n’y a pas de
« morale de Kant », il y a la morale tout court, celle que tous les
humains admettent au fond de leur cœur, même si les circonstances autant que
leurs inclinations les conduisent trop souvent à négliger et contredire leurs
devoirs.
2)
Une morale des devoirs présuppose la liberté humaine. Personne ne peut faire de
concept de la liberté, mais la liberté est présupposée, par nous-mêmes, pas
nécessairement par les autres, dans chacun de nos actes, dans chacune de nos
décisions. Le revers en est la responsabilité. L’irresponsabilité juridique
présuppose justement la responsabilité. La responsabilité de nos actes ne se
limite pas à notre entourage ou à notre milieu. Elle est bien, comme le dit
Sartre, une responsabilité pour le monde. A minima, cela implique que
nul, face à n’importe quelle tragédie, ne peut dire « ça ne me concerne
pas ». Nos jugements sont déjà des actes, dans la mesure où les autres en
sont les destinataires. On peut être dans l’incertitude, on peut ne savoir ce
qui s’impose à un moment donné, on n’est pas obligé de « choisir son
camp », mais on est toujours impliqué, toujours engagé, qu’on le veuille
ou non. C’est, convenons-en, un fardeau écrasant, parce que la condition
humaine est un fardeau écrasant et, souvent, elle nous écrase. Mais nous ne
pouvons pas y échapper. L’insouciance, le culte de la jouissance (« enjoy ! »),
l’ivresse de l’oubli, tout ce que Pascal classait dans la rubrique
divertissement, dominent notre vie sociale, nous abrutissent littéralement et
disposent de moyens colossaux pour nous maintenir dans cet état. Mais nous
devons savoir dire non. L’homme est un bipède, il est debout sur ses deux
jambes pour regarder plus haut que lui : l’enseignement de Platon demeure,
éternel.
3)
Si l’on accepte les deux points précédents, il en découle que nous devons
appliquer des principes de droit que nous pourrions tirer de Grotius.
1. Est
conforme au « droit naturel » tout ce qui développe la sociabilité
humaine et contraire au droit naturel tout ce qui entretient la discorde et
conduit les individus au repli égoïste.
2. Est
conforme au « droit naturel » tout ce que nous admettrions comme
juste indépendamment de tout autre commandement (religieux par exemple, Etsi
Deus non daretur, écrit Grotius).
Ces
deux préceptes qui rejoignent le « droit naturel raisonné » de
Jean-Jacques Rousseau ne donnent pas par déduction logique des règles de droit
absolument indiscutables, mais ils permettent d’éclairer le jugement du
législateur, du citoyen ou de l’homme de bonne volonté. Ces préceptes peuvent
être formulés dans le lexique de la théorie de la justice en suivant John
Rawls. La valeur primordiale, celle qui commande toutes les autres est la
liberté, non pas la liberté extérieure, mais la liberté dont nous jouissons
effectivement et au premier chef la liberté de conscience — ce qui suppose la
liberté d’expression de ses opinions « même religieuses », comme le
dit notre déclaration des droits. C’est un point essentiel alors que les
gouvernements d’un côté, les divers groupes de pression catégoriels de l’autre
unissent objectivement leurs forces pour faire reculer la liberté de penser.
Les demandes d’interdiction au motif que telle ou telle opinion ne serait plus
une opinion, mais un délit, auraient dû susciter des levées de bouclier de tous
les défenseurs de la liberté. Mais comme l’avait dit jadis un journaliste
économique, la liberté consiste essentiellement à pouvoir choisir entre 50 marques
de céréales pour le petit déjeuner…
Mais
la liberté n’est pas un bien individuel, elle est nécessairement la liberté
égale pour tous. Car, si l’un est plus libre qu’un autre, la liberté de l’autre
est nécessairement atrophiée ou mutilée. Cette notion de liberté égale pour
tous, quand on en tire toutes les conséquences, a une très grande portée. Elle
est au fondement de la démocratie. Mais elle implique aussi que les conditions
des humains soient globalement égales, suivant le principe de Rousseau qui dit
que personne ne doit être assez riche pour acheter une autre personne et
personne ne doit être si pauvre qu’il soit obligé de se vendre. Dans son livre
La vertu souveraine, Ronald Dworkin déplorait que l’égalité fût une
« vertu en voie de disparition ». Indépendamment du jugement que l’on
peut porter sur le modèle de société qu’il propose, Dworkin nous ramène ici à
l’essentiel. Ce que certains auteurs ont appelé le principe d’égaliberté
s’accompagne donc du souci que nous devons avoir des autres, de notre capacité
à prendre en charge leurs souffrances, bref de ce que l’on appelle fraternité,
un mot qui, bien qu’inscrit au fronton de nos édifices publics, ne semble plus
dire grand-chose à la masse de nos concitoyens.
Liberté-égalité-fraternité :
rien de bien nouveau, dira-t-on. Mais c’est une sorte de concentré de ce qu’a
apporté l’histoire de « l’humanité européenne » (pour reprendre
l’expression de Husserl) et nous devrions y tenir comme à la prunelle de nos
yeux.
4)
Nous sommes cependant au bout d’un cycle historique. Les valeurs qui avaient
guidé l’effort intellectuel titanesque qu’a constitué la modernité — naissance
de la science, naissance d’une nouvelle conception politique, naissance d’une
nouvelle manière de placer l’homme dans le monde — se sont en quelque sorte
inversées. La « dialectique de la raison » (Adorno et Horkheimer)
aboutit à la déraison occidentale. L’hybris technologique et scientifique met
en question la survie même de l’humanité. Nous pourrions bien être arrivés à l’époque
de l’obsolescence de l’homme. Si nous ne voulons pas que soit engloutie notre
civilisation, il nous faut trouver ou retrouver le sens de la mesure. En
quelque sorte, redevenir grecs ; non que les Grecs aient été plus mesurés
que nous, puisque nous sommes à bien des égards leurs héritiers, mais ils ont
pressenti la folle logique de l’accumulation des richesses et ont conçu la
démesure comme le pire des vices. La vertu est un juste milieu entre l’excès et
le défaut : on s’est trop gaussé de cette éthique du juste milieu, en quoi
on a vu, à tort, la quintessence des vertus bourgeoises. À tort, parce que la
vertu bourgeoise par excellence est celle de l’accumulation illimitée du
capital.
Connaître
sa propre mesure, c’est d’abord apprendre que, les conditions d’une vie décente
et la protection (autant que possible) contre les aléas étant assurées, le seul
perfectionnement que pouvons désirer est notre propre perfectionnement :
perfectionnement intellectuel, culturel, mais surtout moral. Rechercher une
sorte d’accord avec la nature et rechercher l’amitié des autres humains, nous
n’avons pas besoin d’autre chose. Nous courons trop souvent après des choses
vaines, dont l’obtention même devient frustrante et produit plus
d’insatisfaction que de satisfaction. Les propositions d’Ivan Illich sur la
convivialité et la possibilité d’une société conviviale avaient pu sembler
prêcher l’adaptation à l’ordre existant. Mais l’expérience montre qu’il n’en
est rien. L’ordre existant est celui de la consommation pour la consommation qui
complète la production pour la production. L’ordre existant est celui de
l’illimité qui, bien naturellement, a pour contrepartie le dénuement du grand
nombre.
Trouver
sa mesure, ce n’est pas rejeter la technologie quand elle peut nous servir,
servir une vie vraiment humaine, mais refuser d’être asservi à une technologie
qui, loin d’étendre nos possibles, les restreint drastiquement et menace nos
libertés élémentaires. C’est aussi accepter que la science et la technique ne
nous rendront pas « comme maîtres et possesseurs de la nature ».
Sur
les murs du temple de Delphes étaient écrits les deux préceptes
fondamentaux : “connais-toi toi-même” et “rien de trop”. Il n’est rien à
ajouter. Chaque homme sait que la vie est brève et que la mort est certaine, mais
cette vie est à lui dès lors qu’il est guidé seulement par le choix de la vie
bonne. Comme le dit Sénèque, la vie n’est brève que pour celui qui la gaspille.
Disposer convenablement de son temps devrait suffire à nous rendre heureux.
***
Rien
de ce qui est dit ici n’est nouveau. Ce sont même des vieilleries, celles qui
traînent dans tous les grands livres de philosophie. Il y a peut-être une
dernière leçon pour s’orienter convenablement dans la vie : ne pas
chercher la nouveauté à tout prix. Beaucoup de nouveautés ne sont que des
extravagances qui font frissonner le bourgeois et que l’on oublie rapidement.
Le progrès que nous devons accomplir s’assortit d’un conservatisme raisonnable.
Beaucoup de “conservateurs” ne le sont que dans le but de conserver le privilège
des classes dominantes et voient dans les revendications des opprimés la marque
du ressentiment : les bourgeois voient du ressentiment dans tout ce qui
menace leur confort et leurs privilèges. Ils sont si sûrs d’eux qu’ils pensent
que tout le monde les envie ! Le seul conservatisme qui vaille est celui
qui conserve la vie et les acquis de la civilisation. Qu’ils aillent dans la
tombe, les riches, avec leurs jets privés, leurs montres de luxe. Grand bien
leur fasse : ils seront aussi morts que les gueux. Mais qu’ils cessent de
saccager la culture et ce qui fait le lien social.
De
tout cela, il faudrait tirer les conséquences politiques. Ces quelques lignes
ne font qu’exposer les principes raisonnables que nous devrions suivre, quels
que soient, par ailleurs, les jugements que nous portons sur les divers
courants politiques, existants ou ayant existé, et sur notre histoire récente
ou plus lointaine.
Le
2 juin 2023. Jour de la fête nationale en Italie qui commémore la
naissance de la république.
[i] C’est entendu : les Occidentaux ont
commis des crimes effroyables dans l’entreprise de colonisation. Ils se sont
comportés ici comme les autres peuples. Les Arabes ne furent pas des
conquérants particulièrement sympathiques. Les Mongols de Gengis Khan ont
peut-être fait mourir le cinquième de la population de la planète. Les Ottomans
ont opprimé durement tous les peuples qu’ils ont conquis – l’Algérie, par
exemple. Mais ceux-là ne se repentent pas ! Pas une minute. Les seuls qui
se repentent, qui furent les premiers à abolir l’esclavage, sont les Européens,
pétris de culture chrétienne...
mardi 25 avril 2023
Intelligence ... avec les entreprises d'IA
Une tribune de Jean-Marie Nicolle
Dans une émission TV consacrée à l’Intelligence Artificielle, le dimanche 23 Avril 2023 sur LCI, Luc Ferry, ancien ministre de l’éducation Nationale et Laurent Alexandre, fondateur du site Doctossimo, ont lancé un appel au gouvernement pour prendre la mesure des nouveautés de l’I.A. et des changements nécessaires dans l’éducation des jeunes. Pour avertir des risques d’asservissement intellectuel que comporte l’I.A., ils ont eu cette formule des plus étranges : « il faut que nos enfants soient complémentaires de l’I.A. » Ai-je bien entendu ? Non pas que L’I.A. soit complémentaire de l’intelligence des élèves, mais que ceux-ci soient complémentaires de l’I.A. Qu’est-ce que ça veut dire ?
Il
n’a pas fallu attendre longtemps pour comprendre le véritable sens de ce qui
pouvait passer pour une maladresse de langage. Selon eux, l’I.A. résout déjà la
plupart des problèmes que les hommes peuvent se poser. En France, seuls 20000
personnes sont encore à un niveau intellectuel supérieur à ChatGPT.4. D’où
sortent-ils ce chiffre ? Mystère… Les conséquences sociales seront énormes
puisque quantité de métiers consistant à résoudre des problèmes (chercheurs,
ingénieurs, gestionnaires, etc.) vont disparaître. Il faut donc former les
élèves pour qu’ils ne soient pas victimes de cette diffusion de l’I.A.
Soit,
mais comment ? Nos deux compères expliquent alors que ce que les
concepteurs de ChatGPT recherchent le plus, ce sont des gens capables de poser
de bonnes questions à résoudre. Il faut former les élèves à poser les bonnes
questions. Présenté comme cela, tous les pédagogues, directeurs de recherche,
philosophes, etc. ne peuvent qu’applaudir. On va enfin centrer l’enseignement
sur le développement de l’intelligence des élèves !
Mais
à y regarder de plus près, on peut se demander si c’est bien l’intelligence des
élèves qu’on chercherait à développer. Ne serait-ce pas plutôt les programmes
de l’I.A. ? En effet, ces programmes ont besoin d’être « stimulés »
par des utilisateurs. Il leur faut des questions, car les questions posées sont
les données à exploiter pour améliorer « l’apprentissage » des
systèmes-experts. L’I.A. ne sera jamais assez intelligente pour se poser à
elle-même des questions nouvelles et pertinentes, donc intelligentes. Seul un
être humain peut les lui fournir. On va donc pousser les étudiants à utiliser
ChatGPT, non pour chercher par eux-mêmes des informations, mais pour alimenter gratuitement
et à leur insu le développement des programmes.
La
prétendue révolution éducative qu’appellent Ferry et Alexandre n’est donc ni
plus ni moins la répétition de la même faute commise lorsque l’on a transformé
l’enseignement de l’informatique dans le secondaire, en en retirant la
programmation pour n’y laisser que l’initiation aux logiciels que distribuaient
Microsoft et consorts. Au lieu de former les élèves à la compréhension de la
technique, on en a fait des clients utilisateurs. Au lieu d’expliquer aux
élèves ce que sont et comment fonctionnent les algorithmes de l’I.A., on veut
en faire des fournisseurs de questions, donc de simples utilisateurs, à
l’admiration béate, sans esprit critique.
Bien
sûr, l’algorithmique, la logique, la linguistique, la sémantique… tout cela est
très compliqué. Il est tellement plus facile de « former » des
utilisateurs. Quelques heures suffisent. Il suffit de leur apprendre où
cliquer. Alors que la formation profonde à la programmation demande
beaucoup de temps, d’efforts, … et d’argent. Nos gestionnaires de l’éducation
le savent bien et c’est pourquoi ils déguisent leurs visées commerciales en
idéal humaniste.
J’accuse
nos deux idéologues d’intelligence …, d’intelligence avec les entreprises de
l’I.A.
vendredi 3 mars 2023
Ukraine-Russie : non, ce n’est pas une guerre de civilisations !
Au-delà de la propagande (qui se déverse abondamment des deux côtés de la « ligne de front », il importe de comprendre ce qui est en cause dans la guerre que la Russie mène en Ukraine. Je suis tout prêt à admettre que certains pays de l’OTAN ont sciemment préparé cette guerre et « poussé Poutine à la faute ». Dans toutes les guerres, il y a un déclencheur, l’agresseur, et d’autres qui se prétendent agressés. Ici, comme de coutume, les deux parties se prétendent agressées et se renvoient faute. Du grand classique : c’est reparti comme en 14 ! Mais ce qui est important, c’est de comprendre la nature de la guerre. En 1914 comme en 1940, il s’agissait du partage du monde entre grandes puissances appartenant à la même civilisation. Y compris l’URSS dont le système sociopolitique était différent de celui des autres belligérants, mais peut-être pas autant qu’on l’a dit.
Dans la guerre actuelle entre Russie et Ukraine [soutenue
par les pays de l’OTAN], il pourrait sembler de prime abord que la guerre est
une question de place sur l’échiquier mondial et d’ambitions capitalistes.
Mais, nous disent des penseurs éclairés, il n’en est rien. Les uns annoncent qu’il
s’agit de la guerre pour « défendre nos valeurs » contre les traditionnels
barbares russes représentants de tous les régimes autoritaires, plus ou moins
totalitaires, de la planète. Pour les autres, il s’agirait d’une « guerre anthropologique »
et civilisationnelle, opposant deux modes d’organisation familiale et deux
rapports à la civilisation. Poutine a volontiers donné cette dimension à la
guerre, soutenant qu’il menait bataille contre l’Occident dégénéré et perverti,
sous la coupe des lobbies homosexuels. On voit ici et là fleurir quelques
théories fumeuses : les 80 % de la planète qui vivent sous des régimes
familiaux patriarcaux autoritaires s’opposeraient aux 20 % libéraux, plus
ou moins gouvernés par les féministes et autres « woke ». On s’appuie pour
défendre cette thèse sur les déclarations d’Emmanuel Todd, soutenant ses hasardeuses
extrapolations politiques de son autorité de chercheur spécialiste des systèmes
familiaux. L’irrépressible besoin de simplifier la réalité en coupant le monde
en deux camps se manifeste sous cette forme nouvelle.
Mais cette thèse des deux camps séparés par des divergences
culturelles et même anthropologiques ne tient pas une minute. La Russie est
aussi européenne que la Pologne et nettement plus que la Turquie qui est un
membre de fait de l’UE. Certes, on n’hésite pas à débaptiser les écoles de
musique dédiées à un compositeur russe, à déprogrammer des séminaires dédiés à
des écrivains russes. Ce n’est rien d’autre que la preuve de l’inculture galopante
dans nos pays où l’on hésite à reprendre les méthodes de contrôle des esprits
de tous les États totalitaires.
Prenons les critères un à un.
Voyons d’abord la question du patriarcat : l’axe Moscou-Téhéran-Pékin
n’existe pas. D’une part, le terme de patriarcat est très indéterminé. Si on désigne
par là la prédominance des hommes sur les femmes, cela reste encore, qu’on le
veuille ou non, la règle de pratiquement tous les pays. Même dans les pays où l’égalité
de droit entre hommes et femmes est garantie, on voit des manifestations
voulant mettre à bas le patriarcat ! L’égalité juridique hommes-femmes est tout
autant garantie à Moscou qu’à Pékin ou à Paris. En revanche, certains pays
membres du « camp du bien » ou du « camp du mal », suivant le point de vue du
locuteur, n’ont aucun souci de l’égalité juridique entre hommes et femmes. Citons
parmi les principaux alliés des États-Unis les pays du Golfe, Arabie en tête.
Il n’en va pas mieux concernant les droits des femmes à
disposer de leur propre corps. La Pologne, tête de pont de la lutte contre la
Russie, est résolument hostile à l’IVG, laquelle est garantie en Russie. Aux États-Unis,
le droit à l’IVG ne cesse de restreindre, beaucoup d’États l’ayant mis hors-la-loi.
Une récente décision de Cour suprême pourrait même interdire la pilule du
lendemain sur tout le territoire des États-Unis, y compris en cas de viol ou d’inceste.
Pas de chance, la thèse des deux camps en prend encore un coup, car il y a des
méchants dans les deux camps.
Todd a coutume de lier les types familiaux aux régimes
politiques. La « famille souche » [autorité du plus ancien et primogéniture] et
la famille communautaire autoritaire sont réputées propices aux régimes autoritaires.
Le premier est dominant en Allemagne, en Autriche, dans plusieurs régions
françaises et au Japon. Le second est dominant en Chine et en Russie, et, avec
des variantes dans de nombreuses régions du monde. Mais aussi dans plusieurs
régions françaises. La famille libérale [égalitaire ou non] prédisposerait
moins aux régimes autoritaires. Dans la thèse de Todd, ces deux dernières
formules familiales sont les plus archaïques, les formes de familles
autoritaires seraient les plus achevées. La démocratie, liée à la famille
libérale ne serait donc qu’un entracte dans l’histoire de l’humanité et ce que
nous voyons se dresser derrière le bloc prétendu entre Moscou, Pékin et les
pays émergents, ce serait justement le triomphe inéluctable des régimes autoritaires.
Si on peut admettre sans peine que les organisations familiales façonnent les
mentalités, en faire clé unique ouvrant toutes les portes semble plutôt douteux.
On devrait plutôt remarquer que ce qui valait hier vaut
beaucoup moins aujourd’hui pour des raisons que Todd lui-même a mises en
valeur. La diminution drastique de la fertilité moyenne à peu près partout — y compris
en Afrique, même si elle y reste élevée, mais on part de très haut — oblige à
réviser les jugements hâtifs. Qu’est-ce donc qu’une famille communautaire à 0,8 enfant
comme en Corée ? Ou même à 1,5 comme en Russie ? Ajoutons à cela l’augmentation
du niveau d’étude des femmes et l’abaissement de la différence d’âge au mariage
là ou c’était la règle et on se trouve avec la situation iranienne (taux de
fécondité à l’européenne, haut niveau d’instructif des femmes et montée des
revendications libérales, que d’ailleurs le régime tolère parce qu’il ne peut
plus les interdire — la forte consommation d’alcool dans ce pays musulman est
un bon indicateur.
On pourrait parler de la place de la religion. Elle est à
peu près nulle en Chine et encore très forte au royaume des bigots que sont les
États-Unis. Restent les droits des homosexuels et des trans. Pour les droits
des homosexuels, si Pékin et Moscou les voient d’un mauvais œil, il vaut mieux
ne pas être homosexuel en Arabie Saoudite, alliés des « libéraux » anglo-saxons.
Ajoutons que la GPA est autorisée aussi bien à Moscou qu’à Kiev. Gageons que
les États-Unis n’engageront pas leur GI’s pour défendre les droits des gays et
des lesbiennes, d’autant qu’aux États-Unis ceux-ci ne sont pas garantis partout
et que de nombres États ont encore leurs sodomy acts…
Pour ce qui est de l’Afrique, les difficultés qu’y éprouve
la France ne concernent que la France et non on ne sait trop quel conflit
anthropologique. Le Togo et le Gabon, anciennes colonies françaises, ont rejoint
le Commonwealth ! Encore un fait qui ne colle pas. Il y a fort à parier que les
gouvernements qui ouvrent les bras aux mercenaires de Wagner et aux capitalistes
russes ne le toléreront que tant qu’ils en auront besoin pour faire contrepoids
aux anciens colonisateurs et qu’ils s’en débarrasseront quand ils le pourront.
L’idée d’un bloc Russie-Chine-Afrique est encore une idée particulièrement
farfelue, même la Chine exporte massivement ses capitaux vers l’Afrique comme
elle le fait maintenant dans le monde entier, y compris aux États-Unis et en France.
De quelque manière que l’on prenne la question, la thèse d’un
conflit de civilisations ou d’un confrontation anthropologique comme clé
explicative de la guerre entre Russie et Ukraine ne tient pas. Elle consiste à
prendre pour parole d’Évangile les discours de Poutine ou la rhétorique de l’OTAN.
Plutôt que sur le terrain de l’idéologie, il est de loin préférable de rester
sur le terrain solide du réel.
Précisons encore : je ne nie absolument pas les conflits
de cultures et de mœurs, même si le développement du marché capitaliste a un
effet de nivellement tout à fait impressionnant. Je suis cependant résolument
hostile aux diverses tentatives pour imposer les dernières modes anglo-saxonnes
à l’ensemble de la planète. Le colon à bons sentiments finit toujours dans la
peau du pire colon. S’il y a quelque chose comme « nos valeurs », j’y mets la
liberté sous toutes ses formes, l’égalité, et notamment l’égalité des hommes et
des femmes et même la fraternité conçue sous la forme de l’entraide sociale soutenue
par ce qu’on a appelé l’État-providence. Je crois que ces valeurs valent mieux
que les femmes voilées, les fillettes mariées de force et les gays pendus au
bout d’une grue. J’espère seulement que les pays où ces coutumes barbares
sévissent encore trouveront eux-mêmes la voie de l’émancipation humaine.
Cessons de tout mélanger. Pour comprendre la guerre aujourd’hui,
les outils légués par Marx et le simple bon sens suffisent, quels que soient
les torrents de rhétorique dans lesquels tout cela est camouflé. Les capitalistes
américains voient leur règne contesté et la fin du « roi dollar » (In God we
trust) est annoncée. Les capitalistes de russes veulent préserver leurs
ressources, la toute nouvelle supériorité acquise dans les productions
agricoles et toutes les sources de rente et ils ont besoin que la mer Noire
soit un peu « mare nostrum », comme disaient les Romains. J’évoque les
Romains, car il serait bon de se souvenir que Moscou s’est pensée comme « la
troisième Rome ». Les capitalistes ukrainiens essaient de jouer leur propre
carte en tant que « bourgeoisie comprador » au service des capitalistes
anglo-saxon. L’Europe est en train d’être engloutie dans ce conflit où des gouvernements
de traitres suivent la Maison-Blanche sans moufeter. La culture là-dedans est l’extraction
de la plus-value et le seul dieu est l’argent.
Le 3 mars 2023
jeudi 19 janvier 2023
« Religion des droits de l'homme» et wokisme
Dans une publicité pour un numéro spécial de Valeurs Actuelles consacré au « wokisme », je lis :
Très lié à la religion séculière des droits de l’homme, dont il constitue le versant « agit-prop », le wokisme promeut une guerre des sexes et des races qui vise à l’éradication du mâle blanc occidental. Mélange de deux hérésies chrétiennes — la gnose et la (sic) millénarisme — il souhaite l’avènement d’un monde imaginaire débarassé (sic) de toute impureté, ce qui se passe par un mépris forcené du réel.
Ce court texte me donne l’occasion d’une mise au point. Je
veux bien admettre qu’il y a quelque chose comme une « religion séculaire des
droits de l’homme ». Après tout, les fameux droits de l’homme sont un pur produit
du christianisme. Seuls, les « bouffeurs de curés » professionnels ne veulent
pas le reconnaître. Comme le dit très bien Hegel, c’est le christianisme qui
nous apprend que l’homme en soi est libre, pas seulement le maître, pas
seulement le citoyen athénien. L’homme tout court. Comme le dit Paul, « Il n’y
a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus
ni homme ni femme, car vous tous, vous êtes un en Jésus-Christ. » (Galates,
3, 28) Cette idée de droits naturels de l’homme n’a été proclamée qu’en pays
chrétien. Étant moi-même un chrétien athée (une des variétés possibles de
chrétiens, quand on a lu Ernst Bloch), je me fais volontiers adepte de cette « religion
séculaire ». En revanche, je comprends mal que des partisans (du moins en paroles)
des valeurs chrétiennes occidentales s’en prennent avec virulence à ces mêmes
valeurs…
Si je laisse de côté cette bizarrerie, j’en voudrais relever
une autre plus grave — bien que conséquence de la première. Beaucoup d’adversaires
du « wokisme » ont coutume d’y voir une nouvelle forme du marxisme. J’ai eu l’occasion
de montrer combien c’était erroné. En substituant la lutte des sexes ou des
genres ou des races à la lutte des classes, le « wokisme » est une arme de
guerre contre le marxisme — comme l’ont été les théories issues de la philosophie
française des années 1970, la fameuse « French Theory » des Foucault,
Derrida, Deleuze et autres « déconstructeurs ». J’avais eu l’occasion de m’en
expliquer dans une entrevue avec Le Figaro (« Le
wokisme est-il un produit du marxisme ? » [lefigaro.fr]). Pour raisons
différentes, mais qui se recoupent, on doit réaffirmer que le wokisme n’a rien
à voir avec le christianisme même sous la forme de ses hérésies gnostiques et
millénaristes.
Le « wokisme » en effet commence par nier l’universalité du
genre humain. Sous sa forme genriste, l’obsession de la destruction du mâle blanc
hétérosexuel me semble vraiment peu chrétienne. Ce frénétique « meurtre du père »
est seulement la preuve que quelque chose n’est pas passé dans formation du sujet…
D’autant qu’il s’agit du mâle blanc : le mâle noir ou arabe n’est pas mis
en cause. Il est parfait lui, et surtout pas patriarcal. Que les pays musulmans
emprisonnent ou pendent les homosexuels ne gêne pas la « religion des droits de
l’homme » du woke de base. La « religion des droits de l’homme » affirme que la
vie privée ne regarde que les individus et que leurs « orientations sexuelles »,
franchement, on s’en moque comme d’une guigne. Le woke au contraire est obsédé
par le sexe. Pour tout dire, il ne parle que de ça ! Pour un peu, qu’un homme
cède sa place à une dame dans les transports en commun, ce serait presque du
viol par intention. L’idéologie du genre fait du sexe la différence majeure
même si on fait mine de vouloir l’effacer. L’écriture inclusive nous apprend qu’en
toutes choses, il faut bien séparer les hommes des femmes et non les réunir dans
un seul groupe, les humains, qu’ils soient hommes ou femmes. Quant à la folie « trans »,
elle indique que nous avons affaire à des individus qui prétendent se faire
eux-mêmes, qui prétendent décider à volonté s’ils seront hommes, femmes ou « neutres »,
ou on ne sait quelle autre catégorie née de leur cerveau détraqué. Si les hommes
et les femmes sont considérés comme des égaux, toutes ces simagrées n’ont plus
aucun sens. C’est encore une preuve que le wokisme n’a rien à voir avec la
prétendue « religion des droits de l’homme ».
Dans tous les domaines et sous toutes ses formes, le « woke »
soutient un différentialisme rageur. Il n’y a pas d’hommes, il y a des blancs
et des noirs, des mâles et des femmes, des Occidentaux et des pas Occidentaux,
etc. Ce différentialisme, cette négation radicale de l’unité de la communauté
humaine fut longtemps le fonds de commerce d’une certaine droite qui utilisait,
comme les woke aujourd’hui, ces catégories en vue de hiérarchiser les humains
selon les classements de leurs idéologues. Il faudrait donc à nos journalistes
en quête d’arguments s’intéresser un peu plus à l’histoire des idées et ils
devraient conclure que le courant le plus proche des woke fut le fascisme. Le
woke est un fasciste qui met un plus là il y avait un moins et réciproquement.
Mais un fasciste retourné reste un fasciste. Du reste, comme tous les
fascistes, ils détestent la liberté, la liberté de réunion, la liberté de
discussion, la liberté d’enseigner, réclamant à corps et à cris des
interdictions, des censures, le contrôle des paroles et attaquant physiquement
les locaux et les personnes de ceux qu’ils considèrent comme leurs ennemis. Que
les cervelles creuses de la France Insoumise abritent ces serpents dans leur
sein, en dit long sur ce qu’est devenu ce mouvement, mais ne saurait du mouvement
woke un produit des droits de l’homme.
Le 19 janvier 2023
vendredi 6 janvier 2023
La cage d'acier
Max Weber avait deviné qu’une société qui ne fonctionne qu’à la rationalité instrumentale, au calcul et au contrôle devient une cage d’acier, emprisonnant les individus. C’est très exactement ce qui se produit chaque jour sous nos yeux. Une société de contrôle total — les stratégies anti-COVID et le « crédit social » en donnent un avant-goût. Le développement des réseaux et la disparition programmée du contact, de la présence réelle de l’autre estompent la différence entre l’homme et la machine. Les nouveaux programmes d’IA produisent des articles, des posts et des réponses aux questions qui ont un air parfaitement humain. Le contrôle de la diffusion des informations se raffermit et bientôt nous ne saurons plus que ce que le « système » tolérera. Les « vieux » s’en moquent un peu : ils seront morts quand tout cela sera « opérationnel », mais ils laisseront à leurs petits-enfants une société totalement inhumaine, une société où plus rien n’échappera à la réglementation et aux procédures.
Le capitaliste à gros cigare et chapeau haut de forme était
un ennemi parfaitement identifiable. L’ennemi d’aujourd’hui est sans visage. Des
personnages falots en tiennent lieu, répétant comme des perroquets les phrases
toutes faites inventées par les spécialistes de la communication. La vérité ni
le mensonge n’ont plus d’importance. Ne circulent plus que des signifiants
vides, à l’instar des signes, suites de zéros et de uns, que manipulent les
ordinateurs. On pense souvent que notre époque est celle d’un narcissisme exacerbé,
une hypostase du « moi ». Ce n’était que l’entrée en matière, celle que dénonçait
justement Christopher Lasch dans La culture du narcissisme. En réalité,
il s’agissait surtout d’un enfermement du « moi » pour préparer son évidement
progressif. Le « moi » cède la place à ses avatars informatiques. Le subjectivisme
fou laisse la place à une « désubjectivation » radicale. Il n’y a plus de sujet
possible puisque nous voilà réduits à l’état d’amas de neurones, à l’état de
nuées d’atomes et la pensée ne diffère plus des signaux électriques qui allument
nos écrans avec des phrases qui ne sont plus des phrases, mais de simples signaux,
elles aussi.
Que nous reste-t-il ? Le pouvoir de dire non. Le refus de
faire un pas de plus. Le pouvoir de dire non, même aux prétendues évidences,
est la forme la plus rudimentaire de la liberté. La cage d’acier est celle que
nous avons nous-mêmes construite. Les barreaux sont ceux que nous avons
scellés. Nous n’avons pas besoin de faire des efforts surhumains pour les
desceller. Il suffit de regarder la réalité en face, de cesser d’être fascinés par le progrès comme le lapin dans les phares de la voiture.
Le 6 janvier 2023
mercredi 19 octobre 2022
Un projet totalitaire
Voici la vidéo de mon interview à Radio Courtoisie dans l'émission de Clémence Houdiakova Vu de haut.
J'y développe un certain nombre de points de mon livre Malaise dans la science.
jeudi 15 septembre 2022
La technique nous asservit … avec notre consentement
Nous pouvons aisément croire que les outils intermédiaires entre nous et notre milieu vital (notre écoumène) n’ont aucune autre valeur particulière que celle que nous leur donnons. On peut l’admettre tant que l’outil est le simplement prolongement de la main qui garde le contrôle. Le développement des machines a complètement changé la donne. Marx a étudié tout cela avec un certain luxe de détails dans le chapitre du Capital consacré au machinisme et à la grande industrie. Ce qui n’était encore qu’embryonnaire à son époque a désormais quitté les usines pour envahir tout le « monde-de-la-vie ». La technique façonne notre façon de voir le monde, transforme nos rapports avec les autres, crée autant de nouveaux problèmes qu’elle offre de nouvelles possibilités.
On pense par exemple que l’internet permet de développer la communication, favorise les échanges, élargit le champ de nos connaissances. Mais ce n’est vrai qu’en partie. L’internet nous permet d’abord de sélectionner les gens avec qui nous avons des relations et renforce ainsi les réflexes de groupe, de caste, de communautés d’affinités, diminuant d’autant l’importance de la communauté réelle, vivante, celle des voisins à qui on doit dire bonjour, qui peuvent nous chercher des noises ou nous déplaisent pour telle ou telle raison. Nous croyons ainsi, par l’internet, briser la contrainte spatiale, mais c’est évidemment parfaitement illusoire. A tout jamais ce type de communication nous prive de la présence et de tout ce qu’elle comporte. Ainsi est encouragée une organisation sociale exprimant le plus complètement l’idéal libertarien énoncé par Robert Nozick : les individus mènent des existences séparées. On peut multiplier les exemples. Il ne s’agit pas seulement des « effets pervers » mais bien de conséquences prévisibles de la domination de la technique.
Il y a évidemment des classes dominantes qui tirent parti de la technique et l’utilisent comme instrument de domination. Le fétichisme propre à la domination technique réside dans le fait que la technique s’impose pour des raisons en apparence objectives. Si on veut internet, on veut des réseaux, et si on veut des réseaux, il faut vouloir tout ce qui va avec, c’est-à-dire une énorme toile d’araignée de câbles et de satellites. Et pour que tout cela fonctionne, il faut des dispositifs de surveillance. Si vous voulez vous servir de votre téléphone portable, il faut bien que le relai puisse vous détecter et donc votre trajet peut facilement être suivi tant que vous avez votre portable.
Si on poursuit, on verra aisément que la société totalitaire, la société de surveillance généralisée est intégralement contenue dans le système technicien d’aujourd’hui. Sur le système de communication se greffent d’autres systèmes, comme le système de la médecine scientifique et technique. La consommation est étroitement suivie et permet le marketing convenablement ciblé. Le télétravail s’impose partout où il est possible : économies de bureau, de chauffage, etc. et de réactions collectives ! En même temps, le système métavers permettra de surveiller les individus chez eux.
Le plus grave est cependant ailleurs. Le système de la technique modèle notre pensée. Dans ses ouvrages, le philosophe allemand Byung-Chul Han décrit la « disparition des choses », : « Ce sont ces “choses du monde”, au sens où l’entend Hannah Arendt, celles auxquelles revient la tâche de “stabiliser la vie humaine”, qui lui donnent un appui. L’ordre terrien est aujourd’hui remplacé par l’ordre numérique. L’ordre numérique déréalise le monde en l’informatisant. Il y a des décennies déjà, le théoricien des médias Vilém Flusser notait : “Les non-choses pénètrent aujourd’hui de toute part dans notre environnement et refoulent les choses. On donne à ces non-choses le nom d’informations.” (La fin des choses. Bouleversement du monde de la vie, Actes Sud, 2002). Dans un ouvrage précédent, Dans la nuée. Réflexions sur le monde numérique, Actes Sud, 2015, cet auteur avait déjà étudié les transformations structurelles de la psyché qu’opère la communication informatique. Il remarquait ainsi que « La suppression des distances spatiales s’accompagne d’une érosion des distances mentales. L’immédiateté du numérique est préjudiciable au respect. » Il remarque également que l’indignation généralisée a perdu toute force : « Les vagues d’indignation sont très efficaces pour ce qui est de mobiliser et de monopoliser l’attention. En raison de leur fluidité et de leur volatilité, elles sont cependant incapables d’organiser le débat public, l’espace public. » L’absence de tenue est une conséquence de cette société de la communication généralisée. Tout cela finit par détruire l’esprit lui-même. « Or il est manifeste que la communication numérique détruit le silence. L’accumulation, mère du vacarme communicationnel, n’est pas le mode opératoire de l’esprit. » (ibid.) Pour les plus âgés, ceux qui ont vécu encore à l’époque de la « graphosphère », ceux qui sont les contemporains de Gutenberg, les dégâts peuvent rester limités. Les « vieux » n’ont pas tous perdu le goût du silence de la lecture d’un bon livre et parfois ils ont su transmettre ce goût à leurs enfants. Pour être certains que les jeunes n’auront pas les mêmes vices que nous, on équipe très tôt les jeunes de tablettes et autres gadgets. On s’assure ainsi qu’ils seront parfaitement conditionnés au monde de la technique et très tôt dégoûtés de ce qui vit.
Les pires dystopies se mettent en place tranquillement et avec notre consentement, car nous y trouvons de nombreux avantages fort pratiques. Ce texte est écrit sur un traitement de texte, automatiquement sauvegardé sur le « cloud ». Le paiement par carte sans contact est rapide et pratique. La carte vitale nous évite beaucoup de paperasserie et permet des remboursements très rapides. Bref, nous aimons cette technologie et ainsi nous aimons ce qui nous asservit et diminue chaque jour un peu plus la longueur de notre chaîne.
Le 15 septembre 2022
lundi 4 juillet 2022
Le nihilisme
Le nihilisme est un mot dont le sens est parfois très obscur. Nietzsche qui dénonce le nihilisme est parfois traité de nihiliste. Les nihilistes russes de la deuxième moitié du XIXe siècle, comme Nikolaï Tchernychevski, auteur du roman Que faire ?, prônaient le refus de toute autorité. Le frère ainé de Lénine, Alexandre Oulianov était membre de la Narodnaïa Volia, un groupe au confluent de l’anarchisme et du nihilisme. Mais il y a un autre sens au mot « nihilisme ». « Nihil » en latin, c’est « rien ». La nihilisme est la volonté d’anéantissement. En ce sens, notre époque est nihiliste. D’autant plus profondément nihiliste qu’elle se cache sous les oripeaux d’un positivisme un peu niais.
En premier lieu, et c’est le mieux connu, le nihilisme moderne nie le caractère absolu des valeurs. Le bien et le mal n’existent pas, c’est bien connu, car la morale, « chacun a la sienne » comme les disent presque en chœur les élèves des classes de terminale qui abordent la philosophie pour la première fois. Certes, du point de vue de la nature, il n’y a ni bien ni mal – la météorite qui s’est écrasée sur notre planète à la fin de l’ère secondaire n’avait aucune mauvaise intention, il n’y avait aucun démon pour guider sa trajectoire et le scorpion qui injecte son venin ne fait pas le mal. Mais pour les hommes il est assez facile de trouver des valeurs morales que partagent toutes les sociétés sans exception. Il n’est pas un humain pour louer la perfidie, le mensonge, la trahison de la parole donnée, etc. Diderot, qui n’était pas un bigot, le dit :
Si vous méditez donc attentivement tout ce qui précède, vous resterez convaincu : 1° que l’homme qui n’écoute que sa volonté particulière est l’ennemi du genre humain ; 2° que la volonté générale est dans chaque individu un acte pur de l’entendement qui raisonne dans le silence des passions sur ce que l’homme peut exiger de son semblable, et sur ce que son semblable est en droit d’exiger de lui ; 3° que cette considération de la volonté générale de l’espèce et du désir commun est la règle de la conduite relative d’un particulier à un particulier dans la même société, d’un particulier envers la société dont il est membre, et de la société dont il est membre envers les autres sociétés ; 4° que la soumission à la volonté générale est le lien de toutes les sociétés, sans en excepter celles qui sont formées par le crime. Hélas ! la vertu est si belle, que les voleurs en respectent l’image dans le fond même de leurs cavernes ! 5° que les lois doivent être faites pour tous, et non pour un ; autrement cet être solitaire ressemblerait au raisonneur violent que nous avons étouffé dans le paragraphe v ; 6° que, puisque des deux volontés, l’une générale et l’autre particulière, la volonté générale n’erre jamais, il n’est pas difficile de voir à laquelle il faudrait pour le bonheur du genre humain que la puissance législative appartînt, et quelle vénération l’on doit aux mortels augustes dont la volonté particulière réunit et l’autorité et l’infaillibilité de la volonté générale ; 7° que quand on supposerait la notion des espèces dans un flux perpétuel, la nature du droit naturel ne changerait pas, puisqu’elle serait toujours relative à la volonté générale et au désir commun de l’espèce entière ; 8° que l’équité est à la justice comme la cause est à son effet, ou que la justice ne peut être autre chose que l’équité déclarée ; 9° enfin que toutes ces conséquences sont évidentes pour celui qui raisonne, et que celui qui ne veut pas raisonner, renonçant à la qualité d’homme, doit être traité comme un être dénaturé. » (Article Droit naturel de l’Encyclopédie)
Certes, les hommes ont une tendance fâcheuse à ne pas toujours raisonner ou à se trouver de bonnes raisons de bafouer justice et équité. Mais cela n’enlève rien à l’importance absolue de la morale. Il n’y a d’ailleurs qu’au nom de cette morale universelle qui découle de la raison que l’on peut condamner sans réserve le racisme, la haine de tel ou tel groupe et toutes les formes de discrimination. Les diverses variétés de fous qui condamnent cet universalisme en affirmant qu’il est un produit de la « domination blanche » ont visiblement perdu tout sens de la logique, puisqu’ils condamnent par là-même leurs propres revendications qui se drapent du manteau de l’égale dignité.
De quoi découle cette morale universelle. C’est encore Diderot qui le dit :
J’aperçois d’abord une chose qui me semble avouée par le bon et par le méchant, c’est qu’il faut raisonner en tout, parce que l’homme n’est pas seulement un animal, mais un animal qui raisonne ; qu’il y a par conséquent dans la question dont il s’agit des moyens de découvrir la vérité ; que celui qui refuse de la chercher renonce à la qualité d’homme, et doit être traité par le reste de son espèce comme une bête farouche ; et que la vérité une fois découverte, quiconque refuse de s’y conformer, est insensé ou méchant d’une méchanceté morale. » (Ibid.)
Mais nos contemporains ont une réponse, la plus ridicule qui soit : « il n’y a pas de vérité » ou « toute vérité est relative ». Ce qu’ils énoncent péremptoirement comme une vérité absolue et indiscutable ! Ces gens, avec plus ou moins de subtilité, avec des mots plus ou moins savants, énoncent un proposition qui se contredit elle-même, du type « je mens » : si ce que je dis est vrai, alors il est vrai que « je mens » et donc je mens. Si je dis vrai, alors je mens ! On peut habiller tout cela comme on veut, on n’en peut sortir. La vérité est la condition de tout discours. Le postmodernisme pseudo-nietzschéen, celui des Foucault et de Deleuze a réussi à envahir l’espace public avec ses sophismes. Mais on commence à comprendre la supercherie.
Le nihilisme a purement et simplement ravagé le domaine de l’art. Le beau et le laid sont identiques. Les escroqueries de Jeff Koons ont maintenant autant de valeur que Michelangelo ou Bernini ! Certes, le « beau est ce qui plaît sans concept », disait Kant. Mais n’importe quelle absurdité ne peut être belle et le beau, pour Kant, doit être un lieu où les esprits communiquent, il a une prétention universelle, même s’il ne s’agit que d’une prétention impossible à fonder en raison. Même si on aime les chansonnettes — et l’auteur de ces lignes a quelque dilection pour la « canzone italiana » — on sait bien faire la différence en Umberto Tozzi et Verdi, entre les meilleurs tubes de Johnny Halliday et la passion selon Matthieu de Bach ! Je ne peux pas en faire un concept, mais je le sais et tout le monde le sait !
Mais au-delà des valeurs et de leur indistinction, c’est à l’espèce humaine que s’attaque le nihilisme. Les amis du cyborg, les prophètes du transhumanisme, soutiennent qu’il n’y a pas de différence réelle entre un homme et une machine — la fameuse théorie deleuzo-guattariste de « machines désirantes » fut une des premières formes de ce délire ultra-moderne. De même, il n’y aurait pas de différence entre les hommes et les bêtes et pas de différence entre les femmes et les hommes. La théorie du genre unique modulable à volonté, est une des pires horreurs qu’ait produites la postmodernité.
Les vrais penseurs de tout ce nihilisme étaient les punks. « No future » ! proclamaient-ils. On peut donner une interprétation « marxiste » de tout cela. L’anéantissement de toutes les valeurs n’est rien d’autre que le triomphe de la seule valeur qui compte : l’argent ! Le bien et le mal ne valeur rien sauf si on peut les évaluer en argent. C’est d’ailleurs pourquoi toutes les activités mafieuses ont été réintroduites dans le calcul du PIB. Mais le règne incontesté de Mammon suppose l’annihilation du monde, ce qui se prépare tranquillement entre les projets fous baptisés par antiphrase « transition écologique » et la nouvelle guerre mondiale pour laquelle les uns et les autres astiquent les bottes et graissent les fusils.
Le 4 juillet 2022
mercredi 29 juin 2022
De la pourriture
La décomposition des matières organiques sous l’effet de bactéries produit des odeurs qui, normalement, nous révulsent, jusqu’à la nausée. D’abord propre aux végétaux, le terme de pourriture peut aussi s’appliquer aux animaux, qu’on appelle alors charognes. Baudelaire a laissé sur le sujet un étonnant poème, intitulé « Une charogne » :
« Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d’été si doux :
Au détour d’un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,
Les jambes en l’air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d’exhalaisons. »
Je laisse la suite au lecteur. Quand je m’intéresse à l’actualité
politique en général, ce qui inclut aussi les diverses formes de la vie
sociale, je ne peux m’empêcher de prononcer intérieurement le mot de « pourriture »
ou de « charogne ». C’est que les turpitudes de la vie publique appellent ce
qualificatif. Nos « élites » actuelles ne font sans doute pas pire que les
anciennes. Prise illégale d’intérêt, abus de pouvoir, concussion, confusion du
bien public et de leur bien propre, etc. Tout cela, notre histoire en garde des
traces. Il y a cependant une différence : il valait mieux jadis garder le
secret sur tous ces petits à-côtés peu ragoûtants. Dévoilé, le secret devenait
un scandale : qu’on songe à l’affaire de Panama ou l’affaire Stavisky. Aujourd’hui,
le secret n’est plus de mise. Réseaux sociaux aidant, on sait tout, tout de
suite. Ou presque. Mais cela n’a plus aucune portée. La vente d’Alstom à GE, l’affaire
Benalla, les petites combines d’un président de l’Assemblée, tout cela n’a
aucune importance. Le pourri et vendu peut dire tranquillement et avec l’arrogance
d’un gamin un peu voyou « qu’ils viennent me chercher ». L’abolition du secret
et le fait d’assumer fièrement ses propres turpitudes ne marquent pas un
progrès de la franchise et de la « transparence » (comme on dit aujourd’hui),
mais bien plutôt un véritable effondrement du « surmoi ». « Jouir sans entrave
et vivre sans temps morts », proclamaient les plus décomposés des gauchistes
soixante-huitards — VLR, dont faisait partie Roland Castro, devenu un temps architecte
de cour, mitterrandiste puis macroniste. Les mots d’ordre de VLR sont devenus
ceux des élites dirigeantes. Pour elles, il est interdit d’interdire !
En 1973, le réalisateur italien Marco Ferreri présentait en compétition
à Cannes La grande bouffe, un film qui fit scandale, joué par des
acteurs excellents : quatre hommes décident de se suicider en mangeant.
Parabole sur la « société de consommation », on voit presque ces hommes pourrir
sous nos yeux au terme de leur « séminaire gastronomique ». Ferreri était un
visionnaire. La grande bouffe est en train de s’achever et nous voyons la
société occidentale pourrir sous nos yeux.
Si le « surmoi » fonctionne à la culpabilité, la culpabilité
ne produit pas toujours un « surmoi sain ». Elle se transforme facilement en
rage de se détruire et de détruire. Erich Fromm, dans La passion de détruire
(un livre dont ne saurait trop recommander la lecture) donne des pistes
utiles pour comprendre notre présent. Fromm distingue une agressivité bénigne
qui correspond à la défense du moi et une agressivité maligne qu’il nomme
destructivité — sadisme et masochisme seraient une de ses manifestations. Cette
destructivité est à l’œuvre sous des formes diverses, dont la guerre n’est que
la manière paroxystique, mais dont le saccage du monde ou la dictature des
nouveaux puritains — ceux qui jouissent d’interdire — sont des variantes.
Ce qui accroit le sentiment d’invasion de la pourriture, c’est
l’absence ou la rareté des réactions populaires. Le scandale du « collier de la
Reine » en 1785 fit beaucoup pour déconsidérer la monarchie, la dépouiller de
son aura sacrée et ainsi accélérer le processus qui conduit à la révolution.
Aujourd’hui, nous sommes blasés. Plus rien ne nous étonne, comme le chantait
Orelsan (« Y a deux ans je comprenais pas grand-chose/Maintenant c’est pire/Depuis
quand pour devenir populaire faut faire des trucs de geek/Ils posteraient des
sextapes de leurs parents pour plus de clics »). La tolérance et la bienveillance
(le « bonisme ») ont fait des ravages. Chacun se dit : « à leur place,
peut-être en ferais-je autant ? » Pour décrire une telle situation, Machiavel
parle de la corruption du peuple. Depuis que les Gilets Jaunes se sont fait massacrer
dans l’indifférence des « belles gens », sous les cris de haine des « intellectuels
de gauche » et la passivité des syndicats, un ressort a sans doute été brisé.
Tout cela sent mauvais. Vraiment mauvais.
Le 29 juin 2022.
samedi 25 juin 2022
Des insensés
Nous avons de bonnes analyses de la psychologie des foules en cherchant chez Gustave Le Bon ou chez Freud, sans oublier Masse et puissance d’Elias Canetti. Marie-Pierre Frondziak lui consacre quelques développements en prenant appui sur l’ethnologie, dans Croyance et soumission (L’Harmattan, 2019). Tous ces travaux nous aident à comprendre ce qui se joue dans l’amour du chef ou dans les transformations psychologiques qui affectent les individus dès lors qu’ils font masse. Le cas qui m’occupe aujourd’hui est un peu différent. Il s’agit de comprendre comme une épidémie de bêtise et d’irrationalité peut submerger les classes dirigeantes et les classes sous-dirigeantes, c’est-à-dire des classes plutôt instruites (même si le niveau global d’instruction réelle laisse parfois pantois). Qu’une députée nouvellement élue, par ailleurs vice-présidente d’une grande université, maîtresse de conférences en économie, puisse écrire « Merci pour la campagne que vous avez fait et faite », confondant le sujet et le COD, voilà qui pourrait témoigner des ravages que la prétendue écriture inclusive a faits dans les cerveaux d’une certaine frange de l’intelligentsia. Comment en arrivent-ils là ? Il ne l’agit pas en effet d’un lapsus commis inopinément. Le lapsus est un symptôme ! Mais le symptôme de quoi ?
On ne peut se contenter de la bonne vieille ritournelle :
l’idéologie dominante est l’idéologie de la classe dominante, qui explique
parfaitement la domination du « néolibéralisme », mais échoue devant l’écriture
inclusive et les transes des « trans » ! Plus que dans l’arsenal vieux-marxiste,
c’est dans celui de la psychanalyse qu’il faut aller chercher, pour tenter de
percer le sens du comportement des insensés. Car il s’agit bien de cela, de
comportements insensés, la faute de Madame Rousseau révèle parfaitement que le
sens de la phrase lui échappe et qu’il s’agit seulement de ne pas oublier « celles
et ceux » qui ont contribué à sa campagne. Autrement dit, le sens premier de la
phrase (« je remercie tous ceux qui ont fait cette campagne ») est parasité par
le surmoi féministe version 2.0 de Madame Rousseau. Mais pourquoi cette
intervention du surmoi ? Quelle pulsion inconsciente travaille ici ?
J’abandonne ici Madame Rousseau qui n’est pas une personne très
intéressante sauf comme archétype de la bêtise satisfaite des « crétins diplômés ».
Je propose l’explication globale suivante. Nous avons toute une série de
phénomènes, « wokisme », néoféminisme, etc., qui se traduisent par une volonté de
contrôle de la parole et de la pensée qui s’apparente à ce qu’ont pu être les
pires formes du puritanisme ou ce que l’on retrouve dans les sectes. S’est créé
quelque chose que l’on pourrait appeler un surmoi malade qui répond à une
culpabilité inconsciente. Mais comme le moi résiste à rejeter sur lui-même
cette culpabilité, il transforme le sujet en censeur, en « père sévère » ou en
bourreau. Dans cette dynamique, on n’en fait jamais assez, il faut traquer « la
bête » dans les moindres recoins, avec la compensation narcissique que reçoit
le dénonciateur des « traîtres au parti », des Juifs de son immeuble ou des hérétiques
camouflés. Ceux qui ont besoin de satisfaire leurs pulsions sadiques sont assez
rares, mais évidemment c’est elle qui ronge les âmes tourmentées de nos
censeurs.
Erich Fromm, un de mes chers « francfortiens » a consacré un
livre passionnant à la destructivité, aux ressorts de cette curieuse passion de
détruire. Je crois que nous sommes face à un phénomène de ce genre. Toute une
partie des « élites » ou des « demi-élites » s’est donné comme tâche de détruire
le monde dont elles ont hérité. On a toujours du mal avec les ancêtres et le
meurtre des ancêtres a été accompli à grande échelle par l’extermination des
Juifs dans les camps nazis. Sous cette forme, on ne peut — aujourd’hui — le rééditer.
Il s’agit maintenant d’en finir avec l’humanité européenne, de tuer père et mère
et de liquider cet héritage devenu trop lourd à assumer. L’écriture inclusive s’inscrit
dans une tentative de détruire la langue, d’en finir avec l’homme de parole — l’animal
qui a le logos. Évidemment, et c’est pur hasard, ça tombe à pic avec la
destruction progressive de la communication langagière (abstraite) au profit de
l’image. Les vieux qui échangent des textes sur FB ou sur « twitter » sont
complètement ringards. Être branché, c’est être sur Tik-tok, un réseau d’échanges
de brèves vidéos. Surtout ne plus parler. Alourdir la langue, supprimer tout
deuxième degré possible, voilà des étapes nécessaires pour en finir avec la
parole.
La mise en cause des auteurs et des personnages historiques
à déboulonner s’impose aussi clairement. Tuer les morts est une entreprise à la
taille des valeureux chevaliers de la pureté qui officient dans le « wokisme ».
Il faut certes un jugement critique du passé, mais pour l’assumer et le sauver —
Aufhebung, surmontement, dit Hegel. Mais ce n’est pas ce surmontement,
très psychanalytique qui satisfera les « khmers multicolores ». Détruire, tel
est le mot d’ordre.
La mise en cause du sexe s’inscrit dans cette volonté de
détruire. La différence des sexes nous apprend que l’identité suppose la différence,
que l’humanité est irrémédiablement double, qu’elle est l’unité d’une contradiction.
Voilà qui est insupportable. Une humanité réellement uniformisée doit s’imposer
pour nos sectaires. J’avais soulevé une autre dimension du transsexualisme, la
haine cachée des mères. Les mères le sont parce qu’elles sont fécondes et « font »
des enfants, quelque chose qui vient heurter l’appétit de destruction. Enfin,
le transsexualisme s’accorde bien avec le vieux fond puritain : le sexe, c’est
l’interdit par excellence. Que tout cela puisse parfois se draper des oripeaux
d’une libération sexuelle complètement déréglée ne change rien au fond de l’affaire.
L’humanité ne survit que grâce à de subtils montages, ceux
du droit civil en premier lieu, mais aussi tout ce qui permet de trouver des accords,
de maintenir une langue commune, de négocier. C’est cela qui est menacé dans
une société chaque jour plus éparpillée.
À quoi tout cela conduit-il ? À l’aspiration à la
destruction totale du monde. « Il leur faut une bonne guerre ». Quand on entend
BHL éructer sur les médias qui le choient qu’il faut faire la guerre à Poutine
et l’écraser, on est bien obligé de se dire qu’une nouvelle fois les pères se
préparent à tuer leurs fils. Sous le vernis, le « fragile vernis d’humanité »
(Michel Terestchenko), la barbarie est prête à exiger son dû.
jeudi 16 juin 2022
De la vérité
« Chacun sa vérité » : c’est le titre d’une pièce de Luigi Pirandello, dont on peut résumer ainsi l’argument. Dans une petite ville d’Italie, au début du XXe siècle, toute la bonne société en vient à se passionner pour trois nouveaux arrivants : madame Frola, sa fille et son gendre, monsieur Ponza. Mais pourquoi monsieur Ponza interdit-il à madame Frola, pourtant sa belle-mère, de visiter sa femme ? Et pourquoi veut-il aussi que personne ne fréquente madame Frola ? Chez monsieur Agazzi, conseiller de préfecture, commères et curieux se rassemblent pour échanger suppositions, ragots et opinions. Le mystère s’épaissit lorsque Ponza et sa belle-mère donnent des explications totalement contradictoires de ces étranges comportements. Qui dit la vérité ? Tout ce petit monde de notables de province s’agite pour faire la lumière sur la situation. Mais, comme le pense l’ironique monsieur Laudisi, se pourrait-il que la vérité claire et indiscutable n’existe pas ?
Monsieur Laudisi en tout cas trouverait une ample matière pour
appuyer ses réflexions dans notre actualité. Sur tous les sujets, la vérité une
et indiscutable se dérobe. Et quand elle pourrait éventuellement être à notre
disposition, on s’efforce d’effacer les traces, comme on a effacé les vidéos du
Stade de France qui auraient sans doute aidé à découvrir les fauteurs de
troubles réels et à disculper les malheureux supporters britanniques ! on
apprend que les notes du baccalauréat ont été remontées sur pression ou
directement par l’administration, ce qui permettra d’annoncer une « belle cuvée »
pour le bac 2022 et, accessoirement de limiter les éventuels redoublements.
Ce dernier épisode n’a rien d’anecdotique. Jadis, on déployait des efforts
considérables pour empêcher la triche aux examens. Aujourd’hui, c’est l’administration
elle-même qui triche à grande échelle et délivre des diplômes frauduleux.
On veut bien admettre que le mensonge fait partie de la vie sociale
et politique. Mais la société ne peut pas reposer sur le mensonge. Dans son
opuscule Sur un prétendu droit de mentir par humanité, Kant, comme Augustin
avant lui, soutient que rien, jamais, ne peut nous autoriser à mentir. Jamais, nunquam !
Il existe de bonnes critiques du « purisme » de Kant et notamment celle de Jankélévitch
dans son Traité des vertus. Il n’en demeure pas moins que Kant donne un
argument qu’on peut difficilement éluder : si on s’autorise à mentir, on
ruine du même coup tout fondement des liens sociaux, toute confiance dans la
parole donnée et tous les contrats. Quand c’est une administration, qui plus
est l’administration de l’Éducation nationale, qui organise le mensonge, il s’agit
d’un crime contre la République. On prive les professeurs de toute autorité et
on s’étonnera ensuite que l’école aille mal ! Si le cas de l’Éducation nationale
était isolé, peut-être pourrait-on imaginer quelque stratagème pour se
consoler. Mais il n’en est rien. Le mal est partout, depuis cet employé de l’Élysée
qui brutalise des manifestants et dont le coffre-fort disparaît opportunément
jusqu’au garde des Sceaux mis en examen et aux conseillers multirécidivistes du
conflit d’intérêts. « La politique, c’est comme l’andouillette, ça doit sentir
un peu la merde, mais pas trop », disait Édouard Herriot, politicien
radical-socialiste qui s’y connaissait. Là, ça pue vraiment beaucoup.
Si une telle attitude de mépris à l’égard de la vérité peut
se perpétrer sans provoquer de révolte populaire, peut-être faut-il admettre
que le peuple lui-même est corrompu, c’est-à-dire qu’il accepte tout des
puissants pourvu que quelques miettes tombent encore de leur table. Mais il
existe aussi une explication plus générale. Le relativisme moral a
progressivement gagné tous les esprits. Une sorte de nihilisme est devenu l’idéologie
dominante. Les théoriciens de la French theory et du « postmodernisme »
avaient déjà procédé à la critique de la vérité, lui substituant des « régimes
de vérité » variables. Le « génie » de Foucault, Derrida et toute la bande, est
d’avoir vu, avant tout le monde, ce qui était en train de s’installer, d’avoir
deviné quelle idéologie serait adéquate au mode de production capitaliste dans
phase qui s’ouvre dans les années 1970 et surtout après. De même qu’elle s’est
approprié le « nous voulons tout, tout de suite, jouir sans entrave et vivre
sans temps mort », la classe dominante a balancé aux orties tout ce qui pouvait
demeurer de scrupules, de remords nés de l’éducation religieuse ou de l’éthique
civile enseignée jadis au tableau noir des écoles, quand il y avait encore des
écoles dignes de ce nom.
Quitte à passer pour totalement « démodé », quitte à être ringardisé,
je soutiens que la vérité est la valeur clé et que la confiance dans ceux qui
sont censés la connaître parce qu’ils ont fait les efforts nécessaires est
absolument indispensable, dès lors qu’on se refuse à voir dans le totalitarisme
l’avenir de l’humanité. Nous avons besoin que les impostures scientifiques
soient inlassablement démasquées, nous avons besoin d’un journalisme d’information
aussi objectif que c’est possible et non de journalistes comme ce journaliste
de l’Obs qui, il y a quelques années, affirmait qu’on a le droit de
mentir quand il s’agit des dictateurs, nous avons besoin de journaux qui ne
soient pas de la propagande en faveur du « camp » des neuf propriétaires de 95 %
de la presse française. Nous avons besoin d’une école qui transmet des savoirs
objectifs et ne se transforme pas en tribunal aux mains des minorités bruyantes
qui donnent le ton dans la « société du spectacle ». Nous devons sortir impérativement
de ce monde dans lequel « le vrai est un moment du faux » comme le disait Guy
Debord.
Le 16 juin 2022
mardi 21 décembre 2021
dimanche 28 novembre 2021
Le woke, une arme de guerre contre le marxisme
Le woke, une arme de
guerre contre le marxisme
L’idéologie woke sous ses
divers avatars occupe une place croissante dans l’espace universitaire et
médiatique, multipliant interdits et censures : contre la représentation
d’une pièce d’Eschyle, contre la statue de Colbert, contre les professeurs « mal
pensants ». Les porte-parole de ce mouvement ont table ouverte sur les radios
du service dit public. Comme les vieux réflexes ne se perdent pas, pour dénoncer
le woke, il est parfois de bon ton d’y voir une nouvelle manifestation
d’un marxisme, pourtant mal en point. On peut certes dire du mal du marxisme,
mais s’il est bien une accusation infondée, c’est celle qui en fait le père
putatif du mouvement woke. En réalité, l’idéologie woke est une arme
offensive contre le marxisme (sous toutes ses formes) et contre le vieux
mouvement ouvrier syndical.
Le mouvement woke est
comme le Coca-cola et Halloween, un produit d’importation américaine. Mais ses
origines idéologiques se situent dans la french theory, c’est-à-dire
chez les philosophes français « post-modernes » ou les théoriciens de la « déconstruction »
— un terme qui constitue le principal slogan woke. Or ces penseurs sont
tous des adversaires résolus du marxisme. S’ils adoptent volontiers un discours
« anticapitaliste », ils refusent la centralité de la lutte des classes autant
que la figure de la classe ouvrière comme sujet historique. Chez tous, la
classe ouvrière et ses organisations sont « ringardisées » : trop de
conservatisme, trop de stéréotypes. On leur préférera les schizophrènes
(Deleuze), les « taulards » (Foucault), les minorités, notamment les immigrés
(Badiou destitue très tôt la classe ouvrière française au profit de la figure
rédemptrice de l’immigré), les mouvements féministes, la queer attitude
(encore Foucault). Tous ces courants qui ont fleuri dans les années qui suivent
mai 1968 considèrent, comme Michel Foucault, que la question du pouvoir d’État
comme question centrale est une fausse question et qu’il est nécessaire de
s’opposer d’abord aux « micropouvoirs » et aux « disciplines » qui
domestiquent l’individu. C’est encore chez Foucault et son élève américaine
Judith Butler qu’est revendiquée la nécessité des « identités flottantes »
contre les « assignations sociales » à une seule identité sexuelle. Remarquons
enfin que, comme Foucault admirateur de la « révolution islamique » de
Khomeiny, le woke sacralise l’islam, considéré comme l’allié du
mouvement contre les mâles blancs hétérosexuels, et comme tel inattaquable.
Ces mêmes antinomies se
retrouvent entre marxisme et mouvement woke. Le marxisme est universaliste
et considère que les particularités des différents peuples et des différentes
religions sont appelées à passer à la moulinette du développement mondial du
mode de production capitaliste. Au contraire, le woke est relativiste et
dénonce l’universalisme comme le masque de la domination « blanche ». Marx et
Engels, tout en condamnant les méthodes et les exactions terribles de la
colonisation, y voyaient une de ces ruses de l’histoire grâce à laquelle les
peuples colonisés allaient sortir de leur sommeil et prendre place dans la
lutte aux côtés des autres prolétaires de tous les pays. Ils étaient
franchement européocentristes et considéraient que la civilisation européenne
montrait la voie. Lénine affirmait que le socialisme moderne était l’héritier
de la philosophie allemande, de l’économie politique anglaise et du socialisme
français, lui-même issu des Lumières. Le marxisme a toujours défendu la culture
« bourgeoise », c'est-à-dire la « grande culture », comme
un acquis que devait s’approprier le mouvement ouvrier. On se demande bien
pourquoi les censeurs woke n’exigent pas le retrait immédiat des
ouvrages de ces penseurs horribles.
Les marxistes ne portaient guère
dans leur cœur l’idéologie libérale-libertaire qui s’est déployée après 1968.
En vieux mâle blanc hétéro, Marx condamnait le travail de nuit des femmes comme
contraire à la pudeur féminine. Il ne réclamait pas l’abolition de la morale,
mais dénonçait le capitalisme comme un système qui balayait toutes les
barrières morales ! S’il faut dénoncer les donneurs de leçons de morale, c’est
seulement qu’ils ne mettent jamais leurs actes en accord avec leurs paroles.
Les marxistes sont antiracistes
et antiesclavagistes. Marx rédigea l’adresse de l’Association Internationale
des Travailleurs au président Lincoln, à l’occasion de sa réélection en 1864 et
le qualifia d’« énergique et courageux fils de la classe travailleuse », qui
sera capable de « conduire son pays dans la lutte sans égale pour l’affranchissement
d’une race enchaînée et pour la reconstruction d’un monde social. » La lutte
contre l’esclavage et les discriminations raciales s’inscrit pour les marxistes
dans le sillage des grandes révolutions « bourgeoises » du XVIIIe siècle.
Au contraire, les woke font de la traite négrière une tache indélébile qui
condamne par avance tous les « blancs », oubliant au passage que la plus grande
traite négrière fut organisée par les Arabes et les Ottomans sous le drapeau de
l’islam, avec l’aide active des chefs des peuples d’Afrique qui pratiquaient
eux-mêmes l’esclavage. Ainsi le woke réhabilite le racisme et substitue
la lutte des races à la lutte des classes.
Que les divers mouvements woke
n’aient aucun rapport avec le marxisme et la lutte des ouvriers, il suffit
encore pour s’en convaincre d’écouter ses principaux héraults. Mme Houria
Bouteldja, égérie du mouvement des « Indigènes de la république » ne
déclarait-elle pas que l’ouvrier blanc est son ennemi ? Mme Rokhaya Diallo
est une figure de la « jet set ». Elle est membre de la « classe capitaliste
transnationale ». Mme Traoré est devenue la coqueluche des grandes marques
à la mode. La promotion du lumpenprolétariat et des petits voyous des « cités »
au rang de mouvement révolutionnaire n’a rien à voir avec le marxisme :
Marx et Engels disaient pis que pendre de ce « lumpenproletariat » toujours
prêt à passer au service de la réaction bourgeoise. Étroitement lié aux couches
de la petite-bourgeoisie intellectuelle qui veut d’abord occuper les postes de
ceux qu’il dénonce, le woke est surtout un champion de la « lutte
des places » à l’intérieur de la fraction la plus mondialisée de la classe
capitaliste, celle des médias, du luxe et de la sous-culture marchande. Le woke,
c’est la rébellion aux couleurs de Netflix, Gucci, Louboutin ou Benetton…
On peut critiquer le marxisme :
élève libre de Marx, j’ai beaucoup écrit contre les diverses orthodoxies marxistes.
Mais on ne peut rendre le marxisme responsable du mouvement woke. S’il y
avait encore dans ce pays des marxistes sérieux, nul doute qu’ils seraient à la
pointe du combat contre ces folies qui trouvent dans certains secteurs du
capital une oreille complaisante, peut-être parce qu’elles sont dirigées d’abord
contre les ouvriers, ces « salauds de pauvres », ces « beaufs » qui savent bien,
eux, que le travail reste la question centrale pour nos sociétés.
Denis Collin — 26 novembre
2021
Philosophe. Auteur de Introduction à la pensée de Marx (Seuil), de Après la gauche (Perspectives libres). Site : https://denis-collin.blogspot.com
[Ce texte a d'abord été publié comme une interview dans le Figaro.]
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