Poursuivons notre lecture de Jean Vioulac. Nous abordons maintenant l’analyse du nazisme. Après Léviathan, nous avons affaire à Béhémot ! C’est un monstre terrestre que l’homme ne peut pas plus domestiquer qu’il ne peut attraper Léviathan avec un hameçon.
lundi 7 octobre 2024
samedi 24 août 2024
Le retour de Ludd, ou comment se défaire de l’homme-machine
Ned Ludd, « captain Ludd », ou encore « le roi Ludd, général de l’armée des justiciers » est un personnage un peu mythique auquel on attribue les mouvements des briseurs de machines qui sévissent au cours de l’année 1811 et qui ne seront arrêtés que par l’exécution de 17 meneurs et la déportation en Australie de 6 autres. Les destructions de machines à filer visaient à protéger l’emploi des ouvriers et leur qualification. Longtemps, on a fait des luddites l’archétype de la résistance réactionnaire au progrès industriel.
mercredi 12 juin 2024
Conservateur et non réactionnaire
On peut être conservateur sans être réactionnaire. Et peut-être faut-il ajouter qu’il faut être conservateur pour être révolutionnaire. En disant de George Orwell qu’il était un anarchiste tory, Jean-Claude Michéa a donné une version de ces paradoxes apparents qui ne peuvent étonner que ceux qui ne comprennent rien à la dialectique.
samedi 1 juin 2024
Légalisation de l’aide à mourir : Le dernier pas vers l’abolition de l’humain.
Ainsi une loi se propose de légaliser « l’aide à mourir ». On pourra désormais demander au médecin la prescription d’une dose létale de quelque poison qu’on s’administrera soi-même ou que l’on demandera à un autre d’administrer. La chose est déjà très développée dans d’autres pays comme les Pays-Bas, la Belgique, le Canada, certains États des États-Unis, etc. En dépit des formules alambiquées, voire absurdes, comme « suicide assisté », il s’agit d’un processus général de légalisation de l’euthanasie.
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Aktion 14 à l'oeuvre |
Depuis l’utilisation qu’en avaient faite les nazis, l’expérimentant sur les malades mentaux dès 1939 avec le programme Aktion T4 qui a servi à tester les chambres à gaz, le mot a mauvaise presse. C’est pourquoi on doit le camoufler. Le programme nazi d’extermination des malades mentaux a conduit à la mort environ 300 000 personnes. Il s’agit de la première mise à l’épreuve de la théorie des « vies indignes d’être vécues ». Sans mettre en cause la bonne foi des militants de ADMD (association pour le droit à mourir dans la dignité), on ne peut s’empêcher de faire le rapprochement entre ces « vies indignes » et la « mort digne ». La banalisation des politiques orientées vers l’euthanasie est la signature de notre époque : faute de mettre toutes les forces sociales du côté de la vie, on préfère programmer la mort.
vendredi 31 mai 2024
Remarques sur l'antisémitisme. Simmel et Postone
Georg Simmel donne de nombreux exemples du fait que le commerce de l’argent est réservé dans la société antique comme dans la société féodale aux groupes sociaux méprisés : à Rome, les esclaves affranchis qui ne disposent pas de la pleine citoyenneté, en Inde, les Parsis, classe opprimée ou les Tschettis, une caste mélangée et « impure », ou les Huguenots en France et les quakers en Angleterre. Parfois, il s’agit de groupes qui ont volontairement renoncé à toutes les formes d’intégration politique. Simmel y voit, chez les quakers et les Herrenhuter le signe d’un « christianisme morbide », « d’une piété ne tolérant aucune élévation terrestre et préférant à tout prendre la terrestre bassesse » (Philosophie de l'argent, Puf Quadrige, p.261). La même règle permet de comprendre l’évolution de la noblesse au fur et à mesure que l’absolutisme la privait de toutes ses prérogatives traditionnelles.
samedi 23 mars 2024
Vous qui entrez ici, gardez l'espérance...
On ne peut manquer d’être frappé par le paradoxe suivant : les classes moyennes supérieures théoriquement instruites ne cessent de prôner l’inclusivité, la tolérance et même le soutien fervent à tous les communautarismes (religieux ou sectaro-sexuels) et dans le même temps elles sont visiblement incapables de comprendre les autres peuples, incapables de penser que l’on ne puisse pas penser comme on pense dans les centres-villes gentrifiés des métropoles des pays capitalistes qui se définissent comme l’Occident. Le voile islamique, l’UE en finance la promotion, comme elle fait la promotion du transgenrisme, sans s’émouvoir du fait que l’homosexualité est un crime, parfois passible de la peine de mort, dans les pays musulmans — quoique, dans le même temps, la « transition de genre » soit parfaitement légale en Iran… qui est donc bien un pays « moderne ». Mais que les Russes ou les Africains aient sur l’homosexualité une autre approche que celle de l’intelligentsia (encore un mot russe) occidentale, voilà un véritable scandale qui mérite bien une bonne guerre !
samedi 30 décembre 2023
Le spectacle du monde du spectacle
En cette fin d'année 2023, il semble qu'il n'y a rien de plus urgent, de plus grave, de plus crucial que de savoir si Depardieu est un « gros con », un « gros porc »... ou un violeur. Les deux premiers qualificatifs ne sont pas punissables par la justice — s'il fallait mettre tous les gros porcs et des gros cons en prison, on n'en finirait jamais... Seul le troisième qualificatif est un crime, et le jugement des crimes dans un État de droit n'est pas du ressort des assemblées de lyncheurs, mais des tribunaux. Comme je ne fréquente pas Depardieu, ni toutes les belles gens qui se sont manifestées d'un côté ou de l'autre dans cette affaire, qu'il soit un gros con ou un gros porc, cela m'est parfaitement égal. Pour le reste, la justice qui, me semble-t-il, est saisie, dira ce qu'il en est.
jeudi 26 octobre 2023
La morale face à la guerre
La guerre est une rupture brutale du lien moral entre les
hommes. C’est aussi vieux que l’humanité. Il n’y a pas de société sans ce lien
moral (ou éthique si on tient à ce mot). Mais les sociétés humaines s’entretuent
sans la moindre pitié. Les guerres préhistoriques sont maintenant bien
documentées — voir Les guerres préhistoriques de Lawrence Keeley — et faisaient
un considérable nombre de victimes (entre 40 et 50 % des vaincus) et,
évidemment, on n’épargnait personne. Les Romains ne faisaient pas dans la
dentelle avec les rebelles à leur « pax romana ». Les barbares l’étaient
vraiment et de Gengis Khan à Tamerlan et Ivan le Terrible, les figures de monstres
abondent. Sans oublier la croisade des Albigeois (« tuez-les tous, Dieu
reconnaîtra les siens »), les guerres de religion (le massacre de la Saint-Barthélemy
reste dans les mémoires), la guerre de Trente Ans qui a décimé la population
allemande (réduite de moitié), l’invasion française de la Hollande, commandée
par Louis XIV, etc. Nos guerres se sont peut-être civilisées au xixe, enfin quand il s’agissait
des guerres intraeuropéennes, mais en matière d’horreurs coloniales, on ne sait
à qui délivrer la palme, peut-être au traitement que le roi des Belges a fait
subir au Congo, qui n’était pas une colonie belge, mais un domaine privé.
Michel Terestchenko, dans Un si fragile vernis d’humanité, un livre à
recommander chaudement, s’interroge sur les conduites de destructivité et
montre que ce n’est ni par abjection que l’on massacre ni par altruisme
que l’on s’y oppose…
mardi 5 septembre 2023
Quel avenir pour le socialisme?
Entretien avec David L'Epée paru dans Krisis
Q : Depuis la
chute du mur de Berlin et l’effondrement du bloc communiste, l’humanité vit
grosso modo sous l’égide d’un unique régime socio-économique : le capitalisme.
Ce régime se globalise de manière de plus en plus hégémonique et convertit
progressivement au « modernisme » même les territoires les plus pauvres
et les plus engoncés dans leurs traditions locales, pour en faire de nouvelles
zones de production ou de marché. Le socialisme, qui a pu apparaître pendant
longtemps comme la principale alternative à la logique libérale, a probablement
cessé aujourd’hui de fonctionner comme un Idéal ou un Grand Récit capable de
susciter l’enthousiasme des foules. Même la crise économique de 2008, qui, en
France (et sans doute ailleurs dans le monde), a quelque peu discrédité le
capitalisme aux yeux d’une partie de l’opinion publique, n’a pas suffi à
réhabiliter le socialisme comme alternative crédible. Autrement dit, on ne croit plus guère aux sirènes du marché ;
mais on se méfie plus encore des lendemains qui chantent. Comment expliquer
cette désaffection du socialisme ? Cette idéologie est-elle morte ?
samedi 17 juin 2023
Téléologie vitale
La domination de la pensée « économiste », celle des universités, des écoles de commerce, des grands journaux, etc., interdit que soient posés convenablement les problèmes de notre époque. Par conséquent, bon nombre de propositions « alternatives » tombent à l’eau parce qu’elles se situent encore dans le cadre de la pensée dominante. Ajoutons à cela que la question de « l’environnement » est généralement plaquée par là-dessus, traitée à partir d’un point de vue pseudoscientifique, objectiviste qui finit par noyer toute discussion dans des arguties techniques, tout aussi discutables les unes que les autres.
samedi 3 juin 2023
Espérance ?
Les grands mouvements sociaux débutent tous par une réaction à une décision des dominants qui rend d’un seul coup insupportable tout ce que l’on avait subi sans broncher jusqu’alors. Il n’est guère d’exception à cette loi. Cependant, si on ne veut pas que ces grands mouvements sociaux restent sans lendemain, il faut qu’ils soient nourris sur le long cours par une espérance. Ernst Bloch a parfaitement saisi cela, en particulier dans son opus majeur, Le principe espérance.
Personne n’a besoin de programmes révolutionnaires, terriblement révolutionnaires, « la terre et la paix » peut suffire (c’était le programme du parti de Lénine en 1917), mais tous ceux qui se mettent en mouvement doivent au fond d’eux-mêmes avoir la certitude que le présent n’est qu’un pas vers un futur qui sera meilleur ! La guerre des paysans de Thomas Münzer est animée par cette vision nouvelle que la réforme a fait naître dans le monde chrétien. La Révolution française cristallise tout ce qui s’est accumulé dans toutes les couches et toutes les classes de la société et tente de réaliser le christianisme, c’est-à-dire de l’abolir sous sa forme cléricale pour en mettre en œuvre les principes éthiques. Ce qui se passe après est une autre histoire, sur laquelle on a écrit des tonnes de livres. Le communisme historique, celui qui naît avec le Manifeste de 1848 reformule cette utopie d’un monde fraternel, où tous les hommes seraient égaux, où il n’y aurait plus de maîtres ni d’esclaves, plus « ni Juifs ni Gentils » et même plus d’hommes ni de femmes, toutes choses qui font partie de l’idéal communiste égalitaire, mais que l’on trouve aussi chez Paul de Tarse (Galates, 3:28) !
Si
l’on veut vraiment comprendre dans quelle situation historique nous sommes et
pourquoi, en dépit de la colère des peuples, de leurs souffrances accrues, les
dominants dominent aussi aisément, il faut comprendre cela, c’est-à-dire
qu’aujourd’hui, c’est le mot d’ordre punk qui dit la vérité :
« No future ! » Nous sommes devenus résolument
athées, c’est-à-dire que nous ne croyons même plus que « l’homme est un
Dieu pour l’homme », ainsi que l’affirmait Spinoza. Et cet athéisme
postmoderne, loin d’être une libération n’est que la conviction répandue
partout que nous devons accepter nos chaînes et n’y mettre même plus de fleurs.
La considération de ce qui est, ou du moins de ce que l’on croit être, celle
que nous livre « la science » tient lieu de valeur et d’ordre
normatif. De cet athéisme radical, nous avons eu deux expériences : la
première, théorique, c’est l’œuvre de Sade — lire ou relire La philosophie
dans le boudoir ou Les 120 journées de Sodome — et la seconde,
pratique, avec le nazisme. C’est d’ailleurs la grande différence entre nazisme
et stalinisme : ce dernier devait se cacher derrière les grands principes
éternels et ne pouvait avouer sa volonté d’écraser l’humain en tant que tel.
Aujourd’hui,
des hommes sans foi ni loi ont pris le pouvoir, qui pensent comme des machines,
sont dépourvus de toute culture réelle et rêvent d’un monde fonctionnant comme
une machine, qui ne proteste pas et exécute sans broncher ce qu’on lui demande
et qui n’exige que le carburant minimal pour assurer son fonctionnement et un
peu d’huile pour ses rouages. Dans ce monde, il semble qu’il ne reste aucune
issue, sinon en faisant marche arrière, mais il n’est pas plus possible de
faire marche arrière que de monter dans une machine à remonter le temps ou
qu’au vieil homme de retrouver les jambes de ses vingt ans.
La
seule issue est de rouvrir la voie au « principe espérance »,
c’est-à-dire de proposer des valeurs pour lesquelles il vaut la peine de se
lever et de se battre. On peut faire des programmes, proposer une nouvelle
constitution, inventer des solutions magiques aux vieux problèmes de la
planification, concilier la chèvre et le chou et rêver que les loups dorment
avec les biches. Tout cela occupe encore quelques petits groupes qui répètent
inlassablement les mêmes litanies en croyant innover. Mais cela n’aboutit à
rien et on peut le constater avec dépit ou amertume chaque jour.
Avant
de se demander comment faire, il faut se demander quoi faire. C’est-à-dire
quels principes doivent nous guider ? Gramsci parle de « réforme
morale et intellectuelle » qui lui semble tout à la fois indispensable et
très difficile à mener, difficile parce que les intellectuels
« cristallisés » lui semblent conservateurs et réactionnaires,
difficile aussi parce qu’il faut pouvoir faire le tri entre les valeurs
philosophiques qu’il faut conserver et celles qui sont obsolètes. Il se trouve
cependant qu’aujourd’hui, ceux des intellectuels qui donnent le
« la », les « intellectuels cristallisés » gardent les
valeurs obsolètes et jettent par-dessus bord tout ce qui devrait être gardé…
Bonisme (les Italiens parlent du « buonismo » pour désigner l’état
d’esprit « bienveillant », « ouvert » du politiquement
correct) et « aquoibonisme » se partagent les esprits d’un très grand
nombre de nos contemporains.
Au
milieu de l’indifférentisme, nous avons d’un côté le « wokisme » sous
ses diverses manifestations, qui prolonge le « bonisme » et se
transforme en nouvelle inquisition et, de l’autre côté, un sursaut de
religiosité qui n’inquiète les premiers que lorsqu’il est chrétien. Il faut se
demander d’où vient ce sursaut de religiosité, qu’attestent toutes les enquêtes
d’opinion, et qui se manifeste particulièrement chez les jeunes, dans un monde
globalement plus incroyant que jamais. La montée de l’islamisme dans les pays
européens et nord-américains vient d’abord de la jeunesse. On doit, certes,
incriminer les réseaux fréristes, l’action des pétromonarchies, etc., mais si
tout cela peut fonctionner, c’est parce que le terreau est fertile. On voit
d’ailleurs se développer, quoique ce soit moins tapageur, un christianisme plus
« intégriste », non seulement du côté des églises évangéliques, mais
aussi du côté catholique. Le « voile chrétien » fait le
« buzz » sur Tiktok ! Il y a des phénomènes semblables chez les
jeunes Juifs. On peut y voir un effet de mode et l’affichage de ces
particularismes qui devient impératif dans la « société liquide ». Et
on a sans doute de bonnes raisons de s’interroger sur la profondeur spirituelle
de ces néo-musulmans ou ces néo-chrétiens. Mais on doit cependant aller plus
loin. Il s’agit aussi, pas seulement, certes, mais aussi, d’une réaction à la
dissolution de toute communauté humaine qu’implique le développement du mode de
production capitaliste à notre époque. Le dernier refuge qu’est la famille
(voir Christopher Lasch, La famille assiégée. Un refuge dans
ce monde impitoyable) est ravagé par les revendications des
« droits » les plus extravagants et les modes stupides, mais
branchées, comme le véganisme. Les partis et les mouvements de jeunesse
n’existent plus — même les JEC et JOC n’ont plus qu’une existence fantomatique.
Si, aujourd’hui, une très nette majorité des Français ne croit pas en Dieu,
elle ne croit plus en rien du tout ! Ni la liberté, ni la fraternité, ni
l’égalité, ni la patrie, ni l’humanisme. La seule croyance est celle de la
consommation et de la survie à n’importe quel prix quand la consommation
devient plus difficile — ce qui est le cas aujourd’hui. L’indifférence et le
nihilisme produisent leur propre négation dans un nouvel
« intégrisme » religieux.
Il
est donc urgent de repenser les fondements moraux de notre civilisation, ce qui
en fait la véritable grandeur, maintenant que nous nous sommes bien repentis de
tous nos « crimes », une repentance qui n’a rien à voir avec
l’histoire, mais tout avec la négation de ce qu’a produit de meilleur la
civilisation européenne[i].
Car il s’agit bien de morale — et pas seulement de revendications sociales — et
la « force de la morale », du reste, continue de s’imposer, même sous
des traits méconnaissables (voir M.-P. Frondziak et D. Collin, La force
de la morale). Il y a quelques directions dans lesquelles on
pourrait travailler pour élaborer les principes dont nous avons besoin,
quelques principes qui pourraient former un « credo » (Engels, avant
le Manifeste du parti communiste, avait écrit un Catéchisme
communiste...).
1)
Réhabiliter la morale des devoirs. Jankélévitch dit « Nous n’avons que des
devoirs, l’autre à tous les droits ». L’hyperbole nous permet de saisir
quelque chose de fondamental : l’appartenance à la communauté humaine,
l’appartenance à ce règne des fins dont parle Kant, nous impose des devoirs
universels. Évidemment, si l’homme n’est que de la « viande » (cette
conception « bouchère » de l’humanité que dénonce Pierre Legendre),
s’il n’est qu’un amas de neurones comme l’affirment les neurosciences, la
notion de dignité n’a pas plus aucun sens. Mais si on veut garder à l’homme sa
dignité, si on pense qu’il a une valeur alors que les choses ont un prix, alors
on se doit de respecter en sa propre personne comme en celle de tout autre,
l’humanité comme une fin en soi et jamais simplement comme un moyen. On peut
chipoter sur la « morale de Kant », mais il n’y a pas de
« morale de Kant », il y a la morale tout court, celle que tous les
humains admettent au fond de leur cœur, même si les circonstances autant que
leurs inclinations les conduisent trop souvent à négliger et contredire leurs
devoirs.
2)
Une morale des devoirs présuppose la liberté humaine. Personne ne peut faire de
concept de la liberté, mais la liberté est présupposée, par nous-mêmes, pas
nécessairement par les autres, dans chacun de nos actes, dans chacune de nos
décisions. Le revers en est la responsabilité. L’irresponsabilité juridique
présuppose justement la responsabilité. La responsabilité de nos actes ne se
limite pas à notre entourage ou à notre milieu. Elle est bien, comme le dit
Sartre, une responsabilité pour le monde. A minima, cela implique que
nul, face à n’importe quelle tragédie, ne peut dire « ça ne me concerne
pas ». Nos jugements sont déjà des actes, dans la mesure où les autres en
sont les destinataires. On peut être dans l’incertitude, on peut ne savoir ce
qui s’impose à un moment donné, on n’est pas obligé de « choisir son
camp », mais on est toujours impliqué, toujours engagé, qu’on le veuille
ou non. C’est, convenons-en, un fardeau écrasant, parce que la condition
humaine est un fardeau écrasant et, souvent, elle nous écrase. Mais nous ne
pouvons pas y échapper. L’insouciance, le culte de la jouissance (« enjoy ! »),
l’ivresse de l’oubli, tout ce que Pascal classait dans la rubrique
divertissement, dominent notre vie sociale, nous abrutissent littéralement et
disposent de moyens colossaux pour nous maintenir dans cet état. Mais nous
devons savoir dire non. L’homme est un bipède, il est debout sur ses deux
jambes pour regarder plus haut que lui : l’enseignement de Platon demeure,
éternel.
3)
Si l’on accepte les deux points précédents, il en découle que nous devons
appliquer des principes de droit que nous pourrions tirer de Grotius.
1. Est
conforme au « droit naturel » tout ce qui développe la sociabilité
humaine et contraire au droit naturel tout ce qui entretient la discorde et
conduit les individus au repli égoïste.
2. Est
conforme au « droit naturel » tout ce que nous admettrions comme
juste indépendamment de tout autre commandement (religieux par exemple, Etsi
Deus non daretur, écrit Grotius).
Ces
deux préceptes qui rejoignent le « droit naturel raisonné » de
Jean-Jacques Rousseau ne donnent pas par déduction logique des règles de droit
absolument indiscutables, mais ils permettent d’éclairer le jugement du
législateur, du citoyen ou de l’homme de bonne volonté. Ces préceptes peuvent
être formulés dans le lexique de la théorie de la justice en suivant John
Rawls. La valeur primordiale, celle qui commande toutes les autres est la
liberté, non pas la liberté extérieure, mais la liberté dont nous jouissons
effectivement et au premier chef la liberté de conscience — ce qui suppose la
liberté d’expression de ses opinions « même religieuses », comme le
dit notre déclaration des droits. C’est un point essentiel alors que les
gouvernements d’un côté, les divers groupes de pression catégoriels de l’autre
unissent objectivement leurs forces pour faire reculer la liberté de penser.
Les demandes d’interdiction au motif que telle ou telle opinion ne serait plus
une opinion, mais un délit, auraient dû susciter des levées de bouclier de tous
les défenseurs de la liberté. Mais comme l’avait dit jadis un journaliste
économique, la liberté consiste essentiellement à pouvoir choisir entre 50 marques
de céréales pour le petit déjeuner…
Mais
la liberté n’est pas un bien individuel, elle est nécessairement la liberté
égale pour tous. Car, si l’un est plus libre qu’un autre, la liberté de l’autre
est nécessairement atrophiée ou mutilée. Cette notion de liberté égale pour
tous, quand on en tire toutes les conséquences, a une très grande portée. Elle
est au fondement de la démocratie. Mais elle implique aussi que les conditions
des humains soient globalement égales, suivant le principe de Rousseau qui dit
que personne ne doit être assez riche pour acheter une autre personne et
personne ne doit être si pauvre qu’il soit obligé de se vendre. Dans son livre
La vertu souveraine, Ronald Dworkin déplorait que l’égalité fût une
« vertu en voie de disparition ». Indépendamment du jugement que l’on
peut porter sur le modèle de société qu’il propose, Dworkin nous ramène ici à
l’essentiel. Ce que certains auteurs ont appelé le principe d’égaliberté
s’accompagne donc du souci que nous devons avoir des autres, de notre capacité
à prendre en charge leurs souffrances, bref de ce que l’on appelle fraternité,
un mot qui, bien qu’inscrit au fronton de nos édifices publics, ne semble plus
dire grand-chose à la masse de nos concitoyens.
Liberté-égalité-fraternité :
rien de bien nouveau, dira-t-on. Mais c’est une sorte de concentré de ce qu’a
apporté l’histoire de « l’humanité européenne » (pour reprendre
l’expression de Husserl) et nous devrions y tenir comme à la prunelle de nos
yeux.
4)
Nous sommes cependant au bout d’un cycle historique. Les valeurs qui avaient
guidé l’effort intellectuel titanesque qu’a constitué la modernité — naissance
de la science, naissance d’une nouvelle conception politique, naissance d’une
nouvelle manière de placer l’homme dans le monde — se sont en quelque sorte
inversées. La « dialectique de la raison » (Adorno et Horkheimer)
aboutit à la déraison occidentale. L’hybris technologique et scientifique met
en question la survie même de l’humanité. Nous pourrions bien être arrivés à l’époque
de l’obsolescence de l’homme. Si nous ne voulons pas que soit engloutie notre
civilisation, il nous faut trouver ou retrouver le sens de la mesure. En
quelque sorte, redevenir grecs ; non que les Grecs aient été plus mesurés
que nous, puisque nous sommes à bien des égards leurs héritiers, mais ils ont
pressenti la folle logique de l’accumulation des richesses et ont conçu la
démesure comme le pire des vices. La vertu est un juste milieu entre l’excès et
le défaut : on s’est trop gaussé de cette éthique du juste milieu, en quoi
on a vu, à tort, la quintessence des vertus bourgeoises. À tort, parce que la
vertu bourgeoise par excellence est celle de l’accumulation illimitée du
capital.
Connaître
sa propre mesure, c’est d’abord apprendre que, les conditions d’une vie décente
et la protection (autant que possible) contre les aléas étant assurées, le seul
perfectionnement que pouvons désirer est notre propre perfectionnement :
perfectionnement intellectuel, culturel, mais surtout moral. Rechercher une
sorte d’accord avec la nature et rechercher l’amitié des autres humains, nous
n’avons pas besoin d’autre chose. Nous courons trop souvent après des choses
vaines, dont l’obtention même devient frustrante et produit plus
d’insatisfaction que de satisfaction. Les propositions d’Ivan Illich sur la
convivialité et la possibilité d’une société conviviale avaient pu sembler
prêcher l’adaptation à l’ordre existant. Mais l’expérience montre qu’il n’en
est rien. L’ordre existant est celui de la consommation pour la consommation qui
complète la production pour la production. L’ordre existant est celui de
l’illimité qui, bien naturellement, a pour contrepartie le dénuement du grand
nombre.
Trouver
sa mesure, ce n’est pas rejeter la technologie quand elle peut nous servir,
servir une vie vraiment humaine, mais refuser d’être asservi à une technologie
qui, loin d’étendre nos possibles, les restreint drastiquement et menace nos
libertés élémentaires. C’est aussi accepter que la science et la technique ne
nous rendront pas « comme maîtres et possesseurs de la nature ».
Sur
les murs du temple de Delphes étaient écrits les deux préceptes
fondamentaux : “connais-toi toi-même” et “rien de trop”. Il n’est rien à
ajouter. Chaque homme sait que la vie est brève et que la mort est certaine, mais
cette vie est à lui dès lors qu’il est guidé seulement par le choix de la vie
bonne. Comme le dit Sénèque, la vie n’est brève que pour celui qui la gaspille.
Disposer convenablement de son temps devrait suffire à nous rendre heureux.
***
Rien
de ce qui est dit ici n’est nouveau. Ce sont même des vieilleries, celles qui
traînent dans tous les grands livres de philosophie. Il y a peut-être une
dernière leçon pour s’orienter convenablement dans la vie : ne pas
chercher la nouveauté à tout prix. Beaucoup de nouveautés ne sont que des
extravagances qui font frissonner le bourgeois et que l’on oublie rapidement.
Le progrès que nous devons accomplir s’assortit d’un conservatisme raisonnable.
Beaucoup de “conservateurs” ne le sont que dans le but de conserver le privilège
des classes dominantes et voient dans les revendications des opprimés la marque
du ressentiment : les bourgeois voient du ressentiment dans tout ce qui
menace leur confort et leurs privilèges. Ils sont si sûrs d’eux qu’ils pensent
que tout le monde les envie ! Le seul conservatisme qui vaille est celui
qui conserve la vie et les acquis de la civilisation. Qu’ils aillent dans la
tombe, les riches, avec leurs jets privés, leurs montres de luxe. Grand bien
leur fasse : ils seront aussi morts que les gueux. Mais qu’ils cessent de
saccager la culture et ce qui fait le lien social.
De
tout cela, il faudrait tirer les conséquences politiques. Ces quelques lignes
ne font qu’exposer les principes raisonnables que nous devrions suivre, quels
que soient, par ailleurs, les jugements que nous portons sur les divers
courants politiques, existants ou ayant existé, et sur notre histoire récente
ou plus lointaine.
Le
2 juin 2023. Jour de la fête nationale en Italie qui commémore la
naissance de la république.
[i] C’est entendu : les Occidentaux ont
commis des crimes effroyables dans l’entreprise de colonisation. Ils se sont
comportés ici comme les autres peuples. Les Arabes ne furent pas des
conquérants particulièrement sympathiques. Les Mongols de Gengis Khan ont
peut-être fait mourir le cinquième de la population de la planète. Les Ottomans
ont opprimé durement tous les peuples qu’ils ont conquis – l’Algérie, par
exemple. Mais ceux-là ne se repentent pas ! Pas une minute. Les seuls qui
se repentent, qui furent les premiers à abolir l’esclavage, sont les Européens,
pétris de culture chrétienne...
mardi 25 avril 2023
Intelligence ... avec les entreprises d'IA
Une tribune de Jean-Marie Nicolle
Dans une émission TV consacrée à l’Intelligence Artificielle, le dimanche 23 Avril 2023 sur LCI, Luc Ferry, ancien ministre de l’éducation Nationale et Laurent Alexandre, fondateur du site Doctossimo, ont lancé un appel au gouvernement pour prendre la mesure des nouveautés de l’I.A. et des changements nécessaires dans l’éducation des jeunes. Pour avertir des risques d’asservissement intellectuel que comporte l’I.A., ils ont eu cette formule des plus étranges : « il faut que nos enfants soient complémentaires de l’I.A. » Ai-je bien entendu ? Non pas que L’I.A. soit complémentaire de l’intelligence des élèves, mais que ceux-ci soient complémentaires de l’I.A. Qu’est-ce que ça veut dire ?
Il
n’a pas fallu attendre longtemps pour comprendre le véritable sens de ce qui
pouvait passer pour une maladresse de langage. Selon eux, l’I.A. résout déjà la
plupart des problèmes que les hommes peuvent se poser. En France, seuls 20000
personnes sont encore à un niveau intellectuel supérieur à ChatGPT.4. D’où
sortent-ils ce chiffre ? Mystère… Les conséquences sociales seront énormes
puisque quantité de métiers consistant à résoudre des problèmes (chercheurs,
ingénieurs, gestionnaires, etc.) vont disparaître. Il faut donc former les
élèves pour qu’ils ne soient pas victimes de cette diffusion de l’I.A.
Soit,
mais comment ? Nos deux compères expliquent alors que ce que les
concepteurs de ChatGPT recherchent le plus, ce sont des gens capables de poser
de bonnes questions à résoudre. Il faut former les élèves à poser les bonnes
questions. Présenté comme cela, tous les pédagogues, directeurs de recherche,
philosophes, etc. ne peuvent qu’applaudir. On va enfin centrer l’enseignement
sur le développement de l’intelligence des élèves !
Mais
à y regarder de plus près, on peut se demander si c’est bien l’intelligence des
élèves qu’on chercherait à développer. Ne serait-ce pas plutôt les programmes
de l’I.A. ? En effet, ces programmes ont besoin d’être « stimulés »
par des utilisateurs. Il leur faut des questions, car les questions posées sont
les données à exploiter pour améliorer « l’apprentissage » des
systèmes-experts. L’I.A. ne sera jamais assez intelligente pour se poser à
elle-même des questions nouvelles et pertinentes, donc intelligentes. Seul un
être humain peut les lui fournir. On va donc pousser les étudiants à utiliser
ChatGPT, non pour chercher par eux-mêmes des informations, mais pour alimenter gratuitement
et à leur insu le développement des programmes.
La
prétendue révolution éducative qu’appellent Ferry et Alexandre n’est donc ni
plus ni moins la répétition de la même faute commise lorsque l’on a transformé
l’enseignement de l’informatique dans le secondaire, en en retirant la
programmation pour n’y laisser que l’initiation aux logiciels que distribuaient
Microsoft et consorts. Au lieu de former les élèves à la compréhension de la
technique, on en a fait des clients utilisateurs. Au lieu d’expliquer aux
élèves ce que sont et comment fonctionnent les algorithmes de l’I.A., on veut
en faire des fournisseurs de questions, donc de simples utilisateurs, à
l’admiration béate, sans esprit critique.
Bien
sûr, l’algorithmique, la logique, la linguistique, la sémantique… tout cela est
très compliqué. Il est tellement plus facile de « former » des
utilisateurs. Quelques heures suffisent. Il suffit de leur apprendre où
cliquer. Alors que la formation profonde à la programmation demande
beaucoup de temps, d’efforts, … et d’argent. Nos gestionnaires de l’éducation
le savent bien et c’est pourquoi ils déguisent leurs visées commerciales en
idéal humaniste.
J’accuse
nos deux idéologues d’intelligence …, d’intelligence avec les entreprises de
l’I.A.
vendredi 3 mars 2023
Ukraine-Russie : non, ce n’est pas une guerre de civilisations !
Au-delà de la propagande (qui se déverse abondamment des deux côtés de la « ligne de front », il importe de comprendre ce qui est en cause dans la guerre que la Russie mène en Ukraine. Je suis tout prêt à admettre que certains pays de l’OTAN ont sciemment préparé cette guerre et « poussé Poutine à la faute ». Dans toutes les guerres, il y a un déclencheur, l’agresseur, et d’autres qui se prétendent agressés. Ici, comme de coutume, les deux parties se prétendent agressées et se renvoient faute. Du grand classique : c’est reparti comme en 14 ! Mais ce qui est important, c’est de comprendre la nature de la guerre. En 1914 comme en 1940, il s’agissait du partage du monde entre grandes puissances appartenant à la même civilisation. Y compris l’URSS dont le système sociopolitique était différent de celui des autres belligérants, mais peut-être pas autant qu’on l’a dit.
jeudi 19 janvier 2023
« Religion des droits de l'homme» et wokisme
Dans une publicité pour un numéro spécial de Valeurs Actuelles consacré au « wokisme », je lis :
Très lié à la religion séculière des droits de l’homme, dont il constitue le versant « agit-prop », le wokisme promeut une guerre des sexes et des races qui vise à l’éradication du mâle blanc occidental. Mélange de deux hérésies chrétiennes — la gnose et la (sic) millénarisme — il souhaite l’avènement d’un monde imaginaire débarassé (sic) de toute impureté, ce qui se passe par un mépris forcené du réel.
Ce court texte me donne l’occasion d’une mise au point. Je
veux bien admettre qu’il y a quelque chose comme une « religion séculaire des
droits de l’homme ». Après tout, les fameux droits de l’homme sont un pur produit
du christianisme. Seuls, les « bouffeurs de curés » professionnels ne veulent
pas le reconnaître. Comme le dit très bien Hegel, c’est le christianisme qui
nous apprend que l’homme en soi est libre, pas seulement le maître, pas
seulement le citoyen athénien. L’homme tout court. Comme le dit Paul, « Il n’y
a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus
ni homme ni femme, car vous tous, vous êtes un en Jésus-Christ. » (Galates,
3, 28) Cette idée de droits naturels de l’homme n’a été proclamée qu’en pays
chrétien. Étant moi-même un chrétien athée (une des variétés possibles de
chrétiens, quand on a lu Ernst Bloch), je me fais volontiers adepte de cette « religion
séculaire ». En revanche, je comprends mal que des partisans (du moins en paroles)
des valeurs chrétiennes occidentales s’en prennent avec virulence à ces mêmes
valeurs…
Si je laisse de côté cette bizarrerie, j’en voudrais relever
une autre plus grave — bien que conséquence de la première. Beaucoup d’adversaires
du « wokisme » ont coutume d’y voir une nouvelle forme du marxisme. J’ai eu l’occasion
de montrer combien c’était erroné. En substituant la lutte des sexes ou des
genres ou des races à la lutte des classes, le « wokisme » est une arme de
guerre contre le marxisme — comme l’ont été les théories issues de la philosophie
française des années 1970, la fameuse « French Theory » des Foucault,
Derrida, Deleuze et autres « déconstructeurs ». J’avais eu l’occasion de m’en
expliquer dans une entrevue avec Le Figaro (« Le
wokisme est-il un produit du marxisme ? » [lefigaro.fr]). Pour raisons
différentes, mais qui se recoupent, on doit réaffirmer que le wokisme n’a rien
à voir avec le christianisme même sous la forme de ses hérésies gnostiques et
millénaristes.
Le « wokisme » en effet commence par nier l’universalité du
genre humain. Sous sa forme genriste, l’obsession de la destruction du mâle blanc
hétérosexuel me semble vraiment peu chrétienne. Ce frénétique « meurtre du père »
est seulement la preuve que quelque chose n’est pas passé dans formation du sujet…
D’autant qu’il s’agit du mâle blanc : le mâle noir ou arabe n’est pas mis
en cause. Il est parfait lui, et surtout pas patriarcal. Que les pays musulmans
emprisonnent ou pendent les homosexuels ne gêne pas la « religion des droits de
l’homme » du woke de base. La « religion des droits de l’homme » affirme que la
vie privée ne regarde que les individus et que leurs « orientations sexuelles »,
franchement, on s’en moque comme d’une guigne. Le woke au contraire est obsédé
par le sexe. Pour tout dire, il ne parle que de ça ! Pour un peu, qu’un homme
cède sa place à une dame dans les transports en commun, ce serait presque du
viol par intention. L’idéologie du genre fait du sexe la différence majeure
même si on fait mine de vouloir l’effacer. L’écriture inclusive nous apprend qu’en
toutes choses, il faut bien séparer les hommes des femmes et non les réunir dans
un seul groupe, les humains, qu’ils soient hommes ou femmes. Quant à la folie « trans »,
elle indique que nous avons affaire à des individus qui prétendent se faire
eux-mêmes, qui prétendent décider à volonté s’ils seront hommes, femmes ou « neutres »,
ou on ne sait quelle autre catégorie née de leur cerveau détraqué. Si les hommes
et les femmes sont considérés comme des égaux, toutes ces simagrées n’ont plus
aucun sens. C’est encore une preuve que le wokisme n’a rien à voir avec la
prétendue « religion des droits de l’homme ».
Dans tous les domaines et sous toutes ses formes, le « woke »
soutient un différentialisme rageur. Il n’y a pas d’hommes, il y a des blancs
et des noirs, des mâles et des femmes, des Occidentaux et des pas Occidentaux,
etc. Ce différentialisme, cette négation radicale de l’unité de la communauté
humaine fut longtemps le fonds de commerce d’une certaine droite qui utilisait,
comme les woke aujourd’hui, ces catégories en vue de hiérarchiser les humains
selon les classements de leurs idéologues. Il faudrait donc à nos journalistes
en quête d’arguments s’intéresser un peu plus à l’histoire des idées et ils
devraient conclure que le courant le plus proche des woke fut le fascisme. Le
woke est un fasciste qui met un plus là il y avait un moins et réciproquement.
Mais un fasciste retourné reste un fasciste. Du reste, comme tous les
fascistes, ils détestent la liberté, la liberté de réunion, la liberté de
discussion, la liberté d’enseigner, réclamant à corps et à cris des
interdictions, des censures, le contrôle des paroles et attaquant physiquement
les locaux et les personnes de ceux qu’ils considèrent comme leurs ennemis. Que
les cervelles creuses de la France Insoumise abritent ces serpents dans leur
sein, en dit long sur ce qu’est devenu ce mouvement, mais ne saurait du mouvement
woke un produit des droits de l’homme.
Le 19 janvier 2023
vendredi 6 janvier 2023
La cage d'acier
Max Weber avait deviné qu’une société qui ne fonctionne qu’à la rationalité instrumentale, au calcul et au contrôle devient une cage d’acier, emprisonnant les individus. C’est très exactement ce qui se produit chaque jour sous nos yeux. Une société de contrôle total — les stratégies anti-COVID et le « crédit social » en donnent un avant-goût. Le développement des réseaux et la disparition programmée du contact, de la présence réelle de l’autre estompent la différence entre l’homme et la machine. Les nouveaux programmes d’IA produisent des articles, des posts et des réponses aux questions qui ont un air parfaitement humain. Le contrôle de la diffusion des informations se raffermit et bientôt nous ne saurons plus que ce que le « système » tolérera. Les « vieux » s’en moquent un peu : ils seront morts quand tout cela sera « opérationnel », mais ils laisseront à leurs petits-enfants une société totalement inhumaine, une société où plus rien n’échappera à la réglementation et aux procédures.
Le capitaliste à gros cigare et chapeau haut de forme était
un ennemi parfaitement identifiable. L’ennemi d’aujourd’hui est sans visage. Des
personnages falots en tiennent lieu, répétant comme des perroquets les phrases
toutes faites inventées par les spécialistes de la communication. La vérité ni
le mensonge n’ont plus d’importance. Ne circulent plus que des signifiants
vides, à l’instar des signes, suites de zéros et de uns, que manipulent les
ordinateurs. On pense souvent que notre époque est celle d’un narcissisme exacerbé,
une hypostase du « moi ». Ce n’était que l’entrée en matière, celle que dénonçait
justement Christopher Lasch dans La culture du narcissisme. En réalité,
il s’agissait surtout d’un enfermement du « moi » pour préparer son évidement
progressif. Le « moi » cède la place à ses avatars informatiques. Le subjectivisme
fou laisse la place à une « désubjectivation » radicale. Il n’y a plus de sujet
possible puisque nous voilà réduits à l’état d’amas de neurones, à l’état de
nuées d’atomes et la pensée ne diffère plus des signaux électriques qui allument
nos écrans avec des phrases qui ne sont plus des phrases, mais de simples signaux,
elles aussi.
Que nous reste-t-il ? Le pouvoir de dire non. Le refus de
faire un pas de plus. Le pouvoir de dire non, même aux prétendues évidences,
est la forme la plus rudimentaire de la liberté. La cage d’acier est celle que
nous avons nous-mêmes construite. Les barreaux sont ceux que nous avons
scellés. Nous n’avons pas besoin de faire des efforts surhumains pour les
desceller. Il suffit de regarder la réalité en face, de cesser d’être fascinés par le progrès comme le lapin dans les phares de la voiture.
Le 6 janvier 2023
mercredi 19 octobre 2022
Un projet totalitaire
Voici la vidéo de mon interview à Radio Courtoisie dans l'émission de Clémence Houdiakova Vu de haut.
J'y développe un certain nombre de points de mon livre Malaise dans la science.
jeudi 15 septembre 2022
La technique nous asservit … avec notre consentement
Nous pouvons aisément croire que les outils intermédiaires entre nous et notre milieu vital (notre écoumène) n’ont aucune autre valeur particulière que celle que nous leur donnons. On peut l’admettre tant que l’outil est le simplement prolongement de la main qui garde le contrôle. Le développement des machines a complètement changé la donne. Marx a étudié tout cela avec un certain luxe de détails dans le chapitre du Capital consacré au machinisme et à la grande industrie. Ce qui n’était encore qu’embryonnaire à son époque a désormais quitté les usines pour envahir tout le « monde-de-la-vie ». La technique façonne notre façon de voir le monde, transforme nos rapports avec les autres, crée autant de nouveaux problèmes qu’elle offre de nouvelles possibilités.
On pense par exemple que l’internet permet de développer la communication, favorise les échanges, élargit le champ de nos connaissances. Mais ce n’est vrai qu’en partie. L’internet nous permet d’abord de sélectionner les gens avec qui nous avons des relations et renforce ainsi les réflexes de groupe, de caste, de communautés d’affinités, diminuant d’autant l’importance de la communauté réelle, vivante, celle des voisins à qui on doit dire bonjour, qui peuvent nous chercher des noises ou nous déplaisent pour telle ou telle raison. Nous croyons ainsi, par l’internet, briser la contrainte spatiale, mais c’est évidemment parfaitement illusoire. A tout jamais ce type de communication nous prive de la présence et de tout ce qu’elle comporte. Ainsi est encouragée une organisation sociale exprimant le plus complètement l’idéal libertarien énoncé par Robert Nozick : les individus mènent des existences séparées. On peut multiplier les exemples. Il ne s’agit pas seulement des « effets pervers » mais bien de conséquences prévisibles de la domination de la technique.
Il y a évidemment des classes dominantes qui tirent parti de la technique et l’utilisent comme instrument de domination. Le fétichisme propre à la domination technique réside dans le fait que la technique s’impose pour des raisons en apparence objectives. Si on veut internet, on veut des réseaux, et si on veut des réseaux, il faut vouloir tout ce qui va avec, c’est-à-dire une énorme toile d’araignée de câbles et de satellites. Et pour que tout cela fonctionne, il faut des dispositifs de surveillance. Si vous voulez vous servir de votre téléphone portable, il faut bien que le relai puisse vous détecter et donc votre trajet peut facilement être suivi tant que vous avez votre portable.
Si on poursuit, on verra aisément que la société totalitaire, la société de surveillance généralisée est intégralement contenue dans le système technicien d’aujourd’hui. Sur le système de communication se greffent d’autres systèmes, comme le système de la médecine scientifique et technique. La consommation est étroitement suivie et permet le marketing convenablement ciblé. Le télétravail s’impose partout où il est possible : économies de bureau, de chauffage, etc. et de réactions collectives ! En même temps, le système métavers permettra de surveiller les individus chez eux.
Le plus grave est cependant ailleurs. Le système de la technique modèle notre pensée. Dans ses ouvrages, le philosophe allemand Byung-Chul Han décrit la « disparition des choses », : « Ce sont ces “choses du monde”, au sens où l’entend Hannah Arendt, celles auxquelles revient la tâche de “stabiliser la vie humaine”, qui lui donnent un appui. L’ordre terrien est aujourd’hui remplacé par l’ordre numérique. L’ordre numérique déréalise le monde en l’informatisant. Il y a des décennies déjà, le théoricien des médias Vilém Flusser notait : “Les non-choses pénètrent aujourd’hui de toute part dans notre environnement et refoulent les choses. On donne à ces non-choses le nom d’informations.” (La fin des choses. Bouleversement du monde de la vie, Actes Sud, 2002). Dans un ouvrage précédent, Dans la nuée. Réflexions sur le monde numérique, Actes Sud, 2015, cet auteur avait déjà étudié les transformations structurelles de la psyché qu’opère la communication informatique. Il remarquait ainsi que « La suppression des distances spatiales s’accompagne d’une érosion des distances mentales. L’immédiateté du numérique est préjudiciable au respect. » Il remarque également que l’indignation généralisée a perdu toute force : « Les vagues d’indignation sont très efficaces pour ce qui est de mobiliser et de monopoliser l’attention. En raison de leur fluidité et de leur volatilité, elles sont cependant incapables d’organiser le débat public, l’espace public. » L’absence de tenue est une conséquence de cette société de la communication généralisée. Tout cela finit par détruire l’esprit lui-même. « Or il est manifeste que la communication numérique détruit le silence. L’accumulation, mère du vacarme communicationnel, n’est pas le mode opératoire de l’esprit. » (ibid.) Pour les plus âgés, ceux qui ont vécu encore à l’époque de la « graphosphère », ceux qui sont les contemporains de Gutenberg, les dégâts peuvent rester limités. Les « vieux » n’ont pas tous perdu le goût du silence de la lecture d’un bon livre et parfois ils ont su transmettre ce goût à leurs enfants. Pour être certains que les jeunes n’auront pas les mêmes vices que nous, on équipe très tôt les jeunes de tablettes et autres gadgets. On s’assure ainsi qu’ils seront parfaitement conditionnés au monde de la technique et très tôt dégoûtés de ce qui vit.
Les pires dystopies se mettent en place tranquillement et avec notre consentement, car nous y trouvons de nombreux avantages fort pratiques. Ce texte est écrit sur un traitement de texte, automatiquement sauvegardé sur le « cloud ». Le paiement par carte sans contact est rapide et pratique. La carte vitale nous évite beaucoup de paperasserie et permet des remboursements très rapides. Bref, nous aimons cette technologie et ainsi nous aimons ce qui nous asservit et diminue chaque jour un peu plus la longueur de notre chaîne.
Le 15 septembre 2022
lundi 4 juillet 2022
Le nihilisme
Le nihilisme est un mot dont le sens est parfois très obscur. Nietzsche qui dénonce le nihilisme est parfois traité de nihiliste. Les nihilistes russes de la deuxième moitié du XIXe siècle, comme Nikolaï Tchernychevski, auteur du roman Que faire ?, prônaient le refus de toute autorité. Le frère ainé de Lénine, Alexandre Oulianov était membre de la Narodnaïa Volia, un groupe au confluent de l’anarchisme et du nihilisme. Mais il y a un autre sens au mot « nihilisme ». « Nihil » en latin, c’est « rien ». La nihilisme est la volonté d’anéantissement. En ce sens, notre époque est nihiliste. D’autant plus profondément nihiliste qu’elle se cache sous les oripeaux d’un positivisme un peu niais.
En premier lieu, et c’est le mieux connu, le nihilisme moderne nie le caractère absolu des valeurs. Le bien et le mal n’existent pas, c’est bien connu, car la morale, « chacun a la sienne » comme les disent presque en chœur les élèves des classes de terminale qui abordent la philosophie pour la première fois. Certes, du point de vue de la nature, il n’y a ni bien ni mal – la météorite qui s’est écrasée sur notre planète à la fin de l’ère secondaire n’avait aucune mauvaise intention, il n’y avait aucun démon pour guider sa trajectoire et le scorpion qui injecte son venin ne fait pas le mal. Mais pour les hommes il est assez facile de trouver des valeurs morales que partagent toutes les sociétés sans exception. Il n’est pas un humain pour louer la perfidie, le mensonge, la trahison de la parole donnée, etc. Diderot, qui n’était pas un bigot, le dit :
Si vous méditez donc attentivement tout ce qui précède, vous resterez convaincu : 1° que l’homme qui n’écoute que sa volonté particulière est l’ennemi du genre humain ; 2° que la volonté générale est dans chaque individu un acte pur de l’entendement qui raisonne dans le silence des passions sur ce que l’homme peut exiger de son semblable, et sur ce que son semblable est en droit d’exiger de lui ; 3° que cette considération de la volonté générale de l’espèce et du désir commun est la règle de la conduite relative d’un particulier à un particulier dans la même société, d’un particulier envers la société dont il est membre, et de la société dont il est membre envers les autres sociétés ; 4° que la soumission à la volonté générale est le lien de toutes les sociétés, sans en excepter celles qui sont formées par le crime. Hélas ! la vertu est si belle, que les voleurs en respectent l’image dans le fond même de leurs cavernes ! 5° que les lois doivent être faites pour tous, et non pour un ; autrement cet être solitaire ressemblerait au raisonneur violent que nous avons étouffé dans le paragraphe v ; 6° que, puisque des deux volontés, l’une générale et l’autre particulière, la volonté générale n’erre jamais, il n’est pas difficile de voir à laquelle il faudrait pour le bonheur du genre humain que la puissance législative appartînt, et quelle vénération l’on doit aux mortels augustes dont la volonté particulière réunit et l’autorité et l’infaillibilité de la volonté générale ; 7° que quand on supposerait la notion des espèces dans un flux perpétuel, la nature du droit naturel ne changerait pas, puisqu’elle serait toujours relative à la volonté générale et au désir commun de l’espèce entière ; 8° que l’équité est à la justice comme la cause est à son effet, ou que la justice ne peut être autre chose que l’équité déclarée ; 9° enfin que toutes ces conséquences sont évidentes pour celui qui raisonne, et que celui qui ne veut pas raisonner, renonçant à la qualité d’homme, doit être traité comme un être dénaturé. » (Article Droit naturel de l’Encyclopédie)
Certes, les hommes ont une tendance fâcheuse à ne pas toujours raisonner ou à se trouver de bonnes raisons de bafouer justice et équité. Mais cela n’enlève rien à l’importance absolue de la morale. Il n’y a d’ailleurs qu’au nom de cette morale universelle qui découle de la raison que l’on peut condamner sans réserve le racisme, la haine de tel ou tel groupe et toutes les formes de discrimination. Les diverses variétés de fous qui condamnent cet universalisme en affirmant qu’il est un produit de la « domination blanche » ont visiblement perdu tout sens de la logique, puisqu’ils condamnent par là-même leurs propres revendications qui se drapent du manteau de l’égale dignité.
De quoi découle cette morale universelle. C’est encore Diderot qui le dit :
J’aperçois d’abord une chose qui me semble avouée par le bon et par le méchant, c’est qu’il faut raisonner en tout, parce que l’homme n’est pas seulement un animal, mais un animal qui raisonne ; qu’il y a par conséquent dans la question dont il s’agit des moyens de découvrir la vérité ; que celui qui refuse de la chercher renonce à la qualité d’homme, et doit être traité par le reste de son espèce comme une bête farouche ; et que la vérité une fois découverte, quiconque refuse de s’y conformer, est insensé ou méchant d’une méchanceté morale. » (Ibid.)
Mais nos contemporains ont une réponse, la plus ridicule qui soit : « il n’y a pas de vérité » ou « toute vérité est relative ». Ce qu’ils énoncent péremptoirement comme une vérité absolue et indiscutable ! Ces gens, avec plus ou moins de subtilité, avec des mots plus ou moins savants, énoncent un proposition qui se contredit elle-même, du type « je mens » : si ce que je dis est vrai, alors il est vrai que « je mens » et donc je mens. Si je dis vrai, alors je mens ! On peut habiller tout cela comme on veut, on n’en peut sortir. La vérité est la condition de tout discours. Le postmodernisme pseudo-nietzschéen, celui des Foucault et de Deleuze a réussi à envahir l’espace public avec ses sophismes. Mais on commence à comprendre la supercherie.
Le nihilisme a purement et simplement ravagé le domaine de l’art. Le beau et le laid sont identiques. Les escroqueries de Jeff Koons ont maintenant autant de valeur que Michelangelo ou Bernini ! Certes, le « beau est ce qui plaît sans concept », disait Kant. Mais n’importe quelle absurdité ne peut être belle et le beau, pour Kant, doit être un lieu où les esprits communiquent, il a une prétention universelle, même s’il ne s’agit que d’une prétention impossible à fonder en raison. Même si on aime les chansonnettes — et l’auteur de ces lignes a quelque dilection pour la « canzone italiana » — on sait bien faire la différence en Umberto Tozzi et Verdi, entre les meilleurs tubes de Johnny Halliday et la passion selon Matthieu de Bach ! Je ne peux pas en faire un concept, mais je le sais et tout le monde le sait !
Mais au-delà des valeurs et de leur indistinction, c’est à l’espèce humaine que s’attaque le nihilisme. Les amis du cyborg, les prophètes du transhumanisme, soutiennent qu’il n’y a pas de différence réelle entre un homme et une machine — la fameuse théorie deleuzo-guattariste de « machines désirantes » fut une des premières formes de ce délire ultra-moderne. De même, il n’y aurait pas de différence entre les hommes et les bêtes et pas de différence entre les femmes et les hommes. La théorie du genre unique modulable à volonté, est une des pires horreurs qu’ait produites la postmodernité.
Les vrais penseurs de tout ce nihilisme étaient les punks. « No future » ! proclamaient-ils. On peut donner une interprétation « marxiste » de tout cela. L’anéantissement de toutes les valeurs n’est rien d’autre que le triomphe de la seule valeur qui compte : l’argent ! Le bien et le mal ne valeur rien sauf si on peut les évaluer en argent. C’est d’ailleurs pourquoi toutes les activités mafieuses ont été réintroduites dans le calcul du PIB. Mais le règne incontesté de Mammon suppose l’annihilation du monde, ce qui se prépare tranquillement entre les projets fous baptisés par antiphrase « transition écologique » et la nouvelle guerre mondiale pour laquelle les uns et les autres astiquent les bottes et graissent les fusils.
Le 4 juillet 2022
mercredi 29 juin 2022
De la pourriture
La décomposition des matières organiques sous l’effet de bactéries produit des odeurs qui, normalement, nous révulsent, jusqu’à la nausée. D’abord propre aux végétaux, le terme de pourriture peut aussi s’appliquer aux animaux, qu’on appelle alors charognes. Baudelaire a laissé sur le sujet un étonnant poème, intitulé « Une charogne » :
« Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d’été si doux :
Au détour d’un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,
Les jambes en l’air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d’exhalaisons. »
Je laisse la suite au lecteur. Quand je m’intéresse à l’actualité
politique en général, ce qui inclut aussi les diverses formes de la vie
sociale, je ne peux m’empêcher de prononcer intérieurement le mot de « pourriture »
ou de « charogne ». C’est que les turpitudes de la vie publique appellent ce
qualificatif. Nos « élites » actuelles ne font sans doute pas pire que les
anciennes. Prise illégale d’intérêt, abus de pouvoir, concussion, confusion du
bien public et de leur bien propre, etc. Tout cela, notre histoire en garde des
traces. Il y a cependant une différence : il valait mieux jadis garder le
secret sur tous ces petits à-côtés peu ragoûtants. Dévoilé, le secret devenait
un scandale : qu’on songe à l’affaire de Panama ou l’affaire Stavisky. Aujourd’hui,
le secret n’est plus de mise. Réseaux sociaux aidant, on sait tout, tout de
suite. Ou presque. Mais cela n’a plus aucune portée. La vente d’Alstom à GE, l’affaire
Benalla, les petites combines d’un président de l’Assemblée, tout cela n’a
aucune importance. Le pourri et vendu peut dire tranquillement et avec l’arrogance
d’un gamin un peu voyou « qu’ils viennent me chercher ». L’abolition du secret
et le fait d’assumer fièrement ses propres turpitudes ne marquent pas un
progrès de la franchise et de la « transparence » (comme on dit aujourd’hui),
mais bien plutôt un véritable effondrement du « surmoi ». « Jouir sans entrave
et vivre sans temps morts », proclamaient les plus décomposés des gauchistes
soixante-huitards — VLR, dont faisait partie Roland Castro, devenu un temps architecte
de cour, mitterrandiste puis macroniste. Les mots d’ordre de VLR sont devenus
ceux des élites dirigeantes. Pour elles, il est interdit d’interdire !
En 1973, le réalisateur italien Marco Ferreri présentait en compétition
à Cannes La grande bouffe, un film qui fit scandale, joué par des
acteurs excellents : quatre hommes décident de se suicider en mangeant.
Parabole sur la « société de consommation », on voit presque ces hommes pourrir
sous nos yeux au terme de leur « séminaire gastronomique ». Ferreri était un
visionnaire. La grande bouffe est en train de s’achever et nous voyons la
société occidentale pourrir sous nos yeux.
Si le « surmoi » fonctionne à la culpabilité, la culpabilité
ne produit pas toujours un « surmoi sain ». Elle se transforme facilement en
rage de se détruire et de détruire. Erich Fromm, dans La passion de détruire
(un livre dont ne saurait trop recommander la lecture) donne des pistes
utiles pour comprendre notre présent. Fromm distingue une agressivité bénigne
qui correspond à la défense du moi et une agressivité maligne qu’il nomme
destructivité — sadisme et masochisme seraient une de ses manifestations. Cette
destructivité est à l’œuvre sous des formes diverses, dont la guerre n’est que
la manière paroxystique, mais dont le saccage du monde ou la dictature des
nouveaux puritains — ceux qui jouissent d’interdire — sont des variantes.
Ce qui accroit le sentiment d’invasion de la pourriture, c’est
l’absence ou la rareté des réactions populaires. Le scandale du « collier de la
Reine » en 1785 fit beaucoup pour déconsidérer la monarchie, la dépouiller de
son aura sacrée et ainsi accélérer le processus qui conduit à la révolution.
Aujourd’hui, nous sommes blasés. Plus rien ne nous étonne, comme le chantait
Orelsan (« Y a deux ans je comprenais pas grand-chose/Maintenant c’est pire/Depuis
quand pour devenir populaire faut faire des trucs de geek/Ils posteraient des
sextapes de leurs parents pour plus de clics »). La tolérance et la bienveillance
(le « bonisme ») ont fait des ravages. Chacun se dit : « à leur place,
peut-être en ferais-je autant ? » Pour décrire une telle situation, Machiavel
parle de la corruption du peuple. Depuis que les Gilets Jaunes se sont fait massacrer
dans l’indifférence des « belles gens », sous les cris de haine des « intellectuels
de gauche » et la passivité des syndicats, un ressort a sans doute été brisé.
Tout cela sent mauvais. Vraiment mauvais.
Le 29 juin 2022.
samedi 25 juin 2022
Des insensés
Nous avons de bonnes analyses de la psychologie des foules en cherchant chez Gustave Le Bon ou chez Freud, sans oublier Masse et puissance d’Elias Canetti. Marie-Pierre Frondziak lui consacre quelques développements en prenant appui sur l’ethnologie, dans Croyance et soumission (L’Harmattan, 2019). Tous ces travaux nous aident à comprendre ce qui se joue dans l’amour du chef ou dans les transformations psychologiques qui affectent les individus dès lors qu’ils font masse. Le cas qui m’occupe aujourd’hui est un peu différent. Il s’agit de comprendre comme une épidémie de bêtise et d’irrationalité peut submerger les classes dirigeantes et les classes sous-dirigeantes, c’est-à-dire des classes plutôt instruites (même si le niveau global d’instruction réelle laisse parfois pantois). Qu’une députée nouvellement élue, par ailleurs vice-présidente d’une grande université, maîtresse de conférences en économie, puisse écrire « Merci pour la campagne que vous avez fait et faite », confondant le sujet et le COD, voilà qui pourrait témoigner des ravages que la prétendue écriture inclusive a faits dans les cerveaux d’une certaine frange de l’intelligentsia. Comment en arrivent-ils là ? Il ne l’agit pas en effet d’un lapsus commis inopinément. Le lapsus est un symptôme ! Mais le symptôme de quoi ?
On ne peut se contenter de la bonne vieille ritournelle :
l’idéologie dominante est l’idéologie de la classe dominante, qui explique
parfaitement la domination du « néolibéralisme », mais échoue devant l’écriture
inclusive et les transes des « trans » ! Plus que dans l’arsenal vieux-marxiste,
c’est dans celui de la psychanalyse qu’il faut aller chercher, pour tenter de
percer le sens du comportement des insensés. Car il s’agit bien de cela, de
comportements insensés, la faute de Madame Rousseau révèle parfaitement que le
sens de la phrase lui échappe et qu’il s’agit seulement de ne pas oublier « celles
et ceux » qui ont contribué à sa campagne. Autrement dit, le sens premier de la
phrase (« je remercie tous ceux qui ont fait cette campagne ») est parasité par
le surmoi féministe version 2.0 de Madame Rousseau. Mais pourquoi cette
intervention du surmoi ? Quelle pulsion inconsciente travaille ici ?
J’abandonne ici Madame Rousseau qui n’est pas une personne très
intéressante sauf comme archétype de la bêtise satisfaite des « crétins diplômés ».
Je propose l’explication globale suivante. Nous avons toute une série de
phénomènes, « wokisme », néoféminisme, etc., qui se traduisent par une volonté de
contrôle de la parole et de la pensée qui s’apparente à ce qu’ont pu être les
pires formes du puritanisme ou ce que l’on retrouve dans les sectes. S’est créé
quelque chose que l’on pourrait appeler un surmoi malade qui répond à une
culpabilité inconsciente. Mais comme le moi résiste à rejeter sur lui-même
cette culpabilité, il transforme le sujet en censeur, en « père sévère » ou en
bourreau. Dans cette dynamique, on n’en fait jamais assez, il faut traquer « la
bête » dans les moindres recoins, avec la compensation narcissique que reçoit
le dénonciateur des « traîtres au parti », des Juifs de son immeuble ou des hérétiques
camouflés. Ceux qui ont besoin de satisfaire leurs pulsions sadiques sont assez
rares, mais évidemment c’est elle qui ronge les âmes tourmentées de nos
censeurs.
Erich Fromm, un de mes chers « francfortiens » a consacré un
livre passionnant à la destructivité, aux ressorts de cette curieuse passion de
détruire. Je crois que nous sommes face à un phénomène de ce genre. Toute une
partie des « élites » ou des « demi-élites » s’est donné comme tâche de détruire
le monde dont elles ont hérité. On a toujours du mal avec les ancêtres et le
meurtre des ancêtres a été accompli à grande échelle par l’extermination des
Juifs dans les camps nazis. Sous cette forme, on ne peut — aujourd’hui — le rééditer.
Il s’agit maintenant d’en finir avec l’humanité européenne, de tuer père et mère
et de liquider cet héritage devenu trop lourd à assumer. L’écriture inclusive s’inscrit
dans une tentative de détruire la langue, d’en finir avec l’homme de parole — l’animal
qui a le logos. Évidemment, et c’est pur hasard, ça tombe à pic avec la
destruction progressive de la communication langagière (abstraite) au profit de
l’image. Les vieux qui échangent des textes sur FB ou sur « twitter » sont
complètement ringards. Être branché, c’est être sur Tik-tok, un réseau d’échanges
de brèves vidéos. Surtout ne plus parler. Alourdir la langue, supprimer tout
deuxième degré possible, voilà des étapes nécessaires pour en finir avec la
parole.
La mise en cause des auteurs et des personnages historiques
à déboulonner s’impose aussi clairement. Tuer les morts est une entreprise à la
taille des valeureux chevaliers de la pureté qui officient dans le « wokisme ».
Il faut certes un jugement critique du passé, mais pour l’assumer et le sauver —
Aufhebung, surmontement, dit Hegel. Mais ce n’est pas ce surmontement,
très psychanalytique qui satisfera les « khmers multicolores ». Détruire, tel
est le mot d’ordre.
La mise en cause du sexe s’inscrit dans cette volonté de
détruire. La différence des sexes nous apprend que l’identité suppose la différence,
que l’humanité est irrémédiablement double, qu’elle est l’unité d’une contradiction.
Voilà qui est insupportable. Une humanité réellement uniformisée doit s’imposer
pour nos sectaires. J’avais soulevé une autre dimension du transsexualisme, la
haine cachée des mères. Les mères le sont parce qu’elles sont fécondes et « font »
des enfants, quelque chose qui vient heurter l’appétit de destruction. Enfin,
le transsexualisme s’accorde bien avec le vieux fond puritain : le sexe, c’est
l’interdit par excellence. Que tout cela puisse parfois se draper des oripeaux
d’une libération sexuelle complètement déréglée ne change rien au fond de l’affaire.
L’humanité ne survit que grâce à de subtils montages, ceux
du droit civil en premier lieu, mais aussi tout ce qui permet de trouver des accords,
de maintenir une langue commune, de négocier. C’est cela qui est menacé dans
une société chaque jour plus éparpillée.
À quoi tout cela conduit-il ? À l’aspiration à la
destruction totale du monde. « Il leur faut une bonne guerre ». Quand on entend
BHL éructer sur les médias qui le choient qu’il faut faire la guerre à Poutine
et l’écraser, on est bien obligé de se dire qu’une nouvelle fois les pères se
préparent à tuer leurs fils. Sous le vernis, le « fragile vernis d’humanité »
(Michel Terestchenko), la barbarie est prête à exiger son dû.
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