Georg Simmel donne de nombreux exemples du fait que le commerce de l’argent est réservé dans la société antique comme dans la société féodale aux groupes sociaux méprisés : à Rome, les esclaves affranchis qui ne disposent pas de la pleine citoyenneté, en Inde, les Parsis, classe opprimée ou les Tschettis, une caste mélangée et « impure », ou les Huguenots en France et les quakers en Angleterre. Parfois, il s’agit de groupes qui ont volontairement renoncé à toutes les formes d’intégration politique. Simmel y voit, chez les quakers et les Herrenhuter le signe d’un « christianisme morbide », « d’une piété ne tolérant aucune élévation terrestre et préférant à tout prendre la terrestre bassesse » (Philosophie de l'argent, Puf Quadrige, p.261). La même règle permet de comprendre l’évolution de la noblesse au fur et à mesure que l’absolutisme la privait de toutes ses prérogatives traditionnelles.
Même aux deux extrémités de l’échelle sociale, il demeure fatal que l’intérêt pour l’argent, après la disparition de tous les autres intérêts, persiste encore telle la couche ultime, la plus tenace, la mieux faite pour survivre – (p.261)
La corrélation entre oppression sociale et centralité de
l’intérêt pour l’argent peut encore être vérifiée dans le cas des Juifs. Les
Juifs ne forment d’ailleurs selon Simmel qu’un cas particulier : en
général, les étrangers jouent un rôle primordial dans les échanges commerciaux.
Simmel y voit une explication de la haine populaire envers les grandes maisons
financières dont les propriétaires et les représentants étaient, la plupart du
temps des étrangers :
c’était la haine du sentiment national envers l’élément international,
donc de cette partie limitée qui est consciente de sa valeur spécifique et
s’estime violentée par une puissance indifférente sans caractère, dont
l’essence pour elle se personnifie dans l’étranger comme tel ; (p.267)
Il est bien possible que cette explication – qui semble
parfaitement adaptée pour comprendre l’antisémitisme et spécifiquement
l’antisémitisme moderne – ne soit pas tout à fait convaincante. On pourrait
retourner sans trop difficulté l’ordre des facteurs : la haine de la
puissance de l’argent chez ceux qui lui sont soumis se retourne en haine contre
l’étranger symbole de cette puissance indifférente de l’argent.
Il reste que 1°) le capital usuraire est une des premières
formes du capital et que 2°) la grande puissance du mode de production
capitaliste arrivé à maturité lui permettra de retourner l’anticapitalisme
contre le capital usuraire et contre celui qui est censé l’incarner, le Juif.
Il y a un vieil anti-judaïsme, alimenté par le christianisme, mais
l’antisémitisme moderne s’en distingue nettement précisément en ce qu’il est un
retournement du capital à la maturité contre le capital archaïque et qu’il fournit
ainsi un moyen puissant pour détruire la conscience de classe.
La forme moderne de ce retournement, c’est la dénonciation de
la finance opposée au « bon capitalisme », la dénonciation des
« traders », etc., qui peut facilement faire sa jonction avec le
vieux fond antisémite. Je donne ici quelques extraits des analyses de Moishe
Postone :
Quand on considère les caractéristiques spécifiques du pouvoir que
l’antisémitisme moderne attribue aux juifs — abstraction, insaisissabilité,
universalité et mobilité —, on remarque qu’il s’agit
là des caractéristiques d’une des dimensions des formes sociales que Marx a
analysées : la valeur. De plus, cette dimension — tout comme le pouvoir
attribué aux juifs — n’apparaît pas en tant que telle, mais prend la forme d’un
support matériel : la marchandise.
[...]
Désormais, la forme phénoménale du concret est plus
organique. Le capital industriel peut donc apparaître en tant que descendant
direct du travail artisanal « naturel », en tant qu’« organiquement enraciné »,
par opposition au capital financier « parasite » et « sans
racines ». L’organisation du capital industriel paraît alors s’apparenter
à celle de la corporation médiévale — l’ensemble social dans lequel il se
trouve est saisi comme unité organique supérieure : comme communauté (Gemeinschaft),
Volk, race. Le capital lui-même — ou plutôt ce qui est perçu comme
l’aspect négatif du capitalisme— est identifié à la forme phénoménale de sa
dimension abstraite, au capital financier et au capital porteur d’intérêts. En
ce sens, l’interprétation biologique qui oppose la dimension concrète (du
capitalisme) en tant que " naturelle " et " saine " à
l’aspect négatif de ce qui est pris pour le " capitalisme " ne se
trouve pas en contradiction avec l’exaltation du capital industriel et de la
technologie : toutes les deux se tiennent du côté " matériel " de
l’antinomie.
[…]
Cette forme d’ « anticapitalisme » repose donc sur une
attaque unilatérale de l’abstrait. L’abstrait et le concret ne sont pas saisis dans leur unité,
comme parties fondatrices d’une antinomie pour laquelle le dépassement effectif
de l’abstrait — de la dimension de la valeur — suppose le dépassement pratique
et historique de l’opposition elle-même, ainsi que celui de chacun de ses
termes. […]
L’attaque
« anticapitaliste » ne se limite pas à l’attaque contre
l’abstraction. Au niveau du fétiche-capital, ce n’est pas seulement le côté
concret de l’antinomie qui peut être naturalisé et biologisé, mais aussi le
côté abstrait, lequel est biologisé — dans la figure du Juif. Ainsi,
l’opposition fétichisée du matériel concret et de l’abstrait, du
« naturel » et de l’ « artificiel », se mue en opposition
raciale entre l’Aryen et le Juif, opposition qui a une signification historique
mondiale. L’antisémitisme moderne consiste en
la biologisation du capitalisme saisi sous la forme de l’abstrait phénoménal,
biologisation qui transforme le capitalisme en « juiverie
internationale ».[...][1]
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