Ainsi une loi se propose de légaliser « l’aide à mourir ». On pourra désormais demander au médecin la prescription d’une dose létale de quelque poison qu’on s’administrera soi-même ou que l’on demandera à un autre d’administrer. La chose est déjà très développée dans d’autres pays comme les Pays-Bas, la Belgique, le Canada, certains États des États-Unis, etc. En dépit des formules alambiquées, voire absurdes, comme « suicide assisté », il s’agit d’un processus général de légalisation de l’euthanasie.
Aktion 14 à l'oeuvre |
Depuis l’utilisation qu’en avaient faite les nazis, l’expérimentant sur les malades mentaux dès 1939 avec le programme Aktion T4 qui a servi à tester les chambres à gaz, le mot a mauvaise presse. C’est pourquoi on doit le camoufler. Le programme nazi d’extermination des malades mentaux a conduit à la mort environ 300 000 personnes. Il s’agit de la première mise à l’épreuve de la théorie des « vies indignes d’être vécues ». Sans mettre en cause la bonne foi des militants de ADMD (association pour le droit à mourir dans la dignité), on ne peut s’empêcher de faire le rapprochement entre ces « vies indignes » et la « mort digne ». La banalisation des politiques orientées vers l’euthanasie est la signature de notre époque : faute de mettre toutes les forces sociales du côté de la vie, on préfère programmer la mort.
Oui, mais…, me dira-t-on, que fais-tu de la terrible
souffrance de ceux qui sont atteints de la maladie de Charcot ? Souffrance
terrible en effet. Mais la loi Léonetti a déjà donné une réponse : possibilité
d’une sédation profonde qui permet de laisser mourir, en minimisant autant que
possible les souffrances du patient. Mais c’est hypocrite, me répondra-t-on !
Laisser mourir, c’est pratiquement la même chose que pratiquer l’injection
létale. Presque, en effet, mais ce « presque rien » condense tout ! Tout,
c’est-à-dire la différence entre la compassion (alléger les souffrances) et la
violation de cet interdit fondamental : « tu ne tueras point ».
S’il devient licite de donner la mort ou d’aider au suicide
(ce qui revient au même dans le cas d’espèce), alors plus rien n’empêchera les
« dérives » puisque la première dérive est justement d’avoir franchi ce « presque
rien » qui sépare le « laisser mourir » et « aider à mourir ». Le petit livre
de Pierre Jova, Peut-on programmer la mort ?, montre la dynamique de ce
droit à donner la mort ou à se faire donner la mort médicalement. Il ne
concerne plus seulement les personnes en fin de vie, mais aussi les malades
psychiatriques, les mineurs et toute personne désespérée qui ne trouve pas la
force de se donner elle-même la mort. Il n’y aucune raison de s’arrêter :
si on admet que l’on peut tuer les malades atteints de la maladie de Charcot, pourquoi
ne pas tuer ceux qui sont atteints d’une affection un tout petit peu moins
grave… On sait que les maladies psychiques peuvent faire terriblement souffrir,
alors pourquoi les psychotiques ne demanderaient-ils pas à bénéficier de cette
« aide à mourir » qui devient urgente, au moment où on taille dans le vif de
toutes les dépenses sociales qui sont des aides à vivre ?
On nous dira : il s’agit seulement d’accéder aux
demandes de quelqu’un encore lucide ou ayant rédigé des directives anticipées.
D’une part, en règle générale, on n’est pas tenu d’accéder à toutes les
demandes des individus. Si quelqu’un tente de se suicider devant moi, je ne respecte
pas son choix et dois tenter de le sauver contre sa propre volonté — si, sans
rien faire, je laisse le désespéré se pendre ou sauter d’un pont, je vous
pourrais, normalement, être trainé devant les tribunaux pour non-assistance à
personne en danger. En second lieu, on ne peut accéder aux demandes de
quelqu’un que si cette personne peut émettre un jugement éclairé. Comment un
malade dans de grandes souffrances peut-il émettre un jugement éclairé ? Le
souffrant qui souffre horriblement peut dire « je préférerais mourir »,
mais il ne le pense pas nécessairement. Les directives anticipées sont tout
aussi douteuses : on peut donner des directives à exécuter après sa mort —
car là il n’y a plus aucune volonté qui peut s’exercer. Les « dernières
volontés » sont bien les dernières ! Mais il est impossible de dire ce que l’on
voudra dans un mois ou dans quinze ans à l’avance. La volonté est toujours celle
d’un sujet vivant. Mais il ne peut pas vouloir ne plus vivre parce que s’il ne
vit plus il n’est plus en état de vouloir quelque chose. « Vouloir être mort »
est une expression qui pourrait sembler dénuée de sens si on ne l’interprète
pas : « je suis si malheureux que je voudrais être débarrassé des
souffrances de la vie. » Si on veut vraiment mourir, on ne peut que se
suicider, acte libre, d’un certain point de vue, qui, en tout cas, n’est pas un
droit et ne peut pas être un droit de quelque manière que l’on prenne le mot « droit ».
Ce qui ruine définitivement l’idée de « l’aide à mourir »,
c’est qu’elle est présentée comme une décision du sujet, mais qui doit être exécutée
par un autre. Le suicide est un acte réfléchi au sens grammatical du terme et
on ne peut « être suicidé » que par soi-même. L’homicide, c’est tuer un homme,
le suicide, c’est tuer soi-même. Le suicide par un autre est une contradiction
logique. Et qui cet autre ? On attend que ce soit le médecin. Mais que les
médecins donnent la mort, c’est quelque chose qu’on doit leur refuser, à eux
plus qu’à tout autre. Toute confusion entre la profession de médecin et celle
de bourreau serait catastrophique. Si ce n’est pas le médecin, ce sera un
proche.
Comment peut-on sans grave dommage moral et psychique donner
la mort sur ordre ou prétendument par charité ? C’est impossible. Et si ça le
devient, alors les fondements moraux de la société disparaissent. Les proches
peuvent avoir hâte que le malade passe de vie à trépas pour une myriade de
raisons. Il est très difficile et très pénible d’accompagner une personne chère
dans ses derniers moments. Le malade incurable qui perd la tête, avec qui la
communication devient presque impossible est une charge humaine qu’il faut bien
supporter et qui est pourtant insupportable. On peut même décider, en son âme
et conscience, que l’on doit donner la mort au malade incurable qui vous a
supplié de le faire, mais dans ce cas, il faut toujours que le dernier mot
appartienne à la justice pour que tout homicide, quelles qu’en soient les
raisons, reste un crime jugé comme tel, même si le « criminel » ici n’est pas
vraiment criminel et mérite, à tout le moins, des circonstances atténuantes.
Sortir de ces limites, légaliser au nom de la médecine l’homicide
volontaire ou la complicité d’homicide, c’est faire un nouveau pas décisif vers
la réification de l’être humain dont on se débarrasse quand il est obsolète
(voir Obsolescence de l’homme de Günther Anders).
Cette question ne vient pas par hasard. Elle couronne toute
une évolution qui veut affranchir l’humain de toute limite, lui donner une
maîtrise absolue. Comme il ne peut manifestement pas promettre l’immortalité
(sauf les posthumanistes), programmer la mort en suivant une procédure
bureaucratique (dépôt de dossier, demande de rendez-vous, etc.) est une forme
de maîtrise symbolique qui saura satisfaire le fantasme de toute-puissance
infantile de l’homme du XXe siècle. C’est le minimum
indispensable à une époque où on proclame sans rire que le sexe biologique
n’existe pas et qu’un humain est ce qu’il se sent être.
L’idéologie dominante est l’utilitarisme benthamien. La
seule morale est de maximiser le plaisir global et minimiser la souffrance
globale. Les souffrances de la maladie et la peur de la mort font tache dans le
paysage de cet hédonisme dégoulinant. Il faut donc un humain débarrassé de tous
ces affects qui affaiblissent le solde des plaisirs et des peines, calculé par
la méthode de Bentham, « le lieu commun raisonneur », « la sottise
petite-bourgeoise poussée au génie », comme le disait Marx. Il faut donc un
humain apathique : telle la logique de cette société qui remplace les
hommes par des robots.
Il y aurait beaucoup à dire sur la méthode qui aboutit à la
loi qu’on se prépare à nous infliger. « Assemblée citoyenne » dûment
sélectionnée et chapitrée comme il convient par les experts. Expulsion du
citoyen ordinaire, disqualifié par avance, absence de tout débat sérieux et on
avalise le tout avec un parlement croupion qui vote là où lui dit de voter. La
touchante unanimité qui lie l’extrême gauche parlementaire à la bonne vieille
droite, y compris la ministre de la Santé, défenseuse de « la manif pour tous »…
Touchante Sainte-Alliance pour faire avancer la cause du pire.
Denis Collin — le 1er juin 2024
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