En dernier recours, chacun est appelé à juger « en son âme et conscience ». Le juré d’un jury d’assises n’a pas d’autre obligation que de juger « en son âme et conscience ». Nos décisions les plus importantes, les plus graves, nous ne les pouvons prendre qu’en notre âme et conscience. Cette expression est comprise de tous. Chacun fait l’expérience de cette intériorité contraignante que l’appelle aussi parfois la conscience morale, ou la conscience tout court : « conscience, instinct divin », écrit Rousseau dans la Profession de foi du Vicaire savoyard. Qui pourrait renoncer à cet appel à la conscience de chacun.
Pourtant, dans notre société technoscientifique, l’âme et la
conscience sont des termes dénués de sens. Si nous ne sommes rien d’autre qu’un
amas de neurones comme l’annoncent les neurosciences et si nos pensées, nos
cogitations, peuvent être effectuées par des machines exécutant des
algorithmes, où trouver l’âme et la conscience. Du reste, lorsqu’on expérimente
des machines IA destinées à venir aider les tribunaux à leur prise de décision,
on admet implicitement que l’âme et conscience est réfugiée dans les
configurations informatiques de la machine.
Scientifiquement parlant, l’expression « en âme et
conscience » ne veut strictement rien dire. Seuls valent, scientifiquement, les
constats de faits — Neptune est bien visible dans le télescope de Galle et les
hypothèses de Le Verrier sont bien vérifiées — ou les résultats de calculs
logiques (si p alors q et p, alors q, selon le modus ponens). Les
intimes convictions, celles contre lesquelles il nous semble ne pas pouvoir
aller, ne sont pas des arguments scientifiques. Et pourtant, les vérités
scientifiques ne tiennent qu’à cet acquiescement intérieur que donne notre
conscience : on peut toujours me dire et me faire dire que 2 et 2 sont 5,
en mon âme et conscience, je suis certain que 2 et 2 sont 4.
Que cherche un jury ? Prononcer un verdict, c’est-à-dire « dire
le vrai ». Et pour dire le vrai — du moins tenter de dire — il faut juger en
son âme et conscience, en mettant de côté toute passion (« parlez sans haine et
sans crainte »). La science et la philosophie ont ceci de commun avec
l’exercice de la justice : il faut d’abord dire le vrai. Dire le vrai,
c’est toujours juger. Et comment jugeons-nous ? Parce que nous avons des
critères de jugements, répondra-t-on ! Sans doute. Nous avons des critères de
jugement, nos jugements ne doivent pas être arbitraires. Et comme savons-nous
que des critères de jugements sont pertinents et s’appliquent au cas d’espèce ?
S’ouvre alors une régression à l’infini qui nous oblige à admettre que tout
jugement implique seulement cette chose mystérieuse qui s’appelle « faculté de
juger » : Urteilskraft, dit Kant, qui est contraint d’en faire la « critique »
parce que manque quelque chose dans les deux premières critiques (celle de la
raison pure et celle de la raison pratique).
La situation est périlleuse : nos sciences, nos
philosophies, nos maximes de vie et d’action, etc., tout cela repose, en
dernier recours sur ce « en mon âme et conscience », qui pèse et tranche. Bref
tout repose sur notre vie intérieure, celle qui n’a pas d’autre existence que
subjective. La vie intérieure des boyaux et des neurones n’est pas
intérieure : toutes sortes de machines nous permettent de l’observer. Mais
mon intime conviction ne peut être observée « objectivement » puisque ce n’est
pas une réalité observable, parce qu’objectivable, mais une réalité purement
subjective. L’objectivité reposerait donc sur la subjectivité ? Malheur pour
notre civilisation technoscientifique ! Voilà l’homme rendu à sa responsabilité
et à sa liberté « en situation », certes, mais toujours libre.
Le 15 juin 2024. Denis Collin
(à paraître en novembre 2024, Devenir des machines,
édition Max Milo.)
S'agit-il alors désormais d'uen nouvelle raison? Une raison subjective ou raison individualiste?
RépondreSupprimerS'agit-il alors de l'ère d'une nouvelle raison ? Une raison sujectiviste ou individualiste ?
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