Le raisonnement par analogie présente bien des avantages : transférer le connu sur l’inconnu, c’est une tentative séduisante. On peut même lui donner des fondements rigoureux sur le plan logique. Si entre ensemble E muni d’une opération (*) et un ensemble F muni de l’opération (T) il existe un isomorphisme, les résultats des opérations sur E seront semblables aux résultats des opérations sur F. C’est parce qu’on peut établir un tel isomorphisme entre le plan muni d’un repère et l’ensemble des complexes que l’on donne des représentations graphiques des opérations algébriques et réciproquement. Malheureusement, ce qui est strictement établi en mathématiques l’est beaucoup moins quand on s’essaie aux analogies pour traiter des affaires humaines. Sokal et Bricmont avaient jadis traité des vertiges de l’analogie (Impostures intellectuelles). La topologie lacanienne est sans doute une chose très douteuse et Lacan aurait sans doute pu se passer avantageusement de ses nœuds borroméens, mais les dégâts causés par ces analogies ne sont pas bien graves. Quelques individus en profiteront pour briller dans des salons un peu snobs et c’est tout. Mais c’est en histoire, en raison de ses implications politiques immédiates que l’analogie me semble être un véritable poison.
Deux causes poussent à un emploi abusif de l’analogie. La
première est qu’il y aurait des leçons de l’histoire à tirer et la deuxième est que
l’histoire serait cyclique, autrement dit qu’elle finirait toujours par repasser les
mêmes plats. Mais ces deux idées me semblent profondément erronées.
Je ne nie pas, bien au contraire, l’importance de la
méditation de l’histoire, mais de là à ce que nous puissions en tirer des
leçons, il y a loin. En science, on peut tirer des leçons parce que l’on peut
multiplier les expériences en faisant varier tous les paramètres jusqu’à
obtenir une loi constante des phénomènes. Mais évidemment, c'est impossible en
histoire. L’histoire ne se répète pas parce que l’évènement historique est toujours
singulier. Comment tirer des leçons de ce qui n’a eu lieu qu’une fois ?
Comment démêler le conjoncturel et le structurel ? Comme séparer ce qui
dépend de causes sociales que l’on peut considérer comme déterminées et déterminantes
des décisions individuelles prises par les différents acteurs. Le train de
Lénine déraille avant d’arriver à la gare de Finlande à Petrograd et on peut
être assuré qu’il n’y a pas de révolution bolchevik en Russie. Hegel, qui
accorde une si grande importance à la philosophie de l’histoire et à la
construction d’une histoire philosophique soutient qu’il n’y a pas de leçons de
l’histoire : « Les destinées des peuples et des États, leurs
intérêts, leurs conditions et leurs complications constituent cependant un tout
autre domaine que celui de la morale. (Les méthodes morales sont des plus
simples ; pour un tel enseignement, l’histoire biblique est largement
suffisante. Mais les abstractions moralisantes des historiens ne servent à
rien.) » [La raison dans l’histoire] Hegel ajoute
brutalement : « L’expérience et l’histoire nous enseignent que
peuples et gouvernements n’ont jamais rien appris de l’histoire, qu’ils n’ont
jamais agi suivant les maximes qu’on aurait pu en tirer. » La raison en
tient à la matière même de l’histoire : « Chaque époque, chaque
peuple, se trouve dans des conditions si particulières, forme une situation si
particulière. Que c’est seulement en fonction de cette situation unique qu’il
doit se décider ; les grands caractères sont précisément ceux qui, chaque
fois, ont trouvé la solution appropriée. Dans le tumulte des événements du
monde, une maxime générale est d’aussi peu de secours que le souvenir des
situations analogues qui ont pu se produire dans le passé, car un pâle souvenir
est sans force dans la tempête qui souffle sur le présent; il n’a aucun pouvoir
sur le monde libre et vivant de l’actualité. (L’élément qui façonne l’histoire
est d’une tout autre nature que les réflexions tirées de l’histoire. Nul cas ne
ressemble exactement à un autre. Leur ressemblance fortuite n’autorise pas à
croire que ce qui a été bien dans un cas pourrait l’être également dans un
autre. Chaque peuple a sa propre situation, et pour savoir ce qui, à chaque
fois, est juste, nul besoin de commencer par s’adresser à l’histoire.) »
Ceci nous amène à notre deuxième point : il ne peut y
avoir de leçons de l’histoire parce que l’histoire ne se répète pas. Des observations
très générales ou des déductions a priori ont pu faire croire à l’existence des
cycles historiques, analogues aux cycles de planètes. Platon et Polybe ont
produit de telles théories des cycles de régimes politiques. Machiavel semble
suivre Polybe, mais pas complètement, puisque l’action d’un prince (individuel
ou collectif) vertueux peut interrompre le cycle. On retrouvera chez Vico une semblable
conception cyclique de l’histoire. Mais cette histoire cyclique est en partie
imaginaire et ne nous donne que des comparaisons et non des raisons.
Pourquoi croyons-nous si aisément que l’histoire nous donne des
leçons et que le même peut faire retour ?
Marx en donne une explication : « La tradition de toutes les
générations mortes pèse comme un cauchemar sur le cerveau des vivants. » (18
brumaire de Louis Bonaparte) Et si l’histoire parait se répéter, la première
fois, c’est comme tragédie et la seconde
comme farce !
Nous vivons continuellement sous le poids de cette prétendue
répétition historique. À tout propos et hors de propos, on évoque le fascisme
et son retour. Les analogies les plus extravagantes se donnent libre cours. Mussolini,
Hitler et Pétain occupent la scène politique. Toutes ces analogies sont plus
absurdes les unes que les autres et loin de nous éclairer, elles obscurcissent
notre présent et rendent encore plus indéchiffrable l’avenir. Le fascisme et le
nazisme – qu’il faut se garder d’identifier alors qu’ils diffèrent
fondamentalement – correspondent à des situations historiques, des rapports entre les classes sociales, des mouvements politiques qui n’existent plus. Quand on entend
les partis de la droite italienne dénoncer le « communisme », on
devrait s’écrouler de rire, puisque le communisme italien jadis si puissant a
complètement disparu. Mais le même rire peut nous saisir en entendant les
proclamations pompeuses des antifascistes d’opérette qui appellent à la « résistance ».
La scène politique est bien devenue une
scène, un théâtre de Guignol qui n’amuse même pas les enfants.
Tirées par les cheveux, les analogies historiques sont un
poison pour l’intelligence. Voici un demi-siècle, Pier Paolo Pasolini dénonçait
la mystification de l’antifascisme qui, en matière de fascisme, n’avait plus en
face de lui qu’un fascisme « archéologique ». Mais cette
mystification servait de brouillard empêchant de voir la profonde
transformation anthropologique que subissait la société italienne sous les
coups de la « société de consommation ». Depuis la mort de Pasolini,
les grandes tendances qu’il avait mises au jour se sont développées avec une
force qui semble maintenant irrésistible.
Selon Matthieu, le Christ appelait à laisser les
morts enterrer leurs morts (Matt. 8,22). C’est ce que nous devons faire si nous
voulons comprendre le présent au lieu de nous enivrer d’analogies frelatées.
Le 18 juin 2024. Denis Collin
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