On peut être conservateur sans être réactionnaire. Et peut-être faut-il ajouter qu’il faut être conservateur pour être révolutionnaire. En disant de George Orwell qu’il était un anarchiste tory, Jean-Claude Michéa a donné une version de ces paradoxes apparents qui ne peuvent étonner que ceux qui ne comprennent rien à la dialectique.
Il y a une phrase de L’Internationale que nous ne
devrions pas prendre au pied de la lettre : « Du passé faisons table rase ! »
Si on fait table rase du passé, il ne reste plus rien pour bâtir un monde
nouveau. Il faut tout reconstruire à partir de quelques abstractions théoriques
et cela conduit immanquablement à la tyrannie. L’histoire l’a montré si souvent
que nous pourrions commencer à en tirer des leçons. En outre, on ne fait jamais
réellement table rase du passé. Le passé est toujours là et Lénine lui-même avait
bien vu (un peu tard) que le bureaucrate soviétique nouveau n’était pas autre chose
que l’argousin grand-russe, affublé de symboles révolutionnaires. Castro était
un caudillo latino-américain tout ce qu’il y a de plus classique et Cuba est
tout sauf un pays « socialiste ». Le passé qu’on a prétendu liquider fait
retour comme les traumatismes inconscients et dicte sa loi. Donc, ne faisons
pas table rase du passé !
Le progressiste enragé, espèce si courante de nos jours,
soutient que tout ce qui est doit être dépassé, parce que ce qui est appartient
au passé. Le progressiste enragé en retrouve ainsi aux côtés des destructeurs
qui veulent imposer la loi d’Allah et le retour aux mœurs qui prévalaient du
temps du prétendu prophète — qui, peut-être, n’a jamais existé. Le progressisme
est devenu fou. Devenu fou, il propose de liquider son propre passé, de
débouler les statues et d’envoyer à la poubelle de l’histoire, déjà bien
pleine, la culture d’où il est sorti. Devenu fou, le progressisme ne veut plus
aucun progrès sinon celui du « nihilisme », celui de la « déconstruction », un
terme emprunté à Jacques Derrida qui, lui-même, semble l’avoir emprunté à
Heidegger. Mais en allemand, le terme heideggerien n’est pas le presque innocent
« déconstruction », mais bien le druide de la Forêt Noire emploie les termes de
« Destruktion » (destruction) et « Abbau » (démolition). Le
progressisme qui veut du passé faire table rase démolit, rase tout ce qui est à
sa portée. Je ne développe pas plus, il me suffit de renvoyer au livre de Jean-François
Braunstein, La philosophie devenue folle.
Le réactionnaire est un progressiste fou inversé. Il veut
détruire tout ce qui est nouveau. C’est du présent et du futur qu’il faut faire
table rase. Le réactionnaire réagit. Et la force de la réaction est la même que
celle de l’action, mais s’exerçant en sens inverse. Ce qui a été aboli, le réactionnaire
le rétablit. Napoléon Ier fait œuvre de réactionnaire en rétablissant l’esclavage
et les titres nobiliaires. L’islamisme est un réactionnaire qui veut rétablir
la soumission des femmes à leur père, leurs frères ou leur mari. Il veut abolir
le temps, puisque l’islam ignore l’histoire (y compris la sienne propre) puisqu’il
s’appuie sur un livre éternel et incréé et que seule répétition éternelle du
passé fait sens.
Ni progressiste ni réactionnaire, le conservateur veut d’abord
conserver tout ce qui mérite de l’être. Le conservateur d’un musée est là pour conserver
tout ce que la culture du passé peut apporter à ceux qu’Hannah Arendt appelle
les « nouveaux ». Le conservatoire du littoral veille à ce que les rivages
gardent autant que possible leur aspect naturel, qu’ils ne soient pas défigurés
par des constructions hideuses brisant ce rapport si important entre la terre
ferme sur laquelle nous vivons et la mer. Le défenseur de la nature veut
conserver la « biodiversité » et les espèces naturelles menacées. Même les
progressistes réclament (quand ils y pensent) la conservation de la nature et
les voilà qui font profession, à leur insu, de conservatisme.
Le conservateur ne refuse pas la nouveauté. Le conservateur
de musée use de la climatisation et des systèmes d’alarme pour prévenir les
visiteurs indélicats. En morale et en politique, il s’agit de conserver une
certaine idée de l’homme, une idée qui a mûri au cours de l’histoire de la
civilisation et, principalement, de la civilisation européenne, cette idée qu’il
existe une dignité éminente de l’être humain et que cette dignité doit être l’objet
d’un respect inconditionnel. Nietzsche déguisé en Zarathoustra écrit : « Je
vous enseigne le Surhumain. L’homme est quelque chose qui doit être surmonté.
Qu’avez-vous fait pour le surmonter ? » Ce que Nietzsche a réellement voulu dire
par là reste énigmatique. Mais les progressistes ont tenté d’accomplir cette
prophétie. L’homme communiste devait être un homme nouveau. Il en est de multiples
variantes, dans les utopies socialistes étudiées par Marc Angenot (L’utopie
collectiviste), dans la science-fiction soviétique des premières années
(comme L’étoile rouge de Bogdanov), ou dans le façonnage biologique de
la « race des seigneurs » voulu par les nazis. Aujourd’hui, cet homme nouveau
est celui du transhumanisme et du posthumanisme. Le conservateur s’oppose
résolument à tous ces projets déments. Il s’agit de conserver l’homme tel qu’il
est, de défendre sa nature comme quelque chose d’inviolable. Défendre la nature
humaine et la nature sont une seule et même cause.
On peut être conservateur et accueillir avec ferveur tout ce
qui correspond à l’accomplissement de la nature raisonnable de l’homme, sachant
que l’amélioration des hommes ne peut être attendue que de l’éducation et du
développement de leur capacité à se conduire comme des êtres moraux. C’est
pourquoi conserver la nature humaine, c’est accorder la plus grande importance à
l’instruction, à l’institution des humains.
Évidemment, personne ne peut s’opposer aux progrès de la
médecine, pourvu que la médecine s’attache seulement à garantir la santé, qui
est « le plus grand de tous les biens » comme le disait Descartes, mais on ne peut
plus suivre Descartes lorsqu’il soutient que les progrès de la médecine,
sachant que l’âme est étroitement au corps, permettront de rendre les hommes
plus sages. Tout ce qui permet l’égalité de droit et l’égale capacité pour tous
de jouir de leur liberté est à accueillir favorablement, mais dans le même
temps, il s’agit de refuser tout ce qui tend à rendre les individus interchangeables,
comme autant d’exemplaires d’un même humain abstrait.
Le conservatisme à tout prix, le conservatisme qui ne veut
absolument rien changer, le conservatisme qui veut abolir le changement, est
sans doute inacceptable. Mais nous ne sommes guère menacés par ce genre de
conservatisme. Mais rétablir un certain conservatisme contre ce que
Pierre-André Taguieff appelle le « bougisme » s’impose. Puisque l’anarchisme
tory est déjà pris, je proposerai que l’on se mette à élaborer les principes d’un
socialisme conservateur.
Le 12 juin 2024
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