mercredi 12 juin 2024

Conservateur et non réactionnaire

On peut être conservateur sans être réactionnaire. Et peut-être faut-il ajouter qu’il faut être conservateur pour être révolutionnaire. En disant de George Orwell qu’il était un anarchiste tory, Jean-Claude Michéa a donné une version de ces paradoxes apparents qui ne peuvent étonner que ceux qui ne comprennent rien à la dialectique. 

Il y a une phrase de L’Internationale que nous ne devrions pas prendre au pied de la lettre : « Du passé faisons table rase ! » Si on fait table rase du passé, il ne reste plus rien pour bâtir un monde nouveau. Il faut tout reconstruire à partir de quelques abstractions théoriques et cela conduit immanquablement à la tyrannie. L’histoire l’a montré si souvent que nous pourrions commencer à en tirer des leçons. En outre, on ne fait jamais réellement table rase du passé. Le passé est toujours là et Lénine lui-même avait bien vu (un peu tard) que le bureaucrate soviétique nouveau n’était pas autre chose que l’argousin grand-russe, affublé de symboles révolutionnaires. Castro était un caudillo latino-américain tout ce qu’il y a de plus classique et Cuba est tout sauf un pays « socialiste ». Le passé qu’on a prétendu liquider fait retour comme les traumatismes inconscients et dicte sa loi. Donc, ne faisons pas table rase du passé !

Le progressiste enragé, espèce si courante de nos jours, soutient que tout ce qui est doit être dépassé, parce que ce qui est appartient au passé. Le progressiste enragé en retrouve ainsi aux côtés des destructeurs qui veulent imposer la loi d’Allah et le retour aux mœurs qui prévalaient du temps du prétendu prophète — qui, peut-être, n’a jamais existé. Le progressisme est devenu fou. Devenu fou, il propose de liquider son propre passé, de débouler les statues et d’envoyer à la poubelle de l’histoire, déjà bien pleine, la culture d’où il est sorti. Devenu fou, le progressisme ne veut plus aucun progrès sinon celui du « nihilisme », celui de la « déconstruction », un terme emprunté à Jacques Derrida qui, lui-même, semble l’avoir emprunté à Heidegger. Mais en allemand, le terme heideggerien n’est pas le presque innocent « déconstruction », mais bien le druide de la Forêt Noire emploie les termes de « Destruktion » (destruction) et « Abbau » (démolition). Le progressisme qui veut du passé faire table rase démolit, rase tout ce qui est à sa portée. Je ne développe pas plus, il me suffit de renvoyer au livre de Jean-François Braunstein, La philosophie devenue folle.

Le réactionnaire est un progressiste fou inversé. Il veut détruire tout ce qui est nouveau. C’est du présent et du futur qu’il faut faire table rase. Le réactionnaire réagit. Et la force de la réaction est la même que celle de l’action, mais s’exerçant en sens inverse. Ce qui a été aboli, le réactionnaire le rétablit. Napoléon Ier fait œuvre de réactionnaire en rétablissant l’esclavage et les titres nobiliaires. L’islamisme est un réactionnaire qui veut rétablir la soumission des femmes à leur père, leurs frères ou leur mari. Il veut abolir le temps, puisque l’islam ignore l’histoire (y compris la sienne propre) puisqu’il s’appuie sur un livre éternel et incréé et que seule répétition éternelle du passé fait sens.

Ni progressiste ni réactionnaire, le conservateur veut d’abord conserver tout ce qui mérite de l’être. Le conservateur d’un musée est là pour conserver tout ce que la culture du passé peut apporter à ceux qu’Hannah Arendt appelle les « nouveaux ». Le conservatoire du littoral veille à ce que les rivages gardent autant que possible leur aspect naturel, qu’ils ne soient pas défigurés par des constructions hideuses brisant ce rapport si important entre la terre ferme sur laquelle nous vivons et la mer. Le défenseur de la nature veut conserver la « biodiversité » et les espèces naturelles menacées. Même les progressistes réclament (quand ils y pensent) la conservation de la nature et les voilà qui font profession, à leur insu, de conservatisme.

Le conservateur ne refuse pas la nouveauté. Le conservateur de musée use de la climatisation et des systèmes d’alarme pour prévenir les visiteurs indélicats. En morale et en politique, il s’agit de conserver une certaine idée de l’homme, une idée qui a mûri au cours de l’histoire de la civilisation et, principalement, de la civilisation européenne, cette idée qu’il existe une dignité éminente de l’être humain et que cette dignité doit être l’objet d’un respect inconditionnel. Nietzsche déguisé en Zarathoustra écrit : « Je vous enseigne le Surhumain. L’homme est quelque chose qui doit être surmonté. Qu’avez-vous fait pour le surmonter ? » Ce que Nietzsche a réellement voulu dire par là reste énigmatique. Mais les progressistes ont tenté d’accomplir cette prophétie. L’homme communiste devait être un homme nouveau. Il en est de multiples variantes, dans les utopies socialistes étudiées par Marc Angenot (L’utopie collectiviste), dans la science-fiction soviétique des premières années (comme L’étoile rouge de Bogdanov), ou dans le façonnage biologique de la « race des seigneurs » voulu par les nazis. Aujourd’hui, cet homme nouveau est celui du transhumanisme et du posthumanisme. Le conservateur s’oppose résolument à tous ces projets déments. Il s’agit de conserver l’homme tel qu’il est, de défendre sa nature comme quelque chose d’inviolable. Défendre la nature humaine et la nature sont une seule et même cause.

On peut être conservateur et accueillir avec ferveur tout ce qui correspond à l’accomplissement de la nature raisonnable de l’homme, sachant que l’amélioration des hommes ne peut être attendue que de l’éducation et du développement de leur capacité à se conduire comme des êtres moraux. C’est pourquoi conserver la nature humaine, c’est accorder la plus grande importance à l’instruction, à l’institution des humains.

Évidemment, personne ne peut s’opposer aux progrès de la médecine, pourvu que la médecine s’attache seulement à garantir la santé, qui est « le plus grand de tous les biens » comme le disait Descartes, mais on ne peut plus suivre Descartes lorsqu’il soutient que les progrès de la médecine, sachant que l’âme est étroitement au corps, permettront de rendre les hommes plus sages. Tout ce qui permet l’égalité de droit et l’égale capacité pour tous de jouir de leur liberté est à accueillir favorablement, mais dans le même temps, il s’agit de refuser tout ce qui tend à rendre les individus interchangeables, comme autant d’exemplaires d’un même humain abstrait.

Le conservatisme à tout prix, le conservatisme qui ne veut absolument rien changer, le conservatisme qui veut abolir le changement, est sans doute inacceptable. Mais nous ne sommes guère menacés par ce genre de conservatisme. Mais rétablir un certain conservatisme contre ce que Pierre-André Taguieff appelle le « bougisme » s’impose. Puisque l’anarchisme tory est déjà pris, je proposerai que l’on se mette à élaborer les principes d’un socialisme conservateur.

Le 12 juin 2024

 

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