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mercredi 31 janvier 2024

ENTRETIEN avec CARLOS X. BLANCO -


Vous avez récemment publié un livre sur Marx en France. Quels sont les éléments essentiels du marxisme que vous retenez et ceux dont vous écartez ?

J’ai publié en 2018 (pour le bicentenaire !) un livre sur la pensée de Marx (éditions du Seuil) et je publie très prochainement un livre sur le marxisme (Mais comment peut-on encore être « marxiste », édition Atlande). Marx et le marxisme sont pour moi deux choses assez différentes. Marx est un grand philosophe qui a procédé à la « critique de l’économie politique », c’est-à-dire qu’il en a cherché la genèse non-économique dans la vie réelle. L’analyse du fétichisme de la marchandise, la signification de la transformation du travail vivant en travail mort, cette véritable aliénation de la vie que constitue le capital, tout cela est fondamental et nous n’en avons pas encore exploré toutes les possibilités. Au contraire, le marxisme orthodoxe a fossilisé la pensée de Marx, en a falsifié tout un pan et constitue bien selon la caractérisation de Costanzo Preve une « religion à destination des classes subalternes ». Le « marxisme orthodoxe » fut ce « matérialisme » que Marx appelait « grobianisch » (grossier), celui répète que les conditions d’existence déterminent la conscience (là où Marx dit « conditionnent         », bedingen et non bestimmen), qui hypostasient les êtres collectifs (classes sociales, institutions) et élimine l’individu considéré du point de vue de l’activité pratique, sensible, « subjectivement. ». 

dimanche 14 janvier 2024

Machinerie et asservissement

Le machinisme porta longtemps les espoirs de libération de l’humanité. La machine devait libérer l’homme du travail. Elle est devenue très largement l’instrument de son asservissement. La technique moderne est issue de la science et n’a plus rien à voir avec ce « savoir immanent à l’action » dont parlait Platon. 

mardi 21 novembre 2023

Dix ans avec et sans Costanzo Preve

 


Voilà dix ans que Costanzo Preve nous a quittés. Preve est un philosophe italien que j'ai connu presque par hasard, ayant découvert ses livres dans la bibliothèque d'un appartement loué en Italie... J'ai commencé ainsi une relation téléphonique et épistolaire avec lui, ayant supervisé et préfacé l'édition française de son Histoire critique du marxisme, publiée en 2011 chez Armand Colin (collection U). Sa manière de philosopher, toujours avec une touche d'humour, était fort peu académique, mais il est un des philosophes peu nombreux qui m'ont semblé apporter quelque chose non à la "marxologie", mais surtout à la philosophie politique de notre époque. Il ne se disait pas "marxiste", mais considérait simplement qu'il faisait partie de ceux qui s'étaient mis à l'école de Marx, ce qui n'est pas du tout la même chose. Pénétré de la philosophie grecque ancienne, lecteur attentif de Lukacs, son œuvre reste trop peu traduite en France, victime de l'ostracisme que ceux qui tiennent les baraques de foire du marxisme dans notre pays.

Je publie ici deux textes: la préface que j'ai donnée à l'Histoire critique du marxisme et un hommage que lui a rendu sur Interferenza Salvatore A. Bravo.

samedi 11 novembre 2023

Le corps du capital

 Le machinisme et le capital sont consubstantiels. Sous ses premières formes, capital usuraire, rente foncière et même manufacture, le capital est indifférent au moyen de travail. Mais le capital n’est pas encore véritablement lui-même. Le capital, en chair et en os, apparaît avec la grande industrie et donc comme machines, qui fonctionne si possible jour et nuit pendant toute l’année. Dans Das Kapital, Marx emploie le terme de Maschinerie, qui se traduit aisément en français par « machinerie ». La machinerie n’est pas une collection de machines, mais un système en fonctionnement. La vraie chose vivante du capital, est cette machinerie : une usine à l’arrêt, c’est du capital immobilisé, du capital qui ne produit rien et donc du capital mort. D’un autre côté le capital est de l’argent, l’argent dépensé pour acheter des moyens de travail et de la force de travail, et qui ressort du cycle de la production grossi et embelli de la plus-value. Pour l’investisseur capitaliste, l’argent semble un pur fantôme et son existence matérielle n’a rien à voir avec son contenu réel et sa puissance. 

dimanche 28 mai 2023

Marx n’est pas ’matérialiste’

Par Carlos X. Blanco

Doctor en Filosofía (España)

 

Rien de mieux que de lire le philosophe lui-même, pour vérifier l'affirmation : « Marx n'est pas un matérialiste » :

 

« Le défaut fondamental de tout matérialisme antérieur – y compris celui de Feuerbach – est de ne concevoir l'objet, la réalité, la sensorialité, que sous la forme d'un objet [objekt] ou de contemplation, mais non comme activité sensorielle humaine, comme pratique, non de manière subjective. Ainsi le côté actif a été développé par l'idéalisme, par opposition au matérialisme, mais seulement d'une manière abstraite, puisque l'idéalisme ne connaît naturellement pas l'activité réelle, sensible en tant que telle. Feuerbach veut des objets sensoriels, vraiment différents des objets conceptuels ; mais il ne conçoit pas non plus l'activité humaine comme une activité objective » […] [Thèse 1,  nous basons la citation de notre lecture sur la version espagnole, d'ici, d'après l'édition de 1962, C. Marx – F. Engels, Selected Works, Foreign Language Editions, version españole, Moscou [1962], tome II, p. 428.] [Il est recommandé de comparer les différentes versions fournies par cette page : https://www.filosofia.org/lec/marfeu11.htm].

 

Der Hauptmangel alles bisherigen Materialismus - den Feuerbach'schen mit eingerechnet - ist, daß der Gegenstand, die Wirklichkeit, Sinnlichkeit, nur unter der Form des Objekts oder der Anschauung gefaßt wird; nicht aber als menschliche sinnliche Thätigkeit, Praxis, nicht subjektiv. Daher geschah es, daß die thätige Seite, im Gegensatz zum Materialismus, vom Idealismus entwickelt wurde – aber nur abstrakt, da der Idealismus natürlich die wirkliche, sinnliche Thätigkeit als solche nicht kennt. Feuerbach will sinnliche, von den Gedankenobjekten wirklich unterschiedene Objekte; aber er faßt die menschliche Thätigkeit selbst nicht als gegenständliche Thätigkeit. [Nous citons en allemand, d'ici, d'après la version de 1910, cinquième édition, gothique, par le même éditeur d'Engels en 1888, qui ignore également le soulignement dans le manuscrit.]

 

Dans la thèse 1 sur Feuerbach, la critique de la contemplation [Anschauung] est effectuée. Le matérialisme contemplatif ignore l'activité [Thätigkeit]. Le sujet contemplatif du matérialisme antérieur à Marx, y compris Feuerbach, est un sujet sensible et passif. Marx défie ce matérialisme avec une conception passive du sensoriel [Sinnlichkeit]. Des décennies plus tard, les investigations psychologiques et épistémologiques de Baldwin ou de Piaget, habituellement déconnectées du marxisme, serviront à étayer « le côté actif » de la sensation elle-même. La sensation est Praxis. L'animal et l'être humain sont des chercheurs actifs de connaissances. Lorsque Marx - et surtout Engels et tous les « marxistes » autoproclamés revendiquent le matérialisme, ils ont tendance à ignorer deux faits pertinents dans l'œuvre de Marx : a) le terme « matérialisme » signifie généralement la même chose que « scientifique » pour désigner la recherche non métaphysique , non idéaliste, et b) Marx polémique avec Feuerbach et la tradition sensualiste antérieure, se revendiquant comme "véritable matérialiste", dans des termes qui incorporent "le côté actif" (Praxis ou activité acceptée, du moins en théorie et de manière abstraite ).  Précisément par les idéalistes). Bref, Marx polémique déjà dans cette Thèse 1, simultanément, avec les matérialistes et avec les idéalistes.

 

Quand Engels divise le champ de la lutte théorique en deux grands camps, et que Lénine consacre et dogmatise cet écart, les marxistes s'alignent automatiquement sur tout le matérialisme. C'était l'époque dogmatique du « matérialisme historique » et du « matérialisme dialectique », ignorant complètement le double sens de cette double œuvre polémique de Marx. Ignorant, de même, que la véritable tradition d'où provient la considération de l'homme comme être agissant, dont la sensorialité est inintelligible en dehors de la Praxis, est la tradition idéaliste, qui vient de Kant et de Hegel.

 

L'idéalisme ne connaît pas d'activité réelle : […die wirkliche, sinnliche Thätigkeit als solche nicht kennt]. La seule considération abstraite du sensible est ce que nous pouvons attribuer à l'idéalisme. Le sensoriel est activité : connaître sensiblement consiste à vivre et à réaliser des séries et des systèmes d'opérations qui comportent déjà plus ou moins d'intelligence.

 

Dans la Thèse 2, dans laquelle est explorée la relation entre pensée et réalité, Marx tente de prendre ses distances avec la tradition métaphysique antérieure (de la « scolastique ») alors que c'est lui qui renvoie réellement le problème à la Métaphysique, et en temps utile. Il savait que ce problème est loin d'être résolu sur le plan physiologique :

Thèse 2. « Le problème de savoir si la vérité objective peut être attribuée à la pensée humaine n'est pas un problème théorique, mais un problème pratique. C'est dans la pratique que l'homme doit démontrer la vérité, c'est-à-dire la réalité et la puissance, le caractère terre à terre de sa pensée. La dispute sur la réalité ou l'irréalité d'une pensée isolée de la pratique est un problème purement scolastique.

 

« Die Frage, ob dem menschlichen Denken gegenständliche Wahrheit zukomme, ist keine Frage der Theorie, sondern eine praktische Frage. In der Praxis muß der Mensch die Wahrheit, d. h. die Wirklichkeit und Macht, die Diesseitigkeit seines Denkens beweisen. Der Streit über die Wirklichkeit oder Nichtwirklichkeit eines Denkens, das sich von der Praxis isoliert, ist eine rein scholastische Frage. »

 

La vérité objective [gegenständliche Wahrheit] n'est plus la certitude (certitude subjective). C'est la frontière entre l'épistémologie et l'ontologie. Ladite vérité reste ancrée, si elle est un territoire, comme formant un espace traversé par les deux sphères de la Métaphysique, celle du sujet et celle de l'être. Dès lors, Marx lui-même redouble (Vérité objective), et ne se contente pas d'un seul terme, soit Wahrheit, la Vérité, sans plus, soit Objet, sans plus (Gegenstand). Mais une "Vérité de manière objective" nécessite nécessairement de se faire par la Praxis. Réalisez-vous, devenez réel par l'activité. Nous devons toujours faire attention au mot, à la fois espagnol et allemand, qui fait référence au réel. L'actif (Wirk) produit le réel (Wirklichkeit), c'est le pouvoir (Macht) de réalisation. Cette vision de la Vérité comme pouvoir, activité (passer à l'acte, partir de et par le pouvoir) sera très importante. Il est possible que Marx entende par discussion « scolastique » quelque chose comme la « discussion byzantine » (comme cela arrive avec ceux qui nous interdisent de parler du « sexe des anges »). Cependant, c'est la tradition scolastique et aristotélicienne qui est au cœur du Karl Marx hégélien. Toute sa Philosophie de l'histoire est traversée par cette métaphysique de l'activité, qui viendrait simplifier les bergsoniens, les vitalistes et les pragmatistes, et toute une gamme de courants postérieurs à Marx et étrangers, par principe, au marxisme.

 

Ce qui est vrai n'est pas seulement ce qui est « vérifié ». L'empirisme, le sensualisme, doivent être complètement dépassés. La théorie de la connaissance de l'orthodoxie marxiste n'était pas seulement pré-kantienne, elle était pré-scolastique. La « fonction » du savoir est un aspect du processus plus générique de déploiement d'une réalité dans laquelle il y a, immergés en elle, des sujets actifs. Si nous ne comprenons pas que la réalité elle-même est active parce qu'il y a en elle des sujets d'action qui la constituent et la rendent « vraie » (Wirlichkeit) par leurs actes, alors nous réduisons l'épistémologie marxienne au simple sensualisme, ce que Marx attribuait à Feuerbach . On ne pouvait comprendre autrement comment l'homme de Trèves critiquait précisément ce qu'il commettait. La connaissance de la réalité, si elle est vraie, est "pourrait". La thèse 2 sur Feuerbach le signale très clairement.

 

La pensée « mondaine » (die Diesseitigkeit) est celle qui traite de « ceci ici ». En espagnol, on pourrait dire que c'est la pensée qui pose solidement les pieds sur terre, qui tient fermement la réalité entre ses mains. Ce "d'ici", bien pris, c'est la pensée qui donne le pouvoir. Auguste Comte, au même siècle que Marx, avait formulé que « savoir c'est pouvoir ». Comte et Marx se tournent le dos, mais le même énoncé a un dos commun à tous les deux, qu'il faut aussi savoir voir : « le pouvoir c'est le savoir ». L'expérience véritable et effective de l'homme est l'expérience de la mise à l'épreuve du monde.

 

L'œuvre marxienne regorge de coins et recoins et de trésors de philosophie de la praxis. Ce n'est pas un "matérialisme". Elle constitue plutôt une dialectique de l'action humaine.

dimanche 15 janvier 2023

La possibilité du communisme

La possibilité du communisme

Par Yvon Quiniou et Nikos Foutas. Éditions l’Harmattan, 2022, 192 pages, 20 €


Dans leur dernier livre, Yvon Quiniou et Nikos Foutas poursuivent leur dialogue. Chez le même éditeur, ils avaient publié Le matérialisme en question (2020). Nikos Foutas enseigne la philosophie à l’université en Grèce ; c’est un spécialiste de Lukács et un grand nombre de ses livres ont été publiés en français chez l’Harmattan. Yvon Quiniou est tout à la fois marxiste et défenseur du matérialisme en philosophie, mais aussi penseur de la morale : il tente une sorte de synthèse entre les perspectives classiques du marxisme et la philosophie morale de Kant. Il est aussi un militant laïque intransigeant, ce qui lui a valu quelques soucis dans certains milieux proches du Parti communiste qui préfèrent faire la cour aux islamistes…

La possibilité du communisme interroge une question centrale pour tout « élève de Marx » : le communisme est-il une utopie comme les autres, découle-t-il de la logique même du mode de production capitaliste ou est-il un objectif moral ? Les deux auteurs commencent par s’interroger sur l’existence réelle ou supposée du « communisme primitif » qui aurait constitué le stade originaire de l’histoire humaine. En réalité nous n’avons aucun moyen de trancher clairement cette question. Quoi qu’il en soit, le communisme n’est pas, chez Marx et Engels, le retour à un passé idéalisé, mais un « à-venir ». S’il faut résolument abandonner l’idée d’une histoire comme un progrès linéaire, il reste à définir ce que peut être le progrès historique.

Yvon Quiniou, comme il l’a fait en d’autres circonstances ne manque pas de souligner du renversement matérialiste opéré par Marx, un renversement qui serait scientifiquement confirmé par Darwin et par les neurosciences dans la lignée de Jean-Pierre Changeux. Toutefois, il rappelle que Marx met au premier plan la pratique (voir thèses sur Feuerbach) et que ce sont bien les hommes qui font l’histoire. C’est pourquoi le communisme doit être pensé comme une possibilité et non comme une nécessité qui le fera sortir du capitalisme comme le papillon sort de la chrysalide.

Les auteurs consacrent d’assez longs développements à ce qui empêche ce possible de se réaliser. Ils reviennent sur la question de l’aliénation et de tout ce qui constitue le malheur humain. Si Yvon Quiniou n’oublie pas d’intégrer Freud à sa réflexion, Nikos Foutas donne d’intéressants prolongements à la lecture de Lukács et surtout au Lukács théoricien de la réification dans Histoire et Conscience de classe. Ils insistent ainsi particulièrement sur la dimension morale du marxisme, sans laquelle il est privé de valeur.

Les auteurs n’esquivent pas les difficultés classiques du marxisme et notamment la question — rebattue — de la « dictature du prolétariat », Nikos Foutos faisant d’ailleurs remarquer que cette notion ne vient que rarement sous la plume de Marx et qu’elle est vraiment très peu thématisée. En tout cas, elle ne peut jamais s’interpréter comme la dictature sur le prolétariat, Quiniou rappelant que le communisme pour Marx est un état social dans lequel la liberté de chacun est la condition de la liberté de tous.

Les derniers chapitres sont plus directement embrayés sur les questions contemporaines. La mondialisation d’abord : ne rend-elle pas impossible toute expérience de passage au socialisme dans une nation moyenne comme la France ou faut-il envisager une révolution sur une plus large échelle ? Pour les auteurs, il n’y a pas de contradictions entre les deux approches. Ce dont je ne suis pas tout à fait certain. En ce qui concerne l’échec de l’Union soviétique, la position des auteurs est assez claire. Comme le dit Yvon Quiniou, « ce qui a échoué en Russie et dans les pays satellites de l’URSS qui n’ont fait qu’en reproduire le modèle, dans d’autres conditions meilleures pourtant, ce n’est pas le communisme ou le socialisme, mais sa caricature, son contresens théorico-pratique et on ne peut s’en réclamer sauf mauvaise foi ou ignorance, pour le déclarer en soi impossible. » En ce qui concerne la Chine (ils rattachent Cuba et le Vietnam à cette dernière), le jugement est beaucoup plus positif, soulignant tout de même les ambiguïtés et les contradictions qu’il y a à développer le capitalisme tout en réaffirmant l’objectif socialiste. L’idée que le parti unique, le PCC, est si gros qu’il est devenu en quelque sorte représentatif de la population chinoise et qu’il serait donc en quelque façon démocratique est défendue sans être convaincante. Les questions de l’écologie sont enfin abordées rapidement, en soulignant que trop souvent les mouvements écologistes mettent en cause l’activité humaine en général en omettant le fait qu’il s’agit du mode de production capitaliste.

Dans l’ensemble un ouvrage non dogmatique, qui rouvre des discussions théoriques et politiques qu’on ne voit plus très souvent aujourd’hui. Je partage sans barguigner l’ambition morale qui y est réaffirmée, je suis moins convaincu sur quelques autres aspects… Il me semble surtout qu’il faudra un jour faire un bilan historique de l’histoire du mouvement ouvrier (communiste, mais pas seulement !) et des raisons pour lesquelles la « révolution prolétarienne » n’a jamais paru aussi loin de nous qu’aujourd’hui.

Le 14 janvier 2023.

Denis Collin

mardi 3 janvier 2023

Les classes sociales font-elles l'histoire?

« L’histoire de l’humanité jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte des classes » : tout individu qui se pique d’un minimum de culture marxologique connaît cette phrase extraite du Manifeste. Faut-il en déduire que les classes sociales font l’histoire ? ou encore que c’est leur lutte qui fait l’histoire ?


En vérité, il n’en est rien. Car si l’histoire ne fait rien elle-même, comme le dit Marx dans la Sainte Famille, puisque l’histoire n’est rien d’autre que la succession des générations, les classes sociales non plus ne rien puisqu’elles ne sont rien d’autre que des êtres de pensée, des noms que nous donnons à un nombre suffisamment grand d’individus qui partagent suffisamment de propriétés communes. On a dit plus haut qu’il n’y avait pas chez Marx de théorie des classes sociales, celle-ci ayant toujours été remise à plus tard. Certes dans les analyses que Marx produit, notamment de la situation française entre 1848 et 1851, tous les mouvements politiques sont analysés en termes de classes sociales. Les individus, les partis, les journaux sont définis comme représentatifs de certains intérêts de classes, mais cela ne fait pourtant pas des classes, en tant que telles, des acteurs historiques.

Prenons l’exemple de l’analyse du bonapartisme. Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte commence par une réflexion générale sur le lien entre l’histoire réelle et les représentations des hommes en train de faire cette histoire. Ce n’est évidemment pas un hasard : l’une des énigmes que Marx, tout au long de son œuvre, s’efforce de déchiffrer est celle des rapports entre les représentations spontanées que les hommes se font du monde et de leur propre activité et la réalité. C’est très exactement ce que Marx nomme « idéologie ». Ces questions sont posées de manière très précise dans le manuscrit de L’Idéologie allemande :

La structure sociale et l’État résultent constamment du processus vital d’individus déterminés ; mais de ces individus non point tels qu’ils peuvent s’apparaître dans leur propre représentation ou apparaître dans celle d’autrui, mais tels qu’ils sont en réalité, c’est-à-dire, tels qu’ils œuvrent et produisent matériellement; donc tels qu’ils agissent sur des bases et dans des conditions et limites matérielles déterminées et indépendantes de leur volonté.

La structure sociale n’est pas première, elle n’est pas la réalité, mais seulement l’hypostase d’une réalité qui a son origine ailleurs, dans « le processus vital d’individus déterminés ».

La difficulté vient de ceci : nous n’avons accès à la réalité humaine qu’à travers les paroles, les actions, les œuvres des acteurs eux-mêmes, qui sont autant de représentations de la réalité et non la réalité elle-même. La connaissance historique suppose donc que l’on comprenne 1° quelle est la structure réelle de la société, structure qui découle du processus vital des individus ; 2° comment cette structure réelle permet de comprendre les représentations que les acteurs s’en font ; et 3° quel effet ont ces représentations sur les actions des individus. On part des individus et on retourne à l’activité des individus qui se déterminent eux-mêmes, en dernier ressort.

On présente souvent la pensée de Marx comme un « déterminisme historique » qui laisserait peu de place à la liberté humaine, puisque le cours des évènements serait régi en dernière analyse par la dynamique des forces productives et des rapports de production, forces impersonnelles dont les individus ne seraient finalement que les jouets. Or, dans les premières lignes du chapitre I, Marx d’emblée réfute cette conception :

Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas de leur plein gré, dans des circonstances librement choisies ; celles-ci, ils les trouvent au contraire toutes faites, données, héritage du passé.

Les hommes font leur propre histoire : ils ne sont donc pas des produits des circonstances. Ils sont d’abord des acteurs. Marx s’oppose au matérialisme classique, c’est-à-dire celui qui considère que la seule réalité est la réalité extérieure, celle que nous pouvons appréhender par l’usage des sens Certes, il ne soutient pas, contre ce matérialisme qui eût une si grande influence sur la philosophie du xviiie, l’existence d’une réalité suprasensible. Mais il critique une conception qui fait de l’homme un sujet passif, soumis aux forces extérieures. Or, pour Marx, il faut partir au contraire de l’activité humaine pratique comme réalité subjective. Par conséquent :

La doctrine matérialiste du changement des circonstances et de l’éducation oublie que les circonstances sont changées par les hommes et que l’éducateur doit lui-même être éduqué. (Thèses sur Feuerbach)

L’idéalisme ne vaut pas mieux que ce matérialisme, puisqu’il réduit la réalité à l’idée et transforme l’activité humaine en une simple manifestation du mouvement des idées.

L’histoire devient ainsi une simple histoire des idées prétendues, une histoire de revenants et de fantômes ; et l’histoire réelle, empirique, fondement de cette histoire fantomatique, est exploitée à seule fin de fournir les corps de ces fantômes et les noms destinés à les habiller d’une apparence de réalité. (Idéologie Allemande)

Il s’agit donc, pour Marx, de dépasser l’opposition entre l’idéalisme et ce matérialisme ancien pour fonder une nouvelle pensée : matérialiste en ce sens qu’elle doit s’en tenir à la réalité que nous avons sous les yeux, mais qui prend en même temps en compte comme objet premier les individus vivants, agissant, souffrant, et finalement donc se déterminant eux-mêmes, subjectivement. Faire des classes sociales des acteurs historiques, c’est retomber dans « l’histoire fantomatique » !

Toute l’analyse de Marx dans le 18 brumaire est d’ailleurs l’analyse des comportements des individus, de ce Louis Bonaparte, de ses partisans, de ses adversaires, de tous ces républicains bavards qui ont fini par lui faire la courte-échelle.  Ce n’est pas une histoire de fantômes, mais une histoire d’individus qui font leur propre histoire sans toujours savoir quelle histoire ils font. Citons encore ce passage de l’Idéologie allemande :

Ce sont les hommes qui sont les producteurs de leurs représentations, de leurs idées, etc., mais les hommes réels, œuvrant, tels qu'ils sont conditionnés par un développement déterminé de leurs forces productives et du commerce qui leur correspond jusque dans ses formes les plus étendues. La conscience ne peut jamais être autre chose que l'être conscient…

L’idée de faire des classes sociales des choses, indépendantes du psychisme des individus est radicalement étrangère à l’esprit de Marx. Les individus qui portent les intérêts de telle ou telle classe sont d’abord des individus, avec leur propre façon de voir les choses, leur propre caractère et, si leurs pensées sont conditionnées par leur « appartenance de classe », elle n’est nullement déterminée. De Gaulle, par exemple, était typiquement un représentant de classe dominante, officier, membre du cabinet de Pétain au ministère de la guerre, mais il ne réagit pas à la défaite comme la majorité de « sa » classe ! L’histoire des débuts de la Résistance est l’histoire d’individus qui, chacun avec son propre parcours, vont se retrouver dans une lutte commune. Le républicain, radical, orienté à gauche qu’est Jean Moulin va prendre comme secrétaire un jeune homme issu de l’Action française, Daniel Cordier. Henri Frenay, issu lui aussi de l’extrême-droite va constituer un réseau important de la résistance avant de devenir député socialiste à la Libération. Des individus dont l’action va avoir une portée sociale, certes, mais des individus vivants. Dans « l’action de classe » par excellence qu’est la grève, il y a autant de positions que d’individus, ceux des ouvriers qui ne veulent pas faire grève, chacun avec des raisons différentes, et parfois tout simplement parce qu’ils sont contre la grève et pensent que les grévistes sont des fainéants, ceux qui adoptent une position modérée, les plus radicaux qui veulent tout casser, etc. La « ligne de classe », la « position de classe » ne sont jamais la ligne ni la position de la « classe ouvrière », mais seulement la ligne que le groupe dirigeant du parti ou du syndicat estime devoir être celle de tous à un moment donné. Mais il semble toujours plus efficace de subsumer tous les individus sous « la classe », de tous les ramener à une exemplification de cette abstraction qu’est la classe.

mercredi 8 juin 2022

Détruire les illusions

Le constat que seul le travail vivant produit de la survaleur et que, par conséquent, le capital ne peut poursuivre son accumulation que s’il trouve de nouveaux secteurs de production pour embrigader ces forces de travail dans la grande machinerie du capital, c’est une chose. Il faudrait avoir les yeux bouchés pour ne pas le voir. Toute l’analyse du procès de production capitaliste et de ses contradictions, telle qu’on la trouve dans le Capital et les divers manuscrits qui l’accompagnent (livre II et III, Grundrisse), toute cette analyse est profondément vraie et parfaitement « scientifique » si on tient à ce qualificatif un peu dévalué de nos jours.

Faut-il déduire de cela une « mission historique » du prolétariat, devenu « sujet » de l’histoire ? C’est une autre affaire. Marx d’ailleurs est très évasif sur ces questions. L’idée que l’on retrouve dans Le Capital est que « les producteurs associés », c’est-à-dire tous ceux, du directeur au balayeur, qui jouent un rôle nécessaire dans la production vont prendre en charge la direction du processus. Le socialisme (ou communisme phase I) est pour Marx une sorte de coopérative des coopératives de production. Il y a dans cette vision une dimension clairement proudhonienne qui s’appuie sur ce qu’est la classe ouvrière encore dans les années 1870, une classe d’individus tout juste sortis de l’artisanat et qui aspirent à reprendre le contrôle de leurs instruments de travail. Ainsi que Marx le dit, il s’agit de rétablir la propriété individuelle sur la base des acquêts de la socialisation opérée par le mode de production capitaliste ! S’il faut un État, pour Marx, ce sera seulement un État qui protège ce processus d’« expropriation des expropriateurs » et de passage aux « producteurs associés », un État dont la fonction essentielle sera de briser la résistance des anciennes classes dirigeantes. C’est toute cette perspective historique qui s’est effondrée, il y a longtemps en fait, au moins depuis 1914. Preve que la saignée que fut la répression de la Commune de Paris est ce qui a rendu obsolète la perspective « scientifique utopique » de Marx, définie avant 1867. Et de fait, dans les dernières années de sa vie, Marx va admettre la possibilité d’une transition parlementaire pacifique au socialisme. Dans une lettre à Niewenhuis de 1881 sur la Commune, Marx écrit : « Mais, abstraction faite de ce qu’il s’agissait d’un simple soulèvement d’une ville dans des conditions exceptionnelles, la majorité de la Commune n’était pas socialiste, et ne pouvait pas l’être. Avec une faible dose de bon sens, elle aurait pu néanmoins obtenir avec Versailles un compromis utile à toute la masse du peuple, seule chose qu’il était possible d’atteindre à ce moment-là. En mettant simplement la main sur la Banque de France, elle aurait pu effrayer les Versaillais et mettre fin à leurs fanfaronnades. » Rechercher un compromis utile à la masse du peuple, voilà l’orientation de Marx dix ans après l’écrasement de la Commune et c’est vraiment très loin de ce qui va fleurir sous le nom de « marxisme révolutionnaire » ou de « marxisme léninisme ».

La classe ouvrière moderne ne ressemble plus du tout à la classe ouvrière de l’époque de Marx, ni même à celle du soulèvement gréviste de 1936. À la classe indisciplinée que formait le prolétariat parisien a succédé une classe disciplinée par le taylorisme (ce dont Lénine se félicitait) et par le syndicalisme qui voyait dans la discipline de la classe ouvrière la condition de sa force. À une classe nettement séparée de la classe dominante a succédé une classe qui se distingue de moins en moins des autres classes de la société tant par le mode de vie (consommation, congés payés, télévision, etc.) que par les ambitions. Le « welfare » a bien été un puissant facteur d’intégration de la classe ouvrière. Cette classe qui ne vit que de la vente de sa force de travail s’est à la fois homogénéisée et diversifiée. Les « cols blancs » et les « cols bleus » se sont rapprochés par l’utilisation des technologies informatiques dans toute une série de domaines. Même les métiers du bâtiment ou des travaux publics qui restent de métiers usants et où les ouvriers sont confrontés aux intempéries, les machines ont considérablement diminué le besoin de force physique humaine. Dans le même temps se sont multipliés les « emplois de service », souvent précaires et très mal payés. Le « travail à façon » s’y développe et produit un « précariat » dont la condition ressemble à celle des canuts au début du XIXsiècle. Les chauffeurs-livreurs louent le camion avec lequel ils effectuent les livraisons pour le compte des sociétés vendant via l’internet. Les cyclistes de Deliveroo pédalent sur leur propre vélo pour une misère et se font concurrence. Ils sont tous des prolétaires, mais des prolétaires qui ne parviennent que difficilement à se forger une « conscience de classe ».

Les vieilles notions de « partis-ouvriers » ou même de « partis ouvriers bourgeois » (pour reprendre une catégorie léniniste) sont obsolètes. Ni ce qui reste des partis socialistes, ni les bouts des PC éparpillés « façon puzzle » ne forment des partis « ouvriers » et moins encore les épaves du trotskisme qui survivent tant bien mal sans aucune perspective réelle. Tous les partis sans exception sont des formations « bourgeoises », c’est-à-dire des formations des classes intellectuelles en vue d’intégrer les classes populaires au fonctionnement de ce que, par habitude, nous appelons encore « démocratie ». Mais, comme l’a montré Christophe Guilluy, ces classes ont commencé à faire sécession, à sortir du rôle d’appoint qu’on veut leur faire jouer.

Que faire, me demandera-t-on ? En fait, rien ! Car ce n’est pas aux intellectuels ou aux politiques professionnels de « faire » les choses. Le peuple trouvera seul les voies et les moyens de l’action, quand la situation l’exigera. En attendant, nous ne pouvons que pelleter pour nous débarrasser des immondices rejetées par la décomposition du vieux monde.

Le 8 juin 2022.

 

 

lundi 14 juin 2021

Ce qui est le plus important chez Marx

En quoi Marx nous importe et doit être considéré comme l’un des grands philosophes de l’histoire de l’humanité ?

Le plus important se trouve d’abord dans L’idéologie allemande : les hommes produisent leur conditions matérielles d’existence et ainsi produisent leur vie sociale. L’être social des hommes se fonde ainsi dans le travail, comme activité productive de la vie humaine dans son ensemble. Ce primat du travail est transhistorique. Il vaut pour toutes les périodes historiques et nous n’avons pas de raison de croire qu’il pourrait en être autrement, sauf dans les rêveries des auteurs de science-fiction. Cette « centralité du travail » a des conséquences ontologiques et morales.

En second lieu, Marx produit une « critique de l’économie politique » ou encore une « philosophie de l’économie », c’est-à-dire une analyse des processus par lesquels se forment les catégories de l’économie et, dans le même moment pourquoi cette sphère de l’économie finit – dans la société capitaliste – par dominer toute la vie sociale.

En troisième lieu, il analyse de mouvement du capital comme « grand automate » dont la logique immanente conduit à la destruction de la société humaine et à la mort. La pétrification de la vie humaine saisie progressivement par le machinisme implique que la résistance des humains devra détruire le système capitaliste, de fond en comble pour revenir à la propriété individuelle du travail et la maîtrise des moyens de travail.

Inutile d’ajouter que tout est fait aujourd’hui pour interdire que soient reconnues et largement divulguées ces vérités. La sainte alliance de tous les courants attachés au capital, de l’extrême droite à l’extrême gauche s’emploie activement à cette opération de camouflage.

lundi 15 mars 2021

Y a-t-il un « marxisme culturel ? »

Pour attaquer les mouvements islamophiles ou « woke », une partie de la droite et de l’extrême droite a inventé le terme de « marxisme culturel ». La dénonciation de la « blanchité » ou de la prétendue islamophobie, la lutte contre la « domination masculine » et l’écriture inclusive ne seraient que de nouvelles formes du marxisme substituant à la lutte des classes bien peu vaillante la lutte des races, la lutte des sexes, la lutte contre toutes les phobies attribuées aux dominants et la lutte fondamentale se serait ainsi déplacée du terrain économique et social vers le terrain culturel. Il y aurait deux maillons qui auraient permis l’apparition de ce « marxisme culturel » : Gramsci, avec le concept d’hégémonie culturelle qui lui est attribué, et Bourdieu. Comme les mouvements identitaires sexuels ou « racialisés » viennent parfois de groupes marxistes décomposés (genre NPA) et se pensent eux-mêmes comme des libérateurs, des défenseurs d’une nouvelle émancipation, ils se gardent bien de contester ce concept de « marxisme culturel », venu des États-Unis. On sait, depuis le fascisme du XXe siècle que la réaction petite-bourgeoise aime à se parer des oripeaux de la révolution. Expliquons donc pourquoi il ne peut pas plus y avoir de « marxisme culturel » que de cercles carrés, sans nous faire trop d’illusions sur la capacité d’être entendus, car, comme le dit Spinoza, la présence du vrai en tant que tel ne peut rien contre une idée fausse.

Pour parler de « marxisme culturel », il faut n’avoir jamais ouvert un livre de Marx. Dans La Sainte Famille puis dans L’idéologie allemande, Marx s’en prend à ceux qui prétendent changer la réalité en changeant les idées et les représentations. Ainsi, Marx écrit : « Naguère un brave homme s’imaginait que, si les hommes se noyaient, c’est uniquement parce qu’ils étaient possédés par l’idée de la pesanteur. Qu’ils s’ôtent de la tête cette représentation, par exemple, en déclarant que c’était là une représentation religieuse, superstitieuse, et les voilà désormais à l’abri de tout risque de noyade. Sa vie durant il lutta contre cette illusion de la pesanteur dont toutes les statistiques lui montraient, par des preuves nombreuses et répétées, les conséquences pernicieuses. Ce brave homme, c’était le type même des philosophes révolutionnaires allemands modernes. » On pourrait ajouter que ce brave homme est le type même du « woke » halluciné : il suffit de transformer les mots pour changer le réel, tout comme le militant « trans » imagine qu’il suffit de se croire homme ou femme pour être homme ou femme. Marx se soucie comme d’une guigne de ce que l’on va appeler « bataille culturelle ». Il refuse à partir de 1842-43 de consacrer à la lutte contre l’illusion religieuse une part, même minime, de son temps. S’il s’intéresse à la condition des femmes, c’est pour dénoncer l’exploitation des ouvrières, particulièrement féroce, contraire à la nature et la moralité. Marx pense la transformation sociale comme « mouvement réel », le mouvement des ouvriers pour la limitation de la journée de travail, l’interdiction du travail de nuit des femmes, l’interdiction du travail des enfants, la lutte pour l’amélioration des conditions d’hygiène dans les entreprises et plus généralement l’établissement de lois sociales qui sont la traduction du poids politique du prolétariat sur l’ensemble de la société. Rien à voir avec les calembredaines à la mode ! Par ailleurs, il serait aisé de montrer l’attachement de Marx à la culture classique, des Grecs à Shakespeare et à Goethe, mais aussi à la philosophie classique, en premier lieu Aristote. Cette culture classique est aussi une arme de combat contre le capital ! Un élève de Marx ne peut que regarder avec étonnement et mépris les diverses manifestations actuelles de la « cancel culture » et du « politiquement correct ».

Pour rattacher le marxisme au « combat culturel », on exhibe la thèse « attribuée au camarade Gramsci » sur l’hégémonie culturelle. Depuis quelques années, on voit d’ailleurs force faiseurs d’opinions qui, n’ayant jamais lu une seule ligne du rédacteur en chef de l’Ordine nuovo et auteur des Quaderni del carcere, nous intiment l’ordre de « relire Gramsci ». Seuls ceux qui sont abreuvés aux « 1000 idées de culture générale » peuvent penser que pour Gramsci « la lutte est fondamentalement idéologique » et qu’on prend le pouvoir en répandant ses idées ! Gramsci est communiste et il veut répondre à la question de la stratégie révolutionnaire dans les pays capitalistes avancés. L’hégémonie dont il parle, ce n’est pas celle des idées, mais celle de la classe ouvrière dès lors que le parti communiste est capable de souder un bloc unissant aux ouvriers toutes les autres classes sociales opprimées, notamment la paysannerie. Il s’agit aussi de donner aux ouvriers les moyens intellectuels du combat et l’instruction joue ici un rôle clé — on pourrait citer les nombreuses pages que Gramsci consacre à la grammaire. Le PCI, indépendamment des critiques qu’on a pu lui adresser, était « gramsciste », commençant la conquête des casemates du pouvoir dans les régions d’Italie qu’il contrôlait. Le PCF a également été plutôt « gramsciste » dans sa volonté d’irriguer toute la société d’institutions s’adressant à toutes les couches du peuple. Ni le PCI, ni le PCF ne pratiquaient la « cancel culture », bien au contraire. Ils ont tous les deux, conformément aux idées de Gramsci, rejeté toute lutte antireligieuse et considéraient les chrétiens comme des alliés potentiels. Sans nostalgie pour le communisme d’hier et d’avant-hier, il faut simplement souligner combien le prétendu « gramscisme » actuel est une imposture.

S’il est un penseur que l’on pourrait enrôler dans le « combat culturel », c’est bien Bourdieu. Mais précisément Bourdieu n’a rien à voir ni avec Marx ni avec le marxisme. Quelques-uns de ses concepts, celui de « domination », de « capital symbolique », de « violence symbolique », ont pu donner l’illusion que Bourdieu était une sorte de marxiste. Mais il n’en est rien. Le concept de domination n’est pas « marxiste ». Bourdieu l’emprunte à Max Weber en lui donnant sa propre interprétation. Pour Marx et pour un marxiste, le concept important est celui d’exploitation et non celui, plutôt amorphe, de domination. Le « capital symbolique » est sans doute le produit de l’un de ces « vertiges de l’analogie » dénoncés jadis par Sokal et Bricmont. Un savoir n’est pas un capital ! Et le goût des grandes œuvres n’est pas réservé aux classes dominantes. Les bourdieusiens, même s’ils doivent être distingués de Bourdieu lui-même, semblent ignorer que Victor Hugo et Verdi sont des grands artistes populaires ! Le petit bourgeois intellectuel qui dénonce le « goût » dit implicitement que le « populo » n’a pas de goût et exprime, à son insu, son mépris de classe. Que Bourdieu vaille peut-être mieux que les usages, c’est certain et Bourdieu est aussi parfois l’objet de la vindicte de la nouvelle gauche radicale. Mais en aucun cas la pensée de Bourdieu ni celle des épigones ne peut être rattachée à un prétendu « marxisme culturel ».

Que reste-t-il du « marxisme culturel » ? Rien. Rien, sinon l’hommage que la droite rend à ses ennemis préférés, les hallucinés de la nouvelle gauche radicale. De telles billevesées peuvent trouver une certaine audience parce que l’inculture progresse comme un feu de brousse. Aux gens de droite qui parlent de « marxisme culturel », on ne pourrait que conseiller la lecture de Raymond Aron et notamment de ses leçons sur Marx. Et aux gens qui se disent de gauche et parlent d’émancipation, on ne peut que conseiller le silence et le travail qui, seul, leur permettra de s’instruire et de sortir de leurs délires.

Le 15 mars 2021

Denis Collin

 

jeudi 4 février 2021

Marx et les sciences sociales: la question du déterminisme

La question du déterminisme est la croix de l’épistémologie des sciences sociales. Durkheim veut fonder la sociologie sur le principe d’un déterminisme social strict (cf. Règles de la méthode sociologique). La « causalité psychique » telle que Freud l’expose dans la Métapsychologie a pour but d’établir la scientificité de la psychanalyse. Il en va de même dans la critique marxienne de l’économie politique. Les lois de développement du mode de production capitaliste doivent être semblables aux lois de la nature. La « science » dont Marx se veut le théoricien doit donc être déterministe. Or ce déterminisme conduit à des difficultés sérieuses du point de vue même dont Marx se place.  

La volonté, affichée par Marx, de présenter son œuvre comme science, de mettre à nu des lois historiques qui s’accomplissent avec la rigueur inflexible des lois de la nature, a souvent conduit à caractériser la méthode de Marx comme un déterminisme strict. Une des critiques majeures du « marxisme » consiste ensuite dans la critique de ce déterminisme qui correspondrait à la science du XIXe siècle et non à la science moderne, celle du principe d’incertitude et de la physique quantique. Un deuxième type de critique disqualifie la théorie de Marx au motif que le déterminisme des sciences de la nature n’a aucune pertinence dans le domaine de l’histoire humaine. 

Il est vrai que l’interprétation marxiste courante de Marx conduit à un déterminisme radical : l’histoire doit suivre des chemins déterminés à l’avance et dont elle ne peut s’écarter. Par conséquent, la perspective de la société communiste que Marx affirme découvrir dans le mouvement réel qui se déroule sous nos yeux devient une véritable eschatologie. La «science» agit ici comme révélation, bonne parole : les divers stades que doit parcourir l’humanité ont été mis en évidence, le prochain (le communisme) doit arriver aussi sûrement que la chrysalide capitaliste contient le papillon communiste. Le déterminisme du marxisme est une philosophie de l’histoire, très hégélienne dans sa forme et souvent dans son contenu. Mais le marxisme n’est pas seul en cause. 

D’une part, le rationalisme est inséparable du déterminisme. Que les choses puissent arriver pour des raisons explicables par des lois régulières et non en raison d’une intervention arbitraire ou incompréhensible des divinités, des esprits malins ou des astres, c’est le minimum indispensable pour commencer d’avoir une pensée scientifique. « Rien n’est sans raison » dit Leibniz. Chez Spinoza, que Marx a longuement lu et recopié, la vie des hommes eux-mêmes et la constitution de leurs institutions politiques ne peuvent pas être expliquées par les interventions du libre arbitre, mais bien par une détermination naturelle à agir qui est tout aussi stricte que celle qui commande le mouvement des objets inertes étudiés par la physique ? 

Mais dans le même temps, la manière dont le déterminisme scientifique est formulé n’est pas pure de toute présupposition métaphysique. La croyance au déterminisme telle qu’elle s’est construite au siècle des Lumières n’est souvent qu’une autre forme de la croyance dans la prédestination et la Providence divine. Comme le dit Jacques le fataliste — qui se moque déjà de ce déterminisme métaphysique — « c’est écrit dans le ciel ». Le ciel garantit la vérité de la science. De Saint-Augustin à Descartes et Leibniz, la démarche scientifique s’est assurée dans l’idée de la perfection de la création. Les lois aussi régulières, les liens aussi inéluctables entre les causes et les effets ne peuvent pas être autre chose que l’œuvre d’un Créateur ; la doctrine de l’harmonie préétablie est, à certains égards, indispensable à la démarche de la science moderne (« Dieu ne joue pas aux dés », disait Einstein). Les lois déterministes de la nature se fondent sur une nécessité divine originelle. En effet, comment peut-on être assuré que la nature n’est pas pur chaos ? Il a bien fallu que les lois lui soient données. Et pour être assuré que notre connaissance de la nature est vraie, il faut éliminer l’hypothèse d’un Dieu trompeur. 

Nous avons, sans doute, aujourd’hui, une vision plus « laïque » de la démarche scientifique. Les épistémologues et les sociologues des sciences mettent en évidence la part du « bricolage », de l’imagination, les doses, souvent fortes, « d’impuretés » que contiennent toutes les grandes théories scientifiques. Mais c’est une vision a posteriori. L’aventure de la science moderne n’était possible qu’en présupposant, sans questionnement, que la nature et le monde possédaient une rationalité et une simplicité intrinsèques qui pouvaient être représentées dans tout esprit sain, par tout homme doué du bon sens. Pas plus que Dieu, la nature ne peut être trompeuse. Elle ne peut pas non plus être inconstante : les mêmes causes produisent les mêmes effets. Les lois de la nature sont invariantes et universelles. Ces deux conditions permettent à l’homme d’envisager de devenir le maître de ses conditions naturelles d’existence. C’est, d’ailleurs, le programme que Descartes a fixé à la science moderne : grâce à la science, l’homme peut devenir « comme maître et possesseur de la nature ». Certes, Kant peut concevoir une connaissance scientifique de la nature sans recours à l’hypothèse théologique. L’ordre de la nature n’est pas connu intrinsèquement. C’est seulement la Raison humaine qui légifère parce que nous ne pouvons connaître la nature que comme ordonnée par le principe de causalité. Cependant, in fine, Kant doit sauver la conception théologique de la nature. 

Dès qu’on aborde la conception marxienne de la science, il faut essayer de se replacer dans ce climat intellectuel dont il ne peut s’abstraire totalement. À partir du moment où il veut faire œuvre scientifique, il est nécessairement déterministe. Même les sociologues contemporains, qui, souvent, critiquent le déterminisme marxien au nom de la « complexité » ou de quelque autre paradigme plus ou moins clairement pensé, sont des déterministes : ils doivent essayer de formuler des lois et de se livrer à quelques prévisions. Ils ne renoncent pas à intervenir dans la conduite des affaires humaines et à proposer des solutions. 

Quel est, alors, le sens précis du mot déterminisme quand on l’applique à la théorie de Marx ? Il est nécessaire d’abord de s’entendre sur le mot lui-même en n’oubliant pas que certains glissements de sens ont été opérés au cours des deux derniers siècles qui amènent souvent à confondre nécessité et détermination : or ces deux termes ne sont nullement synonymes. Leibniz oppose la nécessité, qui conduit toujours à un certain résultat et qui est la loi régissant le domaine des mathématiques et de la métaphysique, à la détermination qui seulement « incline » et qui concerne tant la physique que la morale[i]1 ; ailleurs cette opposition recouvre l’opposition entre le domaine qui concerne les monades simples soumises aux lois de la physique et celui des âmes dotées de réflexion et capables d’une action en vue d’une fin. Il faut noter que l’opposition entre nécessité et détermination n’est pas une différence de force comme pourrait le laisser supposer la formulation leibnizienne. La détermination n’est pas une nécessité affaiblie. Elles sont, chez Leibniz, des principes qui s’appliquent à des ordres différents. La nécessité concerne les essences, elle n’est que l’explication de ce qui est impliqué dans chaque essence, le développement des prédicats qui sont inhérents au sujet. La détermination, au contraire, concerne les phénomènes du monde et elle relève de jugements contingents. Pour le rationalisme classique, la nécessité concerne donc la métaphysique et les mathématiques, alors que la détermination concerne, sur un pied d’égalité, la physique et la morale. À la certitude absolue des premières s’oppose ainsi une certitude relative, une certitude sous condition, dans les sciences subordonnées. 

Mais cette certitude relative connaît elle aussi des degrés. La certitude des prévisions de la physique, fondée sur la connaissance des lois de la nature, suppose un déterminisme fort, alors que dans les « sciences morales », non seulement les prévisions sont extrêmement difficiles, mais la connaissance des lois elle-même est fort incertaine. La détermination de la trajectoire d’un corps n’est soumise qu’à des aléas extérieurs : si aucun événement imprévu n’intervient, le corps suivra exactement la trajectoire prévue par la théorie, moyennant des incertitudes qu’on peut évaluer. Inversement, la détermination des hommes à agir dans tel ou tel sens ne permet nullement de prétendre qu’ils le feront ou même qu’ils feront des efforts pour le faire. Cette action est seulement possible. Bien que Marx invoque souvent la « nécessité inflexible » des lois de la nature, le déterminisme qu’il met en évidence dans l’étude de la société est bien plutôt un déterminisme du deuxième genre, un déterminisme propre aux sciences de l’homme, qui n’indique que des tendances et nullement des prévisions certaines. Ce que montre l’expression même de Marx quand il parle de « lois tendancielles ». 

Mais, même si on en s’en tient aux affirmations de Marx sur l’analogie de sa critique de l’économie politique avec les sciences de la nature, comme la physique, il faut encore préciser de quel type de déterminisme physique il s’agit. En effet, la première distinction, entre un déterminisme fort des sciences de la nature et un déterminisme faible des affaires humaines, se redouble d’une opposition au sein même des sciences de la nature, ou des sciences exactes. Dans la physique classique, Kojève[ii] distingue un déterminisme causal et un déterminisme statistique. Le premier, résumé par « mêmes causes, mêmes effets » est représenté par la thèse de Laplace. Le second suppose que la prévision ne concerne pas les éléments pris à titre individuel (telle ou telle molécule d’un gaz), mais porte sur l’état global du système. S’il faut rattacher la position théorique de Marx à l’une de ces deux catégories, c’est incontestablement à la seconde que nous avons affaire[iii]. Les lois du mode de production capitaliste ne se vérifient pas nécessairement pour un capitaliste individuel, mais seulement quand on considère le mode de production capitaliste dans son ensemble. On peut, à la rigueur, résumer l’ambition de Marx en disant qu’il a cherché à construire une « physique sociale statistique ». L’importance qu’il accorde aux travaux d’Adolphe Quételet concernant l’application des méthodes statistiques aux sciences sociales l’indique clairement. Néanmoins, il y a deux différences importantes qui font qu’on ne saurait assimiler la théorie de Marx à une physique sociale statistique sans incompréhensions graves. 

Premièrement, la physique statistique, tout en étant statistique, n’en donne pas moins des prévisions exactes dans une fourchette de valeurs déterminées. Par sa nature même, l’analyse marxienne ne donne aucune prévision chiffrée, non parce que Marx ne disposait pas de modèles mathématiques suffisants, mais parce qu’elle n’est pas une économétrie, mais une tentative d’explication de ce que mesurent les spécialistes de l’économétrie. La théorie des crises cycliques elle-même n’est pas une prévision chiffrée et vérifiable pratiquement. La théorie marxienne n’est jamais en effet une théorie de la prévision économique. Marx constate après coup les crises cycliques et tente d’évaluer leur fréquence moyenne à partir d’outils statistiques, mais nulle part la théorie marxienne ne permet d’expliquer pourquoi les crises ont lieu tous les dix ans environ à telle époque, tous les six ou sept ans à une autre époque, etc.. Sur ce plan, Marx s’en tient à des considérations purement empiriques, notamment celles qui lui sont fournies par son ami Engels à partir de sa connaissance « de l’intérieur » de la marche des affaires. On peut même aller plus loin et affirmer qu’il n’y a pas à proprement parler de théorie des crises cycliques chez Marx. Il y a une théorie du cycle qui suit le double mouvement de la marchandise et de l’argent. Il y a une théorie de la crise en général, ou du moins une théorie de la possibilité formelle des crises dans l’analyse de la marchandise de la première section du livre I du Capital. Mais on ne trouve pas véritablement de théorie des crises cycliques en tant que telles. Dans son ouvrage sur « Le marxisme et les crises », Jean Duret le constate sous une forme paradoxale : 

La théorie marxiste des crises est une pierre angulaire extrêmement importante de l’édifice du socialisme scientifique. 

Marx n’en a donné nulle part l’exposé systématique ; Jean Duret[iv] cependant estimait qu’en rassemblant les divers éléments, cycle de reproduction exposé dans le livre II, théorie de la baisse tendancielle du taux de profit, etc., on pourrait « combler les lacunes » et produire une théorie marxiste des crises. Force est de reconnaître qu’il n’en a rien été et qu’il y a à peu près autant de « théories marxistes des crises » que d’auteurs marxistes ayant eu à traiter de ce sujet.[v] 

Quand Marx s’essaie aux prévisions économiques[vi], c’est le plus souvent par une analyse de conjoncture qui ne s’appuie pas sur les éléments spécifiques de sa théorie, mais plutôt sur le fond d’idées communes à tous les économistes, comme si la théorie, le « socialisme scientifique » diraient les marxistes, n’avait plus rien à dire dès qu’on s’intéresse à la réalité quotidienne. 

Encore, en nous concentrant sur la prévision économique, nous ne nous intéressons qu’à un aspect de la théorie sociale de Marx. Car il est encore moins question de parler de prévision en matière de révolution sociale, même si Marx, comme tous les révolutionnaires, a toujours eu tendance à annoncer la révolution sociale pour la semaine suivante et à constater que l’histoire n’a pas honoré les traites sur l’avenir qu’on lui a présentées. 

Il faut donc bien constater cette différence essentielle entre la critique marxienne et les sciences de la nature : la critique marxienne, tout en s’affirmant comme une théorie déterministe, ne fournit aucune prévision de l’avenir en fonction des éléments déterminants déjà réunis. On a souvent répété après Popper que la théorie marxienne était « infalsifiable » à cause de sa théorie de l’idéologie, tout comme la psychanalyse l’est à cause de la théorie de la résistance. En réalité, si la théorie marxienne ne passe pas le « test de Popper », ce n’est pas parce qu’elle réfute à l’avance toute tentative de réfutation, c’est parce qu’elle est essentiellement une « science interprétative » qui ne débouche pas sur des prévisions qui pourraient servir d’expérimentation. 

Deuxièmement, le système observé par la physique statistique est un dispositif expérimental ; le caractère statistique de la loi provient de ce qu’on observe extérieurement un grand nombre d’éléments identiques dont les rapports mutuels sont contingents. La loi laisse de côté les propriétés et les caractéristiques de chaque individu pris isolé (par exemple une molécule dans un gaz) pour formuler des relations entre grandeurs moyennes. La pression d’un gaz est une grandeur mesurable qui n’est pourtant que la résultante des actions individuelles contingentes de chaque molécule. Et, pourtant, la dynamique des gaz est une science déterministe qui permet de prévoir exactement l’évolution d’un système. Les individus qui se rencontrent sur un marché, le marché du travail y compris, peuvent être comparés à ces molécules et de leurs confrontations mutuelles naîtra un prix de marché, formé a posteriori par la concurrence. Mais Marx refuse de restreindre sa recherche à cette vision positiviste. Les relations entre grandeurs formées sur le marché, qui se constituent a posteriori par l’action aléatoire des individus dépendent d’une réalité plus « profonde », plus fondamentale, d’une réalité essentielle qui reste l’objet de la science. Ainsi, les rapports entre les individus apparaissent comme contingents, mais, pour Marx il s’agit d’une illusion. La concurrence, en effet, se présente d’abord comme quelque chose d’extérieur pour chaque capitaliste (ou pour les ouvriers dès lors qu’ils se font concurrence dans la vente de la force de travail), mais, dit Marx, elle est en réalité le moyen par lequel sont exécutées les « lois immanentes du mode de production capitaliste ». Cette expression pose problème. Si on en reste là et qu’on prend cette formule sans l’interroger, elle prend un caractère tout à fait mystique ; les lois « immanentes » non vérifiables par la voie empirique, ou du moins vérifiables uniquement de manière indirecte et au prix d’une interprétation, apparaissent comme le « deus ex machina » du mode de production capitaliste8[vii]. Marx évidemment ne s’en tient pas là. Il lui faut donc montrer comment s’exécutent ces lois immanentes, comme on passe de ce que Alain Lipietz appelle l’économie ésotérique à l’économie exotérique : ainsi les livres II et III du « Capital » visent-ils à exposer comment l’ensemble fonctionne après que le livre I a démonté la machine capitaliste et mis en évidence son mécanisme caché. La transformation des valeurs en prix constitue le premier pas de cette démonstration que Marx n’a pas pu mener à son terme. Autrement dit le déterminisme essentiel n’est pas celui qui relie une configuration exotérique à une autre (la consécution d’un phénomène et d’un autre phénomène, dirait-on en termes empiristes), mais celui qui explique comme telle structure ésotérique va se manifester de façon exotérique. Le marché est le médium qui organise la coopération permettant aux individus sociaux de produire leurs conditions d’existence. Autrement dit, la réalité « ésotérique » de la coopération prend la forme exotérique de la concurrence, c’est-à-dire de la lutte de chacun contre chacun. 

L’articulation de ces deux niveaux est essentielle pour comprendre Marx. C’est elle, en effet, qui permet de comprendre pourquoi la plus-value ne se forme pas au niveau de chaque entreprise individuelle, mais au niveau de l’ensemble du système capitaliste. La concurrence, qui forme la loi du marché ne fait que transformer cette plus-value en profit que chaque entrepreneur va pouvoir réaliser en tenant compte de ses avantages comparatifs propres (différentiel de productivité, position de monopole, etc.) Ce qui permet de comprendre aussi qu’une entreprise qui ne réalise aucun profit n’en exploite pas moins ses ouvriers… Faute de saisir ce nœud de la théorie de Marx, la plupart des critiques libérales tombent à plat, puisqu’elles comprennent Le Capital, non comme une théorie du mode de production capitaliste, mais comme une théorie de l’entreprise capitaliste. 

Essayons de formuler cela encore autrement. La théorie marxienne, dans ce qu’elle a de spécifique, dans ce en quoi elle se sépare de celle des économistes, n’est pas une théorie déterministe du type de la physique classique, ou seulement de façon lointaine, par analogie. Marx n’affirme pas que le phénomène A est nécessairement suivi par le phénomène B, ni que l’état E1 d’un système évolue nécessairement vers l’état E2. Il affirme seulement — mais c’est énorme ! — que l’état E1 et l’état E2 sont tous les deux explicables par une même réalité plus essentielle, qui est d’un tout autre ordre, car la valeur n’est pas du même ordre que le prix et la valeur de la force de travail si elle fonde le salaire se situe sur un autre plan. Les liens entre les états E1 et E2 représentent le mouvement apparent dont Marx cherche le mouvement réel interne. Ce mouvement interne est cause ; les états n’apparaissent selon Marx que dans conditions déterminées, c’est-à-dire précises, concrètement définies, mais Marx n’a jamais affirmé que le mouvement interne réel déterminait et donc rendait strictement prévisible la succession des états apparents. Bien au contraire, Marx a consacré des années de travail à montrer comment le mouvement apparent différait en réalité de ce qu’on aurait pu prévoir en appliquant de manière déterministe les « lois » du mouvement réel, ainsi de la loi de la baisse du taux de profit qui n’est qu’une loi « tendancielle », ainsi la formation des prix de production et des prix des marchandises tout en « obéissant » à la loi de la valeur aboutit à ce que le mouvement des prix apparaît totalement indépendant de la valeur (quoique la somme des prix soit toujours égale à la somme des valeurs). 

Précisons encore. Pour le positivisme, les phénomènes ne s’expliquent pas par une réalité cachée. Si on oppose l’essence à l’apparence, c’est seulement par un reste d’attachement à l’ancienne métaphysique. Quand on dit que, contrairement aux apparences, la terre autour du soleil, le positiviste pur et dur considère qu’on dit seulement qu’il est plus simple de supposer que la terre tourne autour du soleil pour faire les calculs astronomiques. Contre Galilée, le positiviste est du côté du Cardinal Bellarmin. Inversement Marx est du côté de Galilée. Pour lui, la terre tourne « vraiment » autour du soleil. La réalité cachée est une véritable réalité et non une astuce de calcul. Autrement dit, le déterminisme n’est pas uniquement opératoire, mais aussi ontologique. En ce sens, le déterminisme de Marx pourrait être nommé un déterminisme fort. Mais en même temps, la réalité phénoménale est le résultat de la conjonction d’un si grand nombre de mouvements fondamentaux qu’elle devient imprévisible. Et en ce sens, le déterminisme de Marx est un déterminisme faible. 

Donc, si on peut parler de déterminisme chez Marx, c’est uniquement en un sens très particulier. Tout ce qui advient s’explique par un enchevêtrement de causes efficientes, mais il n’en faut point conclure que de tout se déroule selon un ordre inexorable. Il faut distinguer deux sens dans le déterminisme : le déterminisme orienté vers le passé qu’il est toujours possible de mettre en œuvre (tous les évènements du passé ne peuvent être compris que sous le mode d’une stricte causalité) et le déterminisme orienté vers l’avenir qui ne fonctionne que dans un certain nombre de cas bien précis et selon des modalités particulières, dans le domaine des sciences de la nature par exemple. Ce double déterminisme recoupe la double structure subjectivité-objectivité qui est la caractéristique de la théorie de la connaissance marxienne. Les hommes font eux-mêmes leur propre histoire dans des conditions qu’ils n’ont pas choisies et qui pourtant sont le résultat de l’action passée des hommes. Cette formule condensée et bien connue de la pensée marxienne peut s’interpréter ainsi : l’action passée est devenue un phénomène objectif qui s’impose à chacun et détermine ainsi son action en en fixant les termes. Mais en tant qu’il est un individu vivant, chaque homme est subjectivement libre de la manière de traiter ces termes qui lui sont imposés. Il peut se conduire passivement sous l’effet des « affections » ou au contraire agir activement sous la conduite de la raison qui consiste à connaître ce qui nous détermine[viii]9. La révolution sociale n’est pas possible dans n’importe quelle circonstance, ses conditions sont déterminées strictement par l’évolution historique et les ressources qui sont disponibles — le niveau de développement des forces productives — mais, pour Marx, il n’y a pas de révolution sociale sans que les ouvriers se décident eux-mêmes, subjectivement à conduire l’action. C’est d’ailleurs pour cette raison que Marx s’oppose aux anarchistes. Les anarchistes refusent l’action politique parce qu’au fond ils ne font confiance qu’au mouvement objectif alors qu’est nécessaire l’intervention subjective qu’est l’action politique organisée10[ix]. L’histoire humaine n’est donc jamais réductible à un « objet » de science et n’est donc jamais pleinement « déterministe » et néanmoins reste déterminée. 

Dans le domaine de la connaissance sociale, le déterminisme n’est donc jamais un moyen de prévision ; il consiste seulement à délimiter des champs de possibles pour l’action humaine et nullement à prévoir que tel ou tel événement se produira aussi inévitablement que la chrysalide se transforme en papillon. 

Au-delà de la discussion sur la signification de la pensée de Marx, c’est tout le champ des sciences sociales qui est ainsi interrogé et, spécialement, le champ de la « science économique » où le recours à un appareillage mathématique imposant et encombrant parvient difficilement à masquer les graves difficultés théoriques. 

[i] Voir Discours de Métaphysique

[ii] Alexandre Kojeve : L’idée de déterminisme dans la physique classique et dans la physique moderne — Réédition « Livre de Poche — Essais » 1990  

[iii] Sur ce point nous partageons les analyses de Michel Vadée (in «Marx penseur du possible») qui a bien montré le rôle des statistiques dans la pensée de Marx

[iv] Jean Duret : Le marxisme et les crises (Gallimard 1933 ; réédition fac similé Éditions d’Aujourd’hui 1977) page 73  

[v] Ce point mériterait à lui seul un ouvrage. Les auteurs marxistes introduisent une différence, qui est, pour l’essentiel, ignorée de Marx, entre « grandes crises » et crises « ordinaires » ou encore entre crises conjoncturelles et crises structurelles. On retrouve cette distinction dans les analyses de Kondratieff, reprises par Ernest Mandel (avec la théorie des cycles cinquantenaires), ou dans les thèses de « l’école de la régulation » (opposition des crises de régime d’accumulation du capitalisme aux récessions ordinaires). Cette distinction est liée à la volonté de constituer une histoire concrète du mode de production capitaliste développé qui est hors du champ d’étude de Marx. L’histoire n’entre chez Marx que dans la genèse du mode de production capitaliste à partir de la production marchande simple. Mais une fois ce point expliqué, il s’agit de produire le modèle théorique pur et non d’analyser les formes phénoménales du MPC.

[vi] On en trouvera des nombreux exemples dans les articles destinés au New York Daily Tribune.  

[vii] Il faut d’ailleurs noter que Marx n’est pas seul ; les classiques et les néo-classiques, s’ils font appel en permanence au marché de concurrence parfaite, font disparaître ladite concurrence de leurs schémas dès que la supposition de la concurrence parfaite est posée.  

[viii] Même si nous ne partageons pas tous les rapprochements opérés par les althussériens entre Marx et Spinoza, il est clair que sur ce point précis, Marx est un disciple strict de Spinoza : la liberté est la connaissance de la nécessité et l’action conformément à cette connaissance.  

[ix] C’est la divergence entre Marx et Proudhon dont nous avons déjà parlé. Proudhon cherche des solutions économiques à la question sociale, alors que Marx ne voit pas de solution à la question sociale en dehors de cette « émancipation des travailleurs [qui] sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes.

jeudi 19 novembre 2020

Bicentenaire d'Engels: réponse à quelques questions

1/ Quelle a été l’influence de Marx sur Engels ?


Il n’est pas certain que l’on puisse aborder la question en termes d’influence. Engels reconnait qu’il n’a été que le premier violon alors que Marx était le chef d’orchestre ! Mais si Engels suit Marx dans sa « critique de l’économie politique », il a ses propres élaborations sur toute une série de questions – historiques, sociales, anthropologiques, mais aussi concernant la connaissance de l’état d’avancement des sciences de la nature. Ses travaux sur L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, ses textes sur les questions militaires ou sur La guerre des paysans sont des produits de sa propre réflexion. En même temps, dans la critique philosophique proprement dite, il laisse à Marx la conduite des opérations. La Sainte Famille, règlement de comptes avec la philosophie allemande des années 1840, bien que signée des deux amis, est presqu’entièrement l’œuvre de Marx. La critique de Proudhon et les bases du « matérialisme historique », c’est encore Marx.

2/ Inversement quelle a été l’influence d’Engels sur Marx et les marxistes ? Est-il responsable du « marxisme idéologique » comme certains le disent ?

En effet, il faudrait d’abord parler de l’influence d’Engels sur Marx. C’est Engels qui devient athée et communiste le premier. C’est lui qui s’intéresse le premier à la situation des classes laborieuses. Tout jeune (il n’a que 19 ans), il écrit Les lettres de Wuppertal qui dénoncent la misère des ouvriers allemands, alors qu’au même moment Marx, qui est plus âgé pourtant, s’intéresse à la philosophie hellénistique ! Bien souvent Engels devance Marx, tant théoriquement que dans l’engagement politique.

Répétons-le : Engels a sa propre pensée. Il n’est pas un double de Marx. En outre, entre le jeune Engels matérialiste intransigeant et le vieil Engels qui fait un retour net à la dialectique de Hegel et dénonce le « matérialisme métaphysique » des Anglais et des Français, il y a un monde.

Selon moi, le « marxisme » qui serait la pensée de « Marx-Engels » est un monstre assez improbable, un monstre qu’Engels à son corps défendant a contribué à former, mais qui est surtout devenu un dogme (une « orthodoxie ») avec Kautsky, Plekhanov et quelques autres de moindre envergure.

3/Selon Michel Henry, que vous citez beaucoup, « le marxisme est l’ensemble des contresens qui ont été faits sur Marx ». Est-ce la faute d’Engels ? A-t-il dénaturé les propos de Marx ?                    

Le contresens premier est d’abord d’avoir fait du « marxisme » une grande théorie du tout ! Il y a chez Marx, et principalement dans Le Capital, une philosophie radicalement neuve et dont on n’a pas encore exploré toutes les potentialités, mais dont l’objet est apparemment très limité : la critique de l’économie politique. Engels ne peut être accusé d’avoir déformé Marx que précisément parce que l’on a voulu ne voir en lui qu’un vulgarisateur ! Mais Engels suit sa voie propre. Sa défense de la « dialectique », à partir principalement de l’Anti-Dühring est indépendante des élaborations de Marx. Bref, si on dit « Engels, c’est Marx », alors on peut dire qu’Engels dénature Marx. Mais si on se dit que « Engels, c’est Engels », on pose le problème très différemment. Reste ensuite à évaluer la philosophie d’Engels, en tant que telle, ce que j’ai tenté de faire dans mon petit livre.

Il y a effectivement toute une tradition qui rend Engels responsable de la transformation de la pensée de Marx en dogme : Lukács, Sartre, Rubel et bien d’autres ont apporté leur pierre sur le tombeau d’Engels. Leur critique philosophique d’Engels est parfois très pertinente. Mais nous sommes là dans un débat philosophique « pur », englobant ontologie et théorie de la connaissance, et tout cela n’a pas beaucoup de rapport avec la fossilisation du marxisme telle qu’on peut la trouver dans le « marxisme orthodoxe » diffusé par les partis socialistes d’avant 1914, et ensuite par les partis communistes ou même trotskistes.  

 4/ Anti-Dühring qui détaille le marxisme a été relu par Marx lui-même. Finalement, a-t-il été un vulgarisateur de Marx ?

 L’Anti-Dühring n’est pas un ouvrage de vulgarisation de la pensée de Marx, mais un ouvrage polémique dirigé contre le nommé Eugen Dühring, représentant typique de cette caste intellectuelle qui veut prendre la direction du mouvement ouvrier et le canaliser dans les voies permises par l’ordre bourgeois. Des Dühring, il y en a eu de très nombreux exemplaires depuis ! Marx a supervisé tous les chapitres concernant la critique de l’économie politique et donné son accord au reste, mais faut-il en déduire que l’Anti-Dühring est un exposé de la pensée de Marx ? C’est aller vite en besogne ! C’est un peu comme l’histoire de la traduction française du Capital par Joseph Roy : Marx l’a validée en précisant que c’était de fait un ouvrage original, distinct de la version allemande. Le compliment est fait cum grano salis !

C’est Engels qui a publié les livres II et III du Capital à partir des brouillons laissés par Marx. Mais les chercheurs de la MEGA 2 (l’association indépendante qui a repris l’édition des œuvres de Marx et Engels) ont montré que les choix d’Engels dans les manuscrits de Marx pourraient être sérieusement contestés. Il y a là tout un travail scientifique à faire qui nous mènera à réviser encore nos jugements sur les rapports Marx-Engels.

5/ La situation de la classe ouvrière en Angleterre est l’un ouvrages les plus importants d’Engels. S’agit-il d’un ouvrage majeur pour la théorie socialiste ?

Si on veut chercher les origines des pensées de Marx et d’Engels, c’est incontestablement un ouvrage important puisqu’il va contribuer à placer la classe ouvrière au centre des réflexions des deux hommes. On rappellera ici le rôle de Mary Burns devenue la compagne d’Engels qui l’a introduit dans les milieux ouvriers. Mais ce n’est pas un ouvrage majeur de la théorie socialiste. Le mouvement socialiste et communiste s’est développé d’abord indépendamment de Marx et Engels, qu’il s’agisse du socialisme français avec la figure de Proudhon, des Allemands de la Ligue des Justes ou du mouvement chartiste anglais. Quant à la théorie socialiste, Engels en donne de nombreuses versions jusqu’à la fin de sa vie avec des variantes très intéressantes : quelle place donner à la démocratie parlementaire dans le passage au socialisme ? Faut-il ou non se préparer à une confrontation violente entre les classes ? Comment penser la question nationale ? On voit qu’Engels explore des pistes stratégiques très différentes et semble même parfois se contredire puisqu’on peut trouver des textes qui soutiennent la possibilité d’une voie pacifique au socialisme et d’autres qui la réfutent. Là encore, il faut éviter de figer une pensée qui tente de saisir la diversité des conjonctures.

Denis Collin, Friedrich Engels, philosophe et savant, éditions Bréal, 2020, 120 pages


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