mardi 3 janvier 2023

Les classes sociales font-elles l'histoire?

« L’histoire de l’humanité jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte des classes » : tout individu qui se pique d’un minimum de culture marxologique connaît cette phrase extraite du Manifeste. Faut-il en déduire que les classes sociales font l’histoire ? ou encore que c’est leur lutte qui fait l’histoire ?


En vérité, il n’en est rien. Car si l’histoire ne fait rien elle-même, comme le dit Marx dans la Sainte Famille, puisque l’histoire n’est rien d’autre que la succession des générations, les classes sociales non plus ne rien puisqu’elles ne sont rien d’autre que des êtres de pensée, des noms que nous donnons à un nombre suffisamment grand d’individus qui partagent suffisamment de propriétés communes. On a dit plus haut qu’il n’y avait pas chez Marx de théorie des classes sociales, celle-ci ayant toujours été remise à plus tard. Certes dans les analyses que Marx produit, notamment de la situation française entre 1848 et 1851, tous les mouvements politiques sont analysés en termes de classes sociales. Les individus, les partis, les journaux sont définis comme représentatifs de certains intérêts de classes, mais cela ne fait pourtant pas des classes, en tant que telles, des acteurs historiques.

Prenons l’exemple de l’analyse du bonapartisme. Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte commence par une réflexion générale sur le lien entre l’histoire réelle et les représentations des hommes en train de faire cette histoire. Ce n’est évidemment pas un hasard : l’une des énigmes que Marx, tout au long de son œuvre, s’efforce de déchiffrer est celle des rapports entre les représentations spontanées que les hommes se font du monde et de leur propre activité et la réalité. C’est très exactement ce que Marx nomme « idéologie ». Ces questions sont posées de manière très précise dans le manuscrit de L’Idéologie allemande :

La structure sociale et l’État résultent constamment du processus vital d’individus déterminés ; mais de ces individus non point tels qu’ils peuvent s’apparaître dans leur propre représentation ou apparaître dans celle d’autrui, mais tels qu’ils sont en réalité, c’est-à-dire, tels qu’ils œuvrent et produisent matériellement; donc tels qu’ils agissent sur des bases et dans des conditions et limites matérielles déterminées et indépendantes de leur volonté.

La structure sociale n’est pas première, elle n’est pas la réalité, mais seulement l’hypostase d’une réalité qui a son origine ailleurs, dans « le processus vital d’individus déterminés ».

La difficulté vient de ceci : nous n’avons accès à la réalité humaine qu’à travers les paroles, les actions, les œuvres des acteurs eux-mêmes, qui sont autant de représentations de la réalité et non la réalité elle-même. La connaissance historique suppose donc que l’on comprenne 1° quelle est la structure réelle de la société, structure qui découle du processus vital des individus ; 2° comment cette structure réelle permet de comprendre les représentations que les acteurs s’en font ; et 3° quel effet ont ces représentations sur les actions des individus. On part des individus et on retourne à l’activité des individus qui se déterminent eux-mêmes, en dernier ressort.

On présente souvent la pensée de Marx comme un « déterminisme historique » qui laisserait peu de place à la liberté humaine, puisque le cours des évènements serait régi en dernière analyse par la dynamique des forces productives et des rapports de production, forces impersonnelles dont les individus ne seraient finalement que les jouets. Or, dans les premières lignes du chapitre I, Marx d’emblée réfute cette conception :

Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas de leur plein gré, dans des circonstances librement choisies ; celles-ci, ils les trouvent au contraire toutes faites, données, héritage du passé.

Les hommes font leur propre histoire : ils ne sont donc pas des produits des circonstances. Ils sont d’abord des acteurs. Marx s’oppose au matérialisme classique, c’est-à-dire celui qui considère que la seule réalité est la réalité extérieure, celle que nous pouvons appréhender par l’usage des sens Certes, il ne soutient pas, contre ce matérialisme qui eût une si grande influence sur la philosophie du xviiie, l’existence d’une réalité suprasensible. Mais il critique une conception qui fait de l’homme un sujet passif, soumis aux forces extérieures. Or, pour Marx, il faut partir au contraire de l’activité humaine pratique comme réalité subjective. Par conséquent :

La doctrine matérialiste du changement des circonstances et de l’éducation oublie que les circonstances sont changées par les hommes et que l’éducateur doit lui-même être éduqué. (Thèses sur Feuerbach)

L’idéalisme ne vaut pas mieux que ce matérialisme, puisqu’il réduit la réalité à l’idée et transforme l’activité humaine en une simple manifestation du mouvement des idées.

L’histoire devient ainsi une simple histoire des idées prétendues, une histoire de revenants et de fantômes ; et l’histoire réelle, empirique, fondement de cette histoire fantomatique, est exploitée à seule fin de fournir les corps de ces fantômes et les noms destinés à les habiller d’une apparence de réalité. (Idéologie Allemande)

Il s’agit donc, pour Marx, de dépasser l’opposition entre l’idéalisme et ce matérialisme ancien pour fonder une nouvelle pensée : matérialiste en ce sens qu’elle doit s’en tenir à la réalité que nous avons sous les yeux, mais qui prend en même temps en compte comme objet premier les individus vivants, agissant, souffrant, et finalement donc se déterminant eux-mêmes, subjectivement. Faire des classes sociales des acteurs historiques, c’est retomber dans « l’histoire fantomatique » !

Toute l’analyse de Marx dans le 18 brumaire est d’ailleurs l’analyse des comportements des individus, de ce Louis Bonaparte, de ses partisans, de ses adversaires, de tous ces républicains bavards qui ont fini par lui faire la courte-échelle.  Ce n’est pas une histoire de fantômes, mais une histoire d’individus qui font leur propre histoire sans toujours savoir quelle histoire ils font. Citons encore ce passage de l’Idéologie allemande :

Ce sont les hommes qui sont les producteurs de leurs représentations, de leurs idées, etc., mais les hommes réels, œuvrant, tels qu'ils sont conditionnés par un développement déterminé de leurs forces productives et du commerce qui leur correspond jusque dans ses formes les plus étendues. La conscience ne peut jamais être autre chose que l'être conscient…

L’idée de faire des classes sociales des choses, indépendantes du psychisme des individus est radicalement étrangère à l’esprit de Marx. Les individus qui portent les intérêts de telle ou telle classe sont d’abord des individus, avec leur propre façon de voir les choses, leur propre caractère et, si leurs pensées sont conditionnées par leur « appartenance de classe », elle n’est nullement déterminée. De Gaulle, par exemple, était typiquement un représentant de classe dominante, officier, membre du cabinet de Pétain au ministère de la guerre, mais il ne réagit pas à la défaite comme la majorité de « sa » classe ! L’histoire des débuts de la Résistance est l’histoire d’individus qui, chacun avec son propre parcours, vont se retrouver dans une lutte commune. Le républicain, radical, orienté à gauche qu’est Jean Moulin va prendre comme secrétaire un jeune homme issu de l’Action française, Daniel Cordier. Henri Frenay, issu lui aussi de l’extrême-droite va constituer un réseau important de la résistance avant de devenir député socialiste à la Libération. Des individus dont l’action va avoir une portée sociale, certes, mais des individus vivants. Dans « l’action de classe » par excellence qu’est la grève, il y a autant de positions que d’individus, ceux des ouvriers qui ne veulent pas faire grève, chacun avec des raisons différentes, et parfois tout simplement parce qu’ils sont contre la grève et pensent que les grévistes sont des fainéants, ceux qui adoptent une position modérée, les plus radicaux qui veulent tout casser, etc. La « ligne de classe », la « position de classe » ne sont jamais la ligne ni la position de la « classe ouvrière », mais seulement la ligne que le groupe dirigeant du parti ou du syndicat estime devoir être celle de tous à un moment donné. Mais il semble toujours plus efficace de subsumer tous les individus sous « la classe », de tous les ramener à une exemplification de cette abstraction qu’est la classe.

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