Christine de Suède et Descartes |
Parmi les principes de ce qu’il appelle sa « morale par provision » (en attendant de pouvoir en construire une pleinement certaine), Descartes retient celui-ci : « tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l'ordre du monde ». On y a vu à juste titre la marque du stoïcisme de Descartes, quoique notre grand philosophe ait aussi prétendu réconcilier les stoïciens et les épicuriens. Dans une lettre à Christine de Suède (20 novembre 1647), Descartes s’explique plus avant sur ses propres conception morales. Ainsi il écrit :
On peut considérer la bonté de chaque chose en elle-même, sans la rapporter à autrui, auquel sens il est évident que c’est Dieu qui est le souverain bien, parce qu’il est incomparablement plus parfait que les créatures ; mais on peut aussi la rapporter à nous, en ce sens que je ne vois rien que nous devions estimer bien, sinon ce qui nous appartient en quelque façon, et qui est tel que c’est perfection pour nous de l’avoir. Ainsi les philosophes anciens, qui, n’étant point éclairés de la lumière de la Foi, ne savaient rien de la béatitude surnaturelle, ne considéraient que les biens que nous pouvons posséder en cette vie ; et c’était entre ceux-là qu’ils cherchaient lequel était le souverain, c'est-à-dire le principal et le plus grand.
Mais, afin que je le puisse déterminer, je considère que nous ne devons estimer biens, à notre égard, que ceux que nous possédons ou que nous avons le pouvoir d’acquérir. Et cela posé, il me semble que le souverain bien de tous les hommes ensemble est un amas ou un assemblage de tous les biens, tant de l’âme que du corps et de la fortune, qui peuvent être en quelques hommes ; mais que celui d’un chacun en particulier est toute autre chose, et qu’il ne consiste qu’en une ferme volonté de bien faire, et au contentement qu’elle produit. Dont la raison est que je ne remarque aucun autre bien qui me semble si grand ni qui soit entièrement au pouvoir de chacun. Car, pour les biens du corps et de la fortune, ils ne dépendent point absolument de nous ; et ceux de l’âme se rapportent tous à deux chefs, qui sont, l’un de connaître, l’autre de vouloir ce qui est bon ; mais la connaissance est souvent au delà de nos forces ; c’est pourquoi il ne reste que notre volonté, dont nous puissions absolument disposer. Et je ne vois point qu’il soit possible d’en disposer mieux, que si l’on a toujours une ferme et constante résolution de faire exactement toutes les choses que l’on jugera être les meilleures et d’employer toutes les forces de son esprit à les bien connaître. Et c’est en cela seul que consistent toutes les vertus ; c’est cela seul qui, à proprement parler, mérite de la louange et de la gloire ; enfin, c’est de cela seul que résulte toujours le plus grand et le plus solide contentement de la vie. Ainsi, j’estime que c’est en cela que consiste le souverain bien.
Et par ce moyen, je pense accorder les deux plus contraires et plus célèbres opinions des anciens, à savoir celle de Zénon, qui l’a mis en la vertu ou en l’honneur, et celle d’Épicure, qui l’a mis au contentement auquel il a donné le nom de volupté. Car, comme tous les vices ne viennent que de l’incertitude et de la faiblesse qui suit l’ignorance, et qui fait naître les repentirs ; ainsi la vertu ne consiste qu’en la résolution et la vigueur avec laquelle on se porte à faire les choses qu’on croit être bonnes, pourvu que cette vigueur ne vienne pas de l’opiniâtreté, mais de ce qu’on sait les avoir autant examinées, qu’on en a moralement le pouvoir. Et bien que ce qu’on fait alors puisse être mauvais, on est assuré néanmoins qu’on fait son devoir ; au lieu que si on exécute quelque action de vertu et que cependant on pense mal faire, ou bien qu’on néglige de savoir ce qu’il en est, on n’agit pas en homme vertueux. Pour ce qui est de l’honneur et de la louange, on les attribue souvent aux autres biens de la fortune, mais, parce que je m’assure que votre Majesté fait plus de sa vertu que de sa couronne, je ne craindrai point ici de dire qu’il ne me semble pas qu’il y ait rien que cette vertu qu’on ait juste raison de louer. Tous les autres méritent seulement d’être estimés, et non point d’être honorés ou loués, si ce n’est en tant qu’on présuppose qu’ils sont acquis ou obtenus de Dieu par le bon usage du libre arbitre. Car l’honneur et la louange est une espèce de récompense, et il n’y a rien que ce qui dépend de la volonté qu’on ait sujet de récompenser ou de punir.
Il me reste encore ici à prouver que c’est de ce bon usage du libre arbitre, que vient le plus grand et le plus solide contentement de la vie ; ce qui me semble n’être pas difficile, parce que, considérant avec soin en quoi consiste la volupté ou le plaisir, et généralement toutes les sortes de contentement qu’on peut avoir, je remarque, en premier lieu, qu’il n’y en a aucun qui ne soit entièrement en l’âme, bien que plusieurs dépendent du corps ; de même que c’est aussi l’âme qui voit, bien que ce soit par l’entremise des yeux. Puis je remarque qui puisse donner du contentement à l’âme, sinon l’opinion qu’elle a de posséder quelque bien, et que souvent cette opinion n’est en elle qu’une représentation fort confuse, et même que son union avec le corps est cause qu’elle se représente ordinairement certains biens incomparablement plus grands qu’ils ne sont ; mais que si elle connaissait distinctement leur juste valeur, son contentement serait toujours proportionné à la grandeur du bien dont il procéderait. Je remarque aussi que la grandeur d’un bien, à notre égard, ne doit pas seulement être mesurée par la valeur de la chose en quoi il consiste, mais principalement aussi par la façon dont il se rapporte à nous ; et qu’outre que le libre arbitre est de soi la chose la plus noble qui puisse être en nous, d’autant qu’il nous rend en quelque façon pareils à Dieu et semble nous exempter de lui être sujets, et que, par conséquent, son bon usage est le plus grand de tous les biens, il est aussi celui qui est le plus proprement nôtre et qui nous importe le plus, d’où il suit que ce n’est que de lui que nos plus grands contentements peuvent procéder. Aussi voit-on, par exemple, que le repos d’esprit et la satisfaction intérieure que ressentent en eux-mêmes ceux qui savent qu’ils ne manquent jamais à faire leur mieux, tant pour connaître le bien que pour l’acquérir, est un plaisir sans comparaison, plus doux, plus durable et plus solide que tous ceux qui viennent d’ailleurs.
La philosophie est, pour les philosophes depuis la Grèce antique,
une discipline essentiellement pratique, c’est-à-dire qu’elle se propose de
déterminer quel genre de vie doit choisir « le sage », l’homme qui
veut vivre bien. La correspondance de Descartes avec la princesse Elisabeth ou
avec Christine de Suède s’inscrit pleinement dans cette tradition. Il s’agit de
déterminer en quoi réside le « souverain bien », le « summum
bonum », ce bien que l’homme sage ou prudent place au-dessus de tous
les autres biens, ce bien dont la possession suffit pour définir le bonheur. À
la différence de ceux qui, les uns, font résider le bien dans le plaisir ou,
les autres, dans la vertu, Descartes présente une hypothèse qui pourrait les
mettre tous d’accord. Si on place le souverain dans la « ferme volonté de bien faire »,
alors on aura à la fois le plus grand des contentements et la réalisation des
véritables vertus. Seront ainsi réconciliées les doctrines des épicuriens et
des stoïciens et même celle des aristotéliciens.
En premier lieu, il s’agit de donner une définition générale
du bien : un bien est quelque chose que nous possédons ou que nous pouvons
posséder : « Je considère que nous ne devons estimer biens, à notre égard,
que ceux que nous possédons ou que nous avons le pouvoir d’acquérir. » Ce
premier point est aussi évident qu’essentiel. Comment pourrions-nous vivre
heureux si nous devions passer notre vie à courir après des biens
inaccessibles ? C’est ce que l’on a vu plus haut, sous une autre forme
dans le Discours de la méthode, en énonçant la « troisième
maxime » de la morale « par provision ». La citation, plus
complète est plus éclairante :
tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l'ordre du monde, et généralement de m'accoutumer à croire qu'il n'y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir que nos pensées, en sorte qu'après que nous avons fait notre mieux touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est au regard de nous absolument impossible. (IIIe partie)
Maxime stoïcienne comme on l’a dit, mais qui rejoint aussi ce
précepte épicurien qui nous met en garde contre les « désirs vains »,
ce qu’on ne peut pas satisfaire et nous recommande de nous en tenir à ce qui
est à notre portée.
En deuxième lieu, cette définition très générale n’épuise
évidemment pas le sujet. « Il me semble », dit Descartes,
c’est-à-dire si on se contente d’observer ce que les hommes considèrent comme
le souverain bien, qu’on trouvera un « amas » de biens ou un
assemblage de tous les biens « tant de l’âme que du corps et de la
fortune » : être en bonne santé (un bien du corps), posséder de
vastes connaissances (ce que peut posséder une âme) et de, surcroît être riche
et honoré par ses concitoyens (un bien que seule la fortune peut procurer quand
elle est bonne fortune), seuls quelques hommes le sont. Mais ce ne peut être un
idéal que chacun puisse se donner. La santé du corps et la science ne sont pas
données à tous. La fortune – cette capricieuse déesse romaine – les distribue
sans raison particulière et sans que les mérites individuels y soient pour
grand-chose. Tel qui mène une vie sobre et saine mourra fauché par une maladie
ou un accident et tel autre, noceur surtout occupé aux plaisirs et à la
débauche fera un gaillard centenaire. Descartes évidemment est tout prêt à admettre
que l’on puisse souhaiter être honoré et en bonne santé, mais comme il s’agit
d’un bien qu’on ne peut jamais être assuré de posséder, ce ne peut pas être le
souverain bien.
Si on écarte les idées communes sur le souverain bien,
alors, affirme Descartes, il ne reste plus qu’un seul bien qui soit à la fois
au-dessus de tous les autres et facile à obtenir et à conserver :
« une ferme volonté de bien faire » qui produit le
« contentement ». Le souverain bien ainsi défini présente donc un
double aspect : il réside dans un comportement (« ferme volonté de
bien faire ») et dans son résultat (« contentement »). La
formule réconcilie deux conceptions de l’éthique : celle qui juge l’action
morale à son principe (ici la volonté de bien faire) et celle qui la juge à ses
résultats (ici le contentement). Là encore, la première partie de la formule
serait plutôt stoïcienne et la seconde plutôt épicurienne. Toujours ce
syncrétisme dont Descartes se targue un peu plus loin dans la lettre à
Christine : « Et par ce moyen, je pense accorder les deux plus
contraires et plus célèbres opinions des anciens, à savoir celle de Zénon, qui
l’a mis en la vertu ou en l’honneur, et celle d’Épicure, qui l’a mis au
contentement auquel il a donné le nom de volupté. »
Descartes justifie maintenant cette affirmation. C’est là le
souverain bien car, premièrement, aucun bien n’est aussi grand et aucun n’est
aussi entièrement au pouvoir de chacun. Ce qu’une comparaison avec les biens de
cet « amas » de biens qui désirent généralement les hommes permet
d’établir aisément.
Commençons par le second aspect. Les biens du corps et de la
fortune ne dépendent « point absolument de nous ». Absolument, cela
veut dire en aucune manière. On peut évidemment suivre un bon régime, faire de
l’exercice, etc., la santé et la vie ne sont pas pour autant garanties. Quant à
la fortune, c’est par sa définition même qu’elle est indépendante de nous. Donc
ces biens sont à peine des biens si l’on s’en tient à la définition donnée au
début du texte.
Les biens de l’âme sont des biens réels puisqu'on peut les
posséder, durablement et ils dépendent plus directement de notre liberté. Or
ces biens doivent immédiatement être divisés en deux. Ceux qui relèvent de la
connaissance et « vouloir ce qui est bon ». Descartes distingue
clairement entendement et volonté. Mais la volonté peut être la volonté de mal
faire, la volonté de dominer, de faire souffrir ou de se damner. Donc
relativement au vouloir, on peut appeler « bien » seulement la
« volonté de bien faire » ou encore la bonne volonté. Donc le
souverain bien cartésien est un bien de l’âme. Pourquoi est-il le plus
grand ? Descartes donne ici la réponse : « La connaissance est
souvent au-delà de nos forces ». Notre entendement est fini et donc notre
connaissance est toujours finie, étroitement bornée. Au contraire nous
n’éprouvons jamais de limite à notre volonté. Notre volonté n’est certes pas
toute-puissante. Et nous pouvons vouloir des choses qui ne se réaliseront pas,
mais le vouloir lui-même ne rencontre aucune limite. Je ne suis pas assuré de
toujours posséder la vérité en quelque chose, mais il m’est toujours possible
de suspendre mon jugement, de refuser de donner mon assentiment à l’idée qui se
présente à moi. Nous faisons donc directement, en nous-même et donc de manière
absolument incontestable l’expérience de la supériorité de la volonté par
rapport à l’entendement. Nous pouvons donc bien, comme le dit Descartes
« absolument disposer » de notre volonté – même si nous ne disposons
évidemment pas des résultats des actions dictées par cette volonté. Il n’est
donc rien qui soit meilleur qu’une « ferme et constante résolution de
faire exactement toutes les choses que l’on jugera être les meilleures et
d’employer toutes les forces de son esprit à les bien connaître. » Certes,
pour faire les choses les meilleures, il faut les connaître. On peut se tromper, prendre pour une chose
excellente ce qui se révélera catastrophique. Mais dès lors qu’on s’est efforcé
de cerner ce qui est le meilleur, dès lors qu’on n’a été ni négligeant ni
indifférent, dès lors qu’on a fait preuve de sa volonté de connaître le
meilleur, on peut être assuré qu’on a fait le bien. « Fais ce que tu dois,
advienne que pourra » dit l’adage que Kant reprendra à son compte : nous
sommes comptables de nos engagements et non de leurs résultats.
Reste un dernier point à éclaircir : comment cette
morale du devoir, cette morale qui pose au sommet de la hiérarchie des biens la
bonne volonté, peut-elle encore se présenter comme une morale du bonheur ?
Descartes reprend en fait – mais sur ce point Kant ne le suivra pas – la notion
de bonheur moral. Le bonheur réside dans la pratique de la vertu et cette
pratique de la vertu est aussi ce qui procure le plaisir (le contentement) le
plus pur, une position que l’on trouvait déjà dans l’éthique aristotélicienne.
En effet, la bonne volonté concentre toutes les vertus (celui qui n’agit qu’en
vue de faire de son mieux, sera honnête, courageux, généreux, etc.) du même
coup rend méritant – la vertu ne procure pas forcément les louanges ou la
gloire (on peut être un vertueux ignoré) mais elle en rend digne celui qui la
possède. Or, conclut Descartes, « de
cela seul que résulte toujours le plus grand et le plus solide contentement de
la vie. »
Il y a donc une morale du devoir qui est en même temps une
morale du bonheur. Le bonheur le plus grand est celui qu’on trouve dans
l’accomplissement du devoir. Il n’est pas la récompense du devoir accompli, la
médaille remise au brave, car cette récompense ne dépend pas de nous mais de la
fortune ! Le bonheur réside tout simplement dans l’accomplissement même du
devoir, de la « volonté de toujours faire bien ». En ce sens il est
un bien facile à posséder : il suffit de vouloir se bien conduire pour
éprouver le contentement moral, ce qu’on appelle « la satisfaction du
devoir accompli ». Ainsi Descartes
pourrait réconcilier non seulement Zénon et Épicure mais encore Aristote
puisque cette union de la bonne volonté et du contentement apparaît bien comme
un eudémonisme.
Pour autant, on ne peut pas être certain que le contentement
résultant de l’accomplissement du devoir soit le plus grand des contentements
possibles. Il est bien possible que la conception cartésienne du souverain bien
soit d’un faible secours face à l’attrait des plaisirs égoïstes et même que le
contentement et le devoir n’aillent pas toujours très bien ensemble. Il est
même à craindre qu’une bonne volonté qui trouve du plaisir dans son
accomplissement ne soit pas aussi bonne qu’elle pourrait le sembler. C’est la
« dialectique de la raison pratique » qu’exposera Kant : la morale ne
rend pas heureux et une action dont la recherche du bonheur est la cause n’est
pas une action morale. Cette union du devoir et du bonheur peut aussi susciter
le soupçon à l’encontre de la bonne conscience satisfaite. Le contentement
qu’on éprouve à la contemplation de sa propre vertu n’est-il pas tout
simplement la bonne vieille vanité, l’amour exagéré de soi-même. Bref, on pourrait soumettre la morale de
Descartes à la critique d’un La Rochefoucauld.
Le 12 janvier 2023
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