jeudi 12 janvier 2023

Changer mes désirs plutôt que l'ordre du monde

Christine de Suède et Descartes

Parmi les principes de ce qu’il appelle sa « morale par provision » (en attendant de pouvoir en construire une pleinement certaine), Descartes retient celui-ci : « tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l'ordre du monde ». On y a vu à juste titre la marque du stoïcisme de Descartes, quoique notre grand philosophe ait aussi prétendu réconcilier les stoïciens et les épicuriens. Dans une lettre à Christine de Suède (20 novembre 1647), Descartes s’explique plus avant sur ses propres conception morales.  Ainsi il écrit :

On peut considérer la bonté de chaque chose en elle-même, sans la rapporter à autrui, auquel sens il est évident que c’est Dieu qui est le souverain bien, parce qu’il est incomparablement plus parfait que les créatures ; mais on peut aussi la rapporter à nous, en ce sens que je ne vois rien que nous devions estimer bien, sinon ce qui nous appartient en quelque façon, et qui est tel que c’est perfection pour nous de l’avoir. Ainsi les philosophes anciens, qui, n’étant point éclairés de la lumière de la Foi, ne savaient rien de la béatitude surnaturelle, ne considéraient que les biens que nous pouvons posséder en cette vie ; et c’était entre ceux-là qu’ils cherchaient lequel était le souverain, c'est-à-dire le principal et le plus grand.

Mais, afin que je le puisse déterminer, je considère que nous ne devons estimer biens, à notre égard, que ceux que nous possédons ou que nous avons le pouvoir d’acquérir. Et cela posé, il me semble que le souverain bien de tous les hommes ensemble est un amas ou un assemblage de tous les biens, tant de l’âme que du corps et de la fortune, qui peuvent être en quelques hommes ; mais que celui d’un chacun en particulier est toute autre chose, et qu’il ne consiste qu’en une ferme volonté de bien faire, et au contentement qu’elle produit. Dont la raison est que je ne remarque aucun autre bien qui me semble si grand ni qui soit entièrement au pouvoir de chacun. Car, pour les biens du corps et de la fortune, ils ne dépendent point absolument de nous ; et ceux de l’âme se rapportent tous à deux chefs, qui sont, l’un de connaître, l’autre de vouloir ce qui est bon ; mais la connaissance est souvent au delà de nos forces ; c’est pourquoi il ne reste que notre volonté, dont nous puissions absolument disposer. Et je ne vois point qu’il soit possible d’en disposer mieux, que si l’on a toujours une ferme et constante résolution de faire exactement toutes les choses que l’on jugera être les meilleures et d’employer toutes les forces de son esprit à les bien connaître. Et c’est en cela seul que consistent toutes les vertus ; c’est cela seul qui, à proprement parler, mérite de la louange et de la gloire ; enfin, c’est de cela seul que résulte toujours le plus grand et le plus solide contentement de la vie. Ainsi, j’estime que c’est en cela que consiste le souverain bien.

Et par ce moyen, je pense accorder les deux plus contraires et plus célèbres opinions des anciens, à savoir celle de Zénon, qui l’a mis en la vertu ou en l’honneur, et celle d’Épicure, qui l’a mis au contentement auquel il a donné le nom de volupté. Car, comme tous les vices ne viennent que de l’incertitude et de la faiblesse qui suit l’ignorance, et qui fait naître les repentirs ; ainsi la vertu ne consiste qu’en la résolution et la vigueur avec laquelle on se porte à faire les choses qu’on croit être bonnes, pourvu que cette vigueur ne vienne pas de l’opiniâtreté, mais de ce qu’on sait les avoir autant examinées, qu’on en a moralement le pouvoir. Et bien que ce qu’on fait alors puisse être mauvais, on est assuré néanmoins qu’on fait son devoir ; au lieu que si on exécute quelque action de vertu et que cependant on pense mal faire, ou bien qu’on néglige de savoir ce qu’il en est, on n’agit pas en homme vertueux. Pour ce qui est de l’honneur et de la louange, on les attribue souvent aux autres biens de la fortune, mais, parce que je m’assure que votre Majesté fait plus de sa vertu que de sa couronne, je ne craindrai point ici de dire qu’il ne me semble pas qu’il y ait rien que cette vertu qu’on ait juste raison de louer. Tous les autres méritent seulement d’être estimés, et non point d’être honorés ou loués, si ce n’est en tant qu’on présuppose qu’ils sont acquis ou obtenus de Dieu par le bon usage du libre arbitre. Car l’honneur et la louange est une espèce de récompense, et il n’y a rien que ce qui dépend de la volonté qu’on ait sujet de récompenser ou de punir.

Il me reste encore ici à prouver que c’est de ce bon usage du libre arbitre, que vient le plus grand et le plus solide contentement de la vie ; ce qui me semble n’être pas difficile, parce que, considérant avec soin en quoi consiste la volupté ou le plaisir, et généralement toutes les sortes de contentement qu’on peut avoir, je remarque, en premier lieu, qu’il n’y en a aucun qui ne soit entièrement en l’âme, bien que plusieurs dépendent du corps ; de même que c’est aussi l’âme qui voit, bien que ce soit par l’entremise des yeux. Puis je remarque qui puisse donner du contentement à l’âme, sinon l’opinion qu’elle a de posséder quelque bien, et que souvent cette opinion n’est en elle qu’une représentation fort confuse, et même que son union avec le corps est cause qu’elle se représente ordinairement certains biens incomparablement plus grands qu’ils ne sont ; mais que si elle connaissait distinctement leur juste valeur, son contentement serait toujours proportionné à la grandeur du bien dont il procéderait. Je remarque aussi que la grandeur d’un bien, à notre égard, ne doit pas seulement être mesurée par la valeur de la chose en quoi il consiste, mais principalement aussi par la façon dont il se rapporte à nous ; et qu’outre que le libre arbitre est de soi la chose la plus noble qui puisse être en nous, d’autant qu’il nous rend en quelque façon pareils à Dieu et semble nous exempter de lui être sujets, et que, par conséquent, son bon usage est le plus grand de tous les biens, il est aussi celui qui est le plus proprement nôtre et qui nous importe le plus, d’où il suit que ce n’est que de lui que nos plus grands contentements peuvent procéder. Aussi voit-on, par exemple, que le repos d’esprit et la satisfaction intérieure que ressentent en eux-mêmes ceux qui savent qu’ils ne manquent jamais à faire leur mieux, tant pour connaître le bien que pour l’acquérir, est un plaisir sans comparaison, plus doux, plus durable et plus solide que tous ceux qui viennent d’ailleurs.

La philosophie est, pour les philosophes depuis la Grèce antique, une discipline essentiellement pratique, c’est-à-dire qu’elle se propose de déterminer quel genre de vie doit choisir « le sage », l’homme qui veut vivre bien. La correspondance de Descartes avec la princesse Elisabeth ou avec Christine de Suède s’inscrit pleinement dans cette tradition. Il s’agit de déterminer en quoi réside le « souverain bien », le « summum bonum », ce bien que l’homme sage ou prudent place au-dessus de tous les autres biens, ce bien dont la possession suffit pour définir le bonheur. À la différence de ceux qui, les uns, font résider le bien dans le plaisir ou, les autres, dans la vertu, Descartes présente une hypothèse qui pourrait les mettre tous d’accord. Si on place le souverain dans la « ferme volonté de bien faire », alors on aura à la fois le plus grand des contentements et la réalisation des véritables vertus. Seront ainsi réconciliées les doctrines des épicuriens et des stoïciens et même celle des aristotéliciens.

En premier lieu, il s’agit de donner une définition générale du bien : un bien est quelque chose que nous possédons ou que nous pouvons posséder : « Je considère que nous ne devons estimer biens, à notre égard, que ceux que nous possédons ou que nous avons le pouvoir d’acquérir. » Ce premier point est aussi évident qu’essentiel. Comment pourrions-nous vivre heureux si nous devions passer notre vie à courir après des biens inaccessibles ? C’est ce que l’on a vu plus haut, sous une autre forme dans le Discours de la méthode, en énonçant la « troisième maxime » de la morale « par provision ». La citation, plus complète est plus éclairante :

tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l'ordre du monde, et généralement de m'accoutumer à croire qu'il n'y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir que nos pensées, en sorte qu'après que nous avons fait notre mieux touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est au regard de nous absolument impossible. (IIIe partie)

Maxime stoïcienne  comme on l’a dit, mais qui rejoint aussi ce précepte épicurien qui nous met en garde contre les « désirs vains », ce qu’on ne peut pas satisfaire et nous recommande de nous en tenir à ce qui est à notre portée.

En deuxième lieu, cette définition très générale n’épuise évidemment pas le sujet. « Il me semble », dit Descartes, c’est-à-dire si on se contente d’observer ce que les hommes considèrent comme le souverain bien, qu’on trouvera un « amas » de biens ou un assemblage de tous les biens « tant de l’âme que du corps et de la fortune » : être en bonne santé (un bien du corps), posséder de vastes connaissances (ce que peut posséder une âme) et de, surcroît être riche et honoré par ses concitoyens (un bien que seule la fortune peut procurer quand elle est bonne fortune), seuls quelques hommes le sont. Mais ce ne peut être un idéal que chacun puisse se donner. La santé du corps et la science ne sont pas données à tous. La fortune – cette capricieuse déesse romaine – les distribue sans raison particulière et sans que les mérites individuels y soient pour grand-chose. Tel qui mène une vie sobre et saine mourra fauché par une maladie ou un accident et tel autre, noceur surtout occupé aux plaisirs et à la débauche fera un gaillard centenaire. Descartes évidemment est tout prêt à admettre que l’on puisse souhaiter être honoré et en bonne santé, mais comme il s’agit d’un bien qu’on ne peut jamais être assuré de posséder, ce ne peut pas être le souverain bien.

Si on écarte les idées communes sur le souverain bien, alors, affirme Descartes, il ne reste plus qu’un seul bien qui soit à la fois au-dessus de tous les autres et facile à obtenir et à conserver : « une ferme volonté de bien faire » qui produit le « contentement ». Le souverain bien ainsi défini présente donc un double aspect : il réside dans un comportement (« ferme volonté de bien faire ») et dans son résultat (« contentement »). La formule réconcilie deux conceptions de l’éthique : celle qui juge l’action morale à son principe (ici la volonté de bien faire) et celle qui la juge à ses résultats (ici le contentement). Là encore, la première partie de la formule serait plutôt stoïcienne et la seconde plutôt épicurienne. Toujours ce syncrétisme dont Descartes se targue un peu plus loin dans la lettre à Christine : « Et par ce moyen, je pense accorder les deux plus contraires et plus célèbres opinions des anciens, à savoir celle de Zénon, qui l’a mis en la vertu ou en l’honneur, et celle d’Épicure, qui l’a mis au contentement auquel il a donné le nom de volupté. »

Descartes justifie maintenant cette affirmation. C’est là le souverain bien car, premièrement, aucun bien n’est aussi grand et aucun n’est aussi entièrement au pouvoir de chacun. Ce qu’une comparaison avec les biens de cet « amas » de biens qui désirent généralement les hommes permet d’établir aisément.

Commençons par le second aspect. Les biens du corps et de la fortune ne dépendent « point absolument de nous ». Absolument, cela veut dire en aucune manière. On peut évidemment suivre un bon régime, faire de l’exercice, etc., la santé et la vie ne sont pas pour autant garanties. Quant à la fortune, c’est par sa définition même qu’elle est indépendante de nous. Donc ces biens sont à peine des biens si l’on s’en tient à la définition donnée au début du texte.

Les biens de l’âme sont des biens réels puisqu'on peut les posséder, durablement et ils dépendent plus directement de notre liberté. Or ces biens doivent immédiatement être divisés en deux. Ceux qui relèvent de la connaissance et « vouloir ce qui est bon ». Descartes distingue clairement entendement et volonté. Mais la volonté peut être la volonté de mal faire, la volonté de dominer, de faire souffrir ou de se damner. Donc relativement au vouloir, on peut appeler « bien » seulement la « volonté de bien faire » ou encore la bonne volonté. Donc le souverain bien cartésien est un bien de l’âme. Pourquoi est-il le plus grand ? Descartes donne ici la réponse : « La connaissance est souvent au-delà de nos forces ». Notre entendement est fini et donc notre connaissance est toujours finie, étroitement bornée. Au contraire nous n’éprouvons jamais de limite à notre volonté. Notre volonté n’est certes pas toute-puissante. Et nous pouvons vouloir des choses qui ne se réaliseront pas, mais le vouloir lui-même ne rencontre aucune limite. Je ne suis pas assuré de toujours posséder la vérité en quelque chose, mais il m’est toujours possible de suspendre mon jugement, de refuser de donner mon assentiment à l’idée qui se présente à moi. Nous faisons donc directement, en nous-même et donc de manière absolument incontestable l’expérience de la supériorité de la volonté par rapport à l’entendement. Nous pouvons donc bien, comme le dit Descartes « absolument disposer » de notre volonté – même si nous ne disposons évidemment pas des résultats des actions dictées par cette volonté. Il n’est donc rien qui soit meilleur qu’une « ferme et constante résolution de faire exactement toutes les choses que l’on jugera être les meilleures et d’employer toutes les forces de son esprit à les bien connaître. » Certes, pour faire les choses les meilleures, il faut les connaître.  On peut se tromper, prendre pour une chose excellente ce qui se révélera catastrophique. Mais dès lors qu’on s’est efforcé de cerner ce qui est le meilleur, dès lors qu’on n’a été ni négligeant ni indifférent, dès lors qu’on a fait preuve de sa volonté de connaître le meilleur, on peut être assuré qu’on a fait le bien. « Fais ce que tu dois, advienne que pourra » dit l’adage que Kant reprendra à son compte : nous sommes comptables de nos engagements et non de leurs résultats.

Reste un dernier point à éclaircir : comment cette morale du devoir, cette morale qui pose au sommet de la hiérarchie des biens la bonne volonté, peut-elle encore se présenter comme une morale du bonheur ? Descartes reprend en fait – mais sur ce point Kant ne le suivra pas – la notion de bonheur moral. Le bonheur réside dans la pratique de la vertu et cette pratique de la vertu est aussi ce qui procure le plaisir (le contentement) le plus pur, une position que l’on trouvait déjà dans l’éthique aristotélicienne. En effet, la bonne volonté concentre toutes les vertus (celui qui n’agit qu’en vue de faire de son mieux, sera honnête, courageux, généreux, etc.) du même coup rend méritant – la vertu ne procure pas forcément les louanges ou la gloire (on peut être un vertueux ignoré) mais elle en rend digne celui qui la possède. Or, conclut Descartes, « de cela seul que résulte toujours le plus grand et le plus solide contentement de la vie. »

Il y a donc une morale du devoir qui est en même temps une morale du bonheur. Le bonheur le plus grand est celui qu’on trouve dans l’accomplissement du devoir. Il n’est pas la récompense du devoir accompli, la médaille remise au brave, car cette récompense ne dépend pas de nous mais de la fortune ! Le bonheur réside tout simplement dans l’accomplissement même du devoir, de la « volonté de toujours faire bien ». En ce sens il est un bien facile à posséder : il suffit de vouloir se bien conduire pour éprouver le contentement moral, ce qu’on appelle « la satisfaction du devoir accompli ».  Ainsi Descartes pourrait réconcilier non seulement Zénon et Épicure mais encore Aristote puisque cette union de la bonne volonté et du contentement apparaît bien comme un eudémonisme.

Pour autant, on ne peut pas être certain que le contentement résultant de l’accomplissement du devoir soit le plus grand des contentements possibles. Il est bien possible que la conception cartésienne du souverain bien soit d’un faible secours face à l’attrait des plaisirs égoïstes et même que le contentement et le devoir n’aillent pas toujours très bien ensemble. Il est même à craindre qu’une bonne volonté qui trouve du plaisir dans son accomplissement ne soit pas aussi bonne qu’elle pourrait le sembler. C’est la « dialectique de la raison pratique » qu’exposera Kant : la morale ne rend pas heureux et une action dont la recherche du bonheur est la cause n’est pas une action morale. Cette union du devoir et du bonheur peut aussi susciter le soupçon à l’encontre de la bonne conscience satisfaite. Le contentement qu’on éprouve à la contemplation de sa propre vertu n’est-il pas tout simplement la bonne vieille vanité, l’amour exagéré de soi-même.  Bref, on pourrait soumettre la morale de Descartes à la critique d’un La Rochefoucauld.

Le 12 janvier 2023

 

 

 

 

 

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