vendredi 27 janvier 2023

Quelques bonnes raisons pour laisser le dernier opus de Markus Gabriel sur l'étagère du libraire


Markus Gabriel est un philosophe très connu, pas seulement en Allemagne. Ses livres sont largement traduits. Il est connu pour avoir été, en compagnie de Maurizio Ferreris, un des inventeurs du « nouveau réalisme ». À la différence des « philosophes » médiatiques français qui ne font pas vraiment de philosophie, mais exercent surtout leur talent à la conversation mondaine et à la propagande, Markus Gabriel tente de faire vraiment de la philosophie, en écrivant clairement, et ses premiers ouvrages m’avaient intéressé. Deux ont retenu mon attention, Pourquoi la pensée humaine est inégalable et Pourquoi je ne suis pas mon cerveau, tous publiés chez JC Lattès. J’ai donc acheté sans hésiter N’ayez pas peur de la morale (chez le même éditeur) et là je suis vraiment déçu et même un peu plus. Les intentions de l’auteur sont louables, mais on a presque envie de dire que c’est avec de bonnes intentions que l’on fait de la mauvaise philosophie. La bonne intention : défendre l’objectivité des valeurs morales, indissociables de la démocratie. Markus Gabriel inscrit son propos dans la nécessité de promouvoir de « Nouvelles Lumières » (après le « nouveau réalisme »). Pourquoi pas ? Sur le principe, il n’y a rien à redire. Que les préceptes moraux aient une valeur universelle, c’est le contenu même de la morale (voir à ce sujet le livre, coécrit avec Marie-Pierre Frondziak, La force de la morale). Markus Gabriel nous propose un certain nombre d’arguments logiques, très classiques, tirés de l’arsenal kantien. Où les choses se gâtent, c’est qu’il éprouve le besoin de prendre à tout propos et hors de propos des exemples politiques, les « populistes » étant ses ennemis déclarés. Markus Gabriel en bon élève qu’il est, s’évertue à cocher toutes les cases de penseurs bien-pensants et à classer le monde entre bons et méchants. Mais il évite ainsi les difficultés. Or c’est aux difficultés qu’on l’attend.

Il a beau écrire qu’il n’y a pas vraiment de dilemmes moraux, il n’en apporte pas la preuve. Ainsi il est un défenseur de la tolérance et admet que les tolérants ont le droit de se défendre contre l’intolérance. Mais il ne va pas beaucoup plus loin. C’est pourtant un problème sérieux. Sur d’autres questions, il prend des positions sans intérêt proprement philosophique ou alors il fait passer en contrebande de la camelote « progressiste ». Il considère comme exemplaire du point de vue moral la politique suivie par les principaux gouvernements au moment de l’épidémie de COVID. Il estime même que l’on doit saluer la transparence des négociations menées par les dirigeants politiques. Peut-être en sait-il plus et de manière plus transparente que le commun des mortels sur les liens entre sa compatriote Von der Layen et la société Pfizer. Mais l’auteur soutient que les gouvernements ont su agir de manière éthique, car ils ont mis de côté les intérêts économiques… Le confinement est vu comme un exemple de la capacité à se placer du point de vue d’autrui et, à plusieurs reprises dans la presse, il s’est prononcé pour la vaccination obligatoire. Un autre exemple, minuscule, concerne la discrimination qu’a subie sa fille à la piscine, car une partie de l’établissement était interdite aux enfants… Il en profite pour plaider pour l’abolition des discriminations, dont sont victimes des enfants, prétextant qu’une expérience avait montré que les enfants et les adolescents étaient bien plus prêts à faire « avancer le progrès » que les adultes. Une simple expérience d’enseignant lui aurait pourtant appris combien les enfants et les adolescents sont prompts à se conduire en tyrans et à persécuter les plus faibles. On a aussi droit aux « vexations morales » qu’une « majorité d’hommes blancs âgés inflige aux autres… Bien, toutes les cases, vous dis-je.

L’auteur soutient une anthropologie bisounours. Il prétend que “la plupart des hommes (quelle que soit leur origine) sont horrifiés quand ils assistent à une scène d’une extrême violence physique.” Si cela état vrai, la Gestapo n’aurait pas existé, ni le KGB, ni “l’école française de la torture” qui avait prospéré en Algérie et essaima ensuite en Amérique latine (voir le livre de Marie-Monique Robin, Escadrons de la mort, l’école française, La Découverte). Il s’appuie sur Peter Singer qui aurait, selon lui, exposé des idées importantes quant à l’origine de nos idées morales, omettant de signaler que le même Singer soutient l’avortement postnatal (c’est-à-dire l’infanticide) dès lors qu’on estime que le nouveau-né ne pourra pas vivre une vie qui mérite d’être vécue. Bien qu’il critique les “post-modernes” pour leur relativisme, en réalité, il vient dès que l’occasion se présente leur faire allégeance.

Le “nouveau réalisme moral” (encore un nouveau truc) soutient selon l’auteur une position médiane entre les éthiques purement subjectives (éthiques fondées sur la compassion ou éthiques fondées sur le plaisir) et les éthiques absolument objectives. Elle s’intéresse aux “circonstances réelles” qui ne sont jamais ni purement objectives ni purement subjectives. Cette proposition est un peu de la bouillie pour les chats. L’auteur aurait dit relire Hegel pour comprendre comment articuler objectif et subjectif. L’auteur soutient même que “le progrès des sciences physiques et naturelles, des technologies, nous en a appris davantage (même si nous sommes loin du compte) sur le statut de l’objectivité maximale et de la subjectivité maximale.” Le progrès des sciences peut nous apprendre beaucoup de choses, mais précisément rien sur le statut de l’objectivité. L’objectivité n’est pas un problème dont les sciences de la nature (les sciences de faits) puissent nous apprendre quelque chose…

Arrivé à ce point (j’en suis à la page 190), le livre me tombe des mains. Je suis prêt à reconnaître que je m’étais peut-être un peu emballé sur ses précédents livres. Il faudra revoir tout cela. Mais ce traité de morale peut être abandonné sans remords à la critique rongeuse des souris.

Le 27 janvier 2023

 

 

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