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mardi 9 avril 2024

Communisme et communautarisme.

Par Carlos X. Blanco

Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograder vers la communauté organique vierge. Le philosophe italien la présente comme une sorte de déduction sociale de catégories socio-ontologiques. Elle naît de « la détection des contradictions dégénératives du monde moderne et de la même réflexion autocritique radicale sur la même expérience du communisme historique » (De la Comuna a la Comunidad, Fides, Tarragone, 2019, p. 126 ; édition par Carlos X. Blanco, désormais les citations sont tirées d’ici).

samedi 23 mars 2024

Vous qui entrez ici, gardez l'espérance...

On ne peut manquer d’être frappé par le paradoxe suivant : les classes moyennes supérieures théoriquement instruites ne cessent de prôner l’inclusivité, la tolérance et même le soutien fervent à tous les communautarismes (religieux ou sectaro-sexuels) et dans le même temps elles sont visiblement incapables de comprendre les autres peuples, incapables de penser que l’on ne puisse pas penser comme on pense dans les centres-villes gentrifiés des métropoles des pays capitalistes qui se définissent comme l’Occident. Le voile islamique, l’UE en finance la promotion, comme elle fait la promotion du transgenrisme, sans s’émouvoir du fait que l’homosexualité est un crime, parfois passible de la peine de mort, dans les pays musulmans — quoique, dans le même temps, la « transition de genre » soit parfaitement légale en Iran… qui est donc bien un pays « moderne ». Mais que les Russes ou les Africains aient sur l’homosexualité une autre approche que celle de l’intelligentsia (encore un mot russe) occidentale, voilà un véritable scandale qui mérite bien une bonne guerre !

jeudi 14 septembre 2023

Auguste Comte et la politique scientifique

Après la révolution française,  contre l’idée du passage et de l’opposition de l’état de nature et de l’état civil, est affirmée la naturalité essentielle du social et du politique. C’est pourquoi, selon Cabanis, « l'homme politique éclairé doit être l'élève consciencieux de la nature. »

jeudi 14 juillet 2022

De la soumission

Pourquoi les hommes se soumettent-ils ? Cette question revient nous hanter en ces jours de scandale national. Il fut des moments dans l’histoire où le peuple se souleva et se débarrassa des tyrans, même des tyrans d’apparence débonnaire comme notre roi serrurier. Après avoir été cloitrés, confinés, contrôlés, soumis à la muselière et piqués d’abondance, nos concitoyens, semble-t-il, finissent par tout accepter. Quand on subit des hausses faramineuses des prix des produits essentiels, quand tonnent les canons de la peut-être prochaine guerre, que vaut la corruption du chef ?

Brillant polémiste, Étienne de la Boétie, le grand ami de Montaigne, avait dénoncé la « servitude volontaire ». L’expression est douteuse et Marie-Pierre Frondziak dans son essai Croyance et soumission (L’Harmattan) en avait fait la critique. Partant de la thèse de Spinoza, selon laquelle « les hommes combattent pour leur servitude comme s’il s’agissait de leur salut », elle s’efforce de montrer comment affects et croyances expliquent ce paradoxe apparent.

En effet, on peut tomber dans la misanthropie qui consiste à considérer nos concitoyens comme des pleutres ou des décervelés. Il est préférable, cependant, de comprendre. Les ressorts de la tyrannie, explique encore Spinoza, sont la crainte et la superstition. Lors de la révolte des Gilets Jaunes, le pouvoir en bon monstre froid a systématiquement et cyniquement utilisé la terreur contre les manifestants. Les tristement célèbres LBD ont fait reculer beaucoup de gens qui ne manifestaient plus de peur de perdre un œil.

La crainte encore avec « l’opération COVID » quand prenant prétexte d’une épidémie sérieuse, mais finalement pas beaucoup plus grave que les précédentes, les gouvernements ont décrété un état d’urgence sanitaire, prenant pour modèle ce qu’avait décidé le gouvernement chinois et ce que proposait le puissant cabinet américain McKinsey. La grande presse a relayé sans sourciller les campagnes gouvernementales. « La fin des temps est proche, repentez-vous », dit le faux prophète Philipulus dans Tintin et l’étoile mystérieuse. Les faux prophètes de ce genre, appuyés sur des statistiques biaisées ont fini par trouver un auditoire. La crainte de la mort peut devenir si forte qu’on est prêt à ne plus vivre pour n’avoir pas à mourir. Agamben parle de la « vie nue » quand la vie se réduit à la survie biologique, à la merci du pouvoir. C’est encore Agamben qui remarque que l’état d’exception devient la normalité avec les mesures prises pour « lutter contre la pandémie ».

Un rapport officiel a montré que les hospitalisations dues au COVID ne représentaient en 2020 que 2 % des hospitalisations. Qu’à cela ne tienne : toute la bonne presse, sans contester les chiffres, a déployé des efforts dignes d’une meilleure cause pour montrer que ce 2 % étaient extrêmement graves, bien plus que les 160 000 morts annuels du cancer, par exemple… La crainte, la croyance aveugle, aveuglée par les craintes et les superstitions : voilà ce qui a permis cet « état d’exception permanent » qui donne aux gouvernements le pouvoir de limiter nos libertés, même les plus élémentaires, comme celle d’aller et de venir ou de se promener en forêt.

Tous les éleveurs savent bien comment on dresse les bêtes. Les gouvernements devenus les gestionnaires du « parc humain » usent de toutes les techniques à leur disposition pour dresser le cheptel humain. La dynamique dans laquelle nous sommes engagés est très exactement celle du totalitarisme, si l’on veut bien admettre que le totalitarisme peut exister sans camps de concentration ni fours crématoires, instruments archaïques que la technologie moderne peut aisément remplacer.

Il n’y a donc aucune « servitude volontaire ». La crainte, appuyée sur la puissance de l’imagination suffit pour expliquer l’apparente passivité des individus. Ils peuvent même aimer leur tyran par désir d’en être aimés. Tout cela s’appuie sur des structures archaïques, tant du point de vue de chaque individu que du point de vue de l’histoire de l’humanité. « On retrouve le besoin du père, c’est-à-dire le besoin de protecteur qui nous garantit à la fois contre les éléments extérieurs, contre les autres et aussi contre soi-même. Il s’agit de ne pas être abandonné, de ne pas être livré à soi-même, donc de s’abandonner à d’autres. » (Croyance et soumission, p. 188) Le problème devient dramatique quand celui à qui l’on s’est abandonné n’a rien d’une figure « paternelle », même en faisant des efforts d’imagination, et quand la survie élémentaire apparaît comme l’enjeu immédiat. C’est généralement dans ce genre de situation que sortent les piques et que les carcans qui nous emprisonnent sont brisés.

Le 14 juillet 2022

 

samedi 2 juillet 2022

« L’État est le plus froid des monstres froids »

L’État, c’est le plus froid des monstres froids » dit Nietzsche[1]. Cette affirmation fameuse du Zarathoustra ne devrait pas étonner les lecteurs des philosophes modernes. C’est Hobbes qui le premier compare l’État à un monstre, en l’occurrence un monstre marin, le Léviathan, monstre biblique dont le livre de Job nous dit : « (2) Nul n'est assez hardi pour provoquer Léviathan: qui donc oserait me résister en face? (3) Qui m'a obligé, pour que j'aie à lui rendre? Tout ce qui est sous le ciel est à moi. (4) Je ne veux pas taire ses membres, sa force, l'harmonie de sa structure. (5) Qui jamais a soulevé le bord de sa cuirasse? Qui a franchi la double ligne de son râtelier? (6) Qui a ouvert les portes de sa gueule? Autour de ses dents habite la terreur. » Pour accomplir sa fonction, l’État doit inspirer la crainte, soutient Hobbes.

Mais l’idée est plus ancienne. Machiavel est l’un des premiers à exiger que l’on regarde l’ordre politique sans fioritures et que l’on comprenne que la vertu politique n’a pas grand-chose à voir avec les vertus chrétiennes… Le Prince expose la vérité effective de la chose : pour conquérir et conserver « ses États », le prince doit être prêt à renier sa parole, à mentir, à être autant cruel que fourbe, etc. Celui qui recherche le bien doit s’écarter de la politique, dit Machiavel à ceux qui veulent bien le lire.

La raison autant que l’expérience ne peuvent que nous conforter dans cette vision pessimiste de l’État – un pessimiste est un optimiste bien informé. Qui a appris un peu d’histoire de France, de cette bonne vieille histoire récit « à l’ancienne » a appris que les grands hommes de notre histoire n’ont pas reculé devant le mal. Philippe Auguste que l’on tient parfois pour le véritable « père de la nation française » (il est le premier à écrire « roi de France » et non plus « roi des Francs ») a mis en œuvre à peu près tous les stratagèmes énoncés par Machiavel. Et multiplié par quatre la surface du domaine royal. Louis XI (voir le livre que lui a consacré Murray Kendall), Henri IV, Richelieu, Louis XIV, etc.  lequel pourrait venir contredire la leçon du secrétaire de la chancellerie de Florence ? Traître, menteur, comploteur et impitoyable contre ses ennemis, ce tartuffe de Frédéric II de Prusse a pourtant eu l’audace d’écrire un « Anti-Machiavel » !

Il n’est pas besoin d’attendre l’émergence de ce qu’on appelle « États totalitaires » pour comprendre que l’État un monstre dépourvu de sentiments !

Pourtant, cette méfiance à l’égard de l’État, si largement partagée, est suspecte. L’État monstre froid, ce peut évidemment être l’État instrument de domination d’une caste sur la masse du peuple, l’État que Proudhon définit ainsi :

Être gouverné, c’est être gardé à vue, inspecté, espionné, dirigé, légiféré, réglementé, parqué, endoctriné, prêché, contrôlé, estimé, apprécié, censuré, commandé, par des êtres qui n’ont ni titre, ni la science, ni la vertu…

Être gouverné, c’est être à chaque transaction, à chaque mouvement, noté, enregistré, recensé, tarifé, timbré, toisé, coté, cotisé, patenté, licencié, autorisé, admonesté, empêché, réformé, redressé, corrigé.

C’est sous prétexte d’utilité publique et au nom de l’intérêt général être mis à contribution, exercé, rançonné, exploité, monopolisé, concussionné, pressuré, mystifié, volé ; puis, à la moindre réclamation, au premier mot de plainte, réprimé, amendé, vilipendé, vexé, traqué, houspillé, assommé, désarmé, garrotté, emprisonné, fusillé, mitraillé, jugé, condamné, déporté, sacrifié, vendu, trahi, et pour comble, joué, berné, outragé, déshonoré.

Voilà le gouvernement, voilà sa justice, voilà sa morale ! Et qu’il y a parmi nous des démocrates qui prétendent que le gouvernement a du bon ; des socialistes qui soutiennent, au nom de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, cette ignominie ; des prolétaires qui posent leur candidature à la présidence la République ![2]

Le mépris et la haine des anarchistes à l’endroit de l’État sont bien connus. Pourtant, il y a une autre critique de l’État, précisément celle de Nietzsche, une critique qui ne se place pas du point de vue des gouvernés contre les gouvernants, mais une critique qui se place du point de vue aristocratique – Domenico Losurdo qualifié justement Nietzsche comme « rebelle aristocratique ». Quand Nietzsche dénonce l’État moderne, il ne dénonce pas la domination, mais bien plutôt une domination qui échappe à l’aristocratie, aux forts, pour passer entre les mains d’une bureaucratie qui prend en compte les intérêts de la  « plèbe », de la masse des faibles qui utilisent la loi et le droit comme instrument de leur ressentiment contre ce qui est vraiment noble.

Bien qu’elles semblent converger dans leur expression, ces deux critiques de l’État partent de présuppositions radicalement opposées. La première critique l’État comme instrument de domination en général, la seconde met en cause l’État comme ce qui met un terme aux dominations traditionnelles – sur la théorie de la domination, on ne peut que renvoyer encore à l’excellent Max Weber, dont les écrits sur ce sujet ont été rassemblés en un volume aux éditions de La Découverte.

Que l’État soit un monstre, l’idée en est exposée sans fard par Hobbes. Le Léviathan, figure du grand corps artificiel chargé d’assurer la paix civile entre les citoyens, est un monstre. Mais ce monstre, créé par les hommes eux-mêmes est nécessaire : sans une puissance assez grande pour terroriser quiconque enfreindrait le pacte social, tous les contrats seraient seulement des engagements verbaux, sans aucune valeur réelle et les hommes seraient de fait condamnés à vivre sous l’état de guerre tel que Hobbes le définit, c’est-à-dire la guerre de chacun contre chacun. On peut critiquer les outrances rhétoriques de Hobbes, refuser sa conception de l’État qui exclut toute liberté de conscience et soumet la vérité au pouvoir souverain. Il serait tout de même utile de lire Hobbes sérieusement et d’en finir avec les caricatures : Hobbes défend le droit, l’État de droit et la liberté de la pensée philosophique.

On doit cependant lui reconnaître un certain réalisme : tout État, même le plus démocratique dispose du droit de vie et de mort sur ses propres citoyens puisqu’il dispose, selon l’expression de Max Weber, du monopole de la violence légitime, notamment il peut déclarer la guerre et instaurer l’état d’exception. Quand on apprend ou feint d’apprendre que les présidents français donnent régulièrement l’ordre d’exécuter (clandestinement) des individus considérés comme « ennemis », on voit bien que personne ne gouverne innocemment.

Ajoutons que l’État, au sens moderne, est bien un monstre froid. Loin des principes archaïques des dominations féodales, fondées sur l’honneur et le courage, les vertus de la naissance, l’État moderne repose sur la gestion rationnelle du gouvernement des hommes, et place au premier rang non les guerriers, mais les bureaucrates. Quand Richelieu interdit les duels, ce n’est pas anecdotique : les passions guerrières doivent céder le pas à l’ordre politique rationnel dont l’absolutisme royal fut la première forme. Privés du droit de dégainer leur épée à tout moment et de régler eux-mêmes leurs différends, les nobles sont progressivement refoulés dans le statut commun et vont bientôt se confondre avec le Tiers état. Ils vont se lancer dans les affaires…

Autrement dit, l’instauration de l’État moderne, le Léviathan hobbesien, dont les monarchies absolues sont des formes particulièrement efficaces, correspond à une pacification globale de la société (au moins sur le plan intérieur) et à la prise en compte des intérêts des classes subalternes productives face aux classes dominantes devenues plus ou moins parasitaires. Ce double processus est rendu possible parce que l’État est désormais assez fort pour se faire respecter même des puissants – c’est une question de Machiavel avait également soulevée en son temps. Mais le deuxième aspect, au moins aussi important, est que le développement de la bureaucratie rend moins prégnantes les relations personnelles, diminue le rôle du charisme des chefs ou le recours à la bonté et à la libéralité des dirigeants et cette froideur nouvelle des relations entre pouvoirs et sujets commence à rendre possibles une certaine objectivité et une certaine impartialité, qui sont les deux conditions fondamentales de l’État de droit.

Par conséquent, la caractérisation nietzschéenne de l’État si elle n’est pas fausse, prise en elle-même, n’est pas aussi connotée péjorativement qu’on aurait pu le penser. Après tout, il vaut mieux avoir affaire à un monstre froid plutôt qu’à un monstre chaud !

Il reste que la puissance du monstre doit être contrôlée et que la question reste posée de savoir si l’on peut « chevaucher le tigre ». Parce qu’ils croient impossible cette domestication du monstre, les anarchistes prônent sa destruction pure et simple. Et l’on pourrait être tenté de leur donner raison. À l’époque contemporaine, la puissance étatique s’est infiltrée dans tous les pores de la société. Les individus n’ont jamais été autant soumis à la surveillance étatique, qui peut se déployer apparemment sans limites grâce aux techniques modernes. La puissance effective des dirigeants des États démocratiques modernes est sans commune mesure avec celle des plus absolus des monarques de l’époque de la poste à cheval et de la guerre avec des arquebuses. La mise en œuvre de « l’état d’urgence », la suspension des libertés les plus élémentaires dans nos États « démocratiques » (sic) nous ont montré de quoi l’État est capable. Et ce n’était qu’un début. Le contrôle des citoyens par la machinerie bureaucratique est en voie de prendre des dimensions encore plus effrayantes que le monstre auquel Job fit face.

Cependant, l’expérience montre que la puissance de la multitude déchaînée, en l’absence d’un pouvoir d’État, peut être aussi effrayante que la puissance de l’État-Léviathan. Si la multitude doit craindre l’État, chacun d’entre nous doit craindre la multitude. À ceci près, et ce n’est pas négligeable, que la terreur que peut faire régner la multitude est généralement brève et laisse place, le plus souvent à la tyrannie ordinaire, ainsi que Platon nous en avertissait déjà. Le démos déchainé accouche du pire des régimes, la tyrannie qui est par excellence le régime parricide, celui qui met à mort ses parents.

L’espèce d’angélisme sur lequel repose l’anarchisme n’est que le revers, le renversement comme dans une chambre noire, de l’état de nature hobbesien. Un poète anarchiste disait : « l’anarchie, c’est l’ordre moins le pouvoir ». Mais cet ordre spontané n’est-il pas encore plus terrifiant que l’ordre imposé par la puissance de l’État. Dans la communauté qui se gouverne elle-même parce qu’elle n’a plus besoin de gouvernement, l’ordre demeure parce que chacun devient gouvernant, parce que chacun espionne, censure,  prêche et contrôle son voisin. Et malheur à celui qui ne suit pas cet ordre sans pouvoir ! Les fourmis n’ont pas besoin de pouvoir politique (la désignation de la reproductrice par le nom de « reine » n’est qu’un mauvais anthropomorphisme), mais les hommes ne sont pas des fourmis.

En réalité, il faudrait peut-être s’arrêter de parler de l’État en général pour s'intéresser à ses expressions pratiques singulières. L’indifférence à la forme du gouvernement doit être mise en examen. L’intérêt immense de Hobbes, c’est que, parmi les premiers, il a montré que l’essence de tout pouvoir était démocratique : le pouvoir procède du peuple. Mais c’est pour abandonner aussi cette idée : démocratiquement, le peuple s’est dessaisi de son pouvoir au profit d’un souverain qui le tient en respect ! C’est sur ce point que porte l’attaque de Rousseau. Mais Rousseau, lui aussi, après avoir défini l’idéal démocratique comme seul pouvoir politique légitime, avoue que des dieux se gouverneraient démocratiquement, mais que ce n’est guère un gouvernement fait pour les hommes.

Le problème est que le pouvoir doit être obéi et que les citoyens doivent être protégés contre les abus du pouvoir, y compris contre les abus du pouvoir du peuple. Le pouvoir doit être obéi et il a besoin d’un corps d’hommes en armes, la police. Mais la police ne peut observer en toutes circonstances le code de procédure pénale ; il lui faut des indicateurs et quelques petits arrangements avec les truands et bien vite la frontière entre les forces de l’ordre et les forces du désordre devient floue. Nous apprécions que les policiers espionnent les terroristes et les apprentis terroristes, mais nous leur donnons par la même occasion l’autorisation et même le devoir d’espionner tout le monde. Qui peut garder les gardiens ?

C’est précisément à cette contradiction, dont ni Hobbes ni Rousseau ni les adversaires de l’État ne peuvent sortir, que prétend répondre la conception républicaine. La séparation des pouvoirs et le contrôle des « grands » par le peuple sont les moyens imaginés par les penseurs républicains (de Machiavel à Montesquieu et Kant) pour faire en sorte que le pouvoir arrête le pouvoir et que soient garanties tout à la fois la liberté des citoyens et l’obéissance aux lois. Mais la meilleure des républiques ne peut pas éviter que les voyous et les hommes politiques mal intentionnés ne viennent troubler le bel ordre théorique. La question est de savoir quel quantité de désordre nous sommes prêts à tolérer pour conserver notre liberté et jusqu’à quel point la préservation de la vie est plus importante que la liberté.

En conclusion, si l’État est bien un monstre froid, il n’existe que parce que les hommes ne sont pas des dieux et ne suivent pas toujours la droite raison : soumis à leurs passions, ils doivent être contraints de respecter les règles de l’ordre social, si l’on veut que la vie humaine continue. Dans le livre de Job, il est dit qu’on ne péchera pas le Léviathan avec un hameçon. Il est cependant possible de le domestiquer et éventuellement de lui résister. Et qu’il s’agisse d’un monstre froid n’est pas très gênant. Le citoyen doit obéir et non aimer l’État, ainsi que le disait Alain. Méfions-nous des États « bienveillants » !

Le 2 juillet 2022.

 



[1] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, I, « La nouvelle idole ». Œuvres II, collection « Bouquins, Robert Laffont, p.320.

[2] P-J Proudhon, Idée générale de la révolution au XIXe siècle, Garnier Frères, 1851, p.341

lundi 13 juin 2022

Démocratie et élites

En ce lendemain d’élections, la question du rapport entre élites et démocratie s’impose. L’élite est ce qui résulte de notre choix et donc elle est le meilleur. Un élu est un saint qui a mérité le paradis et il fait donc partie de l’élite, des meilleurs. On les appelait « ottimati » dans l’Italie médiévale et renaissante. Les « ottimati », les optimates étaient les meilleurs, comme les aristocrates si l’on préfère l’étymologie grecque à l’étymologie latine. Le suffrage est un moyen de sélectionner l’élite politique – on ne sélectionnerait pas l’élite médicale ni l’élite militaire par le suffrage.

Le problème surgit immédiatement et il est bien connu. L’élection, incarnation du pouvoir de tous, à égalité, produit une inégalité majeure, elle institue la division entre le peuple des égaux et la minorité des « meilleurs » plus égaux que le reste du peuple et détenant le pouvoir politique qui est, en son essence, selon les théories du droit naturel qui fondent la pensée moderne, le pouvoir du peuple qui se fait peuple, du peuple constituant. Ainsi l’élection n’est-elle pas l’expression de la démocratie, mais sa négation ! La seule démocratie acceptable serait la démocratie directe, celle où toutes les décisions seraient prises par l’assemblée du peuple. Le référendum est un reste de la démocratie directe : on n’y choisit pas un homme pour gouverner les autres, on y choisit des lois. Ainsi le 12 juin 2022, en Italie, les citoyens étaient appelés à voter pour ou contre un certain nombre de réformes de la justice. Signe des temps, la participation à cette consultation a été catastrophique.

Cependant, on voit mal comment une société pourrait se passer d’élites à tous les niveaux. De Machiavel à Gramsci en passant par Mosca et Pareto, les penseurs italiens ont fait des élites un de leurs soucis de réflexion politique majeur. Personne ne confierait sa vie à un médecin sans qualification. Pourquoi devrions-nous confier la direction des affaires du pays au premier venu. Le gouvernement de la cuisinière que Lénine appelait de ses vœux ne se réalisa que sous la forme de la dictature du parti, de la dictature des organes dirigeants sur le parti et finalement de la dictature du secrétaire général. En son essence, le léninisme est un élitisme assumé, depuis le célèbre Que faire ? de 1903 : le parti sélectionne ses membres, les forme, pour qu’ils deviennent des militants professionnels. Quiconque a fréquenté les partis qui se réclament du léninisme, trotskistes inclus, sait bien de quoi il s’agit.

Les classes dominantes, quand elles manifestent encore une certaine « conscience de classe », s’attachent à assurer la circulation des élites qu’a très bien analysée Pareto (par exemple dans son Traité de Sociologie Générale¸1917). La généralisation de l’instruction publique n’avait pas seulement pour but de donner l’instruction nécessaire à la future main-d’œuvre. Elle visait aussi à permettre l’ascension des éléments des classes dominées vers les classes dominantes, l’État prenant la place qu’occupait jadis l’Église. Il ne s’agit pas seulement des élites politiques, mais aussi des élites intellectuelles ou des dirigeants d’entreprise. Selon Pareto, les éléments des basses classes viennent ainsi régénérer les hautes classes ! Cette circulation des élites contribue à la paix sociale et à l’intégration des classes dominées au système de leur propre domination !

Machiavel voyait dans la république un système conflictuel, opposant les grands et le peuple. Machiavel ne « croyait » pas à la démocratie directe, tout simplement parce que le peuple a souvent autre chose à faire qu’à s’occuper de politique ! Par contre, il louait fort le suffrage pour choisir les dirigeants. Mais d’un autre côté, ces grands, même élus, sont toujours tentés d’user et d’abuser du pouvoir pour opprimer le peuple. La capacité du peuple à surveiller les gouvernements et à les combattre si nécessaire est alors considérée comme une vertu essentielle de la république. On voit mal comment on pourrait sortir de cette dialectique machiavélienne autrement qu’en songes.

Le problème que nous rencontrons aujourd’hui est que cette dialectique des grands et du peuple ne fonctionne plus. Le peuple ne produit plus ses propres élites, ces ouvriers instruits qui ont longtemps formé l’ossature du vieux mouvement ouvrier. Une des raisons en est la disparition des « ouvriers » au profit des « salariés », des « employés » et des « employables » et avec eux la fin de la culture ouvrière. Mais la classe dominante de son côté a renoncé à organiser la circulation des élites. Le blocage du fameux « ascenseur social » ne signifie rien d’autre. On produit en masse des diplômés mais ce n’est pas la même chose ! L’effondrement dramatique du niveau moyen des bacheliers est un indicateur inquiétant. C’est d’ailleurs particulièrement vrai en France. De Gaulle écrivait : « La véritable école du commandement est donc la culture générale. Par elle, la pensée est mise à même de s’exercer avec ordre, de discerner dans les choses l’essentiel de l’accessoire, d’apercevoir les prolongements et les interférences, bref de s’élever à ce degré ou les ensembles apparaissent sans préjudice des nuances. Pas un illustre capitaine qui n’eût le goût et le sentiment du patrimoine et de l’esprit humain. Au fond des victoires d’Alexandre, on retrouve toujours Aristote. » (1934) Aujourd’hui, on fabrique toutes sortes de nuisibles, des spécialistes en management, en audit, en commerce, mais la culture générale est en voie de disparition.

Nous assistons donc à une véritable extinction progressive des élites dans le même temps où s’éteint tout sens du bien commun et de la simple honnêteté dans l’exercice des charges publiques. Quand on apprend que la hiérarchie de l’Éducations nationale remonte les notes des candidats au baccalauréat sans même en avertir les professeurs correcteurs, dans le seul but d’annoncer que ce bac sera une « bonne cuvée » et surtout que l’on n’aura pas de redoublants à caser à la rentrée, on a un petit aperçu de ce règne des malfrats et tricheurs qui a remplacé l’éthique républicaine.

Le 13 juin 2022

dimanche 12 juin 2022

La démocratie oligarchique

Il est difficile de donner une définition suffisamment précise de la démocratie. Trop vague et trop plein de bonnes intentions ! La vérité est que, sauf en de brefs éclairs de l’histoire, la démocratie n’a toujours été que la couverture plébiscitaire de l’oligarchie. C’était vrai à Athènes où les citoyens influents dirigeaient de fait. C’était non moins vrai dans les meilleures époques de la République romaine — Jules César fut selon le mot de Luciano Canfora un dictateur démocratique. Dans les cités-États italiennes du Moyen âge, ce sont les riches qui usaient de leurs pouvoirs pour manipuler telle ou telle fraction du « popolo ». La démocratie américaine n’a proclamé que l’égalité des égaux, c’est-à-dire les WASP, entérinant dès le commencement l’esclavage. Quiconque connaît un peu l’histoire française sait que notre république fut toujours le lieu où s’affrontèrent les diverses sous-classes de la classe dominante, les classes populaires ne jouant que des pressions qu’elles pouvaient exercer grâce à l’existence de « partis ouvriers ».

Bref, la démocratie réelle n’est pas le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple, mais bien un gouvernement du petit nombre avec l’approbation plus ou moins extorquée du grand nombre, à qui il arrive que l’on concède quelques miettes, pourvu que les intérêts du petit nombre des riches soient suffisamment préservés. Que l’on ait le droit dans les « démocraties » de faire des discours flamboyants contre le capitalisme, cela ne change rien à l’affaire. Les bourgeois sont tous capables de faire ce genre d’envolées lyriques. Dans son fameux discours d’Épinay (1971), Mitterrand dénonça « l’argent qui corrompt, l’argent qui achète, l’argent qui écrase, l’argent qui tue, l’argent qui ruine, et l’argent qui pourrit jusqu’à la conscience des hommes. » Mais cela ne l’empêcha nullement de donner à la France ce « jeune premier ministre » qui fit de « la France qui gagne » (de l’argent) son drapeau, tout en faisant le sale boulot dans la liquidation de la sidérurgie pour le compte de la CEE. N’oublions pas non plus que même la liberté de crier dans le désert n’est pas toujours garantie dans les « démocraties oligarchiques » : les États-Unis ne reculèrent jamais quand il s’agissait de mettre en prison les socialistes antiguerre (comme Eugen Debbs en 1917) ou plus tard les communistes. Cette grande démocratie condamna à mort et exécuta des militants syndicalistes qui manifestaient pour la journée de 8 heures à Chicago en 1886.

Quelque part, Costanzo Preve remarque que jamais les classes dominées ne peuvent devenir des classes dominantes. Les classes dominées donnent leur appui à une partie des classes dominantes — ce fut souvent la petite bourgeoisie intellectuelle qui occupa cette place — mais ne gouvernent jamais en personne. On peut en déduire que la démocratie n’est jamais que de la rhétorique. En voyant dans la démocratie athénienne le règne des beaux parleurs, des spécialistes de la flatterie et des montreurs de marionnettes[1], Platon n’avait peut-être pas tort.

Une autre hypothèse se peut déduire de la lecture de Jean-Jacques Rousseau. Pour que la république soit vraiment l’expression de la volonté générale, il faut rendre les factions impossibles et en premier lieu il faut l’égalité de conditions : que personne ne soit si riche qu’il puisse acheter quelqu’un et que personne ne soit si pauvre qu’il soit obligé de se vendre. La condition de la démocratie est donc une révolution sociale radicale. Qui ne peut pas se faire par la voie « démocratique ».

Comment avancer, donc ? La première chose est de cesser de se laisser éblouir par la rhétorique démocratique dont le principal usage au cours de dernières décennies a été de justifier guerres et destructions : c’est au nom de la démocratie et de la lutte contre le communisme que les États-Unis ont tué deux millions de civils vietnamiens et un million de combattants, toujours au nom de la démocratie, qu’ils ont soutenu Pol Pot contre le Vietnam, au nom de la démocratie qu’ils ont propulsé les talibans, envahi l’Irak, détruit les Libye, etc. Dénoncer sans relâche la « démocratie de la race des seigneurs » et ses valets les montreurs de marionnettes. Du même pas, défendre les droits réels, droits individuels autant que droits sociaux, que seule la lutte et les rapports de force peuvent garantir.

Le 12 juin 2022

 



[1] Voir l’allégorie de la caverne dans La République de Platon.

vendredi 27 novembre 2020

John Rawls et le libéralisme politique

 

Extrait de l'introduction

(...) Cependant, quel que soit son impact, Rawls pourrait bien donner une nouvelle confirmation de ce passage fameux de Hegel, dans la préface à la Philosophie du droit : « quand la philosophie peint son gris sur gris, c’est qu’une figure de la vie est devenue vieille, et on ne peut pas la rajeunir avec du gris sur gris, mais on peut seulement la connaître ; la chouette de Minerve ne prend son vol qu’au crépuscule ». En effet, la théorie de la justice paraît précisément au moment où la longue période d’expansion des « Trente Glorieuses » va prendre fin et les espoirs (peu raisonnables, il est vrai) qu’on pouvait mettre dans un rapprochement pacifique et progressif des deux systèmes allaient s’évanouir. La philosophie ne peut pas enseigner comment le monde doit être, dit Hegel, parce qu’elle vient toujours trop tard. Sans être hégélien, on peut tout de même se demander si les contradictions du monde réel qui constituent l’arrière-plan de la théorie de la justice et qui ont conduit aux gigantesques bouleversements de la fin du « court xxe siècle » (pour reprendre l’expression d’Éric Hobsbawm) ne sont pas aussi les contradictions de la théorie de la justice elle-même. L’indifférence de Rawls à l’analyse des structures sociales particulières, son refus constant d’articuler la réflexion sur les normes avec une théorie de la société moderne et avec l’histoire effective pourrait bien donner la clé pour au moins une partie des faiblesses ou des thèses les plus critiques de la théorie de la justice. On pourrait aussi parler d’un échec du formalisme rawlsien qui exprimerait finalement le déclin d’une phase historique exceptionnelle.

Rawls, comme tous les grands créateurs de systèmes, est un guide plus sûr dans les problèmes qu’il pose que dans les réponses qu’il donne. Et tout compte fait, ce qu’il y a peut-être de plus utile pour le progrès de la pensée, ce sont les questions que nous laisse la théorie de la justice, bien plus que les développements particuliers. Et en ce sens, la lecture de Rawls demeure éminemment féconde.

Table des matières 

I. Biographie et contexte de l’œuvre 2

II. Le « cahier des charges » 8

la justice et les théories du contrat 9

La question de l’utilitarisme 11

Morale et politique 12

III. Les principes de base 15

La société. 15

Une société bien ordonnée 16

Les principes de base 21

Explicitations du premier principe 23

Explicitation du second principe 25

La critique du mérite 29

L’ordre lexical 31

IV. La justification procédurale : le voile d’ignorance 33

Voile d’ignorance et contrat social 33

Ignorance et justice 35

La stratégie du maximin 35

Les conditions de la situation initiale 38

V. Les biens sociaux premiers 43

Définitions 43

Les droits et libertés de base 45

La liberté de mouvement et le libre choix de son occupation 46

Les pouvoirs et les prérogatives attachés aux fonctions et aux positions d’autorité et de responsabilité 48

Les revenus et la richesse 48

Les bases sociales du respect de soi 49

VI. Les institutions 51

La constitution. Hiérarchie des principes 51

La question de la liberté 52

La justice politique 54

Organisation des rapports sociaux et de propriété 55

Biens publics. Remarque additionnelle 57

Un libéralisme radical ? 58

VII. Prolongements : la théorie de la justice appliquée au droit des peuples 60

Rappel de la position de Kant 60

Les clauses de la société des peuples rawlsienne 62

Le droit des peuples 65

Extension de la Société des peuples 66

La question des droits de l’homme 67

La guerre 68

Conclusion 69

VIII. Questions de méthode 71

L’équilibre réfléchi 71

Le consensus par recoupement 72

La raison publique 74

IX. Étude de cas : la tolérance à l’égard des intolérants. 76

La tolérance à l’égard des intolérants 76

Les intolérants sont-ils fondés à se plaindre de l’intolérance ? 77

Faut-il interdire les sectes intolérantes ? 80

La stabilité des sociétés justes 82

X. Étude de cas :  la désobéissance civile 84

Quand se pose le problème de la désobéissance civile ? 85

Un acte public 86

La désobéissance civile comme acte politique 87

La clause de non-violence 88

La justification de la désobéissance civile 89

XI. La théorie de Rawls face à ses critiques et ses concurrentes 91

La justification procédurale tombe dans un cercle vicieux 91

Le principe de différence est indéterminé 92

On ne peut se passer d’une conception substantielle du bien 95

La théorie de la justice dans ses rapports avec l’utilitarisme 96

On peut aussi critiquer la théorie de la justice en la rabattant sur une morale du calcul. 100

Dépasser l’opposition entre la théorie de la justice et l’utilitarisme ? 101

Liberté des Anciens et liberté de Modernes 103

La Théorie de la Justice face au républicanisme 105

En conclusion 112

XII. Annexes 113

Le vocabulaire de Rawls 113

Conception englobante ou compréhensive du bien 113

Consensus par recoupement 113

Égale liberté pour tous 113

Équilibre réfléchi 113

Équité 114

Pluralisme raisonnable 114

Position originelle 114

Principe de différence 115

Priorité du juste sur le bien 115

Procédure 115

Société 115

Structure de base 115

Utilitarisme 116

Bibliographie 116

Œuvres de Rawls 116

Débat avec et contre Rawls 116

XIII. Index des noms cités 118

XIV. Table des matières 119



mardi 23 juin 2020

La démocratie et les élites

Vilfredo Pareto
La République de Platon propose une philosophie politique des élites. Philosophe-roi et gardiens constituent les personnages clés de cette élite destinée à assurer la justice dans la cité et la conservation de ses lois. Cette conception s’oppose frontalement au régime démocratique que connaissent les Athéniens. Gouvernement du peuple ou gouvernement des élites : la conciliation semble impossible.


Machiavel, les grands, le peuple et la question de la liberté

Machiavel est, à bon droit, tenu pour le fondateur de la science politique moderne. C’est une pensée politique qui s’en tient à la réalité effective des choses. Le propos de Machiavel n’est pas de construire un État idéal. Les abstractions métaphysiques doivent céder la place à l’expérience et les régimes politiques doivent être envisagés et jugés d’un point de vue expérimental : le problème n’est pas de savoir quel est le meilleur des régimes, mais de comprendre à quelles conditions on peut maintenir la paix, la prospérité et donc la liberté du peuple.

Loin de la « légende noire », celle de Machiavel penseur de la raison d’État et du « machiavélisme » politique, il apparaît que le secrétaire florentin a voulu penser la dialectique entre la nécessité d’une élite dirigeante et la protection de liberté du peuple. Dans toute organisation sociopolitique, il y a des gouvernants, c’est-à-dire des « grands », ceux qui veulent dominer et gouverner pour dominer, et il y a le peuple qui ne réclame pas de gouverner mais essentiellement de n’être pas dominé. Machiavel va même un peu plus loin dans ses Discours sur la première décade de Tite-Live : un peuple qui accepterait sans rechigner d’être gouverné, qui subirait sans quelque manifestation tumultuaire les tracas et persécutions des grands serait corrompu et la corruption du peuple annonce la corruption générale de l’État et son inévitable décadence.

Machiavel se coule dans le républicanisme traditionnel, celui du régime mixte dont Cicéron fait la théorie dans son De la république. Machiavel n’a aucune confiance dans les classes dirigeantes de son temps. Il réfute et le principe de la monarchie héréditaire et celui de l’aristocratie héréditaire et soutient le principe électif. La faiblesse majeure des monarchies tient, selon lui, au principe de succession. Un État peut survivre à un prince faible mais rarement à deux princes faibles consécutifs. Or la succession des générations ne permet pas de s’assurer de la virtù des princes. Au contraire, le principe électif permet de discerner les hommes les plus vertueux.

Tous les citoyens ne peuvent pas gouverner – il faut pour cela des qualités qui ne se trouvent que dans le petit nombre. Mais, reprenant ainsi une tradition qui remonte à Aristote, Machiavel fait du suffrage du grand nombre le meilleur moyen de déterminer qui composera le petit nombre des meilleurs. Sous cet angle, il n’y a donc pas de contradiction entre le principe aristocratique et le principe populaire démocratique, puisque le premier procède finalement du second. Cela vient des dispositions particulières du peuple. En effet, « bien que les hommes se trompent dans les jugements généraux, ils ne se trompent pas dans les détails » (Discours sur la première décade de Tite-Live). Ce que Machiavel traduit ainsi : le peuple ne sait pas bien ce qu’il faut faire mais il se trompe rarement pour désigner celui qui occupera les dignités et les charges.

Même les cas où le principe électif semble avoir conduit à la perte de la liberté en confirment la validité. Si les décemvirs nommés par le peuple sont devenus des tyrans, c’est précisément parce que le peuple leur confié une trop grande autorité pendant trop longtemps.

Il y a ainsi des dangers que la démocratie ne conduise à la perte de la liberté. La délibération démocratique directe qui exprime au plus haut degré la vie civique à Athènes comme à Rome devient ainsi un moyen de domination. On pourrait sans peine trouver dans le monde contemporain des processus analogues par lesquels des institutions démocratiques deviennent les instruments de domination de l’oligarchie (« les riches seuls et les puissants »).

Dans ces conditions, il est presque impossible de sauver la liberté. C’est pourquoi, une république corrompue tendra toujours plus ou moins à l’état monarchique, plutôt que vers l’état populaire. Seul un pouvoir fort, concentré en un seul homme pourrait imposer des lois qui permettent au « malade » de guérir.

Ainsi, l’assise populaire du régime, signe de sa bonne santé, suppose aussi des dirigeants à la hauteur de la situation. Machiavel nous donne une théorie générale de la classe dirigeante, comment la former, comment la recruter, comment distinguer ceux qui sont aptes à en faire partie.

Pareto et la circulation des élites

Vilfredo Pareto (1848-1923) aborde la question des élites dans son Traité de sociologie générale publié en 1917. Son point de départ : « la société humaine n’est pas homogène : que les hommes sont différents physiquement, moralement, intellectuellement. » Il ajoute que « nous devons aussi tenir compte de cet autre fait : que les classes sociales ne sont pas entièrement séparées, pas même dans les pays où existent les castes, et que, dans les nations civilisées modernes, il se produit une circulation intense entre les différentes classes. » (Pareto, Traité de Sociologie générale).

Pareto pense que l’on peut définir une échelle objective permettant de mesurer ces différences sociales. On doit pouvoir noter les individus selon leur degré de compétence dans un secteur donné en attribuant 10 à celui qui excelle et zéro au parfait « crétin » (sic). Ces évaluations peuvent être données indépendamment des jugements de valeurs et même indépendamment de toute considération d’utilité sociale. En admettant cette classification, il conclut qu’il faudrait former « une classe de ceux qui ont les indices les plus élevés dans la branche où ils déploient leur activité, et donnons à cette classe le nom d’élite. Tout autre nom et même une simple lettre de l’alphabet, seraient également propres au but que nous nous proposons. »

Il faut enlever au terme « élite » tout ce qui pourrait rappeler des jugements de valeurs. Pareto propose de séparer l’élite en deux sous-classes: l’élite gouvernementale et l’élite non-gouvernementale. Face à cette élite n’existe qu’une classe inférieure, celle qui ne se définit que par le seul fait qu’elle n’appartient pas à l’élite. Nous avons là un schéma extrêmement simplifié, binaire, qui n’est pas sans rappeler le schéma machiavélien de l’opposition entre les grands et le peuple.

Mais le phénomène intéressant est celui de la « circulation des élites, c’est-à-dire comment quelqu’un qui n’était pas membre de l’élite peut y accéder et inversement comment on perd sa qualité de membre de l’élite. »

Pareto nous met en garde contre les erreurs qui peuvent naître de ce que nous prenons les formes juridiques pour la réalité : « §2046. Il ne faut pas confondre l’état de droit avec l’état de fait ce dernier seul, ou presque seul, est important pour l’équilibre social. Il y a de très nombreux exemples de castes fermées légalement, et dans lesquelles, en fait, se produisent des infiltrations souvent assez considérables. D’autre part, à quoi sert qu’une caste soit légalement ouverte, si les conditions de fait qui permettent d’y entrer font défaut ? »

La conséquence s’ensuit : « § 2054 (…) La classe gouvernante est entretenue, non seulement en nombre, mais, ce qui importe davantage, en qualité, par les familles qui viennent des classes inférieures, qui lui apportent l’énergie et les proportions de résidus nécessaires à son maintien au pouvoir. Elle est tenue en bon état par la perte de ses membres les plus déchus. »

Il apparaît que tout système de domination a besoin d’un renouvellement plus ou moins régulier de la classe dirigeante. L’Église, dans l’ancien régime, même si elle était souvent aux mains de l’aristocratie nobiliaire, était une institution qui assurait le renouvellement de la classe dirigeante et concourait à la formation des élites – par l’instruction qu’elle dispensait autant que par les personnels politiques qu’elle a fournis à la monarchie. La révolution a renouvelé profondément la classe dirigeante, par la vente des biens nationaux mais aussi en procédant à une promotion massive de nouveaux venus, recrutés sur leur énergie, leur aptitude à servir le nouveau régime ou leur bravoure sur les champs de bataille.

Même les révolutions les plus radicales n’échappent pas à cette loi de Pareto de la circulation des élites – ainsi la révolution russe.  Pareto écrit en 1917 : « § 2056. Par l’effet de la circulation des élites, l’élite gouvernementale est dans un état de transformation lente et continue. Elle coule comme un fleuve ; celle d’aujourd’hui est autre que celle d’hier. De temps en temps, on observe de brusques et violentes perturbations, sem­blables aux inondations d’un fleuve. Ensuite la nouvelle élite gouvernementale recommence à se modifier lentement : le fleuve, rentré dans son lit, s’écoule de nouveau régulièrement. »

Questions actuelles

Ces analyses peuvent être étayées par les constatations empiriques pendant toute l’histoire du dernier siècle. La fluidité des rapports entre l’élite et la masse des gouvernés – la métaphore du fleuve – permet en même d’expliquer la permanence de la structure binaire élite/masse ou gouvernants/gouvernés, ou encore, pour revenir à Machiavel, grands/peuple. Si Pareto a raison, cela a de très sérieuses conséquences. La démocratie, au sens strict du terme, est impossible. La seule démocratie n’est qu’une forme très particulière de gouvernement permettant à la classe dirigeante d’obtenir un large consentement des gouvernés en même temps qu’un renouvellement de l’élite en puisant dans le peuple. Faute de prendre en compte cette « loi de Pareto », les démocraties contemporaines ne se transforment-elles pas en simples oligarchies ? Colin Crouch soulève cette question dans Post-democracy. Il montre que la démocratie procédait à la sélection des élites grâce au modèle du parti à cercles concentriques. Les nouveaux partis « post-démocratiques » sont des partis non plus de militants mais d’experts, de conseillers et de lobbyistes. Cette nouvelle forme de parti est conforme au nouvel âge post-démocratique marqué par la régression de la démocratie et de la citoyenneté, pouvoir croissant des firmes et des possesseurs de capitaux, manipulation des médias, etc. 

À retenir

L’opposition entre démocratie et gouvernement des élites doit être conçue dialectiquement et non comme une opposition absolue. Il n’y a pas d’organisation politique sans élites dirigeantes. La question est celle du rapport entre élites et peuple, celle de la sélection des élites.


Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...