Vilfredo Pareto |
Machiavel, les grands, le peuple et la question de la
liberté
Machiavel est, à bon droit, tenu pour le fondateur de la
science politique moderne. C’est une pensée politique qui s’en tient à la
réalité effective des choses. Le propos de Machiavel n’est pas de construire un
État idéal. Les abstractions métaphysiques doivent céder la place à
l’expérience et les régimes politiques doivent être envisagés et jugés d’un
point de vue expérimental : le problème n’est pas de savoir quel est le
meilleur des régimes, mais de comprendre à quelles conditions on peut maintenir
la paix, la prospérité et donc la liberté du peuple.
Loin de la « légende noire », celle de Machiavel
penseur de la raison d’État et du « machiavélisme » politique, il
apparaît que le secrétaire florentin a voulu penser la dialectique entre la
nécessité d’une élite dirigeante et la protection de liberté du peuple. Dans
toute organisation sociopolitique, il y a des gouvernants, c’est-à-dire des
« grands », ceux qui veulent dominer et gouverner pour dominer, et il
y a le peuple qui ne réclame pas de gouverner mais essentiellement de n’être
pas dominé. Machiavel va même un peu plus loin dans ses Discours sur la
première décade de Tite-Live : un peuple qui accepterait sans
rechigner d’être gouverné, qui subirait sans quelque manifestation tumultuaire
les tracas et persécutions des grands serait corrompu et la corruption du
peuple annonce la corruption générale de l’État et son inévitable décadence.
Machiavel se coule dans le républicanisme traditionnel, celui
du régime mixte dont Cicéron fait la théorie dans son De la république.
Machiavel n’a aucune confiance dans les classes dirigeantes de son temps. Il
réfute et le principe de la monarchie héréditaire et celui de l’aristocratie
héréditaire et soutient le principe électif. La faiblesse majeure des monarchies
tient, selon lui, au principe de succession. Un État peut survivre à un prince
faible mais rarement à deux princes faibles consécutifs. Or la succession des
générations ne permet pas de s’assurer de la virtù des princes. Au contraire, le principe électif permet de
discerner les hommes les plus vertueux.
Tous les citoyens ne peuvent pas gouverner – il faut pour
cela des qualités qui ne se trouvent que dans le petit nombre. Mais, reprenant
ainsi une tradition qui remonte à Aristote, Machiavel fait du suffrage du grand
nombre le meilleur moyen de déterminer qui composera le petit nombre des
meilleurs. Sous cet angle, il n’y a donc pas de contradiction entre le principe
aristocratique et le principe populaire démocratique, puisque le premier
procède finalement du second. Cela vient des dispositions particulières du
peuple. En effet, « bien que les hommes se trompent dans les jugements
généraux, ils ne se trompent pas dans les détails » (Discours sur la
première décade de Tite-Live). Ce que Machiavel traduit ainsi : le
peuple ne sait pas bien ce qu’il faut faire mais il se trompe rarement pour
désigner celui qui occupera les dignités et les charges.
Même les cas où le principe électif semble avoir conduit à la
perte de la liberté en confirment la validité. Si les décemvirs nommés par le
peuple sont devenus des tyrans, c’est précisément parce que le peuple leur
confié une trop grande autorité pendant trop longtemps.
Il y a ainsi des dangers que la démocratie ne conduise à la
perte de la liberté. La délibération démocratique directe qui exprime au plus
haut degré la vie civique à Athènes comme à Rome devient ainsi un moyen de
domination. On pourrait sans peine trouver dans le monde contemporain des
processus analogues par lesquels des institutions démocratiques deviennent les
instruments de domination de l’oligarchie (« les riches seuls et les
puissants »).
Dans ces conditions, il est presque impossible de sauver la
liberté. C’est pourquoi, une république corrompue tendra toujours plus ou moins
à l’état monarchique, plutôt que vers l’état populaire. Seul un pouvoir fort,
concentré en un seul homme pourrait imposer des lois qui permettent au
« malade » de guérir.
Ainsi, l’assise populaire du régime, signe de sa bonne santé,
suppose aussi des dirigeants à la hauteur de la situation. Machiavel nous donne
une théorie générale de la classe dirigeante, comment la former, comment la
recruter, comment distinguer ceux qui sont aptes à en faire partie.
Pareto et la circulation des
élites
Vilfredo Pareto (1848-1923) aborde la question des élites
dans son Traité de sociologie générale publié en 1917. Son point de
départ : « la société humaine n’est pas homogène : que les
hommes sont différents physiquement, moralement, intellectuellement. » Il
ajoute que « nous devons aussi tenir compte de cet autre fait : que
les classes sociales ne sont pas entièrement séparées, pas même dans les pays
où existent les castes, et que, dans les nations civilisées modernes, il se
produit une circulation intense entre les différentes classes. » (Pareto, Traité
de Sociologie générale).
Pareto pense que l’on peut définir une échelle objective
permettant de mesurer ces différences sociales. On doit pouvoir noter les
individus selon leur degré de compétence dans un secteur donné en attribuant 10
à celui qui excelle et zéro au parfait « crétin » (sic). Ces
évaluations peuvent être données indépendamment des jugements de valeurs et
même indépendamment de toute considération d’utilité sociale. En admettant
cette classification, il conclut qu’il faudrait former « une classe de
ceux qui ont les indices les plus élevés dans la branche où ils déploient leur
activité, et donnons à cette classe le nom d’élite. Tout autre nom et même une
simple lettre de l’alphabet, seraient également propres au but que nous nous
proposons. »
Il faut enlever au terme « élite » tout ce qui
pourrait rappeler des jugements de valeurs. Pareto propose de séparer l’élite
en deux sous-classes: l’élite gouvernementale et l’élite non-gouvernementale.
Face à cette élite n’existe qu’une classe inférieure, celle qui ne se définit
que par le seul fait qu’elle n’appartient pas à l’élite. Nous avons là un
schéma extrêmement simplifié, binaire, qui n’est pas sans rappeler le schéma
machiavélien de l’opposition entre les grands et le peuple.
Mais le phénomène intéressant est celui de la
« circulation des élites, c’est-à-dire comment quelqu’un qui n’était pas
membre de l’élite peut y accéder et inversement comment on perd sa qualité de
membre de l’élite. »
Pareto nous met en garde contre les erreurs qui peuvent
naître de ce que nous prenons les formes juridiques pour la réalité :
« §2046. Il ne faut pas
confondre l’état de droit avec l’état de fait ce dernier seul, ou presque seul,
est important pour l’équilibre social. Il y a de très nombreux exemples de
castes fermées légalement, et dans lesquelles, en fait, se produisent des
infiltrations souvent assez considérables. D’autre part, à quoi sert qu’une
caste soit légalement ouverte, si les conditions de fait qui permettent d’y
entrer font défaut ? »
La conséquence s’ensuit : « § 2054 (…)
La classe gouvernante est entretenue, non seulement en nombre, mais, ce qui
importe davantage, en qualité, par les familles qui viennent des classes
inférieures, qui lui apportent l’énergie et les proportions de résidus
nécessaires à son maintien au pouvoir. Elle est tenue en bon état par la perte
de ses membres les plus déchus. »
Il apparaît que tout système de domination a besoin d’un
renouvellement plus ou moins régulier de la classe dirigeante. L’Église, dans l’ancien
régime, même si elle était souvent aux mains de l’aristocratie nobiliaire,
était une institution qui assurait le renouvellement de la classe dirigeante et
concourait à la formation des élites – par l’instruction qu’elle dispensait
autant que par les personnels politiques qu’elle a fournis à la monarchie. La
révolution a renouvelé profondément la classe dirigeante, par la vente des
biens nationaux mais aussi en procédant à une promotion massive de nouveaux
venus, recrutés sur leur énergie, leur aptitude à servir le nouveau régime ou
leur bravoure sur les champs de bataille.
Même les révolutions les plus radicales n’échappent pas à
cette loi de Pareto de la circulation des élites – ainsi la révolution
russe. Pareto écrit en 1917 :
« § 2056. Par l’effet de la
circulation des élites, l’élite gouvernementale est dans un état de
transformation lente et continue. Elle coule comme un fleuve ; celle
d’aujourd’hui est autre que celle d’hier. De temps en temps, on observe de
brusques et violentes perturbations, semblables aux inondations d’un fleuve.
Ensuite la nouvelle élite gouvernementale recommence à se modifier
lentement : le fleuve, rentré dans son lit, s’écoule de nouveau
régulièrement. »
Questions actuelles
Ces analyses peuvent être étayées par les constatations
empiriques pendant toute l’histoire du dernier siècle. La fluidité des rapports
entre l’élite et la masse des gouvernés – la métaphore du fleuve – permet en
même d’expliquer la permanence de la structure binaire élite/masse ou
gouvernants/gouvernés, ou encore, pour revenir à Machiavel, grands/peuple. Si
Pareto a raison, cela a de très sérieuses conséquences. La démocratie, au sens
strict du terme, est impossible. La seule démocratie n’est qu’une forme très
particulière de gouvernement permettant à la classe dirigeante d’obtenir un
large consentement des gouvernés en même temps qu’un renouvellement de l’élite
en puisant dans le peuple. Faute de prendre en compte cette « loi de
Pareto », les démocraties contemporaines ne se transforment-elles pas en
simples oligarchies ? Colin Crouch soulève cette question dans Post-democracy.
Il montre que la démocratie procédait à la sélection des élites grâce au modèle
du parti à cercles concentriques. Les nouveaux partis
« post-démocratiques » sont des partis non plus de militants mais
d’experts, de conseillers et de lobbyistes. Cette nouvelle forme de parti est
conforme au nouvel âge post-démocratique marqué par la régression de la
démocratie et de la citoyenneté, pouvoir croissant des firmes et des possesseurs
de capitaux, manipulation des médias, etc.
À retenir
L’opposition entre démocratie et gouvernement des élites doit
être conçue dialectiquement et non comme une opposition absolue. Il n’y a pas
d’organisation politique sans élites dirigeantes. La question est celle du
rapport entre élites et peuple, celle de la sélection des élites.
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