mardi 23 juin 2020

La démocratie et les élites

Vilfredo Pareto
La République de Platon propose une philosophie politique des élites. Philosophe-roi et gardiens constituent les personnages clés de cette élite destinée à assurer la justice dans la cité et la conservation de ses lois. Cette conception s’oppose frontalement au régime démocratique que connaissent les Athéniens. Gouvernement du peuple ou gouvernement des élites : la conciliation semble impossible.


Machiavel, les grands, le peuple et la question de la liberté

Machiavel est, à bon droit, tenu pour le fondateur de la science politique moderne. C’est une pensée politique qui s’en tient à la réalité effective des choses. Le propos de Machiavel n’est pas de construire un État idéal. Les abstractions métaphysiques doivent céder la place à l’expérience et les régimes politiques doivent être envisagés et jugés d’un point de vue expérimental : le problème n’est pas de savoir quel est le meilleur des régimes, mais de comprendre à quelles conditions on peut maintenir la paix, la prospérité et donc la liberté du peuple.

Loin de la « légende noire », celle de Machiavel penseur de la raison d’État et du « machiavélisme » politique, il apparaît que le secrétaire florentin a voulu penser la dialectique entre la nécessité d’une élite dirigeante et la protection de liberté du peuple. Dans toute organisation sociopolitique, il y a des gouvernants, c’est-à-dire des « grands », ceux qui veulent dominer et gouverner pour dominer, et il y a le peuple qui ne réclame pas de gouverner mais essentiellement de n’être pas dominé. Machiavel va même un peu plus loin dans ses Discours sur la première décade de Tite-Live : un peuple qui accepterait sans rechigner d’être gouverné, qui subirait sans quelque manifestation tumultuaire les tracas et persécutions des grands serait corrompu et la corruption du peuple annonce la corruption générale de l’État et son inévitable décadence.

Machiavel se coule dans le républicanisme traditionnel, celui du régime mixte dont Cicéron fait la théorie dans son De la république. Machiavel n’a aucune confiance dans les classes dirigeantes de son temps. Il réfute et le principe de la monarchie héréditaire et celui de l’aristocratie héréditaire et soutient le principe électif. La faiblesse majeure des monarchies tient, selon lui, au principe de succession. Un État peut survivre à un prince faible mais rarement à deux princes faibles consécutifs. Or la succession des générations ne permet pas de s’assurer de la virtù des princes. Au contraire, le principe électif permet de discerner les hommes les plus vertueux.

Tous les citoyens ne peuvent pas gouverner – il faut pour cela des qualités qui ne se trouvent que dans le petit nombre. Mais, reprenant ainsi une tradition qui remonte à Aristote, Machiavel fait du suffrage du grand nombre le meilleur moyen de déterminer qui composera le petit nombre des meilleurs. Sous cet angle, il n’y a donc pas de contradiction entre le principe aristocratique et le principe populaire démocratique, puisque le premier procède finalement du second. Cela vient des dispositions particulières du peuple. En effet, « bien que les hommes se trompent dans les jugements généraux, ils ne se trompent pas dans les détails » (Discours sur la première décade de Tite-Live). Ce que Machiavel traduit ainsi : le peuple ne sait pas bien ce qu’il faut faire mais il se trompe rarement pour désigner celui qui occupera les dignités et les charges.

Même les cas où le principe électif semble avoir conduit à la perte de la liberté en confirment la validité. Si les décemvirs nommés par le peuple sont devenus des tyrans, c’est précisément parce que le peuple leur confié une trop grande autorité pendant trop longtemps.

Il y a ainsi des dangers que la démocratie ne conduise à la perte de la liberté. La délibération démocratique directe qui exprime au plus haut degré la vie civique à Athènes comme à Rome devient ainsi un moyen de domination. On pourrait sans peine trouver dans le monde contemporain des processus analogues par lesquels des institutions démocratiques deviennent les instruments de domination de l’oligarchie (« les riches seuls et les puissants »).

Dans ces conditions, il est presque impossible de sauver la liberté. C’est pourquoi, une république corrompue tendra toujours plus ou moins à l’état monarchique, plutôt que vers l’état populaire. Seul un pouvoir fort, concentré en un seul homme pourrait imposer des lois qui permettent au « malade » de guérir.

Ainsi, l’assise populaire du régime, signe de sa bonne santé, suppose aussi des dirigeants à la hauteur de la situation. Machiavel nous donne une théorie générale de la classe dirigeante, comment la former, comment la recruter, comment distinguer ceux qui sont aptes à en faire partie.

Pareto et la circulation des élites

Vilfredo Pareto (1848-1923) aborde la question des élites dans son Traité de sociologie générale publié en 1917. Son point de départ : « la société humaine n’est pas homogène : que les hommes sont différents physiquement, moralement, intellectuellement. » Il ajoute que « nous devons aussi tenir compte de cet autre fait : que les classes sociales ne sont pas entièrement séparées, pas même dans les pays où existent les castes, et que, dans les nations civilisées modernes, il se produit une circulation intense entre les différentes classes. » (Pareto, Traité de Sociologie générale).

Pareto pense que l’on peut définir une échelle objective permettant de mesurer ces différences sociales. On doit pouvoir noter les individus selon leur degré de compétence dans un secteur donné en attribuant 10 à celui qui excelle et zéro au parfait « crétin » (sic). Ces évaluations peuvent être données indépendamment des jugements de valeurs et même indépendamment de toute considération d’utilité sociale. En admettant cette classification, il conclut qu’il faudrait former « une classe de ceux qui ont les indices les plus élevés dans la branche où ils déploient leur activité, et donnons à cette classe le nom d’élite. Tout autre nom et même une simple lettre de l’alphabet, seraient également propres au but que nous nous proposons. »

Il faut enlever au terme « élite » tout ce qui pourrait rappeler des jugements de valeurs. Pareto propose de séparer l’élite en deux sous-classes: l’élite gouvernementale et l’élite non-gouvernementale. Face à cette élite n’existe qu’une classe inférieure, celle qui ne se définit que par le seul fait qu’elle n’appartient pas à l’élite. Nous avons là un schéma extrêmement simplifié, binaire, qui n’est pas sans rappeler le schéma machiavélien de l’opposition entre les grands et le peuple.

Mais le phénomène intéressant est celui de la « circulation des élites, c’est-à-dire comment quelqu’un qui n’était pas membre de l’élite peut y accéder et inversement comment on perd sa qualité de membre de l’élite. »

Pareto nous met en garde contre les erreurs qui peuvent naître de ce que nous prenons les formes juridiques pour la réalité : « §2046. Il ne faut pas confondre l’état de droit avec l’état de fait ce dernier seul, ou presque seul, est important pour l’équilibre social. Il y a de très nombreux exemples de castes fermées légalement, et dans lesquelles, en fait, se produisent des infiltrations souvent assez considérables. D’autre part, à quoi sert qu’une caste soit légalement ouverte, si les conditions de fait qui permettent d’y entrer font défaut ? »

La conséquence s’ensuit : « § 2054 (…) La classe gouvernante est entretenue, non seulement en nombre, mais, ce qui importe davantage, en qualité, par les familles qui viennent des classes inférieures, qui lui apportent l’énergie et les proportions de résidus nécessaires à son maintien au pouvoir. Elle est tenue en bon état par la perte de ses membres les plus déchus. »

Il apparaît que tout système de domination a besoin d’un renouvellement plus ou moins régulier de la classe dirigeante. L’Église, dans l’ancien régime, même si elle était souvent aux mains de l’aristocratie nobiliaire, était une institution qui assurait le renouvellement de la classe dirigeante et concourait à la formation des élites – par l’instruction qu’elle dispensait autant que par les personnels politiques qu’elle a fournis à la monarchie. La révolution a renouvelé profondément la classe dirigeante, par la vente des biens nationaux mais aussi en procédant à une promotion massive de nouveaux venus, recrutés sur leur énergie, leur aptitude à servir le nouveau régime ou leur bravoure sur les champs de bataille.

Même les révolutions les plus radicales n’échappent pas à cette loi de Pareto de la circulation des élites – ainsi la révolution russe.  Pareto écrit en 1917 : « § 2056. Par l’effet de la circulation des élites, l’élite gouvernementale est dans un état de transformation lente et continue. Elle coule comme un fleuve ; celle d’aujourd’hui est autre que celle d’hier. De temps en temps, on observe de brusques et violentes perturbations, sem­blables aux inondations d’un fleuve. Ensuite la nouvelle élite gouvernementale recommence à se modifier lentement : le fleuve, rentré dans son lit, s’écoule de nouveau régulièrement. »

Questions actuelles

Ces analyses peuvent être étayées par les constatations empiriques pendant toute l’histoire du dernier siècle. La fluidité des rapports entre l’élite et la masse des gouvernés – la métaphore du fleuve – permet en même d’expliquer la permanence de la structure binaire élite/masse ou gouvernants/gouvernés, ou encore, pour revenir à Machiavel, grands/peuple. Si Pareto a raison, cela a de très sérieuses conséquences. La démocratie, au sens strict du terme, est impossible. La seule démocratie n’est qu’une forme très particulière de gouvernement permettant à la classe dirigeante d’obtenir un large consentement des gouvernés en même temps qu’un renouvellement de l’élite en puisant dans le peuple. Faute de prendre en compte cette « loi de Pareto », les démocraties contemporaines ne se transforment-elles pas en simples oligarchies ? Colin Crouch soulève cette question dans Post-democracy. Il montre que la démocratie procédait à la sélection des élites grâce au modèle du parti à cercles concentriques. Les nouveaux partis « post-démocratiques » sont des partis non plus de militants mais d’experts, de conseillers et de lobbyistes. Cette nouvelle forme de parti est conforme au nouvel âge post-démocratique marqué par la régression de la démocratie et de la citoyenneté, pouvoir croissant des firmes et des possesseurs de capitaux, manipulation des médias, etc. 

À retenir

L’opposition entre démocratie et gouvernement des élites doit être conçue dialectiquement et non comme une opposition absolue. Il n’y a pas d’organisation politique sans élites dirigeantes. La question est celle du rapport entre élites et peuple, celle de la sélection des élites.


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