jeudi 21 avril 2016

L’homme est-il libre par nature ?

« Les hommes naissent libres ... » : nous connaissons tous ces premières paroles de la déclaration ds droits de 1789. Il y aurait une liberté naturelle de l’homme – puisque les hommes naissent libres. c’est encore cette liberté naturelle que Rousseau attribue à son sauvage et qui est tellement consubstantielle l’homme que renoncer à sa liberté ce serait renoncer à sa qualité d’homme.

Bref nous sommes portés à croire que l’homme est bien libre par nature. La perte de sa liberté viendrait de circonstances extérieures, sociales pour l’essentiel, un peu comme les animaux sauvages semblent perdre leur liberté quand ils sont domestiqués (voir la fable Le loup et le chien de Jean de la Fontaine). Du même coup l’état civil n’aurait pas d’autre légitimité que la garantie de cette liberté naturelle qui s’exprime à travers des droits (tout aussi naturels).
Voilà en gros dans quel « bain » idéologique vivent les citoyens des États démocratiques ou à peu près démocratiques. Mais l’idée d’une liberté naturelle est fort problématique.
  1. n’est véritablement libre qu’une chose qui ne dépend pas d’autre chose, qui n’est pas causée par autre chose, bref seule peut être dite libre une chose qui est cause de soi. C’est la définition même de Dieu (dans toute théologie) ou de la Nature (chez Spinoza). Or l’homme n’est pas cause de soi – puisqu’il n’est pas Dieu.
  2. Si l’homme est libre « par nature », c’est donc que sa nature (son essence) est justement hors de l’ordre naturel des choses. Il est un sujet transcendant.
- I -
Commençons par le deuxième point. L’humanisme de Pic de la Mirandole (De la dignité de l’homme) pose l’homme en dehors de reste de la création. Créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, il y a donc en lui quelque chose de divin. Loin de suivre les lois déterminées que suivent les choses créées, il se fait lui-même. Voici ce que Dieu dit à Adam, selon Pic de la Mirandole : « Si nous ne t'avons donné, Adam, ni une place déterminée, ni un aspect qui te soit propre, ni aucun don particulier, c'est afin que la place, l'aspect, les dons que toi-même aurais souhaités, tu les aies et les possèdes selon ton vœu, à ton idée. Pour les autres, leur nature définie est tenue en bride par des lois que nous avons prescrites : toi, aucune restriction ne te bride, c'est ton propre jugement, auquel je t'ai confié, qui te permettra de définir ta nature. Si je t'ai mis dans le monde en position intermédiaire, c'est pour que de là tu examines plus à ton aise tout ce qui se trouve dans le monde alentour. Si nous ne t'avons fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, c'est afin que, doté pour ainsi dire du pouvoir arbitral et honorifique de te modeler et de te façonner toi-même, tu te donnes la forme qui aurait eu ta préférence. Tu pourras dégénérer en formes inférieures, qui sont bestiales; tu pourras, par décision de ton esprit, te régénérer en formes supérieures, qui sont divines. » Certains auteurs ont vu dans ce texte le fondement de toute la modernité, rupture radicale avec la pensée antique et médiévale. Loin d’être soumis au destin, loin de devoir rechercher sa juste mesure, l’homme est posé comme libre, absolument, et depuis la création. Il n’est certes pas son propre créateur, mais le créateur l’a fait libre. C’est parce qu’il est libre en tant qu’il est esprit qu’il peut se proposer ce projet fou de « devenir comme maître et possesseur de la nature » ainsi que le dit Descartes. Et en effet, si en tant que corps, chose étendue, je suis soumis aux lois naturelles déterministes, en tant qu’esprit, je n’éprouve aucune limite à la liberté de sa volonté. «  La liberté de notre volonté se connaît sans preuves, par la seule expérience que nous en avons. » (Principes de la philosophie, I, 39).
C’est Sartre qui donne au « cogito » cartésien toute sa portée du point de vue de la liberté. Le point de départ est la « facticité » comme le dit Sartre : l’homme ne s’est pas créé lui-même, il a été « jeté » dans le monde (pour reprendre ici une expression que Sartre emprunte à Heidegger). « Il est en tant qu’il y a en lui quelque chose dont il n’est pas le fondement : sa présence au monde. »1 On peut changer de nationalité en émigrant, s’endurcir par l’exercice physique si on est trop frêle, réciter des milliers de vers pour entraîner sa mémoire, combattre le gouvernement s’il est despotique, rechercher la richesse si on est pauvre. Mais ce qui nous échappe à tout jamais, c’est l’être né2, l’être né de ces parents-ci dans cette époque-ci. C’est pourquoi l’homme est, comme le dit Sartre « jeté dans le monde », « délaissé », « pure contingence ». C’est cela que Sartre appelle « facticité du pour-soi ». Et c’est cette facticité qui pose la question de la liberté. On connaît la fameuse formule par laquelle il résume ce qu’il entend par existentialisme : « l’existence précède l’essence ». Le contenu philosophique en est explicité ainsi : « Je suis un existant qui apprend sa liberté par ses actes ; mais je suis aussi un existant dont l’existence individuelle et unique se temporalise comme liberté. » Ainsi, cette liberté « n’est pas une qualité surajoutée ou une propriété de ma nature ; elle est très exactement l’étoffe de mon être. »3 Mais cette liberté est toujours en question. La liberté, pour la « réalité humaine »4, c’est la possibilité toujours ouverte de nier la liberté. C’est pourquoi nous sommes en permanence dans la tentation de nier notre liberté, de saisir la réalité humaine comme pur « en-soi ». Mais cette dénégation de notre propre liberté, typique conduite de mauvaise foi, se dénie elle-même. Nous sommes condamnés à être libres.
Cette liberté n’est pas une propriété de ma nature, dit Sartre, mais « l’étoffe de mon être », autrement dit je suis liberté, c’est ma nature. Et je dois en tirer toutes les conséquences sur le plan moral. On peut considérer la thèse sartrienne comme la conséquence ultime d’un développement de la pensée qui parcourt toute la philosophie moderne. Si les effets que cette pensée à produits sont considérables – l’entreprise de la technoscience moderne en est un exemple – elle repose sur une métaphysique pour le moins contestable. Arrachant l’homme à la nature, elle exige un dualisme que l’on retrouve tant chez Descartes que chez Sartre et qui apparaît en contradiction avec toute considération de la nature sans adjonction extérieure, une considération qui, soit dit en passant, est le principe premier de toute démarche scientifique.
-II-
Du point de vue d’une considération rationnelle de la nature des choses, l’homme n’est bien qu’une partie de la nature dont il suit le cours et il ne peut donc pas être « libre par nature » puisque par nature aucune chose n’est libre … sauf la nature elle-même qui, du reste, n’est libre que d’agir selon les lois de la nature ! Non seulement l’homme n’est pas libre puisqu’il a un corps qu’il n’a pas choisi, parce qu’il subit sa vie durant toutes les déterminations que lui impose ce corps, mais encore comme l’esprit de l’homme n’est rien d’autre que l’idée de ce corps qu’il est, son esprit n’est pas plus libre que le corps. Comme le dit Spinoza, ironiquement, « Quoique le fameux Descartes ait cru l'homme parfaitement libre, je sais cependant qu’il remonte aux premières causes de ses passions, et qu'il a tâché de nous faire connaître les moyens de les réprimer ; mais il n’a pas rempli son objet et il ne fait admirer dans ses ouvrages que la subtilité de son génie comme je le démontrerai en son lieu. » (Éthique, préface de la IIIe partie). En effet, ce que montre la raison et que confirme l’expérience, c’est que naturellement l’homme est soumis à la servitude de ses propres affects qui conditionnent sa manière de voir les choses et les idées qu’il se fait de sa propre vie. Le libre arbitre, que nous connaissons « sans preuve », selon Descartes, n’est pour Spinoza qu’une illusion. Nous nous croyons libres parce que nous ignorons les causes qui nous déterminent à agir.
Ce que dit Spinoza, Freud le confirme. Cette orgueilleuse conscience si fière de sa liberté n’est que la partie la plus superficielle de la psyché. « Le Moi n’est pas le maître dans sa propre maison » ! Quant à la « volonté de puissance » de Nietzsche, elle est tout sauf une volonté libre. Dans une autre direction que celle suivie par la philosophie, on doit remarquer que toutes les avancées des sciences, qu’il s’agisse de la biologie ou des sciences sociales comme la sociologie ou l’anthropologie, conduisent à mettre sérieusement en cause la liberté naturelle de l’homme. L’homme est un être social mais ce qui caractérise le « fait social », selon Durkheim, c’est la contrainte ! Et nous avons appris combien les relations avec la nature extérieure conditionnent les attitudes mentales (voir les ouvrages de Jared Diamond), combien les modes de propriété et les structures familiales conditionnent les idées politiques ou religieuses (voir Emmanuel Todd).
Bref, nous avons toutes les raisons de réfuter cette idée selon laquelle « l’homme est libre par nature ». On pourrait même dire que cette idée est par excellence la superstition de la modernité. Pourtant, si le conditionnement des comportements humains est incontestable, nous savons, depuis Leibniz au moins, que ce qui incline notre âme ne nécessite point. On trouve chez Marx une distinction entre conditionner et déterminer qui pourrait aussi nous éclairer.
L’aventure de la science moderne n’était possible qu’en présupposant que la nature et le monde possèdent une rationalité et une simplicité intrinsèques. Pas plus que Dieu, la nature ne peut être trompeuse. Elle ne peut pas non plus être inconstante : Les mêmes causes produisent les mêmes effets. Les lois de la nature sont invariantes et universelles. Mais évidemment, si l’homme n’est qu’une partie de la nature dont il suit le cours, quelle place reste-t-il à la liberté humaine ? Leibniz se confronte méthodiquement à cette question.
Tout d’abord, Leibniz réfute l’argument de la raison paresseuse, qui figure dès l’Antiquité au rang des objections adressées au fatum des Stoïciens. Après avoir montré que ce nécessitarisme conduit à la superstition et détruit les fondements de la liberté en détruisant le libre-arbitre, Leibniz propose de sortir des apories traditionnelles sur ce sujet en s’engageant à « marquer les différents degrés de la nécessité. »Leibniz distingue une « nécessité absolue », la nécessité logique ou métaphysique, et une nécessité qui n’est point absolue. Pour que l’homme soit libre et même pour que Dieu lui-même puisse être dit libre, il faut admettre que la nécessité n’a pas un empire absolu sur le monde et que néanmoins rien n’arrive de manière absolument contingente. Les raisonnements leibniziens sont complexes : « Il faut avouer, Monsieur, que nous ne sommes point tout à fait libres, il n’y a que Dieu qui le soit, puisqu’il est seul indépendant. Notre liberté est bornée de plusieurs manières, il ne m’est point libre de voler comme un aigle ou de nager comme un dauphin, parce que mon corps manque d’instruments nécessaires. On peut dire quelque chose d’approchant de notre esprit. Nous avouons quelques fois de n’avoir pas eu l’esprit libre. Et, à parler à la rigueur, nous n’avons jamais une parfaite liberté d’esprit. Mais cela n’empêche pas que nous n’ayons un certain degré de liberté qui n’appartient pas aux bêtes, c’est que nous avons la faculté de raisonner et de choisir suivant ce qui nous paraît. Et pour ce qui est de la prescience divine, Dieu prévoit les choses telles qu’elles sont et n’en change point la nature. Les événements fortuits et contingents en eux-mêmes le demeurent nonobstant que Dieu les a prévus. Ainsi, ils sont assurés, mais ils ne sont point nécessaires. »
Il ne règne pas dans les affaires humaines une liberté absolue – en vérité et au-delà des prises de distance verbales répétées, Leibniz n’est pas tellement éloigné de Spinoza – mais la prévision des comportements est possible : Dieu qui connaît tous les paramètres en a même une connaissance parfaite et pourtant si assurés qu’ils soient – au moins pour Dieu – les comportements humains ne sont pas nécessaires. Ce qui est strictement nécessaire, nous dit Leibniz, c’est tout ce à quoi même Dieu ne peut rien changer. Dieu ne peut pas faire que trois fois trois ne donnent pas neuf ! Par contre n’est pas nécessaire ce qui peut être empêché, même si Dieu est assuré que cela ne le sera pas. Le pécheur qui se prépare à pécher ne le fait pas par nécessité mais il le fait tout de même. Son péché est seulement contingent, c’est-à-dire qu’il n’était nullement impossible qu’il puisse s’abstenir de pécher. S’il pèche, c’est parce qu’il était déterminé à pécher sans qu’il y ait pour cela nécessité. La contingence du péché signifie seulement la possibilité (abstraite) de ne pas pécher. Leibniz donne une définition précise des catégories du nécessaire, du possible et du contingent. Le nécessaire est ce qui ne peut pas ne pas être, le contingent ce qui peut être conçu sans contradiction, le possible ce qui est conçu par un esprit attentif, et l’impossible ce qui ne peut pas être. L’impossible est donc l’opposé du nécessaire et le contingent l’opposé du possible. Autrement dit, renoncer à la nécessité n’est pas abandonner le cours des choses à la pure contingence mais ouvrir le champ de l’exploration des possibles.
Abordons encore autrement ce problème. Leibniz oppose la nécessité, qui conduit toujours à un certain résultat et qui est la loi régissant le domaine des mathématiques et de la métaphysique, à la détermination qui seulement «incline» et qui concerne tant la physique que la 1 ; ailleurs cette opposition recouvre l'opposition entre le domaine qui concerne les monades simples soumises aux lois de la physique et celui des âmes dotées de réflexion et capables d'une action en vue d'une fin. Il faut noter que l’opposition entre nécessité et détermination n’est pas une différence de force comme pourrait le laisser supposer la formulation leibnizienne. La détermination n’est pas une nécessité affaiblie. Nécessité et détermination sont des principes qui s’appliquent à des ordres différents. La nécessité concerne les essences, elle n’est que l’explication de ce qui est impliqué dans chaque essence, le développement des prédicats qui sont inhérents au sujet. La détermination, au contraire, concerne les phénomènes du monde et elle relève de jugements contingents. Au sens strict, il n’y a donc aucune nécessité des lois naturelles, mais seulement un déterminisme. C’est pourquoi « la série des choses n’est pas nécessaire de nécessité absolue. Il y a en effet plusieurs autres séries possibles, c’est-à-dire intelligibles, même si leur exécution ne suit pas en acte. » C’est pourquoi, il y a une infinité de mondes possibles. La nécessité qui s’impose, même à Dieu, est la nécessité logique : tous les possibles ne sont pas possibles simultanément – ils ne sont pas nécessairement compossibles – et la liberté de Dieu consiste non dans le fait qu’il pourrait s’abstraire de la nécessité mais dans le choix du meilleur entre tous les mondes possibles – ces mondes possibles étant eux-mêmes soumis à la nécessité car il n’est pas plus possible de créer des montagnes sans vallées que de faire que trois fois trois ne fassent point neuf.
Si nous admettons donc que la liberté n’est jamais que relative et s’exerce toujours par rapport à un donné qui ne dépend pas de nous, alors nous pouvons considérer qu’il y a dans la nature même de l’homme une faculté d’explorer le champ des possibles et d’introduire dans sa propre conduite une détermination qui ne vient que de lui-même et non de l’effet des choses extérieures sur lui. En ce nous sens nous pouvons bien dire qu’en une certaine mesure « l’homme est libre par nature ».
Spinoza soutient : « Aussi longtemps que nous ne sommes pas dominés par des sentiments qui sont contraires à notre nature, nous avons le pouvoir d’ordonner et d’enchaîner les affections du corps suivant un ordre conforme à l’entendement. » (Éthique, V, proposition X). Ce pouvoir est certes limité – il ne faut pas être dominé par des sentiments contraires à notre nature – mais il est capital. La proposition XIV poursuit : « L’esprit peut faire que toutes les affections du corps autrement dit les images des choses soient rapportées à l’idée de Dieu. » et donc « Celui qui se comprend lui-même et comprend ses sentiments clairement et distinctement aime Dieu et d’autant plus qu’il se comprend mieux lui-même et comprend mieux ses sentiments. » (proposition XV). La liberté humaine pour Spinoza n’est d’autre que l’expansion de sa puissance d’être laquelle est dépendante de l’exercice de notre intellect (« la meilleure partie de nous-mêmes »).
Cette liberté relative n’existe que parce que nous avons en nous cette faculté de comprendre la nature des choses et ainsi si nous sommes « libres par nature », nous ne le sommes que potentiellement. Cette liberté ne devient effective que par le long travail qui permet de sortir de la servitude affective originaire en laquelle nous sommes tenus.
En conclusion, nous ne pouvons donc tenir la proposition pour vraie « l’homme est libre par nature » qu’en un sens très précis, non celui d’une absolue liberté métaphysique, mais bien d’une manière relative, comme la possibilité d’une libération. Cela pourrait nous permettre d’interpréter différemment le passage du début du Contrat Social dans lequel Rousseau affirme que « l’homme est né libre et partout il est dans les fers ». L’homme est dans les fers, mais il doit pouvoir se libérer : tel le sens véritable du « contrat social » de Rousseau. Cette liberté par nature n’est donc pas une propriété dont nous pourrions jouir en bons rentiers, mais le sens même que nous devons donner à notre vie.

1 Jean-Paul Sartre : L’Être et le Néant, Gallimard, 1943, page 122 – idem pour les citations suivantes
2 Si, pour les Grecs, l’essence de l’homme est la mortalité, peut-être serait-il temps, ainsi que nous y invite Hannah Arendt, de nous intéresser à la natalité ?
3 L’Être et le Néant, op. cit. page 514
4 C’est par cette expression que Sartre traduit généralement le Dasein de Heidegger.

Qui ne travaille pas ne mange pas?

« Si quelqu’un ne veut pas travailler, il ne doit pas non plus manger », dit Paul (2e lettre au Thessaloniciens, 3,10). Mais l’idée est commune. « Dès l’automne le paresseux ne laboure pas, à la moisson, il cherchera mais il n’y aura rien » (Proverbes, 20,4). Et finalement, c’est encore la même idée qu’on retrouve dans La Cigale et la Fourmi de La Fontaine : « vous chantiez, j’en suis fort aise, et bien, dansez maintenant ! ».
On peut prendre tout cela immédiatement : l’homme est condamné à travailler pour survivre, malédiction à laquelle il est soumis depuis la chute. Le travail est la condition naturelle de l’homme dit encore Hannah Arendt (voir Condition de l’homme moderne). Dans l’esprit de saint Paul, il s’agit d’autre chose. La lettre aux Thessaloniciens est une lettre à une de ces communautés chrétiennes qui sont en train d’essaimer dans le bassin méditerranéen à partir de leur point de départ en Galilée et en Judée. Dans ces communautés, les membres doivent changer radicalement de vie. Ils doivent vendre tous leurs biens et rompre avec leur passé. Les riches doivent renoncer à la richesse (car « un chameau s’introduit plus aisément dans le chas d’une aiguille qu’un riche dans le royaume de Dieu. », Matthieu, XIX, 21 et 23) et par conséquent tous doivent maintenant travailler pour vivre. Le riche ne peut plus vivre du travail de son esclave, car dans ces communautés, il n’y a plus ni maître ni esclave, même si, par ailleurs, Paul conseille aux esclaves d’obéir et de ne pas se révolter contre l’ordre imposé par les Romains. Le monde antique, grec comme romain, valorise l’homme qui est dispensé de travailler, celui qui bénéficie du « loisir » (skholè), au détriment de l’homme soumis à la presse de la vie quotidienne – travailler pour gagner sa vie, ce qui vaut aussi bien pour l’esclave que pour l’artisan ou pour toute personne qui vend son activité contre monnaie sonnante et trébuchante : chez Platon, les sophistes et les rhéteurs (des « intellectuels ») sont plus bas encore dans l’échelle des valeurs sociales que les artisans car ils vendent leur prétendu savoir. Le christianisme introduit ici une rupture fondamentale : travailler fait partie des devoirs de l’homme qui cherche son salut et on retrouvera cela dans les règles monastiques, notamment la plus importante d’entre elles, la règle de saint Benoît qui repose sur le travail et la prière (en commun).
On pourrait s’en tenir là. Mais l’Apôtre énonce peut-être un principe de portée plus générale, un principe de justice et pas simplement une règle religieuse. Ce pourrait être une règle de justice distributive : à chacun selon son mérite, dit Aristote qui ajoute qu’on ne s’entend généralement pas sur ce qu’est le mérite. Ici donc, mérite et travail se rejoindraient : qui ne travaille pas ne mérite pas de manger. Les corollaires de ce principe sont connus sous de nombreuses formules : à chacun selon son travail ! à travail égal, salaire égal ! Toutes formules qui ne sont pas sans poser de sérieuses difficultés.
Il faudrait d’abord être certain que le travail est un mérite. Robinson sur son île a-t-il du mérite à travailler ? Aucunement puisqu’il ne peut pas faire autrement sous peine de mourir. Le mérite est une notion  ou juridique et la nécessité naturelle n’implique aucun mérite. Le mérite n’intervient que lorsque les hommes se rapportent les uns aux autres ou à Dieu. La formule paulinienne peut s’entendre de manière restreinte : le travail étant une condition de la vie humaine, personne ne peut réclamer des autres qu’ils le nourrissent si lui-même n’a pas participé à l’œuvre commune. Mais cela n’implique rien de particulier concernant les règles de la distribution elle-même. Pour Paul, ce problème des règles de la distribution ne se pose pas : dans les communautés chrétiennes, ascétiques, la distribution est égalitaire, les repas se prenant en commun. Mais évidemment si on transpose la règle aux sociétés modernes complexes, les choses se présentent différemment.
Écartons d’abord les problèmes faciles à résoudre. À l’évidence, les enfants trop jeunes pour travailler, les vieillards impotents et les malades doivent manger bien qu’ils ne travaillent pas ! Le principe ici est « à chacun selon ses besoins », indépendamment de la quantité de travail fournie. Mais sitôt ces questions résolues s’en lèvent beaucoup d’autres, bien plus redoutables. Tout d’abord, il faudrait s’entendre sur le sens exact du mot « travail ». Toute activité n’est pas nécessairement un travail : par exemple, la création artistique n’est peut-être pas à ranger dans la catégorie du travail, sauf dès lors que l’œuvre d’art prend une valeur sociale, c’est-à-dire quand l’artiste vend ses œuvres ou travaille sur la commande d’un mécène, privé ou public. Les fonctions politiques (de représentation et de gouvernement) peuvent également ne pas entrer dans la catégorie du travail. On voit bien que le travail d’un mineur de fond et le « travail » d’un député n’ont pas grand-chose à voir l’un avec l’autre. Au demeurant, le député ne perçoit pas de salaire, mais une indemnité parlementaire et la précision du vocabulaire a sa raison d’être. Toute une tradition considère le travail manuel, la peine, comme une obligation qui devrait être partagée par tous et qui possède en outre une valeur rédemptrice. Du monachisme à certaines formes du socialisme du XXe siècle (révolution culturelle chinoise, campagnes de coupe de la canne à Cuba), on a cherché (ou du moins on l’a prétendu) à empêcher la coupure entre travail manuel et travail intellectuel : tout le monde mange et donc tout le monde doit fournir au moins un part du travail conçu comme labeur du corps. D’ailleurs, comme le disent les paroles de l’Internationale, « la terre n’appartient qu’aux hommes, l’oisif ira loger ailleurs. »
Se pose ensuite la question de la répartition des ressources en fonction du travail. Sauf dans le communisme monacal, les individus qui coopèrent à la production de la richesse sociale veulent obtenir à chacun son dû. Si celui qui ne travaille pas ne mange pas, il semble juste de penser que celui qui ne travaille qu’un peu ne mange qu’un peu et celui qui travaille beaucoup mange beaucoup ! La revendication « à travail égal, salaire égal ! » a pour corollaire « à travail inégal, salaire inégal » ou encore « à chacun selon son travail ». Mais les aptitudes des individus diffèrent en raison de la loterie naturelle qui distribue capacités, talents et dons inégalement entre les individus. Même en admettant que la justice distributive se ramène à la justice selon le travail, le principe de Paul se trouve d’application scabreuse. En quoi est-il juste que l’homme fort qui abat deux fois plus de travail que le malingre gagne deux fois plus ? Ce genre de justice ressemble à la « loi du plus fort » qui est loin d’être toujours la meilleure. En outre, il est très difficile de comparer des travaux différents et de les ramener à une mesure commune, sinon par la mesure commune qu’offre l’argent et la loi du marché. Donc, à part la répartition minimale (celle de la simple survie) le principe de Paul est sans portée réelle. Du principe de différence de Rawls à l’idée d’un revenu d’existence, toutes les théories de la justice contemporaines cherchent à dépasser cette règle de proportionnalité dont Marx disait qu’elle était l’expression du « droit bourgeois ».
Enfin, dans nos sociétés, celui qui vit de richesses accumulées, par son effort, par l’héritage ou par la chance, peut vivre sans travailler. Si le travail seul produit le mérite social, c’est-à-dire la possibilité de prendre sa part au festin commun, alors l’héritier n’est pas méritant. Il faut donc confisquer les héritages et interdire l’accumulation des richesses. Encore une fois, dans les premières communautés chrétiennes, celles que vise Paul, ces conditions sont réalisées puisque pour devenir membre de ces communautés, il fallait rompre avec sa vie « mondaine » et se débarrasser de ses biens. Mais c’était là un choix volontaire, fondé sur une recherche spirituelle, et non le principe de base de la vie sociale. Mais une société sans propriété privée et sans possibilité d’enrichissement personnel est-elle tout simplement viable ?
Donc le principe paulinien semble bien trop frustre pour être de quelque utilité quand il s’agit de définir les principes de bases d’une société juste. Il a même servi de prétexte dans les régimes usant du travail forcé pour condamner de prétendus « parasites sociaux », c’est-à-dire essentiellement des intellectuels plus ou moins indociles. Ce n’est certes pas un argument contre ce principe lui-même puisque les tyrannies totalitaires du XXe ont excellé dans l’art de pervertir les principes les plus sublimes. Cependant, il peut garder quelque utilité comme principe moral : il rappelle que la vie sociale repose sur le travail, dénonce les travers moraux de l’oisiveté et revendique la dignité et les droits du travailleur. On ne peut guère lui demander plus. Les paramètres de la justice sont trop nombreux pour qu’on puisse ramener la structure de base d’une société juste à quelques axiomes.

dimanche 17 avril 2016

Histoire ou mémoire ?


Ce texte reproduit une intervention prononcée lors du colloque "Quelle histoire pour quelle mémoire?" qui s'est tenu à Chateauroux le 31 mars 2001.
Puisqu’il m’appartient d’ouvrir cette journée consacrée aux rapports entre l’histoire et la mémoire, je dois d’abord m’expliquer sur le titre donné à mon intervention. Un discours largement répandu nous fait le devoir, à nous professeurs, de "fabriquer de la citoyenneté". Sans doute parce que le citoyen est devenu plus que jamais un être problématique. L’une des composantes majeures de cette nouvelle citoyenneté est incontestablement le "devoir de mémoire", devenu un véritable impératif catégorique. De ce devoir de mémoire, on attend la naissance ou la renaissance d’une "culture commune", de valeurs communes qui puissent contribuer à forger chez nos élèves, chez les citoyens de demain la conscience d’appartenir à une communauté politique, avec ce que cela implique de droits et de devoirs. Ce devoir de mémoire, qui concerne d’abord essentiellement le crime contre l’humanité et l’extermination des Juifs d’Europe, tend à s’étendre à tous les évènements tragiques de notre histoire et fonctionne sur le mode du "plus jamais ça", mettant en œuvre toutes les figures de la morale et du combat du bien contre le mal. Dans cette entreprise, l’histoire, à la fois comme science sociale et comme discipline scolaire, est évidemment mobilisée au premier rang, puisqu’il semble aller de soi que l’histoire a, par nature, sa tâche de maintenir vivante la mémoire.
Pourtant, cette identification de la mémoire collective et de l’histoire est une source d’interrogations philosophiques et épistémologiques majeures. Lors de la session de juin 2000 du baccalauréat, le sujet de philosophie proposé aux candidats était : " La mémoire suffit-elle à l’historien ? " C’était un sujet d’actualité dont la majorité des candidats n’a saisi ni le sens ni la portée. Déformation professionnelle, c’est un peu cette question que je voudrais traiter aujourd’hui avec vous. Il me semble en effet que les rapports entre la mémoire collective et l’histoire doivent être tout sauf harmonieux et que, à bien des égards, l’histoire ne peut qu’entrer en conflit avec ce "devoir de mémoire" si souvent instrumentalisé à des fins politiques ou moralisantes.
Il semblerait que c’est le bon sens même qui parle quand nous lions intimement l’histoire et la mémoire. L’histoire, n’est-elle pas cette discipline qui fait revivre ce que la mémoire collective a enfoui ? L’histoire pourrait-elle se passer de cette mémoire collective, inscrite dans nos monuments, dans nos textes de lois, dans nos coutumes, dans notre langue ? Enfin, cette mémoire collective existerait-elle en dehors de l’enseignement de l’histoire, singulièrement, pour nous, l’enseignement que l’école nous a transmis ? Ceux qui ont presque appris à lire dans le " Malet & Isaac " savent que c’est une certaine identité nationale, un sentiment fort d’appartenance qui forme le tissu de ce grand texte – qui vaut bien nos modernes manuels richement illustrés mais si pauvres en contenu, bien que ce contenu soit politiquement correct, impeccablement correct !
Ces rapprochements et cette identification ne résistent cependant pas à l’analyse. On pourrait presque opposer point par point mémoire et histoire (I). Je m’arrêterai un moment sur les interrogations de Pierre Nora (II). Cette opposition entre histoire et mémoire, cependant, ne disqualifie pas le rôle politique de la mémoire mais exige une claire séparation des ordres (III). D’où nous pourrons sans doute tirer quelques leçons concernant ce que doit l’histoire à l’école (IV).
Histoire contre mémoire
Il semble en effet que l’histoire soit d’abord de la mémoire, systématisée, bien rangée. Mais seulement de la mémoire. Notre propre passé, nous le connaissons par la mémoire. N’est-il pas évident que l’histoire remplit collectivement cette même mission. C’est pourquoi l’histoire semble aller de soi. Faire comprendre que l’histoire est une science et qu’elle est confrontée, comme toutes les sciences à des problèmes épistémologiques épineux, ce n’est pas toujours facile ! Que l’histoire ne soit pas une science du même genre que les sciences de la nature, cela, c’est encore une autre histoire… dont il faudrait traiter une autre fois. L’histoire ne se contente-t-elle pas de raconter l’histoire, d’en faire le récit ? De la même manière que je fais le récit de tel moment de ma vie ? Lisons le prologue des Histoires d’Hérodote. À quoi vise ce travail : " empêcher que le passé des hommes ne s’oublie avec le temps et éviter que d’admirables exploits tant du côté des Grecs que de celui des Barbares, perdent toute célébrité. " L’histoire par le fondateur de l’histoire serait donc bien un " travail de mémoire ", une lutte contre l’oubli. Pourtant, c’est définition chez Hérodote n’est qu’un renvoi à l’opinion commune : la cité, pour les Grecs est ce lieu qui permet aux mortels de participer à l’immortalité, par le souvenir que les morts glorieux laissent dans la mémoire des vivants. Mais, immédiatement après ce que je viens de citer, Hérodote affirme que son but est " établir, enfin et surtout, la cause de la guerre qu’ils se sont livrée. " L’histoire n’est donc déjà plus récit, mais science parce qu’enquête sur les causes. Cette question des causes, évidemment, est la croix de l’épistémologie de l’histoire : l’histoire n’est une science que si elle peut être enquête sur les causes, mais qu’est-ce qu’une cause en histoire ? c’est là l’objet des controverses les plus dures. Mais laissons encore cela de côté. Si on voulait poursuivre l’analogie entre le destin de l’individu et le destin de la communauté humaine, ce n’est à la mémoire qu’il faudrait comparer l’histoire mais plutôt à la psychologie !
On peut dire que la science historique se construit d’abord par une patiente déconstruction de la mémoire. J’en donne quatre traits essentiels.
1. La mémoire est subjective. Elle s’inscrit toujours dans un vécu de conscient. La mémoire est ma mémoire. L’histoire vise l’objectivité. L’histoire n’est pas mon histoire, elle est posée comme existence extérieure à la conscience. La mémoire historique est toujours notre mémoire. Notre mémoire de l’histoire de France n’est pas la mémoire de l’histoire de France de nos voisins et réciproquement ! Au contraire, l’histoire implique un décentrement du regard. Ce qu’on appelle objectivité, qui est la possibilité de se changer de point de vue, de ne pas être soumis à un point de vue particulier.
2. La mémoire présuppose l’oubli comme son indispensable complément. Je ne peux me souvenir qu’en sélectionnant ce qui doit être oublié. La mémoire collective fonctionne, elle aussi, à l’oubli. On perçoit couramment l’oubli comme un pur négatif, un manque de mémoire. Mais l’oubli est comme le fond nécessaire à partir duquel peut émerger la mémoire. L’oubli est même parfois commandé, par exemple pour des raisons politiques, religieuses, etc. L’histoire (comme la psychanalyse !) vise à faire revenir l’oublié.
3. La mémoire s’inscrit dans un récit. La mémoire individuelle est ce par quoi l’individu constitue sa propre identité. Elle est entièrement pensée à partir du présent – la mémoire, c’est toujours le passé au présent. Il en va de même de la mémoire collective. Ce dont les communautés historiques gardent la trace, c’est qui constitue encore le présent. Ce qui disparaît de la mémoire collective, c’est ce qui n’a plus cours. Dans les deux cas, la mémoire est orientée dans un récit dont la fin est connue. Elle est donc nécessairement téléologique : la vérité des événements passés réside dans le présent. La science historique, dès qu’elle se veut véritablement scientifique, doit sortir du récit, précisément parce qu’elle doit sortir de la téléologie, de l’histoire orientée vers une fin idéale, c'est-à-dire, en réalité, de l’interprétation du passé en fonction du présent.
4. La mémoire ne se soucie que de l’enchaînement temporel des images – elle s’identifie à notre conscience intime du temps. Il en va de même avec la mémoire collective qui fonctionne par images (" les images d’Épinal !) L’histoire, au contraire, s’intéresse à la causalité. Les faits et les événements doivent apporter une intelligibilité de l’ensemble du processus historique.
Je sais bien que je dresse ici un portrait idéal de la science historique. Paul Ricoeur a longuement discuté des limites de la scientificité de l’histoire. Pour lui, en dépit des efforts de l’historiographie moderne, l’histoire ne peut s’émanciper du récit. La question de la causalité en histoire reste très largement en suspens. Nous savons bien que l’histoire ne se pense pas comme les sciences de la nature. Nous savons bien que les " lois " de l’histoire n’ont pas grand chose à voir avec les lois de la physique. Je suis même prêt à reprendre à mon compte la distinction de Dilthey entre sciences nomologiques et sciences herméneutiques et à placer l’histoire dans le camp de ces dernières. Mais cette séparation, si elle est fondée sur de bons arguments, n’émancipe pas pour autant l’histoire des exigences qui s’imposent aux sciences de la nature, même si " l’obligation de résultat " ne peut jamais être du même ordre.
Donc, la science historique ne peut que se placer dans une perspective de compréhension rationnelle et d’objectivité, cette perspective qui distingue radicalement le livre d’un historien d’un roman historique – sans que je veuille ici dévaloriser le roman historique comme genre littéraire. Certes l’histoire ne peut échapper au conflit des interprétations, mais la vérité scientifique reste son idéal régulateur.
Mémoire et histoire selon Pierre Nora
Cette opposition entre histoire et mémoire, Pierre Nora en fait le thème introducteur de ses " Lieux de mémoire ". Mais avec une forte connotation péjorative. Je voudrais en commenter quelques passages.
" Mémoire, histoire : loin d'être synonymes, nous prenons conscience que tout les oppose. La mémoire est la vie, toujours portée par des groupes vivants et à ce titre, elle est en évolution permanente, ouverte à la dialectique du souvenir et de l'amnésie, inconsciente de ses déformations successives, vulnérable à toutes les utilisations et manipulations, susceptible de longues latences et de soudaines revitalisations. L'histoire est la reconstruction toujours problématique et incomplète de ce qui n'est plus. La mémoire est un phénomène toujours actuel, un lien vécu au présent éternel ; l'histoire, une représentation du passé. Parce qu'elle est affective et magique, la mémoire ne s'accommode que des détails qui la confortent ; elle se nourrit de souvenirs flous, télescopants, globaux ou flottants, particuliers ou symboliques, sensible à tous les transferts, écrans, censure ou projections. L'histoire, parce que opération intellectuelle et laïcisante, appelle analyse et discours critique. La mémoire installe le souvenir dans le sacré, l'histoire l'en débusque, elle prosaïse toujours. La mémoire sourd d'un groupe qu'elle soude, ce qui revient à dire, comme Halbwachs l'a fait, qu'il y a. autant de mémoires que de groupes ; qu'elle est, par nature, multiple et démultipliée, collective, plurielle et individualisée. L'histoire, au contraire, appartient à tous et à personne, ce qui lui donne vocation à l'universel. La mémoire s'enracine dans le concret, dans l'espace, le geste, l'image et l'objet. L'histoire ne s'attache qu'aux continuités temporelles, aux évolutions et aux rapports des choses. La mémoire est un absolu et l'histoire ne connaît que le relatif. "
Jusqu’ici, je crois que l’opposition entre histoire et mémoire est correctement perçue. Mais la suite pose plus de problèmes.
" L'histoire est dé-légitimation du passé vécu. "
Elle ne le délégitime que comme récit historique véridique. Le passé vécu est un objet d’histoire – ainsi, d’ailleurs, que Nora le dit plus loin. S’il y a dé-légitimation, c’est uniquement du point de vue qui est celui de l’historien, savoir celui de la recherche de la vérité. Mais dans son propre champ, le passé vécu reste parfaitement légitime. Une idée fausse reste vraiment une idée et, en tant que telle n’est pas un pur néant !
Continuons : " À l'horizon des sociétés d'histoire, aux limites d'un monde complètement historisé, il y aurait désacralisation ultime et définitive. Le mouvement de l'histoire, l'ambition historienne ne sont pas l'exaltation de ce qui s'est véritablement passé, mais sa néantisation. "
Il y a là quelque chose que je comprends mal. Le terme sartrien de " néantisation " a un sens précis dans la philosophie de Sartre. Sorti de cette problématique, il prend une connotation différente. Néantiser, c’est réduire à néant. Mais toute connaissance est " néantisation " puisqu’en délimitant son objet, la connaissance commence par le " ne … pas ". Omnis determinatio est negatio, dit Spinoza. Que l’histoire néantise la mémoire, ce n’est donc qu’une autre façon de dire que l’histoire se veut connaissance rationnelle et non simple vécu récité.
Nora poursuit :
Un des signes les plus tangibles de cet arrachement de l'histoire à la mémoire est peut-être le début d'une histoire de l'histoire, l'éveil, en France tout récent, d'une conscience historiographique.
En effet, il n’y a pas de mémoire de la mémoire. Se remémorer sa mémoire, c’est une expression qui n’a pas de sens précis. En revanche, l’histoire de l’histoire s’insère sans difficulté dans une discipline constituée, comme l’histoire des sciences. Nora écrit encore :
" c'est l'histoire tout entière qui est entrée dans son âge historiographique, consommant sa désidentification avec la mémoire. Une mémoire devenue elle-même objet d'une histoire possible. "
Ce constat n’est pas autre chose que celui de l’entrée de l’histoire dans l’âge de sa maturité. C'est-à-dire dans l’âge où elle peut faire sa propre critique, c'est-à-dire, encore, définir les conditions de validité de son propre discours. La question que pointe Nora est précise. Elle a rapport à la manière dont l’histoire s’inscrit dans la constitution de l’identité nationale française.
L'histoire, et plus précisément celle du développement national, a constitué la plus forte de nos traditions collectives; par excellence, notre milieu de mémoire.
dit encore Nora. Il s’agit de savoir si l’histoire comme discipline est ou non un élément de l’identité politique nationale. Avec nostalgie, il écrit :
" Le passé, on ne pouvait que le connaître et le vénérer, et la , la servir ; l'avenir, il faut le préparer. Les trois termes ont repris leur autonomie. La n'est plus un combat, mais un donné ; l'histoire est devenue une science sociale ; et la mémoire un phénomène purement privé. La -mémoire aura été la dernière incarnation de l'histoire-mémoire. "
Je crois qu’une partie de la réponse aux interrogations de Nora se trouve chez Marx, dans une conception de la tâche de l’historien qui rompt et avec l’idéologie et avec les conceptions téléologiques, c'est-à-dire théologiques, de l’histoire. Cette affirmation pourrait sembler paradoxale compte tenu de ce qu’on disait hier (en bien) de Marx et de ce qu’on en dit aujourd’hui (en mal). Mais le retour aux textes – et non au marxisme standard – permet de se convaincre qu’on tient là une piste sérieuse.
Pour Marx, cette invasion de l’histoire par la philosophie, propre au XIXe siècle, est, en même temps, un point de retournement dans la tradition philosophique. Il s’agit, pour lui, dans les textes de 1844-1845, de prendre congé de la philosophie de l’histoire, singulièrement dans sa version hégélienne. Si la philosophie n’a pas d’autre avenir que dans l’autoréflexion de la science historique, il faut renoncer à cette conception de l’histoire qui voit dans l’histoire future le but de l’histoire passée, ainsi que le dit Marx. De là, L’Idéologie Allemande tire plusieurs conclusions que je résume à grands traits :
1. Il faut s’en tenir, quand on fait œuvre d’historien, à la compréhension de la logique interne des faits historiques et par conséquent renoncer à écrire l’histoire à partir d’une norme extérieure, qu’il s’agisse de la norme théologique ou de sa version rationalisée par les Lumières sous les espèces de la marche de la Raison.
2. La connaissance historique doit devenir une " histoire totale ", pratiquement au sens où Braudel emploie ce terme. Car l’histoire ce n’est pas seulement l’histoire politique ou l’histoire des idées, c’est d’abord l’histoire des rapports entre l’homme et la nature, la formation de la " civilisation matérielle ", strate fondamentale de compréhension historique. Plus : les sciences de la nature elles-mêmes deviennent une partie de l’histoire, puisque la nature n’est connue que dans ce rapport pratique à travers lequel les individus cherchent à la maîtriser.
3. La réalité historique doit être " déconstruite ". Il faut en finir avec les expressions comme " sens de l’histoire ", " fin de l’histoire ", " ruse de l’histoire ", et peut-être même leçons de l’histoire. Ces expressions qui, à la rigueur, peuvent être utilisées métaphoriquement mais, prises au pied de la lettre, sont les expressions les plus claires d’une philosophie idéaliste ou de ce que Marx appelle une idéologie.
C’est donc une conception strictement nominaliste que propose Marx. L’histoire n’est que la succession des générations : " L'histoire ne fait rien, elle ne possède pas "de richesse énorme", elle "ne livre pas de combats" dit encore Marx, cette fois dans La Sainte Famille, et il poursuit " C'est au contraire l'homme, l'homme réel et vivant qui fait tout cela, possède tout cela et livre tous ces combats.[…] ce n'est pas l'histoire qui se sert de l'homme comme moyen pour œuvrer et parvenir – comme si elle était un personnage à part, – à ses fins à elle ; au contraire, elle n'est rien d'autre que l'activité de l'homme poursuivant ses fins. " C'est une liquidation en règle de la philosophie de l'histoire qui est proposée ici, ou plus exactement la réduction de la philosophie de l'histoire au rang d'idéologie. Donc le "matérialisme historique" n'est pas une philosophie de l'histoire mais une critique des fondements de toutes les philosophies de l'histoire.
Ces affirmations peuvent paraître paradoxales, alors que le nom de Marx n’est connu le plus souvent que dans le mot " marxisme ", l’une des grandes idéologies du XXe siècle. Et, de fait, le Marx militant, le Marx révolté contre la société capitaliste, le Marx qui ressuscite l’eschatologie chrétienne sous les espèces de la destinée du prolétariat, semble enterrer le vigoureux polémiste de la rupture avec le hégélianisme. Car le marxisme – au-delà des importants travaux de nombreux historiens marxistes – retombe dans la pire des philosophies de l’histoire, dans celle où le passé n’existe que comme moment du futur qui doit s’accomplir avec " la nécessité qui préside aux lois de la nature ". Peut-être le moment est-il venu procéder avec Marx comme ce dernier se proposait de faire avec Hegel : extraire le noyau rationnel de sa gangue mystique et redécouvrir un grand penseur des sciences sociales et un précurseur des historiens du siècle passé.
Quoi qu’il en soit du destin du marxisme et de Marx, je crois qu’il faut lire dans ce travail qui a plus d’un siècle et demi un plaidoyer pour la libération de l’histoire comme discipline scientifique, contre sa soumission aux impératifs du vécu social et politique. Pour une rupture également avec l’histoire romantique, avec cette histoire chargée d’exprimer le "Volksgeist", l’esprit du peuple.
Mémoire, politique, communauté de destin
Penser la possibilité de l’histoire scientifique, d’une objectivité de la connaissance historique, cela ne résout pas la question de la mémoire.
Si on s’intéresse au rapport histoire/mémoire, on présuppose nécessairement, et je l’ai présupposé jusqu’ici, qu’il y a quelque chose qu’on peut appeler mémoire collective. Je ne vais pas détailler l’analyse de cette mémoire collective telle que la fait Halbwachs, repris par Ricœur. Pour tout dire, pour Halbwachs, la mémoire est toujours collective puisque la mémoire individuelle est toujours donnée dans un cadre social déterminé. On ne se souvient pas seul, affirme Halbwachs.
Pour décrire cette mémoire collective, on pourrait reprendre la distinction de Bergson entre mémoire-reproduction et mémoire-image. Cette mémoire collective, elle en effet inscrite dans le corps social, dans ses rites qu’il reproduit presque mécaniquement. Mais elle existe aussi à travers des images et des mythes qui nous hantent, des références partagées, dans la trame même de la langue – le latin, par exemple, est une langue vivante !
La mémoire se présente d’abord comme transmission d’habitus, pour parler comme les sociologues. Après tout, nous naissons dans un monde déjà vieux !
Mais cette mémoire collective n’est pas simplement un phénomène spontané. Elle ne se maintient en vie que par le concours de la volonté et de l’action humaines. Elle est organisée et se lie étroitement au politique. Quand on consacre une tombe du soldat inconnu, quand toutes nos villes et villages se couvrent de ces terribles monuments aux morts de la Première Guerre Mondiale, on est dans la mémoire, mais surtout on est dans la politique. Comme sont dans la politique ceux qui édifient des monuments aux morts pacifistes, encore défendus aujourd’hui par une association.
La discipline historique elle-même est enrôlée dans cette fabrication de la mémoire collective. On sait comment l’histoire de " nos ancêtres les Gaulois " fut une histoire inventée par une Troisième République à la recherche d’un ciment civique mieux ancré dans l’inconscient que les abstractions fulgurantes du Contrat Social. Rappelons-nous les polémiques au moment de la commémoration du baptême de Clovis. Il ne s’agissait évidemment pas d’histoire, car la question de savoir si cet événement est l’acte de naissance de la France est dépourvue de sens sur le plan de l’objectivité scientifique, comme le sont toutes les questions qui renvoient aux mythes des origines – les origines sont toujours mythiques. La France, ça commence avec la conquête romaine (nous en héritons la langue), avec la conquête franque (nous en portons le nom), avec le partage de l’empire de Charlemagne au traité de Verdun (843) qui définit ce qui va être le noyau dur de son territoire, elle commence avec les Capétiens qui l’unifient et lui donnent sa structure administrative aussi bien que sa place en Europe, elle commence aussi à la salle du Jeu de Paume et à Valmy quand elle devient effectivement une politique, fondée sur le contrat et l’adhésion du citoyen à la , bref, elle n’arrête pas de commencer ! Que la mémoire de Valmy soit plus chère au cœur des Républicains que celle du baptême de Clovis, cela se comprend. Mais cela nous place hors de l’histoire, justement dans cette mémoire qui structure la vie de la et lui donne ses contours politiques.
Ces images de notre mémoire collective et individuelle, elles rendent possible la vie politique et sociale et par conséquent la vie tout court ! Elles sont aussi indispensables que cette mémoire-reproduction dont je parlais à l’instant. Seuls ceux qui pensent l’homme comme homo œconomicus, c'est-à-dire comme automate calculateur maximisant ses avantages, seuls ceux-là pourraient envisager que nous nous débarrassions de cet imaginaire historique, oubliant d’ailleurs que cet homo oeconomicus lui-même est un mythe – Robinson Crusoë , voilà le self made man par excellence !
La tâche de l’enseignement de l’histoire
Mais là, nous qui réfléchissons au rapport entre histoire et mémoire à partir de l’enseignement de l’histoire, là nous sommes devant un problème sérieux
Ces deux ordres, celui de la mémoire et celui de l’histoire, ont, l’un et l’autre, leur dignité. Si on considère qu’une n’est ni un fait de nature – contrairement à ce que l’étymologie pourrait laisser supposer – ni seulement un acte de la raison comme dans le Contrat Social de Rousseau, on comprend bien quel rôle politique fondamental y joue cette mémoire collective. C’est pourquoi on attend de l’enseignement de l’histoire qu’il serve ce qu’on appelle maintenant " devoir de mémoire ", autrement dit qu’il s’insère comme un élément fondamental dans la construction d’une mémoire collective dont, à tort ou à raison, une partie des politiques pense qu’elle est le remède au délitement du lien social auquel nous sommes confrontés.
La question précise qui nous est posée, est celle de la fonction de l’école comme institution. A-t-elle pour fonction de former ce qu’on appelle aujourd’hui une " culture commune ", expression bien dangereuse qui n’est pas très loin du " formatage idéologique " ? Ou, au contraire, doit-elle instruire et par l’instruction développer la rationalité critique ? Pour me faire comprendre, je voudrais prendre deux exemples à mon avis symptomatiques des problèmes auxquels nous sommes confrontés.
Premier exemple : La question de la citoyenneté antique. Elle est au programme d’histoire des classes de Seconde, elle est abordée en ECJS, et on la retrouve en Terminale pour peu qu’on s’intéresse aux Politiques d’Aristote. On peut aborder cette question comme l’abordent de nombreux manuels d’histoire et comme le CNDP propose de l’aborder en ECJS, sous l’angle des limites de la démocratie athénienne : exclusion des femmes et des métèques, esclavage, etc. À partir de là, il est facile de montrer que notre démocratie moderne est bien supérieure à cette démocratie antique qui tolérait les pires inégalités et les pires discriminations. Je schématise. Mais c’est la ligne générale de ce qu’on voit publié ici et là. Alors comme cela on forme une mémoire, une mémoire qui glorifie le présent comme progrès sur un passé sombre, y compris dans ses pages les plus lumineuses. Mais, je regrette, en procédant ainsi on ne fait pas de l’histoire. On "dé-contextualise" les institutions politiques en les comparant à une norme idéale d’invention récente – l’égalité politique et civile des hommes et des femmes a moins de 30 ans dans notre pays. Donc on nage finalement en pleine idéologie, une idéologie pleine de bons sentiments, une idéologie dont je pourrais partager les visées, mais tout de même une idéologie. Or, du point de vue historique, ce qui est bien plus difficile à expliquer, ce qui pose vraiment problème, c’est cette exception grecque, c’est cette conception exigeante de la République comme gouvernement des égaux, de la citoyenneté comme l’état de ceux qui sont tour à tour gouvernants et gouvernés. C’est ce que Hegel appelle cette " fleur contingente " de la démocratie athénienne. Et pour la formation " citoyenne " d’un élève, n’est-il pas mille fois important d’apprendre à se " décentrer ", à sortir de l’horizon étroit de la doxa pour apprendre enfin à penser ?
Deuxième exemple : celui du nazisme et de l’extermination de masse. Ce qu’on appelle " devoir de mémoire ", c’est essentiellement la mémoire des camps d’extermination et l’impératif qui en découle : " plus jamais ça ". Là encore, les intentions sont bonnes. Mais là encore on fabrique un résultat inattendu, inattendu du moins pour qui espère trouver dans l’histoire un supplément de rationalité. Car le nazisme devient, pour nos élèves en Terminale, une incarnation du mal absolu, d’un mal incompréhensible tant il est monstrueux. Et toute l’histoire du XXe siècle est engloutie dans ce trou noir et elle devient un théâtre d’ombres qui exclut, contrairement à ce qu’on pourrait croire, toute réflexion politique ou civique, ces deux termes étant équivalents. Comment le nazisme a-t-il été possible ? Profond mystère. Quid de la révolution allemande de 1918-1919 ? Quid du traité de Versailles ? Là où la réflexion sur le passé est censée éclairer les esprits, elle les désarme. Pourtant, il est facile de faire remarquer que le XXe siècle a été "le siècle des camps". Il est facile de montrer comment la grande boucherie de la Première Guerre Mondiale a été l’élément décisif pour accoutumer les hommes à la cruauté portée à ce niveau. Mais là, patatras, tout le bel édifice du mal absolu s’effondre parce que la Première Guerre a été le fait d’États civilisés, d’États de droit et non de barbares et de monstres…
Je ne développe pas plus. Mais je crois qu’on commence à bien voir comment cet abus de la mémoire, comment ce " devoir de mémoire " érigé en impératif catégorique de notre système politique aussi bien que scolaire produit des effets pervers terribles. Nous voulons former des citoyens. Mais nous ne faisons qu’habituer les élèves aux bons sentiments, à des bons sentiments bien superficiels, alors que c’est seulement par la raison, par l’habitude de l’objectivité que se forme une pensée libre, c'est-à-dire une pensée critique.
Conclusion
Si l’enseignement de l’histoire a un sens, s’il est éminemment formateur, c’est seulement à condition de se dégager radicalement des impératifs sociaux de la mémoire collective, à condition de se dégager de l’obsession des préoccupations "contemporaines". C’est-à-dire en renonçant à vouloir forger la mémoire collective. On apprend plus à être citoyen en étudiant le règne de Louis XIV ou les guerres médiques qu’on ressassant les horreurs du siècle.
Je voudrais terminer par une question pour provoquer la discussion. Quand aujourd’hui on demande, un peu partout, un enseignement spécifique de l’histoire des religions – alors que les religions ont, normalement, toute leur place dans le programme d’histoire – est-ce qu’on est pas précisément en train de reconstruire cette mémoire instrumentalisée au nom de la " culture commune ", est-ce qu’on n’est pas en train de préparer une véritable bombe contre la science historique ?
Denis Collin -

Étatisme, libéralisme et République sociale


À propos de "L'essence du néolibéralisme" de Pierre Bourdieu


[Avertissement: Cet article a d'abord été proposé au Monde Diplomatique. Mais la rédaction de ce journal n'a pas cru nécessaire de répondre, ne serait-ce que pour lui opposer une fin de non recevoir. Le débat n'en reste pas moins nécessaire. Si la "pensée unique" néolibérale est critiquée sévérement sous divers aspects dans des ouvrages à grand tirage, depuis le livre de Viviane Forrester sur L'horreur économique jusqu'aux Nouveaux chiens de garde de Serge Halimi en passant par ouvrages et articles de Bernard Marris, ce qui frappe c'est l'incapacité de cette critique à aller jusqu'à la racine des problèmes qui n'est pas dans le mais dans les rapports sociaux capitalistes eux-mêmes. Du même coup, il ne reste plus qu'à courir après les miracles, la taxe Tobin chez les uns, la résurrection de l'Etat chez les autres, un nouveau plan Marshall ailleurs ... Le Monde Diplomatique s'est mis en recherche d'une «nouvelle utopie» (n° de Mai 1998). Bourdieu s'inscrit dans cette configuration idéologique qui se présente aujourd'hui comme l'alternative à la "pensée unique" mais qui risque fort de n'en être que le double.]
L'article de Pierre Bourdieu, paru dans Le Monde Diplomatique de Mars 1998 mérite qu'on s'y attarde. Son ambition théorique, définir « l'essence du néolibéralisme » est suffisamment forte pour attirer l'attention. L'objectif proclamé, critiquer « cette utopie en voie de réalisation, d'une exploitation sans limite », est suffisamment clair pour intéresser tous ceux que la lutte contre l'idéologie dominante concerne. La réputation de Pierre Bourdieu, devenu presque un idealtype de l'intellectuel qui n'a pas renoncé à sa fonction ­ du clerc qui n'a pas trahi ­ invite enfin à porter à ce texte l'attention qu'il mérite. Pourtant le projet de Bourdieu laisse perplexe. Définir l'essence du néolibéralisme ? Le néolibéralisme est-il une chose dont on peut dire qu'elle a une essence ? Toute l'ambiguïté est là : le néolibéralisme est érigé en une théorie cohérente (une utopie) voire en « un programme de destruction des structures collectives capables de faire obstacle à la logique du marché pur. » Or cette problématique, loin d'éclairer les enjeux de « la lutte dans la théorie », pour reprendre une expression d'Althusser, contribue à la confusion théorique et politique.
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Le point de départ est, en effet, idéaliste. Après avoir réfuté l'idée que le discours dominant puisse décrire le monde tel qu'il est, Bourdieu laisse entendre que notre monde ne serait pas le résultat de lois naturelles mais « la mise en pratique d'une utopie, le néolibéralisme, ainsi convertie en programme politique, mais une utopie qui, avec l'aide de la théorie économique dont elle se réclame parvient à se penser comme la description scientifique du réel ».On comprend mal en quoi le monde peut être « la mise en pratique d'une utopie ». Le mode de production capitaliste ­ expression visiblement taboue dans le registre de l'article ­ n'évolue pas comme « mise en pratique » d'une théorie mais bien selon ses lois propres, selon son impératif catégorique à lui, celui de la recherche du profit maximum. Que cette pratique s'accompagne d'une idéologie ­ deuxième terme tabou ­ c'est quelque chose de parfaitement naturel ; en précisant que l'idéologie n'est pas réductible au discours mensonger des tyrans, ni au discours de la propagande, mais qu'elle est la représentation spontanée que les agents se font de la réalité sociale. Sur ce point encore, on n'a dit ni plus ni mieux que Marx dans sa fameuse analyse du caractère fétiche de la marchandise.(1)
Au lieu de cette méthode matérialiste (ou même tout simplement scientifique), Pierre Bourdieu part des représentations idéelles du réel pour en faire le facteur explicatif du réel. C'est son droit, mais c'est une prise de position métaphysique qui devrait s'annoncer comme telle. On peut cependant faire remarquer que ce retour en force de l'idéalisme comme méthode d'explication des phénomènes sociaux est très largement répandu. Le dernier livre de feu François Furet, Le passé d'une illusion, est exactement dans cette veine : c'est la théorie léniniste (et marxiste) qui est la matrice d'où sont sortis les monstres staliniens. Même rengaine chez Courtois et ses amis dans leur très médiatisé Livre noir. Il est assez surprenant de voir Pierre Bourdieu enfourcher ce bidet idéologique fourbu.
2
Donc, nous commençons par la théorie. Bourdieu nous gratifie de quelques considérations allusives et fort confuses sur la théorie de Walras. Une petite note nous avertit que c'est à Auguste Walras (le père) qu'il est fait référence, et non, comme on aurait pu le croire à Léon Walras (le fils) ; sans doute le fils doit-il beaucoup à son père, mais le véritable inspirateur de la théorie économique moderne c'est Léon Walras et non Auguste Walras ; c'est Léon Walras qui écrit des Éléments d'économie politique pure (1874-1877). S'agit-il d'une confusion de la part de Bourdieu ? On a du mal à le croire. Que signifie alors cette référence inhabituelle ? Mystère. Peut-être s'agit-il du fait que Léon Walras emprunte à son père une définition de la notion de capital au sens large comme des biens qui servent plus d'une fois, et au sens étroit comme des biens durables qui eux-mêmes sont produits. Cette définition très vague coupe le concept de capital de son rapport avec la monnaie et la marchandise et c'est précisément cette coupure qui fonde l'économie « pure » moderne. Or, curieusement, il y a en France au moins un sociologue qui emploie le terme de capital dans un sens élargi à la manière de Walras : c'est Bourdieu !
Mais que reproche donc Bourdieu à Walras ? D'avoir liquidé la théorie de la valeur-travail, d'avoir construit une théorie générale de l'équilibre ? Rien de tout cela. Le reproche concerne non pas les positions théoriques de Walras, mais le fait même d'essayer de construire une théorie économique qui ne serait qu'une « fiction mathématique » fondée sur une « conception aussi étroite que stricte de la rationalité individuelle » et cette théorie ne serait ainsi qu'une « formidable abstraction ». Voici un dernier reproche bien curieux : toute théorie est, par essence, une « formidable abstraction ». La volonté de donner une formulation mathématique des lois économiques n'est pas propre au néolibéralisme en général ni à Walras en particulier. Si le Capital est inachevé, c'est parce que Marx n'a pas cru pouvoir livrer ses travaux au public tant qu'il ne pouvait pas résoudre quelques problèmes mathématiques épineux, notamment ce fameux problème de la transformation des valeurs en prix qui est une des clés de la conception marxienne.(2)
À d'autres égards, les reproches que Bourdieu adresse à Walras pourraient aussi être adressés à Marx qui lui aussi voulait faire une théorie pure du mode de production capitaliste, faisait abstraction « des conditions économiques et sociales des dispositions rationnelles » des individus. Le Capital est exposé comme une construction logique à partir du déploiement de ce qui est contenu dans la formule de la marchandise. Ce caractère d'abstraction « formidable » et de construction a priori a été, d'ailleurs, l'objet des critiques majeures qu'a suscitées cet ouvrage. Donc, contrairement à ce que croit Bourdieu, ce n'est pas le genre de préoccupation épistémologique de Walras qui conduit au néolibéralisme ; c'est le contenu positif de la théorie elle-même.
Il est très curieux de constater que le contenu de cette théorie ne soit pas abordé réellement, pas plus que ne sont évoquées les thèses de Kenneth Arrow(3) et Gérard Debreu, tous les deux prix Nobel d'économie et créateurs d'un modèle mathématique de l'économie de marché. Or ce qui est intéressant chez ces deux auteurs qui servent de référence au néolibéralisme, c'est qu'ils ont été amenés à prendre leurs distances avec leurs propres théories dont ils ont souligné eux-mêmes les difficultés. Comment traiter de l'essence du néolibéralisme comme théorie sans évoquer les contradictions internes à cette doctrine ?
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Bien qu'il soit en quête de l'essence du néolibéralisme, la suite de l'article est très largement constituée d'une partie descriptive qui n'est pas très nouvelle, puisqu'on y trouve essentiellement un résumé de ce qu'on trouve tout de même en beaucoup d'autres lieux, par exemple dans le Monde Diplomatique. Décrire comment est entreprise la destruction de toutes les structures collectives capables de faire obstacle à la logique du « marché pur », cela peut être utile. À condition de le faire sérieusement et ne pas se contenter d'énumérer le catalogue tératologique du « nouvel ordre mondial ». En effet faire du « marché pur » la question centrale, c'est se tromper de cible. Le « marché pur » est une idéologie qui ici sert de couverture à une politique qui se moque comme d'une guigne du marché, de la libre concurrence et des dogmes des grands ancêtres libéraux. Quand M. William Gates rencontre M. Chirac, rachète les droits de reproduction des uvres d'art des plus grands musées du monde, et organise méthodiquement, en France par son partenariat avec France Télécom, le contrôle du « net » d'un bout à l'autre de la chaîne, ce n'est pas le « marché pur » qui est visé, mais bien le monopole. Quand M.Dauzier est chassé de Havas par Messier et la Générale des Eaux, c'est encore le monopole généralisé qui est visé. En lisant le Monde Diplomatique, Pierre Bourdieu aurait d'ailleurs pu trouver de nombreux exemples pour confirmer que la concurrence n'est pas l'essence du mode de production capitaliste mais seulement le moyen par lequel s'accomplissent les lois immanentes du capital et que la concentration et la centralisation du capital sont les traits fondamentaux de ce mode de production. Ou encore, il aurait pu arriver à la conclusion que l'essence du néolibéralisme, c'est la fusion du capital industriel et du capital bancaire constituant ainsi une oligarchie financière qui vise à la domination mondiale. Mais tout cela aurait sûrement fait trop « marxiste » et aurait interdit à Bourdieu d'écrire que le néolibéralisme a « beaucoup de points communs » avec le marxisme.
Il ne s'agit pas reprocher à Bourdieu de n'avoir pas lu Marx. Le problème est qu'il refuse d'affronter les questions réelles parce qu'il prend le discours dominant pour autre chose qu'un discours idéologique. Au fond, pour Bourdieu, si le discours dominant, « l'utopie néolibérale » ne décrit pas le monde tel qu'il est, il décrit néanmoins sérieusement le programme réel des classes dominantes et décrira demain le monde réel quand ce programme aura été mis en application. Donc l'idéalisme de Pierre Bourdieu atteint ici son plein accomplissement. Puisque c'est l'idée qui transforme le mode de production capitaliste, l'analyse du mode de production capitaliste peut avantageusement être remplacée par l'analyse de l'idée. Bourdieu fait exactement ce qu'il reproche aux économistes néolibéraux, confondre les choses de la logique avec la logique des choses. Du même coup la forme sous laquelle apparaissent les lois du capital est prise pour leur essence, le marché remplace le capitalisme et ainsi de suite. Et la question essentielle des rapports de production et de propriété est remplacée par la question secondaire des limites du marché, de l'efficacité du marché, de la compatibilité du marché avec les exigences sociales et . C'est-à-dire que la discussion est circonscrite à l'intérieur du cadre des rapports de production capitaliste, de la séparation du producteur et des conditions de la production. Ce qui est exactement l'idéologie dominante elle-même. Ou plus exactement le double de la pensée unique qui est suffisamment puissante pour s'imposer à ses adversaires les plus sincères.
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Ce qui est effacé dans le texte de Bourdieu, c'est la politique, c'est-à-dire la lutte politique. Comme si l'utopie dénoncée était déjà entrée en application ­ idée curieuse d'ailleurs puisqu'une utopie réellement existante est une contradiction dans les termes si l'utopie est, étymologiquement, le lieu de nulle part. En quoi Bourdieu efface-t-il le politique ? Tout simplement parce que comprendre la politique, c'est comprendre les conjonctures et que Bourdieu travaille avec des « essences ». Par exemple nous trouvons « les économistes » qui « habillent de raison mathématique » « la production et la reproduction de le croyance dans l'utopie néolibérale ». Que les économistes soient loin de former un bloc, que quelques centaines d'entre eux et pas des moindres aient lancé un manifeste « contre la pensée unique », qu'il y ait donc parmi la corporation des économistes une véritable lutte politique, le lecteur de Bourdieu ne le saura pas, car Bourdieu, fasciné par le regard du serpent des grands médias audiovisuels croit que Jean-Pierre Gaillard (à la Bourse de Paris, extraordinairement brossé par « les Guignols ») et Jean-Marc Sylvestre, le célèbre multicarte, représentent à eux seuls « les économistes ».
Plus sérieux : Bourdieu hypostasie l'État. Tout le texte est imprégné des idées qui dominent une partie de la gauche ­ la gauche non libérale ­ aussi bien que les « centristes révolutionnaires » de Marianne. Le néolibéralisme serait l'affaiblissement, voir la destruction de l'État au profit de l'économique. Du même coup on comprend bien la proposition centrale de Bourdieu pour mettre fin à « la masse extraordinaire de souffrance que produit un tel régime socio-économique ». Il s'agit de « faire une place spéciale à l'État, État national ou, mieux encore, supranational, c'est-à-dire européen (étape vers un État mondial) capable de contrôler et d'imposer efficacement les profits réalisés sur les marchés financiers et surtout de contrecarrer l'action destructrice que ces derniers exercent sur le marché du travail ».
Signalons tout d'abord ce que cette proposition présuppose en matière de philosophie politique : une conception purement instrumentale, fonctionnaliste, de l'État. Conception, qui curieusement est aussi celle qui domine la « pensée unique » : l'État n'est qu'un outil, un outil d'organisation de la liberté des marchés, un outil de contrôle des marchés pour les autres, mais dans tous les cas un outil. C'est bien pourquoi on peut envisager sans rire un « État mondial », utopie terrifiante qu'il est fort surprenant de retrouver chez un sociologue qu'on pensait doté du réalisme minimal nécessaire à l'exercice de cette discipline.
On retrouve, en deuxième lieu, la problématique centrale de tous les partisans de l'Europe de Maastricht : il faut plus d'Europe pour contrôler les marchés et une monnaie unique pour n'être point soumis aux intérêts américains et aux fluctuations du dollar. Nouvelle preuve que Pierre Bourdieu circonscrit entièrement ses critiques à l'intérieur du champ déterminé par ses adversaires. Une fois de plus, nous avons une nouvelle figure du couple diabolique de la pensée unique et de ses doubles. Car l'État est transformé en dispositif de contrôle technique de l'économie et la question de la souveraineté est évacuée. La position de Bourdieu est cohérente avec le projet social qui sous-tend son analyse. Pour lutter contre la misère, il faut contrôler les excès du mode de production capitaliste, mettre en place des contre-pouvoirs ou conserver ceux qui existent. Mais la question des rapports de propriété est tout simplement mise de côté. Comme pour les socialistes depuis leur congrès de l'Arche en 1991, il semble bien que, pour Bourdieu, « le capitalisme borne notre horizon historique » et sa réflexion s'inscrit à l'intérieur de ce champ.
Enfin, et ce n'est pas le moindre problème, Bourdieu reprend la problématique commune qui constitue le lot commun de la pensée libérale de droite ou de gauche et du républicanisme de gauche. C'est l'idée d'une opposition absolue entre l'État et le marché. Les libéraux disent « plus de marché et moins d'État » et la gauche répond « plus d'État et moins de marché. » Mais on devrait savoir depuis la magistrale étude de Karl Polanyi(4) que le libre marché présuppose une intervention réglementaire massive et le développement de l'appareil répressif.
Dans son premier âge, le capitalisme anglais avait mis les vagabonds au travail au moyen de sorte de « camps de concentration », les « workhouses ». Il ne suffit pas d'inciter au travail par la baisse des allocations chômage ou de d'augmenter « l'employabilité » en baissant les salaires minima. Il faut encore se prémunir contre les révoltes ouvertes ou larvées que cette politique engendre nécessairement. C'est pourquoi le « néolibéralisme » n'est pas seulement le marché pur, mais aussi le quadrillage du territoire, le « zonage » ­ ZEP, zones sensibles, etc. ­ et le fichage des pauvres, avec, dans le plus grand secret l'élaboration de dispositifs anti-émeutes, et l'intégration du soulèvement urbain dans les préoccupations des armées (et ceci tant en France qu'aux États-Unis).
La gestion du marché lui-même, même en mettant entre parenthèses la « question sociale » présuppose un État développé et une lourde bureaucratie dans laquelle la poids de l'appareil judiciaire tant public que privé ne cesse de croître. La privatisation du téléphone, par exemple, entraîne une prolifération pathologique de la réglementation, l'Europe suivant en cela le modèle américain. La diminution du poids de la loi votée par les représentants du peuple est plus que compensée par la montée en puissance de la jurisprudence civile et pénale. L'utopie néolibérale, ce n'est pas le marché pur, mais le profit protégé par un État tentaculaire mais camouflé parce que « non politique », parce qu'entièrement consacré à la gestion rationnelle technicienne du social, à l'administration des choses.
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A trop prendre l'idéologie au sérieux, on finit par décrypter toute réalité à travers la grille de l'idéologie et à laisser dans l'ombre ce que précisément l'idéologie a pour fonction de laisser dans l'ombre. L'exercice auquel Pierre Bourdieu se livre dans Le Monde Diplomatique révèle les limites intrinsèques d'un certain type de pensée critique aujourd'hui. Une critique qui impuissante les citoyens, puisque d'un côté on affirme, à juste titre, que la situation actuelle est intolérable, mais qu'en même temps on doit confesser qu'on a pas de véritable alternative à proposer. Une critique qui impuissante les citoyens pour une deuxième raison qui a beaucoup à voir avec l'incapacité de toute une partie de la gauche à tirer jusqu'au bout les leçons de l'URSS. Les politiques néolibérales ont été parfois imposées par des coups d'États (Chili) ou sous la pression directe des institutions internationales (FMI, BM), mais dans les grandes pays à peu près démocratiques, elles sont aussi, en partie, choisies par les citoyens qui n'ont guère sanctionné MM. Blair et Jospin pour ne citer que deux ralliés récents à la version « de gauche » ( ?) du néolibéralisme. On peut dire que les citoyens sont des abrutis ou qu'ils sont abrutis par les médias et se contenter de lancer des prophéties et des excommunications. Il serait beaucoup plus intéressant de se demander quelles sont les « bonnes raisons » qui ont poussé une partie des salariés à accepter, peu ou prou, ce néolibéralisme quitte à en limiter les effets les plus dévastateurs par de grands mouvements sociaux (1995 en France, grève chez UPS). On s'apercevra peut-être que ce n'est pas sans rapport avec les « bonnes raisons » qui ont conduits les principaux soi-disant bénéficiaires des « conquêtes du socialisme » à appuyer massivement leur renversement en URSS et dans les PECO.
Le socialisme ouvrier traditionnel, celui des origines à Marx inclus, n'est pas un antilibéralisme et, cent cinquante ans après le Manifeste, on se gardera bien de le confondre avec les diverses variétés de socialisme réactionnaire et petit-bourgeois. Ce socialisme-là était l'aspiration des prolétaires à étendre à la sphère économique les principes de liberté et d'égalité conquis dans la sphère politique, bref à faire rentrer dans les système des besoins le «  politique » ou encore, à considérer, comme John Rawls, qu'il faut étendre le contrat social à la détermination des positions sociales et des revenus garantis à chaque citoyen. Les aléas de l'histoire ont conduits souvent les socialistes à l'alliance avec les ennemis de leurs ennemis et donc à confondre le socialisme (« les producteurs associés » disait Marx) avec l'étatisme antilibéral, bref à passer de Marx à Lassalle. Mais il faut dire clairement qu'on ne sortira pas de la crise présente en se repliant sur les vieilles lunes d'un système d'intervention étatique qui, de sa version libérale (Keynes) à sa version fasciste (Schacht), a d'abord été inventé pour sauver le capitalisme en perdition. Il faut au contraire se demander comment on peut réconcilier Marx et Rousseau, abandonner la sociologie fonctionnaliste sommaire pour retourner à la philosophie politique et faire revivre, comme les ouvriers parisiens de 1848, la vieille idée de la République Sociale.
Le 17 Mars 1998 - Denis Collin

Notes
1. Capital, Livre I, I, 4.
2. Chose intéressante, Michio Morishima qui est l'un de ceux qui ont donné une solution au problème marxien de la transformation est aussi un spécialiste de Walras.
3. De Ken Arrow, on pourra lire Choix collectifs et préférences individuelles, réédité en collection de poche par Diderot éditeur (1997).
4. La Grande Transformation, Gallimard

Dieu ou la nature? (à propos de la religion de Spinoza)


« Dieu ne joue pas aux dés » affirme Einstein en réponse à l’interprétation non déterministe de la mécanique quantique. Si on ne veut pas que cette intrusion de Dieu dans une discussion entre physicien apparaisse trop incongrue, il faut prendre au sérieux l’affirmation d’Einstein selon laquelle son Dieu est « le Dieu de Spinoza » c'est-à-dire « Dieu ou la nature ». La formule n’occupe pas une place centrale dans « L’Éthique », elle n’apparaît que furtivement dans la préface de la IVe partie. Mais elle découle de ce qui est affirmé dès les premières définitions de la partie I.
Dieu est la « substance éternelle et infinie » et rien d’autre. Toute interprétation de Dieu comme transcendance est écartée. Le « créateur » et la « création » - si ces mots ont encore un sens chez Spinoza - sont coextensifs. Sont également réfutées comme produits de l’imagination les formules sur la « volonté de Dieu ». Si on peut parler de liberté de Dieu ou de sa volonté libre, c’est seulement en admettant que la volonté de Dieu s’exprime dans les lois de la nature – qui sont les lois de la nature divine. Mais ce n’est qu’une façon de parler car « ni l’entendement ni la volonté n’appartiennent à la nature de Dieu ».
L’ordre de la nature est celui d’une nécessité radicale. « Une chose qui est déterminée par Dieu à produire quelque effet, ne peut se rendre elle-même indéterminée. » La formule d’Einstein pourrait être une traduction approximative de cette proposition XXVII de la partie I. Et on y ajoutera la XXIX : « Dans la nature des choses, il n’est rien donné de contingent ; mais toutes choses sont déterminées par la nécessité de la nature divine à exister et à produire un effet d’une certaine façon. »
Faut-il déduire que le spinozisme est un panthéisme ? À l’évidence non. Le panthéisme suppose une forme de religion de la nature dont on ne trouve aucune trace dans le rationalisme de Spinoza. S’il est quelque chose qui mérite notre admiration et notre émerveillement, c’est la capacité de la raison à comprendre l’ordre naturel. Cette capacité qui nous remplit de joie, selon Spinoza. Ici Einstein a une position sensiblement différente : le sentiment religieux cosmique naît d’un mystère : « ce qui est incompréhensible, c’est que le monde soit compréhensible ». Ce qui nous met en garde contre des parallèles trop hâtifs entre les deux grands penseurs.
Denis Collin


Commentaires

spinoza athée ?
par djhaidgh, le Jeudi 8 Septembre 2005, 23:22
Ce n'est pas écrit dans ce texte. Mais la négation du panthéisme nous invite à considérer que Spinoza aurait pu être athée.<br />je crois qu'on aimerait tous le croire, mais il ne faut pas se voiler la face : à l'époque, rare sont les intellectuels ayant fait le choix de l'athéisme. En ce qui concerne Spinoza, effectivement, et vous le soulignez, au niveau théorique, ses écrits ne laissent aucune place à une quelconque forme de mysticisme. Mais il y a cependant une forme d'amour de la connaissance qui, pour ne pas être postulée théoriquement, est pourtant apparemment vécue par Spinoza d'une façon presque mystique.<br /><br />Djhaidgh, mon site Philo-analysis sur :<br />http://felsefe.chez.tiscali.fr/index.htm<br />
Panthéisme
par Henrique Diaz, le Vendredi 14 Octobre 2005, 17:50
D'accord pour éviter un parallèle trop rapide entre Spinoza et Einstein, en ce qui concerne notamment le statut du mystère. Einstein pensait partager les intuitions fondamentales de Spinoza mais était finalement physicien plutôt que philosophe et n'a donc pas forcément fait preuve de la même rigueur que Spinoza dans l'exploration de ces intuitions.

Cela dit refuser le terme de panthéisme à Spinoza du fait qu'il n'a pas développé une "religion de la nature" est un peu rapide.

D'abord il y a chez Spinoza une religion naturelle, distincte de la religion révélée réservée aux ignorants : "Quant au moyen d'unir les hommes par l'amour, je le trouve surtout dans les actions qui se rapportent à la religion ou à la piété (voyez sur ce point les Schol. 1 et 2 de la Propos. 37, et le Schol. de la Propos. 46, ainsi que le Schol. de la Propos. 73, part. 4)." (Ethique IV, appendice XV)

Scol. 1 de la prop. 37 : "Tout désir, toute action dont nous sommes nous-mêmes la cause en tant que nous avons l'idée de Dieu, je les rapporte à la religion."

L'objet sur lequel se fonde la connaissance et l'action rationnelles que le spinozisme se propose de construire reste le Dieu de la première partie de l'Ethique. Ce Dieu n'est pas "choisi" comme une option parmi d'autres par Spinoza. La démarche rationnelle exclut cette illusion du choix. Dans les preuves qu'il apporte concernant l'existence de Dieu en Ethique I, 11, Spinoza affirme clairement qu'un monde uniquement constitué d'êtres finis, ou qui ne serait encore que la somme (magiquement) infinie des êtres finis est inconcevable. Poser l'existence d'un être absolument infini lui apparaît aussi nécessaire que d'affirmer que la somme des angles d'un triangle fait deux droits. Et dire qu'il y a un être absolument infini, c'est dire qu'il existe un "ens realissimum" comme disaient les scolastiques auxquel Spinoza doit beaucoup tout comme Descartes.

Or que signifie le terme de panthéisme ? Si on le réduit à une sorte d'adoration effusive vis-à-vis du milieu naturel environnant, on est effectivement bien loin du spinozisme. Mais le terme signifie étymologiquement "Tout-Dieu", il a d'ailleurs été inventé par un philosophe disciple de Spinoza, Tolland, et signifie donc primitivement "affirmation que Dieu est la totalité de ce qui existe". Affirmation opposée aux théismes traditionnels qui conçoivent un Créateur transcendant sa création. Or que nous dit le spinozisme si ce n'est qu'il n'existe qu'une seule substance, cet être absolument infini, que rien n'existe en dehors d'elle et donc que tout ce que nous connaissons à titre d'êtres singuliers n'est qu'expression de cette substance un peu comme un geste de la main est l'expression d'un corps vivant ?

Vous qui entrez ici, gardez l'espérance...

On ne peut manquer d’être frappé par le paradoxe suivant : les classes moyennes supérieures théoriquement instruites ne cessent de prôner l’...