jeudi 21 avril 2016

Qui ne travaille pas ne mange pas?

« Si quelqu’un ne veut pas travailler, il ne doit pas non plus manger », dit Paul (2e lettre au Thessaloniciens, 3,10). Mais l’idée est commune. « Dès l’automne le paresseux ne laboure pas, à la moisson, il cherchera mais il n’y aura rien » (Proverbes, 20,4). Et finalement, c’est encore la même idée qu’on retrouve dans La Cigale et la Fourmi de La Fontaine : « vous chantiez, j’en suis fort aise, et bien, dansez maintenant ! ».
On peut prendre tout cela immédiatement : l’homme est condamné à travailler pour survivre, malédiction à laquelle il est soumis depuis la chute. Le travail est la condition naturelle de l’homme dit encore Hannah Arendt (voir Condition de l’homme moderne). Dans l’esprit de saint Paul, il s’agit d’autre chose. La lettre aux Thessaloniciens est une lettre à une de ces communautés chrétiennes qui sont en train d’essaimer dans le bassin méditerranéen à partir de leur point de départ en Galilée et en Judée. Dans ces communautés, les membres doivent changer radicalement de vie. Ils doivent vendre tous leurs biens et rompre avec leur passé. Les riches doivent renoncer à la richesse (car « un chameau s’introduit plus aisément dans le chas d’une aiguille qu’un riche dans le royaume de Dieu. », Matthieu, XIX, 21 et 23) et par conséquent tous doivent maintenant travailler pour vivre. Le riche ne peut plus vivre du travail de son esclave, car dans ces communautés, il n’y a plus ni maître ni esclave, même si, par ailleurs, Paul conseille aux esclaves d’obéir et de ne pas se révolter contre l’ordre imposé par les Romains. Le monde antique, grec comme romain, valorise l’homme qui est dispensé de travailler, celui qui bénéficie du « loisir » (skholè), au détriment de l’homme soumis à la presse de la vie quotidienne – travailler pour gagner sa vie, ce qui vaut aussi bien pour l’esclave que pour l’artisan ou pour toute personne qui vend son activité contre monnaie sonnante et trébuchante : chez Platon, les sophistes et les rhéteurs (des « intellectuels ») sont plus bas encore dans l’échelle des valeurs sociales que les artisans car ils vendent leur prétendu savoir. Le christianisme introduit ici une rupture fondamentale : travailler fait partie des devoirs de l’homme qui cherche son salut et on retrouvera cela dans les règles monastiques, notamment la plus importante d’entre elles, la règle de saint Benoît qui repose sur le travail et la prière (en commun).
On pourrait s’en tenir là. Mais l’Apôtre énonce peut-être un principe de portée plus générale, un principe de justice et pas simplement une règle religieuse. Ce pourrait être une règle de justice distributive : à chacun selon son mérite, dit Aristote qui ajoute qu’on ne s’entend généralement pas sur ce qu’est le mérite. Ici donc, mérite et travail se rejoindraient : qui ne travaille pas ne mérite pas de manger. Les corollaires de ce principe sont connus sous de nombreuses formules : à chacun selon son travail ! à travail égal, salaire égal ! Toutes formules qui ne sont pas sans poser de sérieuses difficultés.
Il faudrait d’abord être certain que le travail est un mérite. Robinson sur son île a-t-il du mérite à travailler ? Aucunement puisqu’il ne peut pas faire autrement sous peine de mourir. Le mérite est une notion  ou juridique et la nécessité naturelle n’implique aucun mérite. Le mérite n’intervient que lorsque les hommes se rapportent les uns aux autres ou à Dieu. La formule paulinienne peut s’entendre de manière restreinte : le travail étant une condition de la vie humaine, personne ne peut réclamer des autres qu’ils le nourrissent si lui-même n’a pas participé à l’œuvre commune. Mais cela n’implique rien de particulier concernant les règles de la distribution elle-même. Pour Paul, ce problème des règles de la distribution ne se pose pas : dans les communautés chrétiennes, ascétiques, la distribution est égalitaire, les repas se prenant en commun. Mais évidemment si on transpose la règle aux sociétés modernes complexes, les choses se présentent différemment.
Écartons d’abord les problèmes faciles à résoudre. À l’évidence, les enfants trop jeunes pour travailler, les vieillards impotents et les malades doivent manger bien qu’ils ne travaillent pas ! Le principe ici est « à chacun selon ses besoins », indépendamment de la quantité de travail fournie. Mais sitôt ces questions résolues s’en lèvent beaucoup d’autres, bien plus redoutables. Tout d’abord, il faudrait s’entendre sur le sens exact du mot « travail ». Toute activité n’est pas nécessairement un travail : par exemple, la création artistique n’est peut-être pas à ranger dans la catégorie du travail, sauf dès lors que l’œuvre d’art prend une valeur sociale, c’est-à-dire quand l’artiste vend ses œuvres ou travaille sur la commande d’un mécène, privé ou public. Les fonctions politiques (de représentation et de gouvernement) peuvent également ne pas entrer dans la catégorie du travail. On voit bien que le travail d’un mineur de fond et le « travail » d’un député n’ont pas grand-chose à voir l’un avec l’autre. Au demeurant, le député ne perçoit pas de salaire, mais une indemnité parlementaire et la précision du vocabulaire a sa raison d’être. Toute une tradition considère le travail manuel, la peine, comme une obligation qui devrait être partagée par tous et qui possède en outre une valeur rédemptrice. Du monachisme à certaines formes du socialisme du XXe siècle (révolution culturelle chinoise, campagnes de coupe de la canne à Cuba), on a cherché (ou du moins on l’a prétendu) à empêcher la coupure entre travail manuel et travail intellectuel : tout le monde mange et donc tout le monde doit fournir au moins un part du travail conçu comme labeur du corps. D’ailleurs, comme le disent les paroles de l’Internationale, « la terre n’appartient qu’aux hommes, l’oisif ira loger ailleurs. »
Se pose ensuite la question de la répartition des ressources en fonction du travail. Sauf dans le communisme monacal, les individus qui coopèrent à la production de la richesse sociale veulent obtenir à chacun son dû. Si celui qui ne travaille pas ne mange pas, il semble juste de penser que celui qui ne travaille qu’un peu ne mange qu’un peu et celui qui travaille beaucoup mange beaucoup ! La revendication « à travail égal, salaire égal ! » a pour corollaire « à travail inégal, salaire inégal » ou encore « à chacun selon son travail ». Mais les aptitudes des individus diffèrent en raison de la loterie naturelle qui distribue capacités, talents et dons inégalement entre les individus. Même en admettant que la justice distributive se ramène à la justice selon le travail, le principe de Paul se trouve d’application scabreuse. En quoi est-il juste que l’homme fort qui abat deux fois plus de travail que le malingre gagne deux fois plus ? Ce genre de justice ressemble à la « loi du plus fort » qui est loin d’être toujours la meilleure. En outre, il est très difficile de comparer des travaux différents et de les ramener à une mesure commune, sinon par la mesure commune qu’offre l’argent et la loi du marché. Donc, à part la répartition minimale (celle de la simple survie) le principe de Paul est sans portée réelle. Du principe de différence de Rawls à l’idée d’un revenu d’existence, toutes les théories de la justice contemporaines cherchent à dépasser cette règle de proportionnalité dont Marx disait qu’elle était l’expression du « droit bourgeois ».
Enfin, dans nos sociétés, celui qui vit de richesses accumulées, par son effort, par l’héritage ou par la chance, peut vivre sans travailler. Si le travail seul produit le mérite social, c’est-à-dire la possibilité de prendre sa part au festin commun, alors l’héritier n’est pas méritant. Il faut donc confisquer les héritages et interdire l’accumulation des richesses. Encore une fois, dans les premières communautés chrétiennes, celles que vise Paul, ces conditions sont réalisées puisque pour devenir membre de ces communautés, il fallait rompre avec sa vie « mondaine » et se débarrasser de ses biens. Mais c’était là un choix volontaire, fondé sur une recherche spirituelle, et non le principe de base de la vie sociale. Mais une société sans propriété privée et sans possibilité d’enrichissement personnel est-elle tout simplement viable ?
Donc le principe paulinien semble bien trop frustre pour être de quelque utilité quand il s’agit de définir les principes de bases d’une société juste. Il a même servi de prétexte dans les régimes usant du travail forcé pour condamner de prétendus « parasites sociaux », c’est-à-dire essentiellement des intellectuels plus ou moins indociles. Ce n’est certes pas un argument contre ce principe lui-même puisque les tyrannies totalitaires du XXe ont excellé dans l’art de pervertir les principes les plus sublimes. Cependant, il peut garder quelque utilité comme principe moral : il rappelle que la vie sociale repose sur le travail, dénonce les travers moraux de l’oisiveté et revendique la dignité et les droits du travailleur. On ne peut guère lui demander plus. Les paramètres de la justice sont trop nombreux pour qu’on puisse ramener la structure de base d’une société juste à quelques axiomes.

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