Partie 1
Se mettre à l’abri du soupçon d’athéisme
était, à l’époque de Spinoza, une exigence première pour quiconque
voulait tenter de transmettre sa propre pensée. Même dans cette Hollande
où avaient trouvé refuge et une relative liberté de culte tant de
réfugiés d’origines et de religions diverses, et, en particulier, ce
groupe des Juifs provenant du Portugal qui constituait à Amsterdam la communauté dans l’environnement de laquelle Spinoza était né et s’était formé, l’accusation d’athéisme
était dangereuse et infamante. Dangereuse parce que même si la Hollande
faisait partie d’une des nations les plus tolérantes de l’époque, la
fédération des provinces, constituée en 1579 au traité d’Utrecht, dont
l’article 13 garantissait que
« tout individu doit être libre dans sa propre
religion, et personne ne doit être molesté ou inquiété pour des
questions de culte »[1],
cette liberté de principe était de fait sujette à
restrictions. En particulier quand en 1619, la cité d’Amsterdam
finalement reconnut officiellement aux Juifs le droit de pratiquer leur
religion, elle leur imposa de maintenir une stricte observance de leur
orthodoxie, d’adhérer scrupuleusement à la loi mosaïque et de ne pas
tolérer de déviations de la foi en un « Dieu créateur tout puissant »,
ni de doutes quant à l’affirmation « que Moïse et les prophètes
révélèrent la vérité sous inspiration divine et qu’il y a une autre vie
après la mort dans laquelle les bons recevront une récompenses et les
mauvais un châtiment. » Étaient donc tolérées des religions différentes
parmi lesquelles prédominait le calvinisme, mais chacune dans sa propre orthodoxie
qui devait affirmer et défendre les croyances communes au christianisme
et au judaïsme . On n’échappait pas aux sanctions et aux condamnations,
par exemple un autre Juif d’origine portugaise, Uriel da Costa, arrêté
par les autorités d’Amsterdam et condamné à une amende pour un de ses
livres considéré comme un affront au christianisme et au judaïsme,
excommunié de la communauté
juive locale, se suicida en 1640, alors que Spinoza était âgé de huit
ans, à la suite d’indicibles humiliations infligées par cette même communauté
pour lui concéder la réadmission qu’il avait demandée. Spinoza, lui non
plus, ne s’y est pas soustrait, qui en 1656 dut s’éloigner d’Amsterdam
après avoir subi à son tour l’expulsion de cette même communauté
juive, dans laquelle, jusqu’à ce moment, il avait grandi et joui de
l’admiration et du respect pour son érudition précoce et son
exceptionnelle intelligence. L’acte d’excommunication (kherem)
qui en dit long sur l’espace laissé à la dissension dans les communautés
religieuses de toutes confessions, l’accuse par-dessus tout d’avoir
enseigné « d’abominables hérésies ». Pour en révéler le ton, cet extrait des malédictions qui suivent la motivation suffit :
« Que [Baruch de Espinoza ] …soit
maudit de jour et maudit de nuit ; maudit soit-il quand il est alité et
malade, et maudit soit-il quand il se lève. Maudit soit-il quand il
sort et maudit soit-il quand il rentre.
Puisse le Seigneur ne pas lui pardonner et
l’accueillir jamais. Puissent la colère et la réprobation du Seigneur
brûler dorénavant contre cet homme, le charger de toutes les
malédictions écrites dans le livre des lois, et radier son nom sous tous
les cieux. »
Le document se conclut avec l’avis que ‘personne
ne doit communiquer avec lui (qui, à la différence de Da Costa, ne
demanda jamais sa réadmission dans la communauté) ni par écrit, ni en lui accordant des faveurs, ni en lisant quelque traité composé par lui. »
Certes, il n’y a pas de bûcher comme pour Giordano Bruno [ajouter]
à l’orée du siècle, un bûcher encore longtemps en vogue dans les États
soumis à l’Inquisition : mais, la dernière interdiction spécialement,
celle de lire tout traité qu’il a écrit, ne pouvait que sonner
comme une menace terrible pour un homme de pensée non disposé à renoncer
à la diffusion de ses idées, qui en serait resté étouffé, si les
autorités civiles s’étaient chargées de l’application rigide de cette
interdiction. Cela suffit à expliquer la prudence de Spinoza qui, à la
seule exception de ses leçons sur les Principes de la philosophie de Descartes,
n’a rien publié de son vivant sous son véritable nom et a préféré
confier à un ami la publication posthume de la partie la plus importante
de son œuvre. Une autre prudence, non moins importante, étant donné que
la paternité de ses œuvres anonymes ou circulant sous un autre nom
pouvait être identifiée (comme cela est arrivé en fait), était de ne pas
se rendre imputable au moins de la plus grave hérésie pour toutes les
religions, l’athéisme justement, que même la « tolérante » Hollande n’aurait pu tolérer.
Combien infamante était la qualification
d’« athée » en ces temps, et encore au siècle suivant des Lumières (et
peut-être encore aujourd’hui dans certains milieux), cela est
efficacement illustré, quel que soit le niveau d’ironie qu’on veuille
lui attribuer, par les phrases suivantes de la conclusion des articles
« athée, athéisme » du Dictionnaire philosophique de Voltaire :
« Quelle conclusion tirerons-nous de ceci ? Que l’athéisme
est un monstre très pernicieux dans ceux qui gouvernent; qu’il l’est
aussi dans les gens de cabinet, quoique leur vie soit innocente, parce
que de leur cabinet ils peuvent percer jusqu’à ceux qui sont en place;
que, s’il n’est pas si funeste que le fanatisme, il est presque toujours
fatal à la vertu. »
Sans doute avec la rabelaisienne exagération « un
monstre », le très sceptique Voltaire se moque des bien-pensants, en
nous transmettant un reflet significatif de leurs dispositions à l’égard
de l’athéisme. L’explication suivante demi-sérieuse est encore plus significative : y transparaît une aversion à l’égard de l’athéisme non pas tant d’ordre métaphysique que d’ordre moral, pour les présumées implications du manque, dans l’athéisme,
de la crainte d’une récompense ou d’un châtiment. Le Dieu que
l’irrévérent Voltaire serait disposé, si nécessaire, à inventer est
purement instrumental : un instrument dans les mains des hommes cultivés
(lesquels, à ce que l’on semble comprendre, pourraient, pour eux-mêmes,
s’en passer) à utiliser pour tenir sous contrôle les hommes de pouvoir
et les gens du commun, considérés comme incapables de rester vertueux en
l’absence d’une « crainte de Dieu » adéquate. Ainsi, on remarque une
acception du qualificatif « athée » impliquant dans la perception
commune (et peut-être un peu aussi dans celle même de Voltaire) :
« égoïste », « dissolu » ; « subversif », en somme absolument ou
potentiellement « immoral ».
Pour Spinoza, qui n’était certainement pas athée
dans cette acception impropre, mais l’était substantiellement dans le
sens littéral et plus courant du terme, il fallait se mettre à l’abri de
ce qualificatif et, pour sa part, il y parvint sans amoindrir, formellement, la cohérence logique de son système de pensée (même si son athéisme
substantiel ne pouvait pas échapper, ni aux rabbins qui décrétèrent son
excommunication, ni à la majeure partie de ses commentateurs, hostiles
ou non, en son temps et aux époques suivantes.)
Quelle meilleure manière de se mettre à l’abri de la suspicion d’athéisme que d’ouvrir le discours avec une démonstration more geometrico de l’existence de Dieu ? Dans une œuvre de jeunesse, Korte Verhanderling van God, de Mens en de zelfs Welstand (Court traité de Dieu, de l’homme et sa béatitude),
qui est une série de notes recueillies par des élèves, la première
partie, « De Dieu », commence par un chapitre intitulé « Sur le fait que
Dieu existe ». Et voici les premiers mots du texte : « Commençons par
le premier point : y a-t-il un Dieu ? Nous affirmons pouvoir le
démontrer. » Suit une démonstration a priori en cinq lignes, une seconde démonstration en trois lignes, une démonstration a posteriori¸ etc.
Même la grande œuvre de la maturité, l’Ethica ordine geometrico demonstrata (Éthique démontrée selon l’ordre géométrique), incomparablement plus organisée que le Court Traité
commence par une partie consacrée à la définition de Dieu et à la
démonstration de son existence. Il est difficile de ne pas croire que
ces deux ouvertures ne soient pas entendues, un peu trop brièvement dans
le premier cas, comme visant à confondre même les plus suspicieux des
inquisiteurs.
Mais est-il possible réellement de démontrer
l’existence de Dieu, de façon cohérente et sans ironie, pour un
philosophe honnête et qui ne croit pas en Dieu ? Spinoza y réussit,
comme lui seul pouvait le faire, avec une stratégie consistante, dont le
premier pas est de définir Dieu d’une manière telle que son
existence en résulte incontestable logiquement. Ensuite, il s’arrête sur
les propriétés que son Dieu possède en conséquence de la définition,
renvoyant à plus tard l’indication des propriétés que son Dieu n’a pas
(et ce n’est qu’à ce point qu’apparaît l’athéisme substantiel de Spinoza, et l’incompatibilité de ses vues avec celles des religions institutionnalisées).
Le chapitre VII du Court Traité est
intitulé « Des attributs qui n’appartiennent pas à Dieu », et ceux-ci
comprennent le fait d’être « omniscient, miséricordieux, sage, etc. » et
le fait d’être « le bien suprême ». En particulier, Spinoza nie ce
dernier attribut parce qu’il présupposerait que « l’homme lui –même et
non Dieu est cause de ses péchés et de son mal, ce qui, d’après ce que
nous avons déjà démontré, ne peut pas être »[2].
Le premier pas de la stratégie spinoziste est cohérent avec les vues épistémologiques exposées dans le Tractatus de Intellectus Emendatione (Traité du perfectionnement de l’intellect[3]) :
« J’appelle impossible une chose dont la nature
implique qu’il y a une contradiction à en poser l’existence ; nécessaire
une chose dont la nature implique qu’il y a une contradiction à n’en
pas poser l’existence ; possible une chose dont l’existence, par sa
nature même, n’implique pas qu’il y ait à en poser l’existence ou la
non-existence, la nécessité ou l’impossibilité de l’existence de cette
chose dépendant de causes qui nous sont inconnues de tout le temps que
nous forgeons l’idée qu’elle existe. »[4]
Ce passage d’avant-garde, adéquatement traduit[5]
dans le langage d’aujourd’hui n’est pas autre chose que l’affirmation,
logiquement irréprochable, que dans un système axiomatique on peut
distinguer trois types de propositions : celles qui sont vraies et
démontrables (c’est-à-dire déductibles des axiomes et des définitions au
moyen des règles d’inférence), les fausses dont la fausseté est
démontrable (c'est-à-dire celles dont la négation est déductible des
axiomes) et celles dont la vérité ou la fausseté n’est pas décidable
sans l’apport d’éléments étrangers au système d’axiomes qu’on utilise.
Les propositions démontrables sont des tautologies et ne peuvent ajouter
aucune connaissance que celle qui était implicitement contenue dans les
axiomes et les définitions de leurs termes.
Le Spinoza épistémologue sait donc très bien que
la vérité de la proposition « Dieu existe » démontrée à partir des
axiomes et d’une définition du terme « Dieu », choisis « ad hoc » pour
que la proposition soit démontrable, n’ajoute rien sur le plan de la
connaissance au contenu donné par définition (c'est-à-dire conventionnellement) au mot « Dieu ». Et grosso modo,
comme je chercherai à le montrer dans la deuxième partie, Spinoza
définit Dieu comme l’ensemble des choses qui existent, de telle sorte
qu’il suffit d’imposer que le concept d’existence satisfait l’axiome
très naturel affirmant que « que tout ensemble dont les éléments sont
des choses existantes existe » pour pouvoir conclure que Dieu existe.
C’est ainsi que, à sa manière, anticipant Voltaire,
Spinoza aussi s’est « inventé » son Dieu, mais très différent du Dieu
dispensateur de récompenses et de châtiments dont Voltaire avertissait
de l’utilité pour contrôler les impulsions vicieuses des hommes, et pour
des motifs bien différents. Très différent aussi du Dieu et des dieux
desquels, en tous temps, sorciers, oracles, rabbins, prêtres, pasteurs,
imams et ayatollahs ont tiré leur autorité.
***
Partie 2
« Spinoza non seulement était athée, mais enseignait l’athéisme ».[6]
Cette opinion de Voltaire est partagée par de nombreux commentateurs.
Et pourtant le mot « Dieu » parcourt l’œuvre du philosophe toute entière
et l’existence de l’entité dénotée par ce terme est continuellement
réaffirmée. La clé de la solution de ce paradoxe ne peut se trouver que
dans la signification que Spinoza attribue au mot « Dieu ».
Attentif à définir ses termes, comme il est obligé dans un discours conduit more geometrico,
Spinoza montre qu’il attribue aux définitions en général une valeur
purement conventionnelle, comme on en use en logique et en mathématique,
et il l’affirme sans équivoque dans la phrase qui suit la définition
des mots « possible » et « contingent » dans les Pensées métaphysiques.[7]
« Et si on veut appeler contingent ce que j’appelle possible et, au contraire, possible ce que j’appelle contingent, je ne m’y opposerai pas, n’ayant pas l’habitude de discuter des mots. »
La définition spinoziste de « Dieu » sonne plutôt
difficilement à une oreille moderne : « Par Dieu, j’entends un être
absolument infini, c'est-à-dire une substance consistant en une infinité
d’attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie. »
Cette définition peut être rendue formellement
intelligible à travers une analyse purement syntaxique, c'est-à-dire un
examen des termes définitoires qui la composent, basé sur les
définitions que Spinoza lui-même nous fournit de ces termes, accompagné
d’un examen analogue des définitions des termes définitoires, et ainsi
de suite jusqu’à remonter à ceux que Spinoza, s’il avait écrit trois
siècles plus tard, n’aurait pas hésité à reconnaître comme des « termes
primitifs » (c'est-à-dire non définis) de son discours.
Cette analyse suffirait pour se convaincre que quelle que soit la signification qu’on veut attribuer à la propriété dénommée « existence », l’entité dénommée « Dieu » ainsi définie a cette propriété.[8]
L’analyse est facilitée par un minimum de
formalisation aujourd’hui possible grâce à l’existence d’un langage et
de concepts qui n’existaient pas au temps de Spinoza ou n’étaient pas
suffisamment développés.[9] Nous
en ferons usage sans aucune prétention de rigueur, avec seulement le
propos de clarifier les éléments du discours spinoziste qui ici nous
intéressent, avec la pleine conscience du caractère arbitraire qu’une
telle proposition d’interprétation comporte.
La définition de « Dieu » rapportée
ci-dessus, que, par briéveté, nous appelerons « définition D », est
constituée en réalité de deux définitions que l’auteur nous propose
comme équivalentes :
- une première définition brève (que nous indiquerons par Db) : « être absolument infini »,
- et une seconde plus longue (que nous indiquerons par Dl) : « substance consistant en une infinité d’attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie ».
Commençons par l’analyse de la seconde. En
préliminaire, Spinoza avait défini le terme « substance » comme « ce qui
est en soi et se conçoit par soi, c'est-à-dire ce dont le concept n’a
pas besoin d’une autre chose pour être formé. » Plus que d’une
définition, il s’agit, et on ne pourrait pas l’exprimer mieux, de
l’affirmation que « substance » est un concept primitif, et puisque du
contexte de la définition D on comprend qu’on peut considérer diverses
substances, nous pouvons convenir d’user du symbole S pour dénoter une substance générique et des symboles S’,S’’, S’’’, etc., pour lister des substances différentes, et le symbole S pour indiquer l’ensemble de toutes les substances.
Immédiatement après la substance, Spinoza
définit l’« attribut » comme « ce que l’intellect perçoit de la
substance comme constituant son essence ». Le terme « essence » n’est
pas explicitement défini, mais, compte tenu de l’usage qui en est fait
dans d’autres parties du texte, le discours se peut formaliser en
considérer un second ensemble A dont les éléments sont des entités primitives dénommées « attributs », représentées par les symboles a,b,c etc.. À toute substance S on doit penser à associer un sous-ensemble de A dont les éléments sont dits « attributs de S », et ce sous-ensemble définit (provisoirement) « l’essence » de la substance S.
Pour poursuivre l’analyse de la définition Dl, on
doit comprendre ce que Spinoza entend par « infini ». Il se déduit de
la définition préliminaire de « fini en son genre » : « on dit finie en
son genre, une chose qui peut être limitée par une autre de même nature.
Par exemple, un corps est dit fini parce que nous en concevons toujours
un autre plus grand… » Il est clair que, dans notre langage, si la
« chose » est un ensemble dont les éléments jouissent de certaines
propriétés qui en déterminent la « nature », pour Spinoza (mais non dans
le sens moderne), l’ensemble est fini s’il est partie propre d’un ensemble de même nature[10]. Par conversion, au sens spinoziste, l’ensemble se devrait entendre infini
s’il est « maximal » relativement aux propriétés qui en définissent la
nature, c'est-à-dire s’il n’est partie propre d’aucun ensemble de la
même nature.
La définition Dl considère une « infinité
d’attributs », associés à la substance qu’on veut définir (« Dieu »),
chacun desquels exprime une « essence éternelle et infinie ». Ici par
« attribut », il nous semble qu’on ne peut pas entendre autre chose que
« l’ensemble des attributs qui caractérisent une substance », et la
phrase Dl présuppose que l’ensemble des attributs qui caractérisent une
substance peut inclure des ensembles des attributs caractéristiques
(essence) d’autres substances. À ce point, se présentent deux problèmes
interprétatifs qui relèvent de la structure pour notre proposition de
formalisation :
1) Peut-on caractériser une substance à travers un choix complètement arbitraire de ses attributs ?
2) En
quel sens une nouvelle substance peut-elle être déterminée à partir
d’une autre substance préliminairement assignée, comme le requiert la
définition Dl ?
À la première question, répond négativement
une importante réserve contenue dans l’explication qui suit
immédiatement la définition D dans le texte de Spinioza. L’explication
concerne l’expression « absolument infini », c'est-à-dire la définition
brève Db et contient la phrase :
« mais pour ce qui est absolument infini,
tout ce qui exprime une essence et n’enveloppe aucune négation
appartient à son essence. »
En même temps, il est clair, pour que la
phrase a du sens, que « ce qui exprime une essence » doit pouvoir en
quelque sens « appartenir » à l’essence d’une autre chose,
ce qui nous ramène à la question 2). Mais la réponse négative à la
question 1) est implicite dans la condition « et n’enveloppe aucune
négation », qui dénote des présupposés de compatibilité à respecter dans le fait d’associer à une substance ses attributs.
Pour pouvoir introduire des axiomes qui incluent
des conditions adéquates de compatibilité et pour répondre de manière
précise à la question 2), il convient de raffiner un peu notre schéma en
considérant tout substance S comme un ensemble, associant à chaque élément s de cet ensemble un sous-ensemble de A, et en redéfinissant l’essence de S comme l’ensemble {(s,a)} de tous les couples (s,a) obtenus par la variation de s dans S et de a dans l’ensemble des attributs de s. En termes plus discursifs, les attributs ne sont plus attribués à la substance S mais aux éléments de S, et l’essence de S
est constituée par la totalité des attributs de ses éléments en même
temps que la spécification des éléments qui les possèdent. La « nature »
d’une substance est constituée des attributs communs à tous ses
éléments.
L’unique type de condition de compatibilité qui intéresse notre propos s’impose en adoptant l’axiome suivant : sont donnés en A deux attributs indiqués par les symboles e et e’, respectivement « existence » et « non existence »[11], tels que si e est attribué à un élément d’une substance S, e’ n’est pas attribué au même élément et vice-versa. De manière équivalente, quel que soit l’élément s d’une substance S, les coupes (s,e) et (s,e’) ne peuvent pas ensemble appartenir à l’essence de S.
Dans ce schéma, il est facile de donner une réponse à la question 2). Une substance S se dira la composition de deux substances ou plus S, S’, S’’ … si son essence est l’union des essences de ces substances[12].
Et la possibilité de construire une nouvelle substance à partir de
substances données peut être assurée en adoptant l’axiome suivant :
« pour quelque choix que ce soit d’autant d’éléments de S qu’on le veut, il existe un élément de S qui est la composition des éléments choisis. »[13]
Pour compléter l’analyse de Dl, nous devons
encore nous occuper du terme « éternel », et Spinoza nous en fournit
l’explication suivante : « Par éternité j’entends l’existence elle-même,
en tant qu’elle est conçue comme dérivant nécessairement de la seule
définition d’une chose éternelle. » La première proposition identifie le
terme « éternité » avec le terme « existence », et le reste de la
phrase dit en substance qu’il s’agit d’un concept primitif (que nous
avons déjà introduit dans le schéma formel avec l’introduction de
l’élément e dans l’ensemble A des attributs.)
Nous avons maintenant tous les éléments pour
traduire Dl dans notre langage : toute « substance éternelle et
infinie » est un ensemble qui, parmi les attributs qui en définissent la
nature, comprend l’élément e (existence) et est maximale
relativement aux propriétés qui en définissent la nature. L’union de
tous ces ensembles (« tous » parce qu’un « infini » au sens de Spinoza)
est la substance qu’on veut définir, et qui pour cela émerge associée à
l’ensemble dont les éléments sont tous les éléments, et exclusivement
les éléments, des substances présentes dans le schéma et dont les
éléments possèdent tous l’attribut d’existence.
À la même conception porte la définition brève Db, compte tenu du soulignement qui suit immédiatement la définition D
dans le texte de Spinoza : « Je dis absolument infini, et pas seulement
en son genre », définition implicite de « absolument infini » qui peut
se traduire dans notre langage par « maximale relativement au seul
attribut d’existence », laissant de côté les autres attributs qui
distinguent les « natures » des différentes substances prises en
considération.
L’analyse précédente montre que la définition
spinoziste du terme « Dieu » banalise la démonstration de son existence,
quelle que soit la signification que l’on décide d’attribuer aux termes
primitifs (parmi lesquels le terme « existence »), ou même si ces
termes sont considérés simplement comme symboles privés de
signification. La banalisation demeure si les termes sont interprétés,
comme le fait tacitement Spinoza depuis le début, à travers une
correspondance avec les éléments de l’univers effectif, entendu comme
« la totalité des choses existantes, connues et inconnues, et
l’environnement spatial indéfini dans lequel elles sont accueillies »
et, en ce cas, équivaut à identifier Dieu avec l’univers lui-même
(comprenant les êtres matériels, les êtres vivants, la pensée et les
sentiments avec leurs différentes formes d’expression, les lois de la
nature, etc.).
Mais c’est proprement aux multiples aspects de
l’univers effectif que s’applique pour la plus grande partie
l’entreprise intellectuelle de Spinoza, lequel montre pour la théologie
et la métaphysique un intérêt somme toute rare et même un certain
mépris : en ouverture de ses Pensées métaphysiques, lui si méticuleux quand il le veut, ne gratifie même pas le terme principal caractéristique du titre d’une définition :
« je ne dis rien de la définition de cette
science ni de l’objet qu’elle étudie ; mon intention est simplement
d’expliquer brièvement les questions les plus obscures et qui sont
traitées ici et là par des auteurs dans leurs écrits métaphysiques. »
La part la plus important de l’œuvre spinoziste est exposée dans L’Éthique
(et le choix du titre dénote de manière significative les intérêts
prévalents du philosophe) et elle est aussi développée dans le Traité du perfectionnement de l’intellect et dans le Traité théologico-politique.
La partie proprement théologique de toute l’œuvre se réduit en
substance à pas beaucoup plus que ce nous avons cherché à interpréter
dans cet article, et il est difficile de ne pas y voir une certaine dose
de malice raffinée, un escamotage défensif qui lui permet de parler de tout et d’enseigner l’athéisme en se référant continûment à Dieu.
De même qu’il n’avait pas l’habitude de
« discuter sur les mots », sûrement Spinoza n’attribuait pas une valeur
cognitive indue aux aspects purement formels de la structure du
discours. Son adoption de la présentation more geometrico nous
apparaît surtout comme une manière inessentielle de se conformer à
l’esprit nouveau des temps, un choix de style d’exposition auquel on
reconnaît des mérites, non pas tant pour la découverte de choses
nouvelles que pour la clarification et la vérification de
la cohérence des connaissances déjà acquises. Et ce sont proprement les
buts de clarté et de cohérence qui guident la construction du grandiose
système philosophique de Spinoza qui embrasse la théorie de la
connaissance, les sciences de la nature, la psychologie, l’éthique et la
politique, qui fonde ses racines dans l’Antiquité classique et dans la
tradition juive et chrétienne, qui recueille, justifie et systématise
les conquêtes intellectuelles de l’humanisme et des sciences émergentes,
et apparaît en précurseur des Lumières et du positivisme. Un système
qui, outre qu’il ne laisse aucun espace au surnaturel, à l’occulte, à
quelque forme d’absolutisme et à la conception d’un Dieu anthropomorphe
consciemment impliqué dans les affaires humaines, dénonce – et en
connaissance de cause – les intolérances, les sectarismes et les
fanatismes que cette conception contribue à générer et à alimenter.
(Traduit de l’italien par Denis Collin – traduction revue par l’auteur)
* Cet article a été publié pour la première fois sur le site « Foglio@spinoziano »
[1] Steven Nadler : Spinoza, Bayard éditions/Centurion, 2003
[2] Court Traité, Œuvres I, édition GF-Flammarion, traduction Ch. Appuhn, page 78
[3] En français : Traité de la réforme de l’entendement (trad. Appuhn) ou Traité de l’amendement de l’intellect (traduction B.Pautrat).
[4] Traité de la réforme de l’entendement, §34, traduction Appuhn. Le texte latin dit « sed
cuius existentiae necessitas aut impossibilitas pendet a causis nobis
ignotis, quamdiu ipsius existentiam fingimus ». La traduction Francès
sur laquelle s’appuie l’auteur est plus proche du latin et dit « aussi
longtemps que nous en feignons l’existence ». (NdT)
[5] Pour cette traduction, je propose la correspondance suivante :
- Impossible → dont on peut démontrer la fausseté ;
- nécessaire → dont on peut démontrer la vérité ;
- possible → avec une valeur de vérité non déductible des axiomes adoptés ;
- « ne pas poser l’existence » → « poser l’inexistence » ;
- « tant
qu’on en imagine l’existence par fiction » → « tant que nous n’adoptons
pas des axiomes additionnels qui rendent décidable sa valeur de
vérité »
L’avant-dernière des correspondances est
probablement comprise comme variant par rapport à l’interprétation du
texte latin dans la traduction française que j’ai utilisée. [Remarque
ultérieure de l’auteur, communiquée au traducteur : Je voulais
simplement exprimer la supposition que le texte latin, dont
je ne disposais pas lorsque j’écrivais l’article, admette directement
la traduction « poser l’inexistence » au lieu de « ne pas poser
l’existence », à l’avantage de la cohérence du discours.
Maintenant je suis convaincu que ma supposition était juste, le texte
latin étant : « Rem impossibilem voco, cujus natura <in existendo>
implicat contradictionem, ut ea existat ; necessariam, cujus natura
implicat contradictionem,ut ea non existat ; possibilem,cujus quidem
existentia, ipsa sua natura, non implicat contradictionem, ut existat,
aut non existat, …. »]
[6] Voltaire, Dictionnaire philosophique.
[7] Il s’agit d’un appendice aux Principes de la philosophie de Descartes.
[8]
En d’autres termes, dans la conception spinoziste, l’existence de Dieu
est inhérente la structure formelle du discours, indépendamment de la
sémantique.
[9] Il s’agit essentiellement du langage de la théorie des ensembles, qui dans les considérations qui suivent est considéré comme métalangage,
pour parler de cette partie du langage ordinaire que Spinoza cherche à
rendre suffisamment précise pour pouvoir y construire des déductions
logiques.
[10] C'est-à-dire s’il en est un sous-ensemble distinct de l’ensemble lui-même.
[11]
Il s’agit de termes purement conventionnels auxquels, pour l’instant,
on n’attribue aucune signification particulière, choisis seulement en
vue d’une suivante et pour notre propos inessentielle interprétation du
formalisme.
[12] Nous avons défini les essences comme des ensembles et ici « union » est entendu au sens de la théorie des ensembles.
[13] Axiome en rien restrictif parce que s’il n’est satisfait, on peut toujours penser à élargir S de manière à construire un nouveau système qui le satisfasse.
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