Dans L'avenir de la nature humaine, un ouvrage composée de plusieurs conférences; Habermas se livre à un exercice de philosophie appliquée autour des questions posées par les nouveaux développements des biotechnologies. Pour ceux qui l'auraient oubliée, son inspiration kantienne est manifeste et il en déploie rigoureusement toutes les conséquences. Au moment où toutes les barrières éthiques traditionnelles semblent brisées les unes après les autres devant les progrès des bio-technologies et les espérances médicales dont elles nous bercent, Habermas met en évidence la naissance d'un nouvel eugénisme, un eugénisme libéral, à l'opposé des méthodes barbares des nazis, mais un eugénisme qui commence à avoir les moyens de ses ambitions. Si la technique nous permet de corriger, dès la conception, tous les " défauts " dont nous héritons naturellement, inévitablement apparaîtra un humain-type, conforme aux normes de qualité " zéro défaut " et du coup les parents qui n'auraient pas pris la peine de se préoccuper de la qualité de leur produit apparaîtront comme des parents indignes et les vies des individus non conformes à la norme seront considérées comme des vies de moindre valeur. A l'évidence les analyses d'Habermas nous ramènent directement aux questions épineuses qui ont été soulevées en France en 2001 avec le fameux "arrêt Perruche".
Habermas est confronté à un adversaire de taille: l'utilitarisme qui domine très largement la réflexion en bioéthique. De quel droit s'opposerait-on aux manipulations génétiques qui permettraient la naissance d'un enfant débarrassé des handicaps génétiques que ses parents lui auraient légués en se contentant de procréer selon la méthode naturelle. Plus personne (ou presque) ne proteste contre la vaccination. Pourquoi s'interdirait-on d'intervenir plus en amont? Habermas montre la différence: ce qui est en cause, ce n'est plus la guérison " post festum " de maladies ou l'intervention préventive sur un sujet dont les caractéristiques génétiques sont fondamentalement dues au hasard ou, en tout cas, sont indépendantes du projet et de la volonté de quiconque. Ce qui s'annonce est d'un tout autre ordre. Il s'agit d'une transformation radicale du rapport de l'homme à sa descendance. Loin de se limiter à la procréation, il se transformerait en véritable " fabricant ", l'enfant deviendrait le simple résultat d'un projet parental auquel il faudrait le comparer, comme nous comparons la réalisation de la maison au projet de l'architecte. L'enfant né du calcul et des combinaisons de la génétique ne serait plus dans le regard de ses parents et dans le sien propre une personne autonome au sens de Kant. Le livre se conclut par cette question: " Est-ce que le premier homme qui déterminera dans son être naturel un autre homme selon son bon vouloir ne détruira pas également ces libertés égales qui existent parmi les égaux de naissance afin que soit garantie leur différence? "
On est donc bien au-delà du débat piégé sur la clonage, où les condamnations horrifiées du clonage reproductif servent de leurre derrière lequel s'avancent les partisans du clonage thérapeutique, c'est-à-dire à brève échéance de la procréation programmée selon les méthodes de l'élevage ou de l'industrie modernes.
Un regret : le livre de Habermas fait partie d'une discussion et il répond à certains auteurs, notamment américains, comme Dworkin ou Nagel, mais nous n'avons pas accès en français aux textes critiqués par Habermas. Peut-être des éditeurs nous permettront-ils d'accéder facilement aux derniers ouvrages de ces auteurs...