L'avenir de la nature humaine par Jürgen Habermas. (Traduit de l'allemand par Christian Bouchindhomme. Gallimard, 2002, " nrf essais ")
Dans L'avenir de la nature humaine,
un ouvrage composée de plusieurs conférences; Habermas se livre à un
exercice de philosophie appliquée autour des questions posées par les
nouveaux développements des biotechnologies. Pour ceux qui l'auraient
oubliée, son inspiration kantienne est manifeste et il en déploie
rigoureusement toutes les conséquences. Au moment où toutes les
barrières éthiques traditionnelles semblent brisées les unes après les
autres devant les progrès des bio-technologies et les espérances
médicales dont elles nous bercent, Habermas met en évidence la naissance
d'un nouvel eugénisme, un eugénisme libéral, à l'opposé des méthodes
barbares des nazis, mais un eugénisme qui commence à avoir les moyens de
ses ambitions. Si la technique nous permet de corriger, dès la
conception, tous les " défauts " dont nous héritons naturellement,
inévitablement apparaîtra un humain-type, conforme aux normes de qualité
" zéro défaut " et du coup les parents qui n'auraient pas pris la peine
de se préoccuper de la qualité de leur produit apparaîtront comme des
parents indignes et les vies des individus non conformes à la norme
seront considérées comme des vies de moindre valeur. A l'évidence les
analyses d'Habermas nous ramènent directement aux questions épineuses
qui ont été soulevées en France en 2001 avec le fameux "arrêt Perruche".
Habermas
est confronté à un adversaire de taille: l'utilitarisme qui domine très
largement la réflexion en bioéthique. De quel droit s'opposerait-on aux
manipulations génétiques qui permettraient la naissance d'un enfant
débarrassé des handicaps génétiques que ses parents lui auraient légués
en se contentant de procréer selon la méthode naturelle. Plus personne
(ou presque) ne proteste contre la vaccination. Pourquoi
s'interdirait-on d'intervenir plus en amont? Habermas montre la
différence: ce qui est en cause, ce n'est plus la guérison " post festum
" de maladies ou l'intervention préventive sur un sujet dont les
caractéristiques génétiques sont fondamentalement dues au hasard ou, en
tout cas, sont indépendantes du projet et de la volonté de quiconque. Ce
qui s'annonce est d'un tout autre ordre. Il s'agit d'une transformation
radicale du rapport de l'homme à sa descendance. Loin de se limiter à
la procréation, il se transformerait en véritable " fabricant ",
l'enfant deviendrait le simple résultat d'un projet parental auquel il
faudrait le comparer, comme nous comparons la réalisation de la maison
au projet de l'architecte. L'enfant né du calcul et des combinaisons de
la génétique ne serait plus dans le regard de ses parents et dans le
sien propre une personne autonome au sens de Kant. Le livre se conclut
par cette question: " Est-ce que le premier homme qui déterminera dans
son être naturel un autre homme selon son bon vouloir ne détruira pas
également ces libertés égales qui existent parmi les égaux de naissance
afin que soit garantie leur différence? "
On est
donc bien au-delà du débat piégé sur la clonage, où les condamnations
horrifiées du clonage reproductif servent de leurre derrière lequel
s'avancent les partisans du clonage thérapeutique, c'est-à-dire à brève
échéance de la procréation programmée selon les méthodes de l'élevage ou
de l'industrie modernes.
Un
regret : le livre de Habermas fait partie d'une discussion et il répond à
certains auteurs, notamment américains, comme Dworkin ou Nagel, mais
nous n'avons pas accès en français aux textes critiqués par Habermas.
Peut-être des éditeurs nous permettront-ils d'accéder facilement aux
derniers ouvrages de ces auteurs...
par Denis Collin
dans la rubrique Bibliothèque, le Mardi 15 Mars 2005,
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