dimanche 17 avril 2016

«Justice» de Michael Sandel

On peut écrire un vrai livre de philosophie accessible à toute personne sachant lire sans galvauder la pensée. Bref on peut être un philosophe « populaire » comme Michael J. Sandel et on n’est pas obligé d’être un onfray. Justice est une excellente introduction aux questions philosophiques de la justice. En bon professeur Sandel examine les grandes catégories de doctrines qui peuvent prétendre répondre à la question de la nature de la justice. L’utilitarisme de Bentham autant que l’utilitarisme dans sa version plus sophistiquée - celle de Suart Mill – est exposé et réfuté avec vigueur. La maximisation du bonheur du plus grand nombre ne peut en aucun cas être un principe de justice. Sandel examine ensuite la thèse libertarienne défendue tant par Milton Friedmann que par Robert Nozick. Non seulement il montre que cette thèse conduit à des absurdités – en quelque sorte, elle s’auto-réfute – mais surtout il en met à jour le fondement ultime : l’individu serait propriétaire de lui-même, véritable point de jonction entre le néolibéralisme et le gauchisme sociétal, doit-on ajouter. À ces deux grandes écoles, dominantes aujourd’hui, notamment dans le monde anglo-saxon, Sandel oppose la conception kantienne de la liberté dont il souligne la grandeur morale. Cependant, la morale de Kant souffre de son abstraction. Sandel discute longuement la question du « droit de mentir » et, tout en appliquant le principe de charité qui refuse de prêter à Kant des thèses absurdes, souligne les contradictions de l’impératif catégorique. Sur la plan de la théorie du droit, Kant suppose un contrat social imaginaire que Rawls va essayer de préciser dans la Théorie de la justice en faisant reposer les principes de justice sur l’expérience de pensée du « voile d’ignorance » dont les individus sont censés consentir aux principes d’égalité liberté pour tous et différence. Ce qui ne convient pas dans les thèses de Kant et de Rawls, c’est d’une part qu’elles cherchent un principe unique dont on pourrait dériver des réponses à toutes les questions qui se posent philosophie politique et, d’autre part, qu’elles affirment une priorité du juste sur le bien étrangère à toute idée de la recherche de la vie bonne. Si Sandel rend justice – c’est le cas de le dire – à Kant et Rawls, il défend, pour sa part, une conception aristotélicienne ou plutôt néo-aristotélicienne qui refuse de séparer la justice des finalités de nos actes, c’est-à-dire de la recherche de la vie bonne. On appréciera tout particulièrement les longs développements qu’ils consacrent à ce que nous devons à la communauté politique à laquelle nous appartenons, avec toutes les conséquences qu’on en peut tirer sur les questions épineuses de notre époque (mariage gay et service civique ou encore mères porteuses). Il rappelle avec Aristote que « la finalité de la politique ne consiste en rien de moins que de permettre aux gens de développer leurs capacités et leurs vertus proprement humaines – de délibérer à propos du bien commun, de former leur jugement pratique, de prendre part au gouvernement autonome, de se soucier du sort de la communauté considérée comme un tout. » (p. 284) Sandel se situe lui-même dans la proximité d’Alasdair MacIntyre, donnant la priorité à l’ethos communautaire sur les conceptions d’une justice indifférente aux valeurs et aux conceptions compréhensives du bien.
Au total, un livre qui se lit d’une traite, appuyé sur de nombreux exemples tirés de l’imagination de l’auteur, mais aussi et surtout de l’histoire récente. À conseiller à tous, sans retenue.
Michael J. Sandel, Justice, 2009, traduction française de Patrick Savidan, Albin Michel, 2016.

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