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jeudi 28 décembre 2023

La tête à l'envers

 Jean-Marie Nicolle, La tête à l’envers. Essai sur les inversions, éditions Ipagine, 2023, 160 pages.


Agrégé de philosophie et docteur, spécialiste des écrits mathématiques de Nicolas de Cues (le fameux auteur de La docte ignorance), féru d’informatique et connaisseur éclairé de la psychanalyse, de Freud à Lacan, Jean-Marie Nicolle nous livre ici quelque chose qui commence comme une sorte de psycho-philosophie de la vie quotidienne pour aller, par les degrés requis, vers les spéculations de la métaphysique, celles de Kant et de Hegel, notamment. Nous avons donc d’abord une analytique de l’inversion puis une dialectique.


dimanche 4 juin 2023

Le « biocentrisme », la perspective marxiste

 

par Carlos X. Blanco

On parle souvent aujourd’hui de « biocentrisme » et on en parle trop dans les milieux intellectuels et politiques qui se réclament, d’une manière ou d’une autre, des héritiers du marxisme. Il est temps d’élever la voix. Nous, marxistes, sommes — et ne pouvons cesser d’être - anthropocentristes. L’homme est au centre du « tout », et il n’y a pas ici d’autre ontologie possible pour qui se réclame du marxisme et se bat pour une stratégie anticapitaliste internationale.

Le monde lui-même, aussi grand soit-il, est d’une certaine manière le produit de la praxis humaine. Le monde est le monde en tant que monde connu. Il n’est pas étranger au marxisme, et certainement apparenté à l’idéalisme allemand, de voir que l’univers dans son ensemble est un produit, un résultat temporaire (toujours extensible et révisable) des opérations humaines.

Les opérations humaines spécialisées de la science et de la technologie constituent la sphère des relations que, depuis de nombreuses années, j’appelle « relations enveloppantes ». L’homme, en tant que microcosme ou sous-système de la nature, se limite le plus souvent à observer — avec une objectivité croissante — ce qu’est l’environnement, entendant par environnement l’ensemble des objets et des structures « parmi lesquels » se déroule notre vie opérationnelle. L’explosion d’une supernova, les échos du big bang, la dérive des continents, l’évolution des espèces, sont autant de processus et de relations dans lesquels notre vie opérationnelle n’est guère plus que théorique, contemplative : il y a la praxis, car tout dans l’homme est praxis, mais une praxis qui ne vise qu’à constater.

La science que l’homme a déployée plus récemment, au moins depuis les grandes révolutions du XIXe siècle, a pris une direction beaucoup plus transformatrice. C’est une science qui a eu un impact sur l’autre type de relations que notre espèce établit épistémiquement : des relations qui ne sont pas enveloppantes, mais opérables. Ce sont les types de relations entre objets par lesquelles les objets eux-mêmes et les systèmes qu’ils forment sont « sérieusement » altérés, mutés dans leur essence. C’est là qu’interviennent les progrès spectaculaires du génie génétique, de l’agro-ingénierie, de la manipulation mentale de masse et de tant d’autres.

Alors que nous nous considérions comme des microcosmes, des sous-systèmes de la nature, nous sommes devenus les moteurs et les transformateurs de cette même nature, les architectes de l’ontologie globale elle-même. L’homme est le démiurge, car il réussit à balayer le domaine des relations enveloppantes par des relations opérables. À la limite (dans un nombre inconnu de siècles), l’homme englobera tellement de choses en termes de rayon et de profondeur de ce qu’il peut transformer, que la nature elle-même, en tant qu’idée (ontologique), finira par perdre tout son sens.

Il me semble que lorsque Marx parlait du « côté actif de l’idéalisme », le philosophe révolutionnaire se plaçait lui-même du côté de l’idéalisme. Déjà, le simple fait de constituer des relations enveloppantes (Kant : « le ciel étoilé au-dessus de moi ») est un début, un degré de base de la tendance anthropologique — alimentée par le mode de production capitaliste — à transformer de telles relations en relations opérables. Il n’y a pas de contemplation sans praxis, et la différence est que la contemplation (theoria) n’aboutit pas à des transformations majeures des systèmes objectifs (il est impossible d’arrêter l’explosion d’une supernova ou la dérive d’un continent), à court et moyen terme, mais à long terme et de manière collatérale.

Je ne suis pas du tout d’accord avec les visions « biocentriques » qui dominent l’écosocialisme d’aujourd’hui. Même ceux qui semblent avoir une approche plus scientifique et rationnelle font trop de concessions au mysticisme et, perdant l’anthropocentrisme, s’orientent vers l’hypothèse Gaia, l’écologie profonde (avec des racines ésotériques et idéalistes, voire fascistes), le New Âge....

Ne nous y trompons pas. La vie, sans la conscience anthropologique de ce qu’est la vie, n’aurait pas de sens dans l’univers. À notre connaissance, seul l’homme donne de la valeur aux objets, il donne de la valeur à la vie et la met au centre. Toute pensée biocentrique est fondamentalement anthropocentrique, mais elle est mal dissimulée ou a des intentions obscures. La belle vie d’un arbre, d’un animal domestique, de la flore et de la faune sauvages, etc. est une vie précieuse « pour moi », par analogie avec ma propre vie en tant qu’être humain rationnel et conscient. Un être humain rationnel et conscient qui, par la praxis (encore la praxis), c’est-à-dire par l’étude ou l’éducation, a appris à valoriser d’autres vies analogues à la sienne. Je valorise l’arbre, l’animal domestique, la réserve naturelle, le paysage vierge de toute industrie, parce que je me valorise moi-même, membre de la seule espèce terrestre capable d’une praxis respectueuse de la nature, capable de la jardiner et de ne pas l’épuiser. L’homme peut être un jardinier — toujours en train de tailler, de faucher, de transformer — ou un pirate de la nature. Mais il ne peut pas être « une créature comme les autres ».

Mettre la nature en danger et la piller brutalement sont les deux faces d’une même médaille. Elles sont le produit de la conscience malheureuse créée par le mode de production capitaliste. Des dualités similaires dans d’autres sphères « identitaires » cachent ou aliènent les objectifs de la lutte des travailleurs. Par exemple, le dénigrement des femmes, leur objectivation et leur animalisation croissantes (visibles dans les vêtements et dans les déformations visibles dans la publicité) vont de pair, du moins en Occident, avec le discours stupide de l’« empowerment ». Dans la pensée écologiste, qui est largement antimarxiste, la même fausse conscience est détectable. Labels verts, scooters électriques, alimentation végétalienne, « conscience holistique » et bureaucratie sans fin sur les « études d’impact environnemental »… Tout ce que vous voulez, mais la détérioration de la planète et le laminage des fondements existentiels de notre espèce sont des faits qui se poursuivent, sans relâche.

Je crois que toutes les questions concernant l’environnement et la détérioration de la planète sont inséparables de l’autre grande détérioration : la grande détérioration de l’espèce humaine. Le capitalisme est un mode de production qui exige la dégradation anthropologique, il exige même sa mutation et sa compartimentation en différents quanta qui peuvent être lancés sur le marché, des sous-parties de ce que nous appelions la « personne ».

Le socialisme, qui a un fort noyau marxiste, ne peut pas placer l’être humain à la périphérie ontologique. Il doit se présenter comme le véritable anthropocentrisme qui vise à l’émancipation de l’espèce, en faisant de ses « relations opératoires » des relations de jardinage et non de tonte. Pour cela, il est essentiel de ne jamais perdre la perspective de classe. Les classes populaires ne doivent pas être dupes de l’environnementalisme mystique ou de l’environnementalisme technocratique. Les classes populaires doivent se réapproprier les espaces naturels et acquérir la capacité opérationnelle de les transformer humainement, non de se diluer dans l’animalité ou le végétal.

vendredi 31 mars 2023

Les hommes habitent ils le même espace?

Si nous prenons le verbe habiter dans un sens très lâche, il va de soi que les hommes habitent le même espace : être localisé, c’est le propre de tous les êtres, au moins les êtres tangibles qui constituent la réalité matérielle. Être localisé, c’est avoir des coordonnées spatiales (ou spatio-temporelles), coordonnées que l’on peut définir à partir d’un repère convenablement choisi. C’est aussi être localisé l’un par rapport à l’autre : si mon voisin est voisin, c’est bien parce que nous sommes dans le même espace qui constitue alors le rapport de l’un à l’autre.

On peut cependant prendre le verbe habiter dans le sens plus précis du terme : habiter, c’est avoir son habitus, sa demeure habituelle et, donc, entretenir un certain type de rapports permanents avec les êtres et les choses environnantes. L’habiter renverrait alors un espace familier dont on voit clairement qu’il n’est pas le même pour tous, mais possède des structures particulières, déterminées dans chaque cas. Il n’y aurait alors pas un espace commun mais des espaces qui sépareraient les hommes.

Enfin, on peut s’interroger sur le même ! Si Paul et Pierre portent la même cravate, cela peut s’entendre de deux manières : soit Paul prête sa cravate à Pierre qui porte donc la cravate de Paul ; soit Paul et Pierre portent des cravates identiques. On pourrait alors se demander si les hommes habitent un espace commun ou des espaces différents mais semblables quant à leur structure.

1) Les hommes habitent tous le même espace, car il n’y a qu’un espace habitable par les hommes

Si nous partons d’une conception objective de l’espace, il n’y a qu’un seul espace et on ne voit pas bien où les hommes pourraient habiter ailleurs que dans cet espace. Si en géométrie, nous dessinons deux volumes distincts, ils occupent chacun une position de l’espace, ils forment un découpage de l’espace, mais ce qui est présupposé, c’est qu’ils appartiennent bien au même espace. S’ils appartenaient à deux espaces différents, ils n’auraient rien de commun et ne pourraient être représentés sur la même feuille de dessin.

Même si nous imaginons que des hommes vivent dans une station orbitale, ils habiteraient non pas sur Terre, mais dans l’espace, mais ce serait pourtant dans le même espace du point de vue tant physique que mathématique. Chacun aurait une perception différente de l’espace, chacun aurait des dispositions particulières, des possibilités ouvertes différentes, mais toutes pourraient être situées à partir des mêmes repères. Il y a un espace commun au sens où nous pouvons mesurer les distances entre les lieux. Habiter à Paris ou à Rouen, c’est habiter dans le même espace, puisque nous connaissons la distance entre Paris et Rouen et que nous pouvons envisager les moyens nécessaires pour passer d’un lieu à l’autre. Il en irait de même si une colonie humaine était établie sur mars ou ailleurs dans la galaxie. L’impossibilité physique (à horizon humain prévisible) que nous ne puissions pas habiter d’autres planètes, voire des exoplanètes, ne modifie en rien le concept d’espace dans lequel nous pouvons nous situer au moins par une expérience de pensée.

Délaissons maintenant l’espace de la physique et ses représentations mathématiques et revenons sur Terre. Les humains habitent la Terre, celle-ci est comme le dit Husserl le sol originaire, l’archè-Terre. Notre sol originaire est la planète et, sous l’angle le plus général, nous l’habitons tous en semblable façon : nous nous tenons debout, notre regard se porte jusqu’à l’horizon, notre appréhension perceptive de l’espace dans lequel nous visons est la même – déterminée par nos caractéristiques physiques (physiologie du cerveau, etc.). Comme nous constituons l’espace à partir de ce sol originaire, cette Terre qui ne se meut pas, pour reprendre encore l’expression paradoxale de Husserl, si nous ne percevons pas tous l’espace qui nous environne de la même manière, si l’espace de celui qui vit dans une tour d’une ville ultra-moderne et celui du chasseur-cueilleur sont apparemment bien différents, nous pouvons admettre néanmoins que nos deux personnages perçoivent le même espace ou au moins des espaces fondamentalement identiques. Si nous admettons la thèse de la diffusion de l’homo sapiens à partir d’une origine africaine unique (thèse dite de l’Ève africaine), les hommes habitent bien la Terre, des régions tropicales jusqu’aux régions arctiques, des déserts des Touaregs au « Croissant fertile » ou aux rizières de l’Asie. Même si nous faisons remonter un peu plus haut l’origine de l’humanité, entre -2 millions d’années et -1 million d’années, cela ne change rien. Le genre « homo », quelque soit son point de départ, peuple la Terre, la parcours (à pied!), s’y établi et transforme son environnement – il passe d’une sommaire cabane à l’igloo – et ne semble lien à aucun terroir en particulier.

En dehors de cet espace au moins virtuellement habitable par les hommes, il n’y a rien, sauf peut-être un espace habité par les dieux, un espace hors de l’espace, un espace où loger les saints et un autre pour l’enfer... Mais ces suppositions excèdent de loin ce que la raison peut penser.

2) Qu’il existe cependant une pluralité d’espaces

On pourrait penser cette unicité de l’espace comme l’espace de l’hominisation. La station verticale, la vue binoculaire particulièrement précise, les mains dégagées des tâches de la locomotion et devenues le premier outil de l’homme, la disposition générale du corps, tous ces traits propres au genre humain – traits historiquement apparus au terme d’un long processus – permettent d’expliquer pourquoi les hommes vivent bien dans le même espace. Les chauves-souris, les dauphins ou les chiens ont sans doute une perception de l’espace radicalement différente de la nôtre, mais contrairement à ce qu’affirmait Montaigne, les différences d’homme à homme sont minimes et presque négligeables par comparaison avec le fossé qui sépare les hommes des bêtes.

Car l’homme ne contente pas d’une perception de l’espace adaptée à sa morphologie et aux dispositions de son corps et de son cerveau, il développe son esprit dans une interaction permanente avec son milieu. On peut même dire que l’esprit humain a son lieu propre dans cette interaction ainsi que le soutient Tetsuya Kono en prolongeant la réflexion ouverte par Gibbson avec sa théorie des « affordances ». L’environnement est d’abord perçu en fonction des possibilités d’action qu’il offre et du même coup nos conceptions de l’espace se modifient avec ces possibilités d’action et en résultat des actions réalisées. Pour parler comme André Leroi-Gourhan, l’hominisation ouvre la voie au processus d’anthropisation, c’est-à-dire au développement technique. Avec l’invention de l’outil une transformation radicale s’effectue. Comme le dit Marx : « Le moyen de travail est une chose ou un ensemble de choses que l’homme interpose entre lui et l’objet de son travail comme conducteurs de son action. Il se sert des propriétés mécaniques, physiques, chimiques de certaines choses pour les faire agir comme forces sur d’autres choses, conformément à son but. […]  le travailleur s’empare immédiatement, non pas de l’objet, mais du moyen de son travail. Il convertit ainsi les choses extérieures en organes de sa propre activité, organes qu’il ajoute aux siens de manière à allonger, en dépit de la Bible, sa stature naturelle. […] » (Marx, Le Capital, livre I, section III, chap. 7). Ce processus d’anthropisation s’accompagne et accompagne le développement cérébral de l’homme (développement du néo-cortex, ou de ce que Mac Lean appelle « cerveau associatif »), développement fondamentalement marqué par les capacités de symbolisation.

Le développement des techniques modifie l’espace parce qu’il en démultiplie les possibilités et y attache des représentations nouvelles. L’homme imprime dans la nature sa propre marque, pour lui arracher son caractère étranger et s’y reconnaître lui-même, ainsi que l’analyse avec une grande pertinence Hegel (voir l’introduction aux Leçons sur l’esthétique). Par ce processus, nous pouvons dire que les hommes modèlent ou même produisent leur propre espace et, donc, construisent des espaces particuliers. Le concept d’écoumène, développé par le géographe Augustin Berque (qui a repris le terme à Strabon), conviendrait pour rendre compte de cette diversité des espaces humains. Si l’écoumène désigne l’homme dans son environnement, et si nous ne réduisons pas l’environnement à la biosphère dans une vision trop strictement écologique, il apparaît que les communautés humaines, enracinées dans leurs « lieux propres », produisent chacune leur propre espace. Ces espaces, tous particuliers, tous déterminés par les conditions du milieu environnement mais aussi par les diverses formes de l’imaginaire radical des hommes comprennent les conditions naturelles d’existence : le « croissant fertile » et le désert du Kalahari conditionnent des communautés bien différentes, des rapports à l’espace extérieur, des croyances complètement différentes. Les inventions techniques modifient cet environnement : la maîtrise de l’eau dans les « sociétés hydrauliques » (voir Marx et Wittfogel sur le Despotisme oriental) modèle les paysages autant que les rapports sociaux et la culture. Ces inventions techniques ne dépendent pas de l’intelligence, partout également répandue, mais des possibilités offertes par l’environnement naturel et des rapports sociaux déjà existant. Il y a encore quelque chose qui semble radicalement contingent, ce que Cornélius Castériadis nomme « institution imaginaire de la société » : après coup, on trouvera toujours des rapports de causalité entre le milieu naturel, le développement social et technique et les formes culturelles, le développement d’un espace symbolique. Mais rien dans ces facteurs structurels ne peut expliquer causalement l’invention de la religion monothéiste des Hébreux qui invente un Dieu transcendant au monde, un Dieu qu’on ne peut qu’invoquer intérieurement mais jamais rencontrer dans l’espace des hommes, ni sur le mont Olympe, ni dans l’esprit de la forêt ou de la montagne...

Avec le concept d’écoumène nous avons un espace qui n’est ni objectif (ce n’est pas l’espace contemplé en quelque sorte de l’extérieur, un espace sous l’œil de Dieu), ni un espace subjectif, mais un espace qui se constitue dans l’interaction du sujet et de son milieu, dans la triple dimension de la biosphère, de la technique et de l’ordre symbolique. Sous cet angle, les hommes habitent bien des espaces différents, des espaces écouménaux distincts – ainsi la forêt sauvage ne l’est-elle que pour les hommes qui habitent en dehors de la forêt et la tiennent pour le contrepoint naturel de l’espace humain alors qu’elle est tout sauf sauvage pour les populations qui vivent dans la forêt.

3) qu’il y a pourtant un espace commun, au moins potentiel

Si les hommes semblent habiter des espaces séparés, il reste qu’appartenant tous au genre humain, étant des « êtres génériques » (Gattungswesen) comme le dit Marx, ils ne peuvent vivre que dans un espace commun, fut-il à la fois national et mondial et hiérarchisé.

Au niveau le plus immédiat, le commun est institué par le politique. En délimitant un espace sur un territoire donné, le politique crée du commun. Les hommes appartiennent au même espace. c’est un espace lui-même subdivisé (espace public/espace privé) mais cette subdivision se fait dans un cadre unique. L’espace privé n’existe que dans l’espace politique commun.

À un niveau plus élevé, chaque communauté politique doit régler ses rapports avec les autres communautés politiques : délimiter la frontière, régler les questions de la paix et de la guerre, etc. On peut dire qu’il n’y a pas d’espace commun entre la Chine et l’Europe occidentale du Moyen Âge (au moins jusqu’à Marco Polo!), mais il y a un espace commun entre les empires arabes puis l’Empire ottoman et les puissances européennes. Les pays en guerre ont bien un espace commun, c’est celui qu’elles se disputent.

Au niveau supérieur : tout le mouvement historique conduit à une communauté humaine. Le commerce a unifié le monde, conformément aux intuitions de Montesquieu et Kant. Il y a sans doute une mondialisation économique spécifique qui s’est développée au cours des dernières décennies, mais la mondialisation est cours depuis la fin du Moyen Âge. C’est ce processus qui s’est exprimé dans les projets de paix perpétuelle, celui de l’abbé de Saint-Pierre, celui de Rousseau (commentant l’abbé de Saint-Pierre, ou encore celui de Kant. Cet idéal d’une communauté humaine réunifiée peut prendre des formes diverses, soit une sorte d’État mondial ou la grande utopie d’une fédération universelle, soit une forme plus modeste, celle que soutient Kant dans son Projet de Paix perpétuelle, qui envisage la construction d’une société des nations reposant sur trois piliers : la constitution républicaine des États, le « droit des gens », c’est-à-dire le droit de peuples à être souverains sur leur propre territoire, le droit cosmopolitique réduit à l’universelle hospitalité.

Pour Kant, comme pour la plupart des autres philosophes des Lumières, l’unification commerciale du monde, bien que sympathique en elle-même (la recherche du profit n’est pas un mobile moral des plus noble) contraint les hommes à se civiliser – on massacre pas celui avec qui l’on veut commercer – et préfigure l’avènement d’une véritable communauté humaine se partageant l’espace de la Terre. Notre époque est nettement moins optimiste. La mondialisation n’a fait triompher les idéaux moraux de Kant mais ceux du management (cf. Pierre Legendre, Dominium Mundi) dont la volonté de domination totale sur un monde sans frontières nivelle les hommes et les cultures et prétend incarner le grand rêve de fraternité universelle du christianisme dans la gouvernance mondiale des échanges de marchandises et des capitaux. Loin d’être un processus linéaire débouchant sur un avenir radieux, la mondialisation se révèle comme un processus contradictoire qui d’un côté unifie l’espace mondial et de l’autre produit de nouveaux clivages géographiques et sociaux. La tension entre ce qui commun à tous et ce qui divise les hommes ne semblent pas pouvoir être éliminée.

En conclusion, il semble bien que les hommes habitent le même espace, fondamentalement, et cependant, en tant qu’ils ne peuvent vivre que des cultures déterminées, dans des territoires déterminés – on ne peut habiter partout à la fois, sauf si l’on possède le don d’ubiquité ! – ils construisent et reconstruisent des espaces séparés. Une unification artificielle de l’espace de la Terre ne peut que susciter réactions et résistances. Ce qui serait plutôt à chercher, c’est une articulation harmonieuse, autant qu’il est possible entre le global et le local, entre l’espace du genre humain et ceux des cultures particulières.

mercredi 22 mars 2023

La parole humiliée : Jacques Ellul


Jacques Ellul (1912-1994) est à la fois un sociologue, un professeur d’histoire du droit et un théologien protestant. Il fait partie de ces penseurs qui se sont mis en partie à l’école de Marx tout en refusant toujours le marxisme considéré comme une idéologie. Sa position politique pourrait se qualifier comme « anarchisme chrétien ». Il puise dans le message du Christ une inspiration révolutionnaire opposée à toute domination et notamment à l’État. Ellul est surtout connu pour sa critique radicale de la technique. Pour lui la technique est l’essence même du monde moderne. C’est elle qui produit le capitalisme. Les thèses de Ellul sur la technique sont parfois contestables, mais toujours stimulantes. Il a également consacré de nombreux travaux à la propagande et au conditionnement des consciences qu’elle produit.

Son ouvrage La parole humiliée (éditions du Seuil, 1981) porte sur la « capture » de la parole dans le monde moderne, sa dévalorisation en des temps d’irresponsabilité où règne le « parler pour ne rien dire ».

Ellul part de la racine des problèmes : la distinction et l’opposition entre voir et entendre.

Cette distinction/opposition va nous permettre de comprendre comment le triomphe de la technique « humilie » la parole au profit de l’image.

La vue est d’abord liée à l’action :

La vue m’assure la possession du monde et le constitue en « univers-pour-moi ». Le visuel me donne la possibilité de l’action. (21)

La main ne suffit pas. Ce qui rend possible l’opération technique, c’est la vue. Reprenant Spengler il affirme que « la vue de l’homme engage la technique » (22). Ouvrant à la maîtrise du monde, la vue le pose en même temps comme insupportable. Les récits les plus horribles peuvent être entendus, les images sont insupportables. « Le réel appréhendé par la vue est toujours insupportable. Même la beauté vue. » (24)

L’ouïe est complètement différente. On tourne le regard et on maîtrise ce qui se donne, alors qu’on ne tourne pas les oreilles ! Les images sont organisées par la vue, pas les sons qui nous parviennent sans ordre et parfois se contredisent. Le domaine des sons est le temporel et non l’étendue. La Parole est le son par excellence. Elle est ce qui différencie l’homme. La vue pose l’homme comme un être vivant parmi les vivants, elle l’emprisonne dans ce monde qu’elle veut dominer.

Avec la parole entendue, l’homme devient qualitativement différent de tout autre, pour l’homme. (26)

Ellul note ce paradoxe apparent. Culturellement l’auditif est moins élaboré que la vue. Il ne permet pas un univers construit, mais en même temps c’est par lui que paraît ce qu’il y a de plus riche, de plus universalisant dans une culture, la parole ! La vue fige les choses, elles sont là à ma disposition, alors que le son en général et la parole en particulier sont pris dans le flux temporel, condamnés à disparaître dans le néant. Mais c’est pour cette raison que la parole est essentiellement présence. Elle est vie.

Deux remarques s’imposent :

1) La parole suppose une oreille ! Elle est toujours dite à quelqu’un. Elle implique la reconnaissance de l’autre qui est mon semblable et différence. Identité et différence ou encore identité de l’identité et de la différence. Ellul aurait s’exprimer en langage hégélien.

2) Si je parle, c’est parce que j’ai quelque chose à dire ! « La parole ne s’engendre pas de rien » (30)

Et elle ne cesse de s’engendrer : je reprends la parole pour redonner la parole. Et cette parole est toujours ambiguë, toujours à interpréter et à réinterpréter. Pour Ellul, c’est pure folie que de vouloir réduire la parole à une algèbre.

La parole nous introduit véritablement dans le temps. Le son est temporel et non spatial, on l’a déjà dit. La matière première de la musique est, si l’on peut dire le temps. Mais la parole ne se contente d’être dans le temps, il nous y introduit. Le passé n’est plus et c’est seulement par la parole qu’il peut être rendu présent (on raconte des histoires) et le futur n’est pas encore et seule la parole peut le rendre présent (c’est, par exemple, l’utopie). La parole porte l’homme au-delà du présent immédiat, au-delà du fait brut et incompréhensible. Et de ce point de vue la parole est toujours un exercice de liberté.

Au contraire l’image est toujours conformité à la doxa dominante (43). « Seule la parole trouble et perturbe les jeux ». (43)

Pour Ellul toutes ces oppositions en recouvrent une bien plus fondamentale encore, l’opposition entre vérité et réalité. La vue nous livre la réalité, ce qui se présente ici et maintenant, sans au-delà. Et notre époque confond vérité et réalité. n’est vrai que ce qui est réel !

La parole est seule relative à la Vérité. L’image est seulement relative à la réalité. (45)

Certes la parole peut aussi avoir très à la réalité. Elle peut être pragmatique. Mais son domaine spécifique est la vérité, alors que l’image ne peut jamais sortir de la réalité. Une remarque en passant concernant Marx – et ici contre les interprétations du marxisme vulgaire :

L’opposition parole-image n’est pas l’opposition idéalisme-matérialisme. L’affirmation de la praxis pour résoudre les problèmes humains, en tant qu’affirmation, est encore du langage. Toute la relation établie par Marx entre praxis et vérité est du langage. La praxis qui est en apparence une action destinée à modifier le réel, l’action qui est seule mesure et limite de la vérité est en définitive initiée, produite par le discours qui en même temps la décrit et la justifie. (48)

L’image peut illustrer mais jamais dire ce qu’est ce qu’elle veut illustrer.

[Remarque : le tableau ne porte donc aucun message de vérité ! Le Guernica de Picasso peut illustrer l’histoire de la guerre d’Espagne mais rien de plus. Et il ne peut l’illustrer qu’en étant accompagné d’un discours (fût-ce seulement le titre de l’œuvre).]

La communication par images ne fonctionner que là où l’on identifie le vrai et le réel. Selon Ellul, c’est cela le propre de la science moderne (ou plus exactement de sa perception commune). Le vrai n’est vrai que lorsque l’expérience est venue le confirmer, lorsqu’on a vu. Au fond, on ne croit que ce que l’on voit. Mais là encore l’image est trompeuse : elle nous fait prendre l’artifice pour le réel.

Si la parole est relative à la Vérité, elle n’est pas toujours vraie ! Mais même la récusation de la parole mensongère se situe au niveau de la parole… Mais le grand mensonge de notre époque se situe ailleurs, dans la prétention de la parole à n’être rien d’autre, rien de plus, que l’évocation du réel. Même la parole la plus pragmatique doit rester ouverte à l’Autre (?). La parole a donc un double usage et elle devient mensongère quand elle récuse cette dualité d’usage.

La science est exacte (ou inexacte) mais pas « vraie » dit Ellul. C’est pourquoi la science a tant recours à l’image où une parole qui se maintient dans la relation du « réel ». Ellul exagère ! Mais c’est la vision de la science grand public, la science telle qu’elle est enseignée dans nos établissements d’enseignement, mais certainement pas la science réelle, en train de se faire, ni la science pensée par les savants (les vrais) ou les philosophes du moins tant qu’ils ont encore un peu de culture scientifique et n’ont pas été complètement contaminés par la pensée-Heidegger et ses sous-produits (notamment ses sous-produits français). Dans une véritable théorie scientifique, l’exactitude n’est pas le point d’arrivée mais le point de départ à partir duquel se construisent ou se modifient des constructions théoriques, des hypothèses à tester, des conséquences à projeter et, en cela le discours scientifique ne reste pas emprisonné dans la relation du réel. En un autre sens, l’exactitude est précisément ce qui remet en question les théories les mieux assurées : on ne peut se contenter d’approximations.

Mais au-delà des exagérations polémiques dont les philosophes se privent rarement, il y a quelque chose d’important que l’on pourrait retenir : la science (au sens des sciences expérimentales modernes) est moins importante dans les vérités qu’elle produit que la philosophie (ou, pour Ellul, la religion chrétienne). On ne devient pas martyr pour une vérité scientifique : Galilée a abjuré sans que cela ne lui pose de véritable problème de conscience. À Ellul, on pourrait faire remarquer que Bruno a refusé d’abjurer et a été brûlé pour ses convictions. Mais les convictions de Bruno sont philosophiques et religieuses (ou plutôt anti-religieuses) et cela a une tout autre portée que de savoir si la terre tourne ou pas.

Il y a dans tout cela, chez Ellul, une dimension religieuse sur laquelle on ne s’attardera pas. L’opposition de l’image et de la parole, c’est l’opposition entre les idoles et la parole divine. Le vrai croyant n’adore pas les images mais se laisse pénétrer de la parole de Dieu !

Le triomphe de l’image

Venons-en maintenant à l’analyse de la société contemporaine. Pour Ellul, c’est une société de la vision triomphante. On pourrait penser ici aux travaux de Régis Debray et au passage de la graphosphère (l’écrit comme transcription de la parole) à la vidéosphère.

Cette société moderne est marquée par l’invasion des images. Ellul renvoie sur ce point à La société du spectacle de Guy Debord. En exergue de ce livre, on trouve un citation de Feuerbach :

Et sans doute notre temps... préfère l’image à la chose, la copie à l’original, la représentation à la réalité, l’apparence à l’être... Ce qui est sacré pour lui, ce n’est que l’illusion, mais ce qui est profane, c’est la vérité. Mieux, le sacré grandit à ses yeux à mesure que décroît la vérité et que l’illusion croît, si bien que le comble de l’illusion est aussi pour lui le comble du sacré. (Feuerbach (Préface à la deuxième édition de L’Essence du christianisme)

Contentons-nous de citer ici les deux premiers paragraphes du livre de Debord :

1 : Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation.
2 : Les images qui se sont détachées de chaque aspect de la vie fusionnent dans un cours commun, où l’unité de cette vie ne peut plus être rétablie. La réalité considérée partiellement se déploie dans sa propre unité générale en tant que pseudo-monde à part, objet de la seule contemplation. La spécialisation des images du monde se retrouve, accomplie, dans le monde de l’image autonomisé, où le mensonger s’est menti à lui même. Le spectacle en général, comme inversion concrète de la vie, est le mouvement autonome du non-vivant.

Debord renvoie cette domination du spectacle (c’est-à-dire de l’image) à la domination en général :

C’est la plus vieille spécialisation sociale, la spécialisation du pouvoir, qui est à la racine du spectacle. Le spectacle est ainsi une activité spécialisée qui parle pour l’ensemble des autres. C’est la représentation diplomatique de la société hiérarchique devant elle-même, où toute autre parole est bannie. Le plus moderne y est aussi le plus archaïque.

Revenons à Ellul. Il montre comment notre monde d’images évacue la réalité au profit de sa représentation et comment l’abondance de paroles et d’écrits s’accompagne d’un fait étrange : la parole perd toute importance.

La photo devient le substitut du vivant, comme l’image constamment. Elle est en même temps l’évacuation d’une relation personnelle, existentielle au monde, la coupure entre soi le milieu, entre soi et l’autre, le moyen de ne pas vive le choc du nouveau, et puis le substitut rêvé d’une fausse réalité, à cette défaillance de vivre. (194)

C’est dans l’image et non dans la parole que s’exprime notre civilisation ! Il y a bien sûr, dans notre société une surabondance de paroles, un flot continu. Les moulins à paroles fonctionnent à rythme soutenu. Mais c’est un flux de paroles qui perd progressivement tout sens. Ellul remarque que le gros titre d’un journal, celui qui s’imprègne dans le cerveau, est en fait une image. La parole est remplacée par des signaux – qu’on pense à la parole vivante remplacée par les « émoticons ». Pourquoi ce triomphe de l’image est le prototype de la communication efficace – un bon dessin vaut mieux qu’un long discours dit-on. On le sait, la littérature ne se met pas en image et la philosophie ne s’explique pas avec des diagrammes (la pensée « Powerpoint » est l’abolition de la pensée).

La puissance de l’image tient précisément en ce qu’elle peut fonctionner comme un signal, indiscutable, automatique, non soumis à l’interprétation. Mais si l’image prend tant de place dans notre civilisation, c’est parce qu’elle est parfaitement adaptée au monde de la technique : la technique fonctionne à l’image : c’est le visuel qui domine (pour monter un objet technique, rien de tel qu’un schéma. Beaucoup mieux qu’un discours ! Dans les appareils actuels, inutile de traduire la notice en 20 langues. Les schémas de montage sont compréhensibles « aussi bien chez les Grecs que chez les Barbares ».

La valeur commune du visuel et de la technique, c’est l’efficacité. L’efficacité de l’image garantit l’efficacité de la technique. D’où le désintérêt pour tout ce qui ne peut rentrer dans la représentation par image :

Et le désintérêt pour la littérature, le désaveu de la philosophie sont le reflet de leur impuissance à se transformer en diagrammes. Même souci de l’efficacité parce que même référence à à la réalité. La vision est de l’ordre du réel, nous l’avons montré, et la technique n’agit que dans ce domaine. Le tangible. Le quantitatif et le dénombrable. Par la technique l’homme agit (et n’agit que) sur les choses. Ensemble présent par sa corporalité et qui constitue la réalité. Il faut même que tout soit chosifié, réifié, pour devenir objet de technique. (240)

On le voit, chez Ellul, la critique de la technique est le fondement de sa critique de la dévalorisation de la parole. On peut trouver qu’il est un peu trop « radical », qu’il va trop loin. Mais il met le doigt sur quelque chose d’essentiel à notre époque : la transformation de toute activité en technique, c’est-à-dire en activité dirigée par des règles et exécutées de procédures définies, procédures qui justement peuvent se mettre en diagrammes.

On pourrait penser que la parole et l’image sont équivalentes. Les images renforcent le pouvoir de la parole (comme dans les livres d’école…) ou elles sont des équivalents : l’image d’un chien peut remplacer le mot chien. Mais ce n’est pas vrai : l’image d’un chien est toujours l’image d’un chien particulier alors que le mot chien renvoie à un concept abstrait, à une « classe » dirait-on mathématique. Mais surtout

Plus généralement, c’est sans doute la capacité qu’a la pensée humaine de prendre pour objet ce qui n’est pas qui en fait la force. Si on y réfléchit bien, un énoncé négatif ou un énoncé conditionnel contrefactuel constituent déjà un petit exploit métaphysique. Au lieu de s’en tenir à ce qui existe et que l’on peut montrer du doigt, la pensée s’ouvre d’un seul coup le champ du possible et de l’impossible et de la détermination de l’indéterminé. (à dire vrai)

Et précisément, de ce point de vue, seule la parole peut exprimer cette capacité que nous avons à penser ce qui n’est pas. Si je montre une image de chien, cela peut à la rigueur vouloir dire « ceci est un chien ». Mais comment montrer une image de « ceci n’est pas un chien ». La pensée par image n’est qu’une pensée rabougrie, appauvrie, aplatie sur le réel immédiat, incapable de représenter les opérations logiques les plus élémentaires.

Dévaluation de la parole

Cette dévaluation de la parole passe selon Ellul par plusieurs phases.

  1. Une dévaluation de fait. Cette dévaluation procède de l’excès de parole, du flux incessant que produisent les médias. Il y a, accompagnant ce phénomène sociologique, sa théorisation dans le structuralisme. La priorité que le structuralisme accorde au synchronique sur le diachronique est en phase avec le triomphe de la pensée par image. Le langage réduit à un jeu de structures est transformé en simple outil technique. C’est encore la technique (l’ordinateur) qui explique l’appauvrissement du langage.

  2. Le mépris du discours. Un mépris que l’on trouve chez les techniciens (efficacité, pas de « baratin ») mais aussi chez les intellectuels. Les « déconstructions » surréalistes et dadaïstes du langage, si elles ont pu paraître libératrices ont finalement laissé un champ de ruines qui n’est pas du tout ce que cherchaient les surréalistes. Mais c’est surtout la linguistique saussurienne qui est dans la ligne de mire d’Ellul. Transformation de la langue en « jeu de signes » dit Ellul. En effet, un peu partout, en philosophie aussi, c’est le signifiant qui devient la chose importante et non le signifié.

  3. La haine de la parole. Ellul s’en prend au nouveau roman, à ces tentatives de construction d’une écriture impersonnelle. « Une sorte de fureur saisit l’intellectuel contre tout ce qui serait à dire » (270). Ellul s’en prend à la revendication folle de ceux qui, d’un certain point de vue, voudraient créer leur propre langage affranchi de toutes les règles « oppressives » (cf. supra). C’est le refus de la « transcendance » de la règle qui seule permet la communication.

vendredi 27 janvier 2023

Quelques bonnes raisons pour laisser le dernier opus de Markus Gabriel sur l'étagère du libraire


Markus Gabriel est un philosophe très connu, pas seulement en Allemagne. Ses livres sont largement traduits. Il est connu pour avoir été, en compagnie de Maurizio Ferreris, un des inventeurs du « nouveau réalisme ». À la différence des « philosophes » médiatiques français qui ne font pas vraiment de philosophie, mais exercent surtout leur talent à la conversation mondaine et à la propagande, Markus Gabriel tente de faire vraiment de la philosophie, en écrivant clairement, et ses premiers ouvrages m’avaient intéressé. Deux ont retenu mon attention, Pourquoi la pensée humaine est inégalable et Pourquoi je ne suis pas mon cerveau, tous publiés chez JC Lattès. J’ai donc acheté sans hésiter N’ayez pas peur de la morale (chez le même éditeur) et là je suis vraiment déçu et même un peu plus. Les intentions de l’auteur sont louables, mais on a presque envie de dire que c’est avec de bonnes intentions que l’on fait de la mauvaise philosophie. La bonne intention : défendre l’objectivité des valeurs morales, indissociables de la démocratie. Markus Gabriel inscrit son propos dans la nécessité de promouvoir de « Nouvelles Lumières » (après le « nouveau réalisme »). Pourquoi pas ? Sur le principe, il n’y a rien à redire. Que les préceptes moraux aient une valeur universelle, c’est le contenu même de la morale (voir à ce sujet le livre, coécrit avec Marie-Pierre Frondziak, La force de la morale). Markus Gabriel nous propose un certain nombre d’arguments logiques, très classiques, tirés de l’arsenal kantien. Où les choses se gâtent, c’est qu’il éprouve le besoin de prendre à tout propos et hors de propos des exemples politiques, les « populistes » étant ses ennemis déclarés. Markus Gabriel en bon élève qu’il est, s’évertue à cocher toutes les cases de penseurs bien-pensants et à classer le monde entre bons et méchants. Mais il évite ainsi les difficultés. Or c’est aux difficultés qu’on l’attend.

Il a beau écrire qu’il n’y a pas vraiment de dilemmes moraux, il n’en apporte pas la preuve. Ainsi il est un défenseur de la tolérance et admet que les tolérants ont le droit de se défendre contre l’intolérance. Mais il ne va pas beaucoup plus loin. C’est pourtant un problème sérieux. Sur d’autres questions, il prend des positions sans intérêt proprement philosophique ou alors il fait passer en contrebande de la camelote « progressiste ». Il considère comme exemplaire du point de vue moral la politique suivie par les principaux gouvernements au moment de l’épidémie de COVID. Il estime même que l’on doit saluer la transparence des négociations menées par les dirigeants politiques. Peut-être en sait-il plus et de manière plus transparente que le commun des mortels sur les liens entre sa compatriote Von der Layen et la société Pfizer. Mais l’auteur soutient que les gouvernements ont su agir de manière éthique, car ils ont mis de côté les intérêts économiques… Le confinement est vu comme un exemple de la capacité à se placer du point de vue d’autrui et, à plusieurs reprises dans la presse, il s’est prononcé pour la vaccination obligatoire. Un autre exemple, minuscule, concerne la discrimination qu’a subie sa fille à la piscine, car une partie de l’établissement était interdite aux enfants… Il en profite pour plaider pour l’abolition des discriminations, dont sont victimes des enfants, prétextant qu’une expérience avait montré que les enfants et les adolescents étaient bien plus prêts à faire « avancer le progrès » que les adultes. Une simple expérience d’enseignant lui aurait pourtant appris combien les enfants et les adolescents sont prompts à se conduire en tyrans et à persécuter les plus faibles. On a aussi droit aux « vexations morales » qu’une « majorité d’hommes blancs âgés inflige aux autres… Bien, toutes les cases, vous dis-je.

L’auteur soutient une anthropologie bisounours. Il prétend que “la plupart des hommes (quelle que soit leur origine) sont horrifiés quand ils assistent à une scène d’une extrême violence physique.” Si cela état vrai, la Gestapo n’aurait pas existé, ni le KGB, ni “l’école française de la torture” qui avait prospéré en Algérie et essaima ensuite en Amérique latine (voir le livre de Marie-Monique Robin, Escadrons de la mort, l’école française, La Découverte). Il s’appuie sur Peter Singer qui aurait, selon lui, exposé des idées importantes quant à l’origine de nos idées morales, omettant de signaler que le même Singer soutient l’avortement postnatal (c’est-à-dire l’infanticide) dès lors qu’on estime que le nouveau-né ne pourra pas vivre une vie qui mérite d’être vécue. Bien qu’il critique les “post-modernes” pour leur relativisme, en réalité, il vient dès que l’occasion se présente leur faire allégeance.

Le “nouveau réalisme moral” (encore un nouveau truc) soutient selon l’auteur une position médiane entre les éthiques purement subjectives (éthiques fondées sur la compassion ou éthiques fondées sur le plaisir) et les éthiques absolument objectives. Elle s’intéresse aux “circonstances réelles” qui ne sont jamais ni purement objectives ni purement subjectives. Cette proposition est un peu de la bouillie pour les chats. L’auteur aurait dit relire Hegel pour comprendre comment articuler objectif et subjectif. L’auteur soutient même que “le progrès des sciences physiques et naturelles, des technologies, nous en a appris davantage (même si nous sommes loin du compte) sur le statut de l’objectivité maximale et de la subjectivité maximale.” Le progrès des sciences peut nous apprendre beaucoup de choses, mais précisément rien sur le statut de l’objectivité. L’objectivité n’est pas un problème dont les sciences de la nature (les sciences de faits) puissent nous apprendre quelque chose…

Arrivé à ce point (j’en suis à la page 190), le livre me tombe des mains. Je suis prêt à reconnaître que je m’étais peut-être un peu emballé sur ses précédents livres. Il faudra revoir tout cela. Mais ce traité de morale peut être abandonné sans remords à la critique rongeuse des souris.

Le 27 janvier 2023

 

 

Vous qui entrez ici, gardez l'espérance...

On ne peut manquer d’être frappé par le paradoxe suivant : les classes moyennes supérieures théoriquement instruites ne cessent de prôner l’...