Si nous prenons le verbe
habiter dans un sens très lâche, il va de soi que les hommes
habitent le même espace : être localisé, c’est le propre de
tous les êtres, au moins les êtres tangibles qui constituent la
réalité matérielle. Être localisé, c’est avoir des coordonnées
spatiales (ou spatio-temporelles), coordonnées que l’on peut
définir à partir d’un repère convenablement choisi. C’est
aussi être localisé l’un par rapport à l’autre : si mon
voisin est voisin, c’est bien parce que nous sommes dans le même
espace qui constitue alors le rapport de l’un à l’autre.
On peut cependant prendre le verbe habiter dans le sens plus
précis du terme : habiter, c’est avoir son habitus, sa
demeure habituelle et, donc, entretenir un certain type de rapports
permanents avec les êtres et les choses environnantes. L’habiter
renverrait alors un espace familier dont on voit clairement qu’il
n’est pas le même pour tous, mais possède des structures
particulières, déterminées dans chaque cas. Il n’y aurait alors
pas un espace commun mais des espaces qui sépareraient les hommes.
Enfin, on peut s’interroger sur le même ! Si Paul et
Pierre portent la même cravate, cela peut s’entendre de deux
manières : soit Paul prête sa cravate à Pierre qui porte donc
la cravate de Paul ; soit Paul et Pierre portent des cravates
identiques. On pourrait alors se demander si les hommes habitent un
espace commun ou des espaces différents mais semblables quant à
leur structure.
1) Les hommes habitent tous le même espace, car
il n’y a qu’un espace habitable par les hommes
Si nous partons d’une conception objective de l’espace, il n’y
a qu’un seul espace et on ne voit pas bien où les hommes
pourraient habiter ailleurs que dans cet espace. Si en géométrie,
nous dessinons deux volumes distincts, ils occupent chacun une
position de l’espace, ils forment un découpage de l’espace, mais
ce qui est présupposé, c’est qu’ils appartiennent bien au même
espace. S’ils appartenaient à deux espaces différents, ils
n’auraient rien de commun et ne pourraient être représentés sur
la même feuille de dessin.
Même si nous imaginons que des hommes vivent dans une station
orbitale, ils habiteraient non pas sur Terre, mais dans l’espace,
mais ce serait pourtant dans le même espace du point de vue tant
physique que mathématique. Chacun aurait une perception différente
de l’espace, chacun aurait des dispositions particulières, des
possibilités ouvertes différentes, mais toutes pourraient être
situées à partir des mêmes repères. Il y a un espace commun au
sens où nous pouvons mesurer les distances entre les lieux. Habiter
à Paris ou à Rouen, c’est habiter dans le même espace, puisque
nous connaissons la distance entre Paris et Rouen et que nous pouvons
envisager les moyens nécessaires pour passer d’un lieu à l’autre.
Il en irait de même si une colonie humaine était établie sur mars
ou ailleurs dans la galaxie. L’impossibilité physique (à horizon
humain prévisible) que nous ne puissions pas habiter d’autres
planètes, voire des exoplanètes, ne modifie en rien le concept
d’espace dans lequel nous pouvons nous situer au moins par une
expérience de pensée.
Délaissons maintenant l’espace de la physique et ses
représentations mathématiques et revenons sur Terre. Les humains
habitent la Terre, celle-ci est comme le dit Husserl le sol
originaire, l’archè-Terre. Notre sol originaire est
la planète et, sous l’angle le plus général, nous l’habitons
tous en semblable façon : nous nous tenons debout, notre regard
se porte jusqu’à l’horizon, notre appréhension perceptive de
l’espace dans lequel nous visons est la même – déterminée par
nos caractéristiques physiques (physiologie du cerveau, etc.). Comme
nous constituons l’espace à partir de ce sol originaire, cette
Terre qui ne se meut pas, pour reprendre encore l’expression
paradoxale de Husserl, si nous ne percevons pas tous l’espace qui
nous environne de la même manière, si l’espace de celui qui vit
dans une tour d’une ville ultra-moderne et celui du
chasseur-cueilleur sont apparemment bien différents, nous pouvons
admettre néanmoins que nos deux personnages perçoivent le même
espace ou au moins des espaces fondamentalement identiques. Si nous
admettons la thèse de la diffusion de l’homo sapiens à
partir d’une origine africaine unique (thèse dite de l’Ève
africaine), les hommes habitent bien la Terre, des régions
tropicales jusqu’aux régions arctiques, des déserts des Touaregs
au « Croissant fertile » ou aux rizières de l’Asie.
Même si nous faisons remonter un peu plus haut l’origine de
l’humanité, entre -2 millions d’années et -1 million d’années,
cela ne change rien. Le genre « homo », quelque soit son
point de départ, peuple la Terre, la parcours (à pied!), s’y
établi et transforme son environnement – il passe d’une sommaire
cabane à l’igloo – et ne semble lien à aucun terroir en
particulier.
En dehors de cet espace au moins virtuellement habitable par les
hommes, il n’y a rien, sauf peut-être un espace habité par les
dieux, un espace hors de l’espace, un espace où loger les saints
et un autre pour l’enfer... Mais ces suppositions excèdent de loin
ce que la raison peut penser.
2) Qu’il existe cependant une pluralité
d’espaces
On pourrait penser cette unicité de l’espace comme l’espace
de l’hominisation. La station verticale, la vue binoculaire
particulièrement précise, les mains dégagées des tâches de la
locomotion et devenues le premier outil de l’homme, la disposition
générale du corps, tous ces traits propres au genre humain –
traits historiquement apparus au terme d’un long processus –
permettent d’expliquer pourquoi les hommes vivent bien dans le même
espace. Les chauves-souris, les dauphins ou les chiens ont sans doute
une perception de l’espace radicalement différente de la nôtre,
mais contrairement à ce qu’affirmait Montaigne, les différences
d’homme à homme sont minimes et presque négligeables par
comparaison avec le fossé qui sépare les hommes des bêtes.
Car l’homme ne contente pas d’une perception de l’espace
adaptée à sa morphologie et aux dispositions de son corps et de son
cerveau, il développe son esprit dans une interaction permanente
avec son milieu. On peut même dire que l’esprit humain a son lieu
propre dans cette interaction ainsi que le soutient Tetsuya Kono en
prolongeant la réflexion ouverte par Gibbson avec sa théorie des
« affordances ». L’environnement est d’abord
perçu en fonction des possibilités d’action qu’il offre et du
même coup nos conceptions de l’espace se modifient avec ces
possibilités d’action et en résultat des actions réalisées.
Pour parler comme André Leroi-Gourhan, l’hominisation ouvre la
voie au processus d’anthropisation, c’est-à-dire au
développement technique. Avec l’invention de l’outil une
transformation radicale s’effectue. Comme le dit Marx : « Le
moyen de travail est une chose ou un ensemble de choses que l’homme
interpose entre lui et l’objet de son travail comme conducteurs de
son action. Il se sert des propriétés mécaniques, physiques,
chimiques de certaines choses pour les faire agir comme forces sur
d’autres choses, conformément à son but. […] le
travailleur s’empare immédiatement, non pas de l’objet, mais du
moyen de son travail. Il convertit ainsi les choses extérieures en
organes de sa propre activité, organes qu’il ajoute aux siens de
manière à allonger, en dépit de la Bible, sa stature naturelle.
[…] » (Marx, Le Capital,
livre I, section III, chap. 7). Ce processus d’anthropisation
s’accompagne et accompagne le développement cérébral de l’homme
(développement du néo-cortex, ou de ce que Mac Lean appelle
« cerveau associatif »), développement fondamentalement
marqué par les capacités de symbolisation.
Le développement des techniques modifie l’espace parce qu’il
en démultiplie les possibilités et y attache des représentations
nouvelles. L’homme imprime dans la nature sa propre marque, pour
lui arracher son caractère étranger et s’y reconnaître lui-même,
ainsi que l’analyse avec une grande pertinence Hegel (voir
l’introduction aux Leçons sur l’esthétique). Par ce
processus, nous pouvons dire que les hommes modèlent ou même
produisent leur propre espace et, donc, construisent des espaces
particuliers. Le concept d’écoumène, développé par le géographe
Augustin Berque (qui a repris le terme à Strabon), conviendrait pour
rendre compte de cette diversité des espaces humains. Si l’écoumène
désigne l’homme dans son environnement, et si nous ne réduisons
pas l’environnement à la biosphère dans une vision trop
strictement écologique, il apparaît que les communautés humaines,
enracinées dans leurs « lieux propres », produisent
chacune leur propre espace. Ces espaces, tous particuliers, tous
déterminés par les conditions du milieu environnement mais aussi
par les diverses formes de l’imaginaire radical des hommes
comprennent les conditions naturelles d’existence : le
« croissant fertile » et le désert du Kalahari
conditionnent des communautés bien différentes, des rapports à
l’espace extérieur, des croyances complètement différentes. Les
inventions techniques modifient cet environnement : la maîtrise
de l’eau dans les « sociétés hydrauliques » (voir
Marx et Wittfogel sur le Despotisme oriental) modèle les
paysages autant que les rapports sociaux et la culture. Ces
inventions techniques ne dépendent pas de l’intelligence, partout
également répandue, mais des possibilités offertes par
l’environnement naturel et des rapports sociaux déjà existant. Il
y a encore quelque chose qui semble radicalement contingent, ce que
Cornélius Castériadis nomme « institution imaginaire de la
société » : après coup, on trouvera toujours des
rapports de causalité entre le milieu naturel, le développement
social et technique et les formes culturelles, le développement d’un
espace symbolique. Mais rien dans ces facteurs structurels ne peut
expliquer causalement l’invention de la religion monothéiste des
Hébreux qui invente un Dieu transcendant au monde, un Dieu qu’on
ne peut qu’invoquer intérieurement mais jamais rencontrer dans
l’espace des hommes, ni sur le mont Olympe, ni dans l’esprit de
la forêt ou de la montagne...
Avec le concept d’écoumène nous avons un espace qui n’est ni
objectif (ce n’est pas l’espace contemplé en quelque sorte de
l’extérieur, un espace sous l’œil de Dieu), ni un espace
subjectif, mais un espace qui se constitue dans l’interaction du
sujet et de son milieu, dans la triple dimension de la biosphère, de
la technique et de l’ordre symbolique. Sous cet angle, les hommes
habitent bien des espaces différents, des espaces écouménaux
distincts – ainsi la forêt sauvage ne l’est-elle que pour les
hommes qui habitent en dehors de la forêt et la tiennent pour le
contrepoint naturel de l’espace humain alors qu’elle est tout
sauf sauvage pour les populations qui vivent dans la forêt.
3) qu’il y a pourtant un espace commun, au
moins potentiel
Si les hommes semblent habiter des espaces séparés, il reste
qu’appartenant tous au genre humain, étant des « êtres
génériques » (Gattungswesen) comme le dit Marx, ils ne
peuvent vivre que dans un espace commun, fut-il à la fois national
et mondial et hiérarchisé.
Au niveau le plus immédiat, le commun est institué par le
politique. En délimitant un espace sur un territoire donné, le
politique crée du commun. Les hommes appartiennent au même espace.
c’est un espace lui-même subdivisé (espace public/espace privé)
mais cette subdivision se fait dans un cadre unique. L’espace privé
n’existe que dans l’espace politique commun.
À un niveau plus élevé, chaque communauté politique doit
régler ses rapports avec les autres communautés politiques :
délimiter la frontière, régler les questions de la paix et de la
guerre, etc. On peut dire qu’il n’y a pas d’espace commun entre
la Chine et l’Europe occidentale du Moyen Âge (au moins jusqu’à
Marco Polo!), mais il y a un espace commun entre les empires arabes
puis l’Empire ottoman et les puissances européennes. Les pays en
guerre ont bien un espace commun, c’est celui qu’elles se
disputent.
Au niveau supérieur : tout le mouvement historique conduit à
une communauté humaine. Le commerce a unifié le monde, conformément
aux intuitions de Montesquieu et Kant. Il y a sans doute une
mondialisation économique spécifique qui s’est développée au
cours des dernières décennies, mais la mondialisation est cours
depuis la fin du Moyen Âge. C’est ce processus qui s’est exprimé
dans les projets de paix perpétuelle, celui de l’abbé de
Saint-Pierre, celui de Rousseau (commentant l’abbé de
Saint-Pierre, ou encore celui de Kant. Cet idéal d’une communauté
humaine réunifiée peut prendre des formes diverses, soit une sorte
d’État mondial ou la grande utopie d’une fédération
universelle, soit une forme plus modeste, celle que soutient Kant
dans son Projet de Paix perpétuelle, qui envisage la
construction d’une société des nations reposant sur trois
piliers : la constitution républicaine des États, le « droit
des gens », c’est-à-dire le droit de peuples à être
souverains sur leur propre territoire, le droit cosmopolitique réduit
à l’universelle hospitalité.
Pour Kant, comme pour la plupart des autres philosophes des
Lumières, l’unification commerciale du monde, bien que sympathique
en elle-même (la recherche du profit n’est pas un mobile moral des
plus noble) contraint les hommes à se civiliser – on massacre pas
celui avec qui l’on veut commercer – et préfigure l’avènement
d’une véritable communauté humaine se partageant l’espace de la
Terre. Notre époque est nettement moins optimiste. La
mondialisation n’a fait triompher les idéaux moraux de Kant mais
ceux du management (cf. Pierre Legendre, Dominium Mundi)
dont la volonté de domination totale sur un monde sans frontières
nivelle les hommes et les cultures et prétend incarner le grand rêve
de fraternité universelle du christianisme dans la gouvernance
mondiale des échanges de marchandises et des capitaux. Loin d’être
un processus linéaire débouchant sur un avenir radieux, la
mondialisation se révèle comme un processus contradictoire qui d’un
côté unifie l’espace mondial et de l’autre produit de nouveaux
clivages géographiques et sociaux. La tension entre ce qui commun à
tous et ce qui divise les hommes ne semblent pas pouvoir être
éliminée.
En conclusion, il semble bien que les hommes habitent le même
espace, fondamentalement, et cependant, en tant qu’ils ne peuvent
vivre que des cultures déterminées, dans des territoires déterminés
– on ne peut habiter partout à la fois, sauf si l’on possède le
don d’ubiquité ! – ils construisent et reconstruisent des
espaces séparés. Une unification artificielle de l’espace de la
Terre ne peut que susciter réactions et résistances. Ce qui serait
plutôt à chercher, c’est une articulation harmonieuse, autant
qu’il est possible entre le global et le local, entre l’espace du
genre humain et ceux des cultures particulières.