Jacques Ellul (1912-1994) est à la fois un sociologue, un professeur d’histoire du droit et un théologien protestant. Il fait partie de ces penseurs qui se sont mis en partie à l’école de Marx tout en refusant toujours le marxisme considéré comme une idéologie. Sa position politique pourrait se qualifier comme « anarchisme chrétien ». Il puise dans le message du Christ une inspiration révolutionnaire opposée à toute domination et notamment à l’État. Ellul est surtout connu pour sa critique radicale de la technique. Pour lui la technique est l’essence même du monde moderne. C’est elle qui produit le capitalisme. Les thèses de Ellul sur la technique sont parfois contestables, mais toujours stimulantes. Il a également consacré de nombreux travaux à la propagande et au conditionnement des consciences qu’elle produit.
Son ouvrage La parole humiliée (éditions du Seuil, 1981) porte sur la « capture » de la parole dans le monde moderne, sa dévalorisation en des temps d’irresponsabilité où règne le « parler pour ne rien dire ».
Ellul part de la racine des problèmes : la distinction et l’opposition entre voir et entendre.
Cette distinction/opposition va nous permettre de comprendre comment le triomphe de la technique « humilie » la parole au profit de l’image.
La vue est d’abord liée à l’action :
La vue m’assure la possession du monde et le constitue en « univers-pour-moi ». Le visuel me donne la possibilité de l’action. (21)
La main ne suffit pas. Ce qui rend possible l’opération technique, c’est la vue. Reprenant Spengler il affirme que « la vue de l’homme engage la technique » (22). Ouvrant à la maîtrise du monde, la vue le pose en même temps comme insupportable. Les récits les plus horribles peuvent être entendus, les images sont insupportables. « Le réel appréhendé par la vue est toujours insupportable. Même la beauté vue. » (24)
L’ouïe est complètement différente. On tourne le regard et on maîtrise ce qui se donne, alors qu’on ne tourne pas les oreilles ! Les images sont organisées par la vue, pas les sons qui nous parviennent sans ordre et parfois se contredisent. Le domaine des sons est le temporel et non l’étendue. La Parole est le son par excellence. Elle est ce qui différencie l’homme. La vue pose l’homme comme un être vivant parmi les vivants, elle l’emprisonne dans ce monde qu’elle veut dominer.
Avec la parole entendue, l’homme devient qualitativement différent de tout autre, pour l’homme. (26)
Ellul note ce paradoxe apparent. Culturellement l’auditif est moins élaboré que la vue. Il ne permet pas un univers construit, mais en même temps c’est par lui que paraît ce qu’il y a de plus riche, de plus universalisant dans une culture, la parole ! La vue fige les choses, elles sont là à ma disposition, alors que le son en général et la parole en particulier sont pris dans le flux temporel, condamnés à disparaître dans le néant. Mais c’est pour cette raison que la parole est essentiellement présence. Elle est vie.
Deux remarques s’imposent :
1) La parole suppose une oreille ! Elle est toujours dite à quelqu’un. Elle implique la reconnaissance de l’autre qui est mon semblable et différence. Identité et différence ou encore identité de l’identité et de la différence. Ellul aurait s’exprimer en langage hégélien.
2) Si je parle, c’est parce que j’ai quelque chose à dire ! « La parole ne s’engendre pas de rien » (30)
Et elle ne cesse de s’engendrer : je reprends la parole pour redonner la parole. Et cette parole est toujours ambiguë, toujours à interpréter et à réinterpréter. Pour Ellul, c’est pure folie que de vouloir réduire la parole à une algèbre.
La parole nous introduit véritablement dans le temps. Le son est temporel et non spatial, on l’a déjà dit. La matière première de la musique est, si l’on peut dire le temps. Mais la parole ne se contente d’être dans le temps, il nous y introduit. Le passé n’est plus et c’est seulement par la parole qu’il peut être rendu présent (on raconte des histoires) et le futur n’est pas encore et seule la parole peut le rendre présent (c’est, par exemple, l’utopie). La parole porte l’homme au-delà du présent immédiat, au-delà du fait brut et incompréhensible. Et de ce point de vue la parole est toujours un exercice de liberté.
Au contraire l’image est toujours conformité à la doxa dominante (43). « Seule la parole trouble et perturbe les jeux ». (43)
Pour Ellul toutes ces oppositions en recouvrent une bien plus fondamentale encore, l’opposition entre vérité et réalité. La vue nous livre la réalité, ce qui se présente ici et maintenant, sans au-delà. Et notre époque confond vérité et réalité. n’est vrai que ce qui est réel !
La parole est seule relative à la Vérité. L’image est seulement relative à la réalité. (45)
Certes la parole peut aussi avoir très à la réalité. Elle peut être pragmatique. Mais son domaine spécifique est la vérité, alors que l’image ne peut jamais sortir de la réalité. Une remarque en passant concernant Marx – et ici contre les interprétations du marxisme vulgaire :
L’opposition parole-image n’est pas l’opposition idéalisme-matérialisme. L’affirmation de la praxis pour résoudre les problèmes humains, en tant qu’affirmation, est encore du langage. Toute la relation établie par Marx entre praxis et vérité est du langage. La praxis qui est en apparence une action destinée à modifier le réel, l’action qui est seule mesure et limite de la vérité est en définitive initiée, produite par le discours qui en même temps la décrit et la justifie. (48)
L’image peut illustrer mais jamais dire ce qu’est ce qu’elle veut illustrer.
[Remarque : le tableau ne porte donc aucun message de vérité ! Le Guernica de Picasso peut illustrer l’histoire de la guerre d’Espagne mais rien de plus. Et il ne peut l’illustrer qu’en étant accompagné d’un discours (fût-ce seulement le titre de l’œuvre).]
La communication par images ne fonctionner que là où l’on identifie le vrai et le réel. Selon Ellul, c’est cela le propre de la science moderne (ou plus exactement de sa perception commune). Le vrai n’est vrai que lorsque l’expérience est venue le confirmer, lorsqu’on a vu. Au fond, on ne croit que ce que l’on voit. Mais là encore l’image est trompeuse : elle nous fait prendre l’artifice pour le réel.
Si la parole est relative à la Vérité, elle n’est pas toujours vraie ! Mais même la récusation de la parole mensongère se situe au niveau de la parole… Mais le grand mensonge de notre époque se situe ailleurs, dans la prétention de la parole à n’être rien d’autre, rien de plus, que l’évocation du réel. Même la parole la plus pragmatique doit rester ouverte à l’Autre (?). La parole a donc un double usage et elle devient mensongère quand elle récuse cette dualité d’usage.
La science est exacte (ou inexacte) mais pas « vraie » dit Ellul. C’est pourquoi la science a tant recours à l’image où une parole qui se maintient dans la relation du « réel ». Ellul exagère ! Mais c’est la vision de la science grand public, la science telle qu’elle est enseignée dans nos établissements d’enseignement, mais certainement pas la science réelle, en train de se faire, ni la science pensée par les savants (les vrais) ou les philosophes du moins tant qu’ils ont encore un peu de culture scientifique et n’ont pas été complètement contaminés par la pensée-Heidegger et ses sous-produits (notamment ses sous-produits français). Dans une véritable théorie scientifique, l’exactitude n’est pas le point d’arrivée mais le point de départ à partir duquel se construisent ou se modifient des constructions théoriques, des hypothèses à tester, des conséquences à projeter et, en cela le discours scientifique ne reste pas emprisonné dans la relation du réel. En un autre sens, l’exactitude est précisément ce qui remet en question les théories les mieux assurées : on ne peut se contenter d’approximations.
Mais au-delà des exagérations polémiques dont les philosophes se privent rarement, il y a quelque chose d’important que l’on pourrait retenir : la science (au sens des sciences expérimentales modernes) est moins importante dans les vérités qu’elle produit que la philosophie (ou, pour Ellul, la religion chrétienne). On ne devient pas martyr pour une vérité scientifique : Galilée a abjuré sans que cela ne lui pose de véritable problème de conscience. À Ellul, on pourrait faire remarquer que Bruno a refusé d’abjurer et a été brûlé pour ses convictions. Mais les convictions de Bruno sont philosophiques et religieuses (ou plutôt anti-religieuses) et cela a une tout autre portée que de savoir si la terre tourne ou pas.
Il y a dans tout cela, chez Ellul, une dimension religieuse sur laquelle on ne s’attardera pas. L’opposition de l’image et de la parole, c’est l’opposition entre les idoles et la parole divine. Le vrai croyant n’adore pas les images mais se laisse pénétrer de la parole de Dieu !
Le triomphe de l’image
Venons-en maintenant à l’analyse de la société contemporaine. Pour Ellul, c’est une société de la vision triomphante. On pourrait penser ici aux travaux de Régis Debray et au passage de la graphosphère (l’écrit comme transcription de la parole) à la vidéosphère.
Cette société moderne est marquée par l’invasion des images. Ellul renvoie sur ce point à La société du spectacle de Guy Debord. En exergue de ce livre, on trouve un citation de Feuerbach :
Et sans doute notre temps... préfère l’image à la chose, la copie à l’original, la représentation à la réalité, l’apparence à l’être... Ce qui est sacré pour lui, ce n’est que l’illusion, mais ce qui est profane, c’est la vérité. Mieux, le sacré grandit à ses yeux à mesure que décroît la vérité et que l’illusion croît, si bien que le comble de l’illusion est aussi pour lui le comble du sacré. (Feuerbach (Préface à la deuxième édition de L’Essence du christianisme)
Contentons-nous de citer ici les deux premiers paragraphes du livre de Debord :
1 : Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation.
2 : Les images qui se sont détachées de chaque aspect de la vie fusionnent dans un cours commun, où l’unité de cette vie ne peut plus être rétablie. La réalité considérée partiellement se déploie dans sa propre unité générale en tant que pseudo-monde à part, objet de la seule contemplation. La spécialisation des images du monde se retrouve, accomplie, dans le monde de l’image autonomisé, où le mensonger s’est menti à lui même. Le spectacle en général, comme inversion concrète de la vie, est le mouvement autonome du non-vivant.
Debord renvoie cette domination du spectacle (c’est-à-dire de l’image) à la domination en général :
C’est la plus vieille spécialisation sociale, la spécialisation du pouvoir, qui est à la racine du spectacle. Le spectacle est ainsi une activité spécialisée qui parle pour l’ensemble des autres. C’est la représentation diplomatique de la société hiérarchique devant elle-même, où toute autre parole est bannie. Le plus moderne y est aussi le plus archaïque.
Revenons à Ellul. Il montre comment notre monde d’images évacue la réalité au profit de sa représentation et comment l’abondance de paroles et d’écrits s’accompagne d’un fait étrange : la parole perd toute importance.
La photo devient le substitut du vivant, comme l’image constamment. Elle est en même temps l’évacuation d’une relation personnelle, existentielle au monde, la coupure entre soi le milieu, entre soi et l’autre, le moyen de ne pas vive le choc du nouveau, et puis le substitut rêvé d’une fausse réalité, à cette défaillance de vivre. (194)
C’est dans l’image et non dans la parole que s’exprime notre civilisation ! Il y a bien sûr, dans notre société une surabondance de paroles, un flot continu. Les moulins à paroles fonctionnent à rythme soutenu. Mais c’est un flux de paroles qui perd progressivement tout sens. Ellul remarque que le gros titre d’un journal, celui qui s’imprègne dans le cerveau, est en fait une image. La parole est remplacée par des signaux – qu’on pense à la parole vivante remplacée par les « émoticons ». Pourquoi ce triomphe de l’image est le prototype de la communication efficace – un bon dessin vaut mieux qu’un long discours dit-on. On le sait, la littérature ne se met pas en image et la philosophie ne s’explique pas avec des diagrammes (la pensée « Powerpoint » est l’abolition de la pensée).
La puissance de l’image tient précisément en ce qu’elle peut fonctionner comme un signal, indiscutable, automatique, non soumis à l’interprétation. Mais si l’image prend tant de place dans notre civilisation, c’est parce qu’elle est parfaitement adaptée au monde de la technique : la technique fonctionne à l’image : c’est le visuel qui domine (pour monter un objet technique, rien de tel qu’un schéma. Beaucoup mieux qu’un discours ! Dans les appareils actuels, inutile de traduire la notice en 20 langues. Les schémas de montage sont compréhensibles « aussi bien chez les Grecs que chez les Barbares ».
La valeur commune du visuel et de la technique, c’est l’efficacité. L’efficacité de l’image garantit l’efficacité de la technique. D’où le désintérêt pour tout ce qui ne peut rentrer dans la représentation par image :
Et le désintérêt pour la littérature, le désaveu de la philosophie sont le reflet de leur impuissance à se transformer en diagrammes. Même souci de l’efficacité parce que même référence à à la réalité. La vision est de l’ordre du réel, nous l’avons montré, et la technique n’agit que dans ce domaine. Le tangible. Le quantitatif et le dénombrable. Par la technique l’homme agit (et n’agit que) sur les choses. Ensemble présent par sa corporalité et qui constitue la réalité. Il faut même que tout soit chosifié, réifié, pour devenir objet de technique. (240)
On le voit, chez Ellul, la critique de la technique est le fondement de sa critique de la dévalorisation de la parole. On peut trouver qu’il est un peu trop « radical », qu’il va trop loin. Mais il met le doigt sur quelque chose d’essentiel à notre époque : la transformation de toute activité en technique, c’est-à-dire en activité dirigée par des règles et exécutées de procédures définies, procédures qui justement peuvent se mettre en diagrammes.
On pourrait penser que la parole et l’image sont équivalentes. Les images renforcent le pouvoir de la parole (comme dans les livres d’école…) ou elles sont des équivalents : l’image d’un chien peut remplacer le mot chien. Mais ce n’est pas vrai : l’image d’un chien est toujours l’image d’un chien particulier alors que le mot chien renvoie à un concept abstrait, à une « classe » dirait-on mathématique. Mais surtout
Plus généralement, c’est sans doute la capacité qu’a la pensée humaine de prendre pour objet ce qui n’est pas qui en fait la force. Si on y réfléchit bien, un énoncé négatif ou un énoncé conditionnel contrefactuel constituent déjà un petit exploit métaphysique. Au lieu de s’en tenir à ce qui existe et que l’on peut montrer du doigt, la pensée s’ouvre d’un seul coup le champ du possible et de l’impossible et de la détermination de l’indéterminé. (à dire vrai)
Et précisément, de ce point de vue, seule la parole peut exprimer cette capacité que nous avons à penser ce qui n’est pas. Si je montre une image de chien, cela peut à la rigueur vouloir dire « ceci est un chien ». Mais comment montrer une image de « ceci n’est pas un chien ». La pensée par image n’est qu’une pensée rabougrie, appauvrie, aplatie sur le réel immédiat, incapable de représenter les opérations logiques les plus élémentaires.
Dévaluation de la parole
Cette dévaluation de la parole passe selon Ellul par plusieurs phases.
Une dévaluation de fait. Cette dévaluation procède de l’excès de parole, du flux incessant que produisent les médias. Il y a, accompagnant ce phénomène sociologique, sa théorisation dans le structuralisme. La priorité que le structuralisme accorde au synchronique sur le diachronique est en phase avec le triomphe de la pensée par image. Le langage réduit à un jeu de structures est transformé en simple outil technique. C’est encore la technique (l’ordinateur) qui explique l’appauvrissement du langage.
Le mépris du discours. Un mépris que l’on trouve chez les techniciens (efficacité, pas de « baratin ») mais aussi chez les intellectuels. Les « déconstructions » surréalistes et dadaïstes du langage, si elles ont pu paraître libératrices ont finalement laissé un champ de ruines qui n’est pas du tout ce que cherchaient les surréalistes. Mais c’est surtout la linguistique saussurienne qui est dans la ligne de mire d’Ellul. Transformation de la langue en « jeu de signes » dit Ellul. En effet, un peu partout, en philosophie aussi, c’est le signifiant qui devient la chose importante et non le signifié.
La haine de la parole. Ellul s’en prend au nouveau roman, à ces tentatives de construction d’une écriture impersonnelle. « Une sorte de fureur saisit l’intellectuel contre tout ce qui serait à dire » (270). Ellul s’en prend à la revendication folle de ceux qui, d’un certain point de vue, voudraient créer leur propre langage affranchi de toutes les règles « oppressives » (cf. supra). C’est le refus de la « transcendance » de la règle qui seule permet la communication.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire