Ce qui semble évident : parler, c’est désigner, faire signe vers quelque chose. Le « langage mimétique » repose sur ce principe : le doigt montre la chose dont on veut parler : ici, ceci ! Mais on voit tout de suite que ce langage est limité : comment parler de quelque chose qui n’est pas là ? Le mot vient donc remplacer la chose absente, la chose qu’il n’est plus que l’image de la chose en nous. Cette conception est celle que soutient Augustin (Confessions, I, VIII) :
[...] l’enfant à la mamelle était devenu l’enfant qui essaye la parole. Et je me souviens de cet âge; et j’ai remarqué depuis comment alors j’appris à parler, non par le secours d’un maître qui m’ait présenté les mots dans certain ordre méthodique comme les lettres bientôt après me furent montrées, mais de moi-même et par la seule force de l’intelligence que vous m’avez donnée, mon Dieu. Car ces cris, ces accents variés, cette agitation de tous les membres, n’étant que des interprètes infidèles ou inintelligibles, qui trompaient mon coeur impatient de faire obéir à ses volontés, j’eus recours à ma mémoire pour m’emparer des mots qui frappaient mon oreille, et quand une parole décidait un geste, un mouvement vers un objet, rien ne m’échappait, et je connaissais que le son précurseur était le nom de la chose qu’on voulait désigner, Ce vouloir m’était révélé par le mouvement du corps, langage naturel et universel que parlent la face, le regard, le geste, le ton de. la voix où se produit le mouvement de l’âme qui veut, possède, rejette ou fuit.
Attentif au fréquent retour de ces paroles exprimant des pensées différentes dans une syntaxe variable, je notais peu à peu leur signification, et dressant ma langue à les articuler, je m’en servis enfin pour énoncer mes volontés. Et je parvins ainsi à pratiquer l’échange des signes expressifs de nos sentiments, et j’entrai plus avant dans l’orageuse société de la vie humaine, sous l’autorité de mes parents et la conduite des hommes plus âgés.
Les gestes, les sons, les choses. Voilà comment les processus de l’apprentissage de la parole se déroulent spontanément, sans maître ni apprentissage méthodique. Les gestes puis les mots sont des signes pour les choses. Tout cela semble très simple mais en vérité ça ne l’est pas du tout !
Tout d’abord il n’est pas certain du tout que les choses se passent comme le dit Augustin, par une sorte de mécanisme associatif. Wittgenstein critique le concept de représentation sous-jacent à la description augustinienne.
Quant à une différence des classes de mots, Augustin n’en parle point. Qui décrit ainsi l’apprentissage du langage, pense, du moins je le crois, tout d’abord à des substantifs tels que « table », « chaise », « pain », aux noms propres, et en second lieu seulement aux noms de certaines activités et de certaines propriétés, et aux autres sortes de mots comme à quelque chose qui finira par se trouver.
Imaginez maintenant l’usage suivant du langage : J’envoie quelqu’un faire des achats. Je lui donne un billet sur lequel se trouve les signes : cinq pommes rouges. Il porte le bulletin au fournisseur ; celui-ci ouvre un tiroir sur lequel se trouve le signe « pommes » : puis il cherche sur un tableau le mot « rouge » et le trouve vis-à-vis d’un modèle de couleur : à présent il énonce la série des nombres cardinaux — je suppose qu’il les sait par cœur — jusqu’au mot « cinq » et à chaque mot numéral il prend une pomme dans le tiroir, qui a la couleur du modèle. C’est ainsi et de façon analogue que l’on opère avec des mots. — Mais comment sait-il où il doit vérifier le mot « rouge » et ce qu’il lui faut faire du mot « cinq » ?
Eh bien, je suppose qu’il agit de la façon que j’ai décrite. Il y a une limite même aux explications. — Mais quelle est la signification du mot « cinq » ? — Il n’en était pas question ici, sinon de savoir comment on se sert du mot « cinq ».
2 — Ce concept philosophique de signification est bien à sa place dans une représentation primitive de la façon dont fonctionne le langage. Mais on peut dire aussi qu’elle est la représentation d’un langage plus primitif que le nôtre. Imaginons un langage auquel correspondrait la description donnée par saint Augustin : le langage doit servir à un constructeur A pour se faire entendre de son aide B. A exécute la construction d’un édifice au moyen de pierres de bâtiment : des cubes, des colonnes, des dalles et des poutres. Dans ce but, ils se servent d’un langage consistant en ces mots : « blocs », « dalles », « poutres ». A crie leur nom ; — B obéit en apportant la pierre qu’il a appris à connaître par la perception de son nom. Concevez ceci en tant qu’un langage absolument primitif.
3 — Saint Augustin, pourrait-on dire, décrit un système de communication ; seulement ce système n’embrasse pas tout ce que nous nommons langage. Et c’est ce qu’il faut dire dans maints cas où se pose la question : « Cette description est-elle ou non appropriée ? » La réponse est alors : « Oui, elle est utilisable ; mais rien que pour ce domaine étroitement délimité, non pour la totalité que vous prétendiez décrire. »
C’est comme si quelqu’un expliquait : « Jouer consiste à faire glisser des objets sur une surface conformément à certaines règles… » et que nous lui répondions : « Vous semblez penser aux jeux de dames ; mais ce ne sont pas là tous les jeux. Vous pouvez corriger votre explication en la limitant expressément à ce genre de jeux. » (Investigations philosophiques, §1 à 3)
Wittgenstein ne dit pas que la description augustinienne du langage est fausse mais qu’elle est très incomplète et donc est loin de couvrir tout ce que L.W nomme « jeux de langage ». On reviendra plus tard sur les jeux de langage. Notons pour l’instant que l’idée un peu frustre de l’apprentissage du langage est loin d’être satisfaisante.
Cette difficulté à définir le langage n’est pas du tout étonnante. Elle découle de quelque chose de profond : notre rapport aux choses – à la réalité puisque la chose est la res – passe par le langage. Si la science de ce qui est, la science de l’être en général est l’ontologie, les difficultés à définir le langage sont d’abord des difficultés ontologiques.
- I - La parole constitue le réel
Partons d’une proposition qui peut sembler étrange au sens commun : il n’y a de réalité que pour un être parlant. L’animal a bien un sorte de conscience perceptive qui lui donne à saisir la réalité extérieure sous forme de possibles à explorer immédiatement : pour le chien, un os sur une table signifie : « il est possible de se régaler ». Mais le réel ne se distingue pas de l’animal. Il n’existe que comme ici et maintenant, c’est-à-dire ne subsiste pas comme tel. Mais même cet exemple va encore trop loin : le chien ne se dit rien du tout et agit, c’est-à-dire adopte une attitude que nous interprétons comme « il est possible de se régaler ». L’animal colle immédiatement à son environnement. Parce qu’il parle l’homme introduit d’emblée un distance avec l’environnement et constitue ainsi un monde. C’est la parole et elle-seule qui introduit cette distance parce que la parole introduit le jeu de réflexion, c’est-à-dire d’une conscience consciente d’être conscience, d’une conscience de soi. L’enfant qui dit « j’ai peur du chien » ne se contente pas d’avoir peur, de tenter de s’enfuir ou de crier. Il parle et sa parole décrit un fait du monde, un fait qui vient à l’existence par cette parole. Pour l’animal, il n’y a pas à proprement parler d’existence du réel. Il est le réel, il y adhère. C’est seulement la parole qui fait exister une réalité hors du sujet, si on comprend bien le sens du verbe « exister » : exsisto en latin signifie sortir de, naître.
Essayons de suivre le processus de cette constitution de la conscience parlante, c’est-à-dire de la conscience de soi.
(1)
La conscience est d’abord la conscience immédiate, pure sensation qui exprime l’état du corps du sujet. Cette sensation immédiate est le première connaissance que nous ayons du monde. J’ouvre les yeux sur ce jardin en fleur alors que l’été s’approche. Cette connaissance-là nous paraît la plus riche qui soit. Elle semble infinie. Si je cherche à décrire chacune partie de ce qui se présente à mes yeux, je n’y parviendrai pas. Rien de plus profond, de plus vrai que cette certitude immédiate. Mais comme le dit Hegel, « cette certitude en fait se donne elle-même pour la vérité la plus abstraite et la plus pauvre. Elle ne dit de ce qu’elle sait que ceci : c’est ; et sa vérité contient uniquement l’être de la chose. »1 Et encore ! Hegel va très vite. Dire « c’est », c’est déjà dire quelque chose ! c’est déjà introduire une distance entre la sensation pure et la conscience de la sensation. « La conscience, de son côté, n’est dans cette certitude que comme pur Je, Je n’y suis que pur ceci. »2.
C’est parce qu’elle semble la plus riche que la certitude sensible apparaît comme ineffable. Dans la vie immédiate, il y a quelque chose qui semble toujours déborder les possibilité du langage. Mais Hegel réfute vigoureusement cette proposition. Ce qui ne peut pas se dire n’est pas encore de la pensée, mais simplement un vague bouillonnement intérieur. Ne mérite le nom de pensée que ce qui se peut exprimer.
La conscience sensible immédiate ne donne que le ici et le maintenant. C’est là première détermination de l’objet. On le pointe du doigt (désignation ou faire signe).
Mais comme l’ici qui disparaît dès que j’ai changé simplement la direction du regard, le maintenant disparaît et s’y substitue un autre maintenant. Ce maintenant devient universel tout comme l’ici (à droite, à gauche, en haut, en bas, etc.) devient une collection de multiples ici. D’une certaine manière, ce que donne la conscience sensible immédiate, ce n’est pas la particularité, dans toute sa concrétude, mais l’universel !
(2)
La perception constitue le deuxième degré. La perception donne la chose avec ses propriétés, la chose qui se distingue de ce qui n’est pas elle, dans ses relations avec les autres choses. Dire « au-dessus », « à côté », « plus grand que », « plus petit que », « de couleur rouge », etc., c’est être bien au-delà de la simple désignation de ce qui est ici et maintenant. C’est organiser la perception singulière qui est devant moi dans un réseau de déterminations abstraites, de relations. Pour désigner ce livre sur le table, je peux toujours dire « ceci », « ici » mais « sur », je ne peux pas le montrer. Je peux toujours désigner un premier livre, puis un second posé dessous mais si je dis « il y a deux livres », je suis incapable de montrer « deux » du doigt !
Ainsi la parole fournit-elle tous les schémas fondamentaux qui permettent de décrire la réalité, de la faire exister en-dehors de moi comme objet de la conscience.
Précisons : en un certain sens la parole ne crée par la réalité. Celle-ci est antérieure à nous, subsiste sans nous et après nous… Mais la parole crée le monde pour nous, le seul auquel nous ayons accès.
- II - La grammaire du monde : un essai d’ontologie
Ici nous allons nous intéresser au premier aspect : quel rapport y a-t-il entre notre grammaire et notre conception du monde – ou de ce qui est ? Ou comment nos phrases peuvent-elles décrire le monde ?
[A]Substantifs
Nos phrases comportent d’abord des substantifs (des noms). La phrase « Le chat est le tapis » comprend deux substantifs : « le chat » et « le tapis ». Quand on apprend la grammaire, on s’intéresse d’abord aux noms communs. En pratique les choses ne se passent pas ainsi : on commence par la désignation : l’enfant montre du doigt ce dont il veut parler et dont il ne peut parler faute de mots adéquats. Si vous ne connaissez pas le nom de ce dont vous voulez parler, vous le désignez du doigt en disant « ça ».
Les grammairiens disent que le pronom remplace le nom, mais il semble bien que, comme on l’a déjà signalé, que, dans l’élaboration langagière ce soit le pronom qui vienne en premier. Le nom vient ensuite, comme substitut pour parler des choses absentes. Le nom est impliqué dans le passage de la pure désignation à l’abstraction générale.
La désignation donne des noms. Mais les noms sont d’abord des noms propres : papa, maman, bébé, minou … Cela vit dire que le monde pour nous, dans la manière dont nous le désignons est d’abord composé de « choses » singulières, des « substances singulières » dirait Aristote. Précisément ces choses que l’on peut désigner une par une, en les montrant du doigt, en disant « ceci, ici ». Les noms communs, c’est-à-dire les désignations communes à plusieurs ou de très nombreuses choses singulières viennent après. Il s’effectue un bond entre sentir la présence de quelque chose, ressentir une sensation de noir, de blanc, de chaud ou de froid, et percevoir quelque chose, c’est-à-dire pouvoir dire « je vois un chat ». Quand je dis « le chat est sur le tapis », « le chat » pourrait être remplacé par un nom propre (« Grosminet ») et le tapis est ce tapis particulier que j’ai acheté et placé près de la cheminée. Par contre, quand je dis « le chat est un animal désobéissant »,,je parle de toute la gent féline, tous ces animaux poilus, griffus et miaulant qu’on désigne du nom de chat.
Les noms communs apparaissent maintenant comme des systèmes de classements. Avec les noms communs nous pouvons faire un « catalogue du monde », un catalogue de tout ce qui est, quelle que soit sa façon d’être. Les noms communs sont des classes ou des ensembles. Le nom commun « chat » désigne l’ensemble des animaux qui possèdent certaines caractéristiques précises. Si je définit l’appartenance ou la non-appartenance à la gente féline par une certaine fonction F, je peux noter les choses ainsi : F(Grosminet) = 1, puisque Grosminet est un chat ; en revanche F(Médor) = 0 car Médor n’est pas un chat…
Lisons Aristote.
[16a] Il faut tout d’abord poser ce que sont le nom et le rhème ; ensuite ce que sont la négation et l’affirmation et ce que sont la déclaration et la proposition.
On sait d’une part que ce qui relève du son vocal est symbole des affections de l’âme et que les écrits sont symboles de ce qui relève du son vocal ; de même que tout le monde n’utilise pas les mêmes lettres, tout le monde n’utilise pas non plus les mêmes vocables ; en revanche ce dont ces symboles sont en premier lieu des signes – les affections de l’âme – sont identiques pour tous, comme l’était déjà les choses auxquelles s’étaient assignées les affections.
Pourquoi appelle-t-on les noms des « substantifs » et pourquoi les philosophes comme Aristote disent-ils que ce que les noms désignent ce sont d’abord des substances ? L’étymologie nous permet de la comprendre. La substance, c’est ce qui se tient en dessous (sub-stare). En dessous de quoi ? En dessous de tout ce qui arrive, en dessous du monde changeant où se passent des événements. « Le chat est sur le tapis » : cette phrase décrit un événement, mais le chat existe indépendant de cet événement : il peut être sur le tapis, courir après les souris, etc. La substance est en elle-même et non en autre chose. « Courir » est un prédicat qui peut être dit du chat, du champion cycliste ou du cadre stressé qui fait son footing. Mais « courir » n’est jamais en lui-même.
Où les choses se compliquent, c’est quand nous essayons de classer les diverses sortes d’entités ou de réalités existant par elles-mêmes.
Il y a des réalités sensibles, tangibles, celles dont nous connaissons l’existence à travers nos perceptions. Ces réalités ont une existence spatiale ou encore « étendue » comme le dirait Descartes. Elles peuvent avoir des coordonnées dans un repère spatial et ont une existence temporelle.
Il y a des réalités non sensibles : les objets mathématiques, les nombres, les concepts qui sont des réalités que nous percevons par l’intelligence. Le nombre « 2 » a bien un certain genre d’existence, mais il n’a ni couleur, ni longueur, ni largeur, ni masse ! Si nous ne prenons que l’exemple des nombres, le « réalisme » qui leur attribue un certain genre de réalité est cependant très discutable.
Il y a des réalités qu’on va dire « mixtes » et dont on reparlera plus tard, les signes qui ont une face sensible (un mot c’est un ensemble de sons ou une trace sur du papier) et une face intelligible (un mot désigne une idée). On remarque que le « mot » est un mot au même titre de rot, borborygme ou onomatopée, puisqu’il appartient à la classe des signaux sonores !
Cette manière de définir la parole comme une sorte de redoublement de l’arrangement ultime du monde pose plusieurs questions.
A.1Si la langue définit l’arrangement du monde, des langues différentes renverront à des ontologies différentes.
Certains auteurs estiment que cette façon de voir les choses avec la priorité accordée aux substances n’est pas une vérité absolue, qu’elle découle seulement de la structure de la langue grecque (et de la plupart des autres langues de la même famille, les langues indo-européennes). Aristote est le coupable ! Benveniste s’interroge :
« Pour autant que les catégories d'Aristote sont reconnues valables pour la pensée, elles se révèlent comme la transposition des catégories de langue. C'est ce qu'on peut dire qui délimite et organise ce qu'on peut penser. La langue fournit la configuration fondamentale des propriétés reconnues par l'esprit aux choses. Cette table des prédicats nous renseigne donc sur la structure des classes d'une langue particulière. Il s'ensuit que ce qu'Aristote nous donne pour un tableau de conditions générales et permanentes n'est que la projection conceptuelle d'un état linguistique donné. »
Si ceci est vrai, la parole ne projette pas la réalité mais seulement la structure interne d’une langue particulière. Autrement dit, la parole ne reflète pas la réalité, c’est la parole qui constitue la réalité pour nous et de surcroît de manière peut-être foncièrement différente d’une langue ou d’un groupe de langues à l’autre. Cette dernière hypothèse est écartée si l’on accepte la thèse de Noam Chomsky concernant l’existence d’une grammaire universelle biologiquement encodée.
A.2Approche de la question du nominalisme
Deuxième problème : mon chat existe bien, il subsiste mais peut-on dire que le chat en général existe, que l’espèce « chat » est autre chose qu’une étiquette commode pour désigner le chat sans queue, le chat de gouttière ou le chat siamois ? Suivant la réponse qu’on donne à cette question qui parcourt toute la philosophie médiévale, on sera soit un réaliste (celui qui pense que l’idée de chat, l’espèce « chat » a une existence réelle), soit un nominaliste (celui qui affirme que le mot « chat » n’est qu’une étiquette). En faveur de la deuxième position, on pourrait rappeler que les noms communs sont des classifications changeantes et souvent très conventionnelles. Les zoologistes distinguent les chevaux et les ânes et ensuite ils sont obligés de faire une nouvelle catégorie pour les mules et les bardots. Les astronomes distinguaient les planètes et les astéroïdes puis ils ont été obligés de changer Pluton de catégorie et d’inventer les planètes naines. Il en va souvent de même dans toutes nos appellations. En science, au moins, il semble évident que la version nominaliste est celle qui convient le mieux : en biologie, des individus classés d’abord dans des espèces différentes se retrouvent plus tard dans la même espèce quand on s’aperçoit qu’ils sont interféconds. aujourd’hui les spécialistes de taxinomie sont le plus souvent nominalistes. Il faut cependant noter que des tendances rigoureusement opposées existent, y compris en biologie. Les généticiens soutiennent assez souvent que la seule réalité permanente est le gène, les individus n’étant finalement que des moyens pour assurer la survie et l’expansion des gènes.
[B]Les qualités
Pour décrire les entités qui composent le monde, nous donnons leurs caractéristiques, c’est-à-dire que nous énonçons leurs qualités. Cet homme est grand, brun, âgé, courageux, etc. Les qualités (généralement dénotées par des adjectifs qualificatifs) sont, à la différence des substances, toujours « en autre chose ». La blancheur n’existe que dans les choses blanches ! Mais il faut faire des différences :
il y a des qualités qu’on peut dire substantielles, c’est-à-dire qu’elles appartiennent à l’essence d’une chose, à ce qui fait que cette chose est cette chose-là et pas autre chose. Par exemple « mortel » appartient l’essence humaine, puisqu’un homme qui ne serait pas mortel ne serait pas un homme du tout, mais un dieu !
il y a des qualités accidentelles : être grand, petit, chauve ou blond. [Cette distinction entre essence/accident est une distinction de la plus haute importance.]
On peut aussi distinguer les qualités qui appartiennent à la chose et celles qui appartiennent uniquement à la manière dont nous la percevons – ce que certains auteurs thématisent en opposant qualités premières et qualités secondes. Par exemple, les sensations comme chaud, froid, tiède, sont des sensations relatives alors que la température est une qualité « absolue », première.
Remarquons que la langue et sa grammaire peuvent nous induire en erreur :
Soit P : « Ce garçon est un idiot » et P’ : « Ce garçon est idiot ». Ces deux phrases sont rigoureusement synonymes mais dans l’une « idiot » est un nom commun et dans la deuxième un adjectif qualificatif. Mais on aura du mal à définir l’essence de l’idiot comme on définit le chat ou le triangle rectangle. Il y a des gens idiots, des chiens idiots (Rantanplan dans Lucky Luke), des films idiots, des chansons idiotes, mais pas d’idiot qui ne serait ni un homme, ni un animal domestique, ni une phrase, etc. La limite entre nom commun et qualificatif est floue puisqu’une qualificatif peut être utilisé pour désigner une classe de substantifs.
Quand on fait l’analyse d’une phrase, on peut donc distinguer :
un niveau grammatical pur : quel genre de mots composent la phrase, quelle fonction accomplissent-ils ? C’est un niveau syntaxique.
un niveau qui renvoie au sens et qu’on pourrait appeler sémantique.
On pourrait essayer de s’assurer que les phrases ont un sens en appliquant des règles sémantiques. Mais celles-ci sont beaucoup plus floues et plus ambiguës que les règles de syntaxe. La première tentative sérieuse de démêler ces questions est celle d’Aristote. Inventeur d’un système de classification des êtres vivants dont nous sommes encore largement redevable, il distingue les substances premières (les êtres singuliers), les substances secondes (genre), etc. Nous disposons avec Aristote d’un système de classification hiérarchisé des entités constituant tout ce qui est et sur lequel il va construire la première théorie du raisonnement logique, le syllogisme.
Le chat singulier Gros-minet appartient à l’espèce « chat » (on pourrait dire qu’il est un élément de l’ensemble des chats. On pourrait noter cela ainsi :
g C (qui peut se lire Gros-minet est un chat)
Mais l’ensemble des chats est lui-même un partie d’un ensemble plus vaste, celui des félins, eux-mêmes partie de l’ensemble des mammifères. On peut noter cela :
C F M (qui peut se lire tous les chats sont des félins et tous les félins sont des mammifères.)
Pour simplifier encore, on peut dire que g tout seul constitue un ensemble à un seul élément {g}, ce qui nous éviterait de traiter comme un cas particulier les propositions qui portent sur un élément singulier.
Convenons de noter « et » par . On peut alors commencer d’écrire des règles de déduction.
(B C A B) → A C [Ceci est la notation en utilisant la théorie ensembliste du syllogisme de base tous les G sont H, tous les F sont G, donc tous les F sont H]
On peut déduire immédiatement quelques formules utiles :
A B →x : xA → x B (si tous les A sont B – proposition universelle affirmative, alors quelque B est A – proposition converse particulière affirmative)
A B = : aucun A n’est B. ('x : xB x A)
A B B A → A = B
Arrêtons là! Remarquons que les structures logiques de notre langage peuvent être modélisées par un langage formel utilisant des symboles mathématiques. Cette idée est la base de la logique moderne mais aussi elle a ses premiers inventeurs chez Hobbes qui affirme que « penser, c’est calculer » et chez Leibniz voulait créer un langage des concepts (la « caractéristique universelle ») sur le modèle du système notation des mathématiques.
[C]Relations
Le système hiérarchique de classification est notoirement insuffisant. Il ne permet de décrire qu’une partie très limitée de notre perception de la réalité.
Si la « substance » est en elle-même est pas en autre chose, le monde consiste en un enchevêtrement d’entités qui entretiennent entre elles des relations. Quand je dis « le chat est sur le tapis », être sur le tapis n’est évidemment une qualité propre au chat comme d’être tigré, méchant, etc. La confusion de ces deux emplois du verbe « être » est une confusion logique. On peut dire « le chat est blanc et noir » mais pas « le chat est noir et sur le tapis » ! (C’est un zeugme, figure qui juxtapose ou coordonne en un effet plaisant, des éléments syntaxiques ou sémantiques différents.)
Les verbes (ou plutôt les groupes verbaux) sont les indicateurs des relations. « être sur », comme dans notre exemple indique une position, mais « joue aux échecs avec » est un autre genre de relation. Ici la distinction grammaticale entre verbes d’actions et verbes d’état n’a pas lieu d’être. Les relations décrivent des événements, ce qui arrive aux entités qui composent le monde.
Encore une fois, c’est une question de sens qui nous amène à faire ces classifications et pas simplement des questions de syntaxe. Par exemple :
P1 : Jacques donne une fleur à Lucile : c’est une relation entre trois entités du monde (Jacques, la fleur, Lucile)
P2 : Jacques donne un baiser à Lucile : la phrase a grammaticalement la même structure, mais du point de vue du sens la relation n’est pas « donner quelque chose à quelqu’un » mais « donner un baiser à quelqu’un ».
La notion de relation est une notion multiforme. De nombreuses entités peuvent être décrites comme des relations. Prenons un exemple : le gouvernement est entité qui perdure à travers le temps. Pourtant on peut changer les titulaires de tel ou tel poste, voire changer le gouvernement tout entier. Ce qui dure ce ne sont pas les individus qui changent, mais bien les relations, bien que les entités mises en relations puissent être changées.
[D]Les modalités
Les modalités sont les qualités des relations. Grammaticalement, elles s’expriment d’abord par les adverbes qui concernent le verbe comme leur nom l’indique. On ne développera pas ce point assez complexe. On en donnera quelques aspects :
Quand on dit « tous les hommes sont mortels », le qualificatif « mortel » fait partie de la description de l’essence de « homme ». On peut donc dire « tous les hommes sont nécessairement mortels. » Par contre, si je dis « tous les élèves de cette classe peuvent avoir leur examen », j’énonce une simple possibilité, qui peut ou non se réaliser et qu’on dira contingente.
[E]Enchâssement des énoncés
Les phrases peut se constituer par combinaison de phrases. Une proposition subordonnée relative est l’opération qui consiste à remplacer un adjectif par sa description. « Socrate est l’homme qui a été condamné à boire la ciguë. » Une proposition subordonnée conjonctive est une relation qui intervient dans une autre relation. « Je désire une bonne bière » peut se remplacer par « je désire que vous me serviez une bonne bière ».
[A x B] est remplacé par A x [D y E].
L’idée générale que nous n’avons qu’esquissée ici est de donner une analyse logique rigoureuse des énoncés linguistiques. On pourrait ainsi donner une description formelle (en utilisant par exemple le formalisme de la logique) des énoncés en langage ordinaire.
[F]Critique du formalisme logique
Jusqu’où peut-on aller dans cette voie de la formalisation ? Jusqu’où pourrait-on réduire le langage donné à cette « caractéristique universelle » pour parler comme Leibniz ? Merleau-Ponty s’en prend au « fantôme d’un langage pur » (cf. La prose du monde).
Il s’agit de savoir en effet si
On peut ramener la parole (la langage en tant qu’il est énoncé par des humains) et faire des énoncés un « tableau du monde » à la manière de Wittgenstein I. Dans le TLP, il écrit ainsi : « 1 – Le monde est tout ce qui a lieu. 2.1 – Le monde est la totalité des faits, non des choses. […] 1.13 – Les faits dans l’espace logique sont le monde. […] 2.1 – Nous nous faisons des images des faits. 2.11 – L’image présente la situation dans l’espace logique, la subsistance ou la non-subsistance d’un état de choses. 2.12 – L’image est un modèle de la réalité. […] 3 – L’image logique des faits est la pensée. […] 3.1 – Dans la proposition, la pensée s’exprime pour la perception sensible. 3.11 – Nous usons du signe sensible (sonore ou écrit, etc.) dans la proposition comme projection de la situation possible. » On peut continuer ainsi : pour LW, le langage est la projection sensible de la pensée qui est elle-même une image logique du monde. Sur tout cela, LW reviendra quelques années plus tard. (cf. texte extrait des RP)
Si on connaît la logique qui permet de combiner ces images, on doit pouvoir engendrer tous les énoncés possibles : la parole obéirait ainsi à une sorte d’algorithme récursif comme le font les mathématiciens avec les systèmes formels. On pourrait également délimiter précisément les énoncés possibles et les énoncés dépourvus de sens.
Mais ces deux thèses sont pour le moins douteuse. Le langage algorithmique est un langage fantôme peut-on dire pour parler comme Merleau-Ponty.
D’une part une parole ne signifie pas à partir de l’examen d’une correspondance « token to token » entre les faits et leur image logique. La parole signifie dans la différence de toutes les paroles qui constituent un énoncé. En tant que telles, prises, individuellement les paroles ne signifient rien.
D’autre part, la signification d’une pensée qui est selon LW le procédé par lequel la pensée se projette dans un signe vocal, écrit, etc., je précède pas son énonciation. Merleau-Ponty construit une très belle analogie entre l’énonciation langagière et le peintre au travail. La signification se dégage dans l’énonciation elle-même.
Enfin, il y a des énoncés qui sont strictement parlant dépourvus de sens et qui pourtant sont pleins de significations.
Le formalisme laisse échapper l’essence non pas du langage (c’est trop vague) mais de la parole humaine.
- III - Les noms des choses
Le langage humain n’est pas un simple système de signaux. Il renferme en lui-même une certaine conception du monde, une théorie de ce qui est qu’on appelle encore une ontologie – on parle aussi de métaphysique. Ainsi la grammaire de nos langues refléterait la « grammaire » du monde. Mais, comme on l’a déjà noté, toutes les langues n’ont pas la même structure. Donc des langues différentes feraient des ontologies différentes.
On classe couramment les langues d’après l’ordre des mots dans la phrase (en français, c’est généralement SVO). Mais ces différences-là ne sont pas très importantes. Elles ne renvoient pas à des conceptions du réel différentes.
Remarquons encore qu’il n’y a pas de coïncidence des noms entre les différentes langues.
Français |
Allemand |
Italien |
Arbre |
Baum |
Albero |
Bois |
Holz |
Legno |
Wald |
Bosco |
|
Forêt |
Foresta |
Et ici nous avons des langues proches (indo-européennes) qui décrivent des milieux naturels semblables. Ainsi les mots ne précèdent pas le discours mais « ils trouvent leur origine dans le discours » (Humbolt). Une langue n’est pas une collection de mots, mais un arrangement systémique.
Mais les différences entre langues vont plus loin. Les langues diffèrent également par les classes des noms qu’elles utilisent. Le français distingue les genres (masculin/féminin) ce qui implique des accords : le cheval est grand ; la jument est grande. La difficulté est que cette classification est très vaste et souvent arbitraire puisqu’elle s’étend à tous les noms et pas seulement aux êtres vivants sexués. Pourquoi dit-on un drap et une couverture ? Certaines langues usent d’un troisième genre, le neutre (allemand, anglais, latin …) mais là aussi avec un foule d’exceptions (l’enfant se dit das Kind et la femme das Weib, par exemple).
Les classes nominales peuvent être plus étendues. Les classes nominales sont généralement définies par des oppositions contrastives, comme, par exemple, entre
animé / inanimé (comme en ojibwe),
être pensant / non pensant (comme en tamoul),
mâle / autre,
être humain masculin / autre,
masculin / féminin,
masculin / féminin / neutre,
fort / faible,
augmentatif / diminutif.
On trouve dans certaines langues, y compris au sein de la famille indo-européenne, une corrélation plus ou moins nette entre les classes nominales et la forme de leurs objets respectifs.
Certains linguistes pensent que le nostratique, ancêtre commun hypothétique des langues indo-européennes et d’autres familles de langues, possédait les classes « humain », « animal », et « objet ».
On le voit, la langue ici renvoie bien à une mise en ordre du monde.
On peut encore aller un peu plus loin. Benjamin Whorf dans Linguistique et Anthropologie écrit ainsi :
Quant au nootka, il ne comprend que des phrases sans sujet ni prédicat. La traduction « il invite des gens à un festin » fait la distinction entre le sujet et le prédicat alors que la phrase originelle ne la fait pas. Celle-ci commence en énonçant l’action de bouillir ou de cuire, tl’imsh ; puis vient ya, (résultat) = « cuit » ; ensuite -’is (« le fait de manger »), ce qui donne « le fait de manger de la nourriture cuite » ; puis -ita (« ceux qui font », c’est-à-dire « mangeurs de nourriture cuite ; puis -’itl (« allant à » ; enfin -ma, signe de la 3e personne de l’indicatif. Ce qui donne au total tl’im shya ‘isita ‘itlma, dont la paraphrase approximative est « il (ou quelqu’un) va chercher (invite) des mangeurs de nourriture cuite ». (op.cit. 1956, p.176-177)
C’est sur ce genre de considérations que s’appuie ce qu’on appelé l’hypothèse de Sapir-Whorf : soutient que la structure d'une langue tend à conditionner la manière dont un locuteur de cette langue pense. Les structures des diverses langues amènent donc leurs locuteurs à voir le monde différemment. Cette hypothèse avait déjà été formulée au XVIIIe siècle par les linguistes allemands Johann Gottfried Herder et Wilhelm von Humboldt. Aux États-Unis, elle est adoptée par Sapir pendant l'entre-deux-guerres et par Whorf dans les années 1940. La formulation de Whorf et son illustration de l'hypothèse suscitent un vif intérêt. Se fondant sur ses recherches et ses observations de terrain sur les langues amérindiennes, il suggère, par exemple, que la conception du temps et de la ponctualité dans un peuple pourrait être influencée par les types de temps verbaux que présente sa langue. Whorf en conclut que la formulation des idées est intégrée à – ou est influencée par – une grammaire propre et diffère dès lors d'une langue à l'autre. Cette position et son contraire, selon laquelle la culture façonne la langue, ont fait l'objet de nombreux débats. (cf. Encyclopedia Universalis).
Ce relativisme mettrait en cause la possibilité même d’une connaissance objective du monde ! Chomsky et Pinker défendent au contraire une conception universaliste. Les langues particulières dériveraient toute d’une structure générale biologique. L’étude de la grammaire universelle ne serait alors rien d’autre que l’étude des capacités cognitives de l’esprit humain.
En fait, nous devons peut-être accepter que les deux conceptions, en apparence antagoniques soient vraie simultanément.
Parler renvoie à une faculté universelle, innée. N’importe quel homme est capable de parler n’importe quelle langue.
Mais l’universel n’existe que dans la particularité qui lui donne forme.
Ce n’est pas une pirouette. On doit bien admettre qu’il y a des capacités innées, propres à l’organisation cérébrale de tous les humains. Mais ces capacités ne s’actualisent qu’à travers les inventions que permet l’usage de la parole, à travers sa créativité.
- IV - Conclusion
Au-delà de la grammaire « de surface » de nos langues particulières, il y a une logique profonde du langage qu’il faut essayer de saisir. C’est bien cette logique profonde du langage qui structure notre possibilité de connaître la réalité, le monde. Parler, ce n’est pas simplement redoubler la réalité directement perçue en lui accolant un signe linguistique. C’est introduire entre le sujet et l’objet l’indispensable médiation pour transformer le réel en réel pensé, c’est-à-dire produire ce qu’est le monde de la vie qui est le nôtre. Les mots ne sont pas des étiquettes attachées fixement aux choses ; ils n’ont pas non plus de rapport direct avec les choses (les symboles évoquent eux directement ce sont ils sont le symbole).
1Hegel, Phénoménologie de l’esprit, I, p.92
2Ibid.
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