Au-delà de la propagande (qui se déverse abondamment des deux côtés de la « ligne de front », il importe de comprendre ce qui est en cause dans la guerre que la Russie mène en Ukraine. Je suis tout prêt à admettre que certains pays de l’OTAN ont sciemment préparé cette guerre et « poussé Poutine à la faute ». Dans toutes les guerres, il y a un déclencheur, l’agresseur, et d’autres qui se prétendent agressés. Ici, comme de coutume, les deux parties se prétendent agressées et se renvoient faute. Du grand classique : c’est reparti comme en 14 ! Mais ce qui est important, c’est de comprendre la nature de la guerre. En 1914 comme en 1940, il s’agissait du partage du monde entre grandes puissances appartenant à la même civilisation. Y compris l’URSS dont le système sociopolitique était différent de celui des autres belligérants, mais peut-être pas autant qu’on l’a dit.
Dans la guerre actuelle entre Russie et Ukraine [soutenue
par les pays de l’OTAN], il pourrait sembler de prime abord que la guerre est
une question de place sur l’échiquier mondial et d’ambitions capitalistes.
Mais, nous disent des penseurs éclairés, il n’en est rien. Les uns annoncent qu’il
s’agit de la guerre pour « défendre nos valeurs » contre les traditionnels
barbares russes représentants de tous les régimes autoritaires, plus ou moins
totalitaires, de la planète. Pour les autres, il s’agirait d’une « guerre anthropologique »
et civilisationnelle, opposant deux modes d’organisation familiale et deux
rapports à la civilisation. Poutine a volontiers donné cette dimension à la
guerre, soutenant qu’il menait bataille contre l’Occident dégénéré et perverti,
sous la coupe des lobbies homosexuels. On voit ici et là fleurir quelques
théories fumeuses : les 80 % de la planète qui vivent sous des régimes
familiaux patriarcaux autoritaires s’opposeraient aux 20 % libéraux, plus
ou moins gouvernés par les féministes et autres « woke ». On s’appuie pour
défendre cette thèse sur les déclarations d’Emmanuel Todd, soutenant ses hasardeuses
extrapolations politiques de son autorité de chercheur spécialiste des systèmes
familiaux. L’irrépressible besoin de simplifier la réalité en coupant le monde
en deux camps se manifeste sous cette forme nouvelle.
Mais cette thèse des deux camps séparés par des divergences
culturelles et même anthropologiques ne tient pas une minute. La Russie est
aussi européenne que la Pologne et nettement plus que la Turquie qui est un
membre de fait de l’UE. Certes, on n’hésite pas à débaptiser les écoles de
musique dédiées à un compositeur russe, à déprogrammer des séminaires dédiés à
des écrivains russes. Ce n’est rien d’autre que la preuve de l’inculture galopante
dans nos pays où l’on hésite à reprendre les méthodes de contrôle des esprits
de tous les États totalitaires.
Prenons les critères un à un.
Voyons d’abord la question du patriarcat : l’axe Moscou-Téhéran-Pékin
n’existe pas. D’une part, le terme de patriarcat est très indéterminé. Si on désigne
par là la prédominance des hommes sur les femmes, cela reste encore, qu’on le
veuille ou non, la règle de pratiquement tous les pays. Même dans les pays où l’égalité
de droit entre hommes et femmes est garantie, on voit des manifestations
voulant mettre à bas le patriarcat ! L’égalité juridique hommes-femmes est tout
autant garantie à Moscou qu’à Pékin ou à Paris. En revanche, certains pays
membres du « camp du bien » ou du « camp du mal », suivant le point de vue du
locuteur, n’ont aucun souci de l’égalité juridique entre hommes et femmes. Citons
parmi les principaux alliés des États-Unis les pays du Golfe, Arabie en tête.
Il n’en va pas mieux concernant les droits des femmes à
disposer de leur propre corps. La Pologne, tête de pont de la lutte contre la
Russie, est résolument hostile à l’IVG, laquelle est garantie en Russie. Aux États-Unis,
le droit à l’IVG ne cesse de restreindre, beaucoup d’États l’ayant mis hors-la-loi.
Une récente décision de Cour suprême pourrait même interdire la pilule du
lendemain sur tout le territoire des États-Unis, y compris en cas de viol ou d’inceste.
Pas de chance, la thèse des deux camps en prend encore un coup, car il y a des
méchants dans les deux camps.
Todd a coutume de lier les types familiaux aux régimes
politiques. La « famille souche » [autorité du plus ancien et primogéniture] et
la famille communautaire autoritaire sont réputées propices aux régimes autoritaires.
Le premier est dominant en Allemagne, en Autriche, dans plusieurs régions
françaises et au Japon. Le second est dominant en Chine et en Russie, et, avec
des variantes dans de nombreuses régions du monde. Mais aussi dans plusieurs
régions françaises. La famille libérale [égalitaire ou non] prédisposerait
moins aux régimes autoritaires. Dans la thèse de Todd, ces deux dernières
formules familiales sont les plus archaïques, les formes de familles
autoritaires seraient les plus achevées. La démocratie, liée à la famille
libérale ne serait donc qu’un entracte dans l’histoire de l’humanité et ce que
nous voyons se dresser derrière le bloc prétendu entre Moscou, Pékin et les
pays émergents, ce serait justement le triomphe inéluctable des régimes autoritaires.
Si on peut admettre sans peine que les organisations familiales façonnent les
mentalités, en faire clé unique ouvrant toutes les portes semble plutôt douteux.
On devrait plutôt remarquer que ce qui valait hier vaut
beaucoup moins aujourd’hui pour des raisons que Todd lui-même a mises en
valeur. La diminution drastique de la fertilité moyenne à peu près partout — y compris
en Afrique, même si elle y reste élevée, mais on part de très haut — oblige à
réviser les jugements hâtifs. Qu’est-ce donc qu’une famille communautaire à 0,8 enfant
comme en Corée ? Ou même à 1,5 comme en Russie ? Ajoutons à cela l’augmentation
du niveau d’étude des femmes et l’abaissement de la différence d’âge au mariage
là ou c’était la règle et on se trouve avec la situation iranienne (taux de
fécondité à l’européenne, haut niveau d’instructif des femmes et montée des
revendications libérales, que d’ailleurs le régime tolère parce qu’il ne peut
plus les interdire — la forte consommation d’alcool dans ce pays musulman est
un bon indicateur.
On pourrait parler de la place de la religion. Elle est à
peu près nulle en Chine et encore très forte au royaume des bigots que sont les
États-Unis. Restent les droits des homosexuels et des trans. Pour les droits
des homosexuels, si Pékin et Moscou les voient d’un mauvais œil, il vaut mieux
ne pas être homosexuel en Arabie Saoudite, alliés des « libéraux » anglo-saxons.
Ajoutons que la GPA est autorisée aussi bien à Moscou qu’à Kiev. Gageons que
les États-Unis n’engageront pas leur GI’s pour défendre les droits des gays et
des lesbiennes, d’autant qu’aux États-Unis ceux-ci ne sont pas garantis partout
et que de nombres États ont encore leurs sodomy acts…
Pour ce qui est de l’Afrique, les difficultés qu’y éprouve
la France ne concernent que la France et non on ne sait trop quel conflit
anthropologique. Le Togo et le Gabon, anciennes colonies françaises, ont rejoint
le Commonwealth ! Encore un fait qui ne colle pas. Il y a fort à parier que les
gouvernements qui ouvrent les bras aux mercenaires de Wagner et aux capitalistes
russes ne le toléreront que tant qu’ils en auront besoin pour faire contrepoids
aux anciens colonisateurs et qu’ils s’en débarrasseront quand ils le pourront.
L’idée d’un bloc Russie-Chine-Afrique est encore une idée particulièrement
farfelue, même la Chine exporte massivement ses capitaux vers l’Afrique comme
elle le fait maintenant dans le monde entier, y compris aux États-Unis et en France.
De quelque manière que l’on prenne la question, la thèse d’un
conflit de civilisations ou d’un confrontation anthropologique comme clé
explicative de la guerre entre Russie et Ukraine ne tient pas. Elle consiste à
prendre pour parole d’Évangile les discours de Poutine ou la rhétorique de l’OTAN.
Plutôt que sur le terrain de l’idéologie, il est de loin préférable de rester
sur le terrain solide du réel.
Précisons encore : je ne nie absolument pas les conflits
de cultures et de mœurs, même si le développement du marché capitaliste a un
effet de nivellement tout à fait impressionnant. Je suis cependant résolument
hostile aux diverses tentatives pour imposer les dernières modes anglo-saxonnes
à l’ensemble de la planète. Le colon à bons sentiments finit toujours dans la
peau du pire colon. S’il y a quelque chose comme « nos valeurs », j’y mets la
liberté sous toutes ses formes, l’égalité, et notamment l’égalité des hommes et
des femmes et même la fraternité conçue sous la forme de l’entraide sociale soutenue
par ce qu’on a appelé l’État-providence. Je crois que ces valeurs valent mieux
que les femmes voilées, les fillettes mariées de force et les gays pendus au
bout d’une grue. J’espère seulement que les pays où ces coutumes barbares
sévissent encore trouveront eux-mêmes la voie de l’émancipation humaine.
Cessons de tout mélanger. Pour comprendre la guerre aujourd’hui,
les outils légués par Marx et le simple bon sens suffisent, quels que soient
les torrents de rhétorique dans lesquels tout cela est camouflé. Les capitalistes
américains voient leur règne contesté et la fin du « roi dollar » (In God we
trust) est annoncée. Les capitalistes de russes veulent préserver leurs
ressources, la toute nouvelle supériorité acquise dans les productions
agricoles et toutes les sources de rente et ils ont besoin que la mer Noire
soit un peu « mare nostrum », comme disaient les Romains. J’évoque les
Romains, car il serait bon de se souvenir que Moscou s’est pensée comme « la
troisième Rome ». Les capitalistes ukrainiens essaient de jouer leur propre
carte en tant que « bourgeoisie comprador » au service des capitalistes
anglo-saxon. L’Europe est en train d’être engloutie dans ce conflit où des gouvernements
de traitres suivent la Maison-Blanche sans moufeter. La culture là-dedans est l’extraction
de la plus-value et le seul dieu est l’argent.
Le 3 mars 2023
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