vendredi 26 février 2016

La haine de la nature

La haine de la nature est la marque de notre civilisation. Il y a un paradoxe apparent à parler de la haine de la nature, alors que les préoccupations environnementales occupent une large place dans l’espace public. Le « développement durable », la préservation de la planète, la protection de la biodiversité, autant de thèmes rebattus. Partout on lave plus vert ! Il est pourtant facile de montrer que, dans tous les domaines, ce qui domine, c’est le refus d’une nature qui n’est perçue que comme l’objet d’une technique, de l’intelligence que l’on voudrait artificielle aux biotechnologies qu’il faudrait plutôt appeler « thanatotechnologies ». Cette pulsion qui domine notre « monde de la vie » mérite d’être analysée.

mercredi 10 février 2016

Nature et production

L’homme comme être générique
Nos conditions matérielles d’existence, nous ne les trouvons pas toutes prêtes. Il faut les produire et non se contenter de prélever dans le nature ce qui est nécessaire à notre subsistance. Les écologistes ont coutume de dénoncer l’homme comme le plus grand des prédateurs. Mais c’est une grossière erreur. Le prédateur s’approprie la proie que la nature lui offre … et si la proie habituelle du prédateur disparaît, il meurt et son espèce avec lui. Dure loi de la sélection naturelle. L’homme au contraire, dès le grande révolution du néolithique s’est mis à produire ce dont il a besoin. La nature sur laquelle il prélève ce dont il a besoin est une nature modifiée par le travail de l’homme. Le chasseur-cueillir à la rigueur prélève. L’homme moderne – depuis le néolithique – produit. Si on excepte le cas extrêmement marginal de la chasse (et encore : on élève des animaux pour qu’ils soient chassés), les animaux que mange l’homme sont des animaux « inventés » par l’homme et soigneusement élevés et sélectionnés. Les généreux défenseurs de la cause animale semblent ne pas voir que si leurs thèses prévalaient, des centaines de millions d’animaux, vaches, moutons, volatiles en tous genres, disparaîtraient, faute de continuer à être élevés ! On peut se plaindre que l’homme détruise la nature, mais sans cette activité qu’est le travail productif, il n’y aurait pas d’hommes ou seulement quelques groupes épars, incapables de civilisation, incapables donc de produire des penseurs écologistes …
Hobbes pose clairement le lien entre le développement de la pensée et spécialement la philosophie et les activités productrices.
La faculté de raisonner étant une conséquence de l’usage de la parole, il n’était pas possible qu’il n’y eût pas certaines vérités générales découvertes par raisonnement, presque aussi anciennes que le langage lui-même. Les sauvages d’Amérique ne sont pas sans certaines sentences morales de bonne qualité. Ils ont aussi un peu d’arithmétique, pour additionner et diviser de petits nombres. Ils ne sont donc pas philosophes. Car, de même qu’il y eut des plants de blé et de vigne en petite quantité, dispersés dans les champs et les bois, avant que les hommes ne connaissent leurs vertus, ou ne les utilisent pour se nourrir, ou ne les plantent à part dans des champs et des vignobles, à une époque où ils se nourrissaient de glands et buvaient de l’eau, de même, il y eut, dès le commencement, diverses spéculations vraies, générales et profitables, comme les plants naturels de la raison humaine. Mais elles ne furent d’abord que peu nombreuses; les hommes vivaient sur une expérience grossière, il n’existait aucune méthode, c’est-à-dire qu’on ne semait ni ne plantait la connaissance seule, séparée des mauvaises herbes et des plants courants de l’erreur et de la conjecture. Et la cause de cela était le manque de loisir chez des hommes qui devaient se procurer ce qui était nécessaire à la vie et se défendre contre  leurs voisins, et il était impossible qu’il en fût autrement tant que ne furent pas érigées de grandes Républiques. Le loisir est la mère de la philosophie, et la République la mère de la paix et du loisir. C’est là où apparurent de grandes cités florissantes qu’on étudia en premier la philosophie. (Léviathan, chapitre XLVI)
On a donc parfaitement raison de lier la culture de l’esprit à la culture des champs et de considérer comme culture toutes les activités qui pourtant ne font que fournir à l’homme les moyens de sa survie en tant qu’être naturel.
Nos institutions sociales, jusques et y compris dans la sphère la plus proche de la nature, celle de la reproduction de la vie humaine, sont des artifices, des fabrications humaines. C’est ainsi que, selon Lévi-Strauss, la prohibition de l’inceste opère ce passage de la nature à la culture sur lequel nous aurons l’occasion de revenir. Notons que pour, « immatérielles » qu’elles soient (ce sont d’abord des règles qui n’existent que dans les esprits de ceux qui les connaissent et se sentent obligés de les suivre), ces institutions doivent aussi exister matériellement. Les règles de la parenté sont liées à des plans d’organisation de l’habitat. Les croyances religieuses ont besoin de symboles existant donc matériellement. Il faut des masques, des statues, etc.. Il semble bien qu’un homme ne puisse penser, être conscient de lui-même et des autres que dans un rapport actif avec la nature.
À notre lointaine histoire, nous n’avons accès qu’à travers les produits de l’art humain, des outils paléolithiques aux œuvres d’art les plus raffinées. Mais la nature tend toujours à prendre le dessus, à ensevelir les habitations et les monuments, à effacer les manuscrits, à noircir les tableaux de maîtres. Tout tendrait donc à nous faire penser le rapport art/nature comme une opposition et peut-être même un conflit.
L’homme, dit Hegel, doit arracher à la nature « son caractère farouchement étranger » et c’est par son activité consciente qu’il lui imprime sa marque dans les œuvres durables qui transcendent de très loin l’existence individuelle. Il faut bien comprendre ce rapport comme un rapport dialectique. Travailler la nature, c’est d’abord détruire. Le rapport fondamental qui est celui du désir est destructeur : directement dans la consommation et indirectement dans la production. Le premier moment est donc négatif : l’homme nie la nature. Mais en produisant, c’est-à-dire en dirigeant le processus naturel selon ses propres fins ou en se substituant au processus naturel lui-même, l’homme nie cette négation. Ce processus détruit la nature et produit une nature humanisée. Mais ce faisant l’homme transforme sa propre nature. Il se modifie lui-même spirituellement dans le moment où il déploie dans cette activité toutes les potentialités qu’il renferme en lui-même naturellement.
Marx expose cette dialectique d’un point de vue non idéaliste :
L’homme est immédiatement être de la nature. En qualité d’être naturel, et d’être naturel vivant, il est d’une part pourvu de forces naturelles, de forces vitales; il est un être naturel actif ; ces forces existent en lui sous la forme de dispositions et de capacités, sous la forme d’inclinations. D’autre part, en qualité d’être naturel, en chair et en os, sensible, objectif, il est, pareillement aux animaux et aux plantes, un être passif, dépendant et limité ; c’est-à-dire que les objets de ses inclinations existent en dehors de lui, en tant qu’objets indépendants de lui ; mais ces objets sont objets de ses besoins ; ce sont des objets indispensables, essentiels pour la mise en jeu et la confirmation de ses forces essentielles. Dire que l’homme est un être en chair et en os, doué de forces naturelles, vivant, réel, sensible, objectif, c’est dire qu’il a pour objet de son être, de la manifestation de sa vie, des objets réels, sensibles, et qu’il ne peut manifester sa vie qu’à l’aide d’objets réels, sensibles. Être objectif, naturel, sensible, c’est la même chose qu’avoir en dehors de soi objet, nature, sens ou qu’être soi-même objet, nature, sens pour un tien. La faim est un besoin naturel; c’est pourquoi, pour la satisfaire, pour la calmer, il lui faut une nature, un objet en dehors d’elle. La faim c’est le besoin avoué qu’a mon corps d’un objet qui se trouve en dehors de lui, qui est nécessaire pour le compléter et manifester son être. Le soleil est l’objet de la plante, un objet qui lui est indispensable et qui confirme sa vie; de même, la plante est l’objet du soleil en tant qu’elle manifeste la force vivifiante du soleil, la force essentielle objective du soleil. Un être qui n’a pas sa nature en dehors de lui n’est pas un être naturel, il ne participe pas à l’être de la nature. Un être qui n’a aucun objet en dehors de lui n’est pas un être objectif. Un être qui n’est pas lui-même objet pour un troisième être n’a aucun être pour objet, c’est-à-dire ne se comporte pas de manière objective, son être n’est pas objectif. (Manuscrits de 1844)
L’homme a son être hors de lui, dit Marx. Il est immédiatement (premier moment) un être naturel comme tous les autres naturels et comme tel dépendants d’autres êtres naturels. Cette dépendante est « passive » dit Marx. En tant qu’être naturel, il subit l’action des autres êtres et il a besoin aussi d’autres êtres naturels qui lui manquent – ceux dont il se nourrit par exemple. Les autres êtres naturels apparaissent ainsi comme objets, au sens précis de ce mot qui renvoie à l’intentionnalité de la conscience. Ces objets sont donc les objets de la manifestation de sa vie. Il y a ici une double définition intéressante :
  1. un être naturel est un être qui a sa nature en dehors de lui.
  2. Un être objectif est un être qui est l’objet d’un autre être.
L’homme a son être hors de lui. Il ne se crée pas lui-même. Comme être naturel il est le produit d’un autre être naturel (par l’engendrement) et ne peux exister qu’en incorporant à sa propre nature des objets de la nature extérieure. Mais de ce point de vue on ne comprendrait plus ce qui distingue l’homme des animaux, ce qui ferait donc du travail en tant que production quelque chose d’autre qu’une activité naturelle – aussi naturelle que celle par laquelle les araignées tissent leur toile et les abeilles construisent les cellules de cire de la ruche.
Revenons donc au premier des Manuscrits de 1844. Marx écrit :
L’homme est un être générique. Non seulement parce que, sur le plan pratique et théorique, il fait du genre, tant du sien propre que de celui des autres choses, son objet, mais encore – et ceci n’est qu’une autre façon d’exprimer la même chose – parce qu’il se comporte vis-à-vis de lui-même comme vis-à-vis du genre actuel vivant, parce qu’il se comporte vis-à-vis de lui-même comme vis-à-vis d’un être universel, donc libre.
Ce qui est générique, c’est ce qui est propre au genre que Hegel définit comme un « Universel concret » (cf. Encyclopédie, §177). Chez Hegel, tout cela posé spéculativement dans la première partie de l’Encyclopédie, « La science de la logique ». Pour Marx, ce qui caractérise l’être humain, c’est qu’il pense lui-même comme être universel. Il s’élève au-dessus de l’individualité subjective pour reconnaître en lui l’universel objectif : je ne suis pas simplement moi, je suis homme. Par là, chaque individu se pense comme représentant de l’Homme, du genre humain. Marx dit « universel, donc libre » : que veut-il dire par là ? Voyons d’abord cette universalité du Gattungswesen.
La vie générique tant chez l’homme que chez l’animal consiste d’abord, au point de vue physique, dans le fait – que l’homme (comme l’animal) vit de la nature non-organique, et plus l’homme est universel par rapport à l’animal, plus est universel le champ de la nature non-organique dont il vit.
L’homme en tant qu’être vivant (organique) ne peut vivre que la nature non-organique. Mais la différence entre l’animal et l’homme semble être ici une différence quantitative d’universalité. L’animal a des besoins limités qu’il ne peut satisfaire que dans une sphère limitée (son biotope). Alors que pour l’homme, il y a un rapport avec toute la nature. Il n’a pas une nourriture bien définie, s’adapte à tous les climats. En ce sens il est bien un individu universel.
De même que les plantes, les animaux, les pierres, l’air, la lumière, etc., constituent du point de vue théorique une partie de la conscience humaine, soit en tant qu’objets des sciences de la nature, soit en tant qu’objets de l’art – qu’ils constituent sa nature intellectuelle non-organique, qu’ils sont des moyens de subsistance intellectuelle que l’homme doit d’abord apprêter pour en jouir et les digérer – de même ils constituent aussi au point de vue pratique une partie de la vie humaine et de l’activité humaine. Physiquement, l’homme ne vit que de ces produits naturels, qu’ils apparaissent sous forme de nourriture, de chauffage, de vêtements, d’habitation, etc.
Le parallèle est éclairant entre la vie intellectuelle et la vie physique de l’homme. La conscience humaine est bien d’abord la conscience perceptive qui se « nourrit » des choses extérieures soit comme objet de science, soit comme objet d’art. Sans ce rapport à la nature extérieure à l’homme il n’y pas de conscience. Autrement dit, la conscience est la conscience d’un quelque chose qui n’est pas elle, une conscience qui vise la nature extérieure à l’homme. Pour dire les choses de manière encore plus précise, elle est le rapport entre l’homme et son environnement. De la même manière, le corps ne vit que dans ses rapports avec le monde extérieur.
L’universalité de l’homme apparaît en pratique précisément dans l’universalité qui fait de la nature entière son corps non-organique, aussi bien dans la mesure où, premièrement, elle est un moyen de subsistance immédiat que dans celle où, [deuxièmement], elle est la matière, l’objet et l’outil de son activité vitale. La nature, c’est-à-dire la nature qui n’est pas elle-même le corps humain, est le corps non-organique de l’homme.
Retenons ici cette expression : la nature est le corps non organique de l’homme. La position de l’homme extérieur à la nature et qui pourrait la connaître en quelque sorte du point de vue de Dieu est la position qui se développe à partir du XVIIe siècle, celle de l’homme en surplomb qui peut se rendre comme « maître et possesseur de la nature ». Mais cette conception est proprement idéologique.
L’homme vit de la nature signifie : la nature est son corps avec lequel il doit maintenir un processus constant pour ne pas mourir. Dire que la vie physique et intellectuelle de l’homme est indissolublement liée à la nature ne signifie pas autre chose sinon que la nature est indissolublement liée avec elle-même, car l’homme est une partie de la nature.
Si la nature est le corps de l’homme, Marx en déduit que l’homme est une partie de la nature – il serait intéressant ici de faire les rapprochements qui s’imposent avec Spinoza – on peut donc dire que l’homme est la nature devenant conscience.
Comment s’opère ce processus ? Marx le dit quelques lignes plus loin.
Mais la vie productive est la vie générique. C’est la vie engendrant la vie. Le mode d’activité vitale renferme tout le caractère d’une espèce, son caractère générique, et l’activité libre, consciente, est le caractère générique de l’homme. La vie elle-même n’apparaît que comme moyen de subsistance. L’animal s’identifie directement avec son activité vitale. Il ne se distingue pas d’elle. Il est cette activité. L’homme fait de son activité vitale elle-même l’objet de sa volonté et de sa conscience. Il a une activité vitale consciente. Ce n’est pas une détermination avec laquelle il se confond directement. L’activité vitale consciente distingue directement l’homme de l’activité vitale de l’animal. C’est précisément par là, et par là seulement, qu’il est un être générique. Ou bien il est seulement un être conscient, autrement dit sa vie propre est pour lui un objet, précisément parce qu’il est un être générique. C’est pour cela seulement que son activité est activité libre. Par la production pratique d’un monde objectif, l’élaboration de la nature non-organique, l’homme fait ses preuves en tant qu’être générique conscient, c’est-à-dire en tant qu’être qui se comporte à l’égard du genre comme à l’égard de sa propre essence, ou à l’égard de soi, comme être générique. Certes, l’animal aussi produit. Il se construit un nid, des habitations, comme l’abeille, le castor, la fourmi, etc. Mais il produit seulement ce dont il a immédiatement besoin pour lui ou pour son petit ; il produit d’une façon unilatérale, tandis que l’homme produit d’une façon universelle ; il ne produit que sous l’empire du besoin physique immédiat, tandis que l’homme produit même libéré du besoin physique et ne produit vraiment que lorsqu’il en est libéré; l’animal ne se produit que lui-même, tandis que l’homme reproduit toute la nature ; le produit de l’animal fait directement partie de son corps physique, tandis que l’homme affronte librement son produit. L’animal ne façonne qu’à la mesure et selon les besoins de l’espèce à laquelle il appartient, tandis que l’homme sait produire à la mesure de toute espèce et sait appliquer partout à l’objet sa nature inhérente ; l’homme façonne donc aussi d’après les lois de la beauté.
C’est précisément dans le fait d’élaborer le monde objectif que l’homme commence donc à faire réellement ses preuves d’être générique. Cette production est sa vie générique active. Grâce à cette production, la nature apparaît comme son œuvre et sa réalité. L’objet du travail est donc l’objectivation de la vie générique de l’homme : car celui-ci ne se double pas lui-même d’une façon seulement intellectuelle, comme c’est le cas dans la conscience, mais activement, réellement, et il se contemple donc lui-même dans un monde qu’il a créé.
Ces lignes se suffisent à elles-mêmes. La poiesis est l’activité par laquelle l’homme se distingue de l’animal et se pose comme « être générique », non pas de façon purement intellectuelle comme dans la philosophie de Hegel, mais de manière pratique-sensible

Vous qui entrez ici, gardez l'espérance...

On ne peut manquer d’être frappé par le paradoxe suivant : les classes moyennes supérieures théoriquement instruites ne cessent de prôner l’...