Si on veut donner une vue panoramique et philosophique de ce qu’on appelle la modernité, on peut partir de la sixième partie du Discours de la méthode de Descartes, celle qui propose la construction d’une « philosophie pratique » bien différente de cette philosophie spéculative que l’on enseigne dans les écoles, une philosophie grâce à laquelle, « connaissant la force et les actions du feu, de l'eau, de l’air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. » Réduite à l’étendue, géométrisée, la nature est transformée en pure matière soumise à une technique dirigée par la connaissance scientifique de ses lois déterministes. Le génie de Descartes est d’avoir saisi le sens de ce monde nouveau qui émerge à son époque, un monde qui pourra être façonné par la main de l’homme et soumis à sa volonté. Ce qui est en filigrane dans cette pensée, c’est la disparition de la nature comme telle. Connaître ses forces et ses actions aussi distinctement que nous connaissons les métiers de nos artisans et les employer en même façon, c’est le programme du monde moderne. Du coup la distinction entre nature et artifice (entre phusis et poeisis pour parler comme les Grecs) n’existe plus. Descartes le dit ailleurs : les choses artificielles sont aussi naturelles. Il n’y a plus de différence entre ce qui procède de son propre mouvement et ce qui ne vient à l’existence que par l’intervention d’un agent extérieur. Tremblement de terre ontologique, pourrait-on dire.
Sur ce nouveau terreau se développe l’idée que la nature est notre ennemie et que nous devons la maîtriser, la réduire en la soumettant à notre raison – en quelque sorte l’arraisonner pour prendre la traduction française du Gestell heideggerien. Si Descartes pense encore que les machines naturelles (faites par Dieu) sont infiniment plus subtiles que les machines artificielles dont les rouages sont à la dimension un peu grossière de la main de l’homme, très vite s’impose l’idée de la supériorité des machines conçues rationnellement au regard des « bricolages » de la nature.
Pendant longtemps, on en est resté à la définition aristotélicienne : la technique (l’art) accomplit ce que la nature elle-même n’a pas la force d’accomplir. Ainsi de l’art de la sage-femme qui aide à l’accouchement, processus naturel mais que la nature est trop faible pour faire d’elle-même sans le concours de l’intelligence technique humaine. Aujourd’hui nous en sommes très loin ! La technique doit se substituer à la nature décidément imparfaite. Pensons à ce que nous nommons les « biotechnologies ». Ce terme est lui-même, pour un Grec ancien, un accouplement monstrueux : pour lui, la vie, c’est-à-dire la nature en tant qu’elle est le processus spontané d’engendrement et de croissance, est d’un ordre radicalement différent de la technique. Une biotechnologie est typiquement la tentative d’arraisonnement de la nature, de manipulation (on parle significativement de « manipulations génétiques »). Depuis le début du néolithique, les humains ont appris à « domestiquer » les plantes et les animaux, en les intégrant à leur environnement familier – domestiquer, c’est faire vivre à la maison ce qui était sauvage. Mais cette domestication ne pouvait se faire que par la sélection des caractéristiques des vivants favorables à la vie humaine. On a domestiqué les animaux qui se laissent domestiquer, les chevaux et non les zèbres, les chiens et pas les tigres ! L’homme continue de suivre la nature en prenant ce qu’elle lui offre. Le génie génétique massivement appliqué aux plantes (maïs, soja, riz, coton) n’est en rien le prolongement du travail antique des paysans et des semenciers. Il s’agit de déterminer en fonction d’un projet et à partir de la connaissance des réactions chimiques – la manipulation des gènes appartient à la chimie moléculaire – le développement du vivant à la manière dont on conçoit un programme qui doit être exécuté par une machine – on parle de « programme génétique ». Et, évidemment, si l’on en croit la propagande des grandes firmes comme Monsanto ou Novartis, ces plantes modifiées génétiquement sont bien supérieures à celles qui n’ont pas été soumises à ces modifications génétiques. Pour aller jusqu’au bout de cette logique d’artificialisation de vie, la firme Monsanto avait même mis au point des plantes produisant des graines stériles (le programme surnommé Terminator) afin de contraindre les fermiers à racheter chaque année des semences Monsanto. On ne peut mieux montrer que les biotechnologies fabriquent de la mort ! Que ce programme ait été abandonné ne change rien au fond. Celui qui veut semer des graines de plantes transgéniques doit payer des royalties à la firme, sous peine d’être poursuivi pour atteinte à la propriété intellectuelle, comme un vulgaire jeune pirate qui recopie illégalement des films sur internet.
Ce que l’on teste sur les plantes peut se transférer dans la reproduction de l’humanité. Je n’insiste pas sur les lourdes questions qui se posent autour de la procréation médicalement assistée (PMA), questions dans lesquelles il faudrait essayer de faire un peu de clarté. La procréation humaine a toujours été « médicalement assistée » au moment de l’accouchement et la venue au monde des « nouveaux », comme le dit Hannah Arendt est l’affaire majeure des institutions humaines. Mais ce qui se fabrique aujourd’hui de ce côté-là, notamment du côté de la sélection des embryons que permet la FIVETE, du côté des interventions in utero sur l’embryon, et sans doute demain de l’ectogenèse (plus connue sous le nom d’utérus artificiel), c’est autre chose. Il s’agit de passer de la naissance à la fabrication des humains selon un « projet parental », projet parental qui n’est en fait qu’un projet social et politique. La question posée, ainsi que l’a bien montré Habermas, c’est celle de « l’avenir de la nature humaine »1. Certains vont plus loin : même un homme bien construit, un homme satisfaisant les normes ISO, reste un homme. Il s’agit de préparer le « successeur », cet homme augmenté, cet homme 2.0 qui mobilise tant de savoirs dans la Silicon Valley et ailleurs. Le transhumain ou le posthumain, voilà ce qui nous attend et devrait définitivement faire de l’homme un visage de sable qui s’efface.
Un dernier exemple : depuis ses origines, l’informatique se met en quête de l’intelligence artificielle. L’intelligence naturelle de l’homme, on le sait bien, est fort imparfaite. Les passions se mêlent toujours à la raison calculatrice. La caractéristique universelle de Leibniz avait de projet : remplacer les incertains raisonnements humains par un seul mot « Calculemus ». Il y a bien longtemps, on désignait les ordinateurs par l’expression « cerveau électronique ». Aujourd’hui, l’étude du cerveau humain, la grande affaire des neurobiologistes, doit permettre une modélisation qui ouvrirait la voie à des machines ayant la puissance d’un cerveau humain, sans en avoir les défauts. D’ores et déjà les ordinateurs ne sont plus simplement des outils, des moyens, commandés par la main humaine – mon traitement de texte n’est qu’une machine à écrire perfectionnée – mais peuvent prendre des décisions dans les affaires humaines. On sait le rôle, parfois catastrophique, que jouent les programmes informatiques dans les opérations financières, dans le trading à haute fréquence par exemple. Mais on ne s’en tient pas là. Se dessine un monde où les agents humains ne seront plus que des nœuds insérés dans un réseau de machines échangeant des informations. Là aussi le devenir-machine de l’homme est bien engagé.
On pourrait multiplier les exemples, par exemple dans nos modes de vie, dans l’urbanisation, etc.. Il s’agit de se défaire, autant que c’est possible, de l’assujettissement de l’homme à la nature, d’une nature conçue comme un ennemi à vaincre. Je ne peux ici que renvoyer à la lecture du livre de Christian GodinLa haine de la nature (Champ Vallon, 2012) à qui j’ai emprunté le titre de cette intervention. Il s’agit maintenant de comprendre le sens de cette pulsion anti-naturelle qui est celle de notre civilisation.
Commençons par décrire notre condition moderne (ou postmoderne). Günther Anders la résume le mieux lorsqu’il analyse « la honte prométhéenne ». En effet, cette domination du monde par la technique ne nous grandit pas. Partie de l’idée de maîtrise, l’aventure de la domination technique conduit l’homme, plus que jamais, au sentiment de sa médiocrité et même de sa nullité. Loin de s’humilier devant la puissance des dieux ou de la nature, l’homme s’humilie dans les créations de ses mains et de son cerveau. Celui qui perd systématiquement aux échecs face à un programme informatique se sent minable. Dans son livre, Obsolescence de l’homme, Gunther Anders consacre le premier essai à la « honte prométhéenne ». Voici comment il présente sa première rencontre avec cette « honte » :
J’ai visité avec T. une exposition technique que l’on venait d’inaugurer dans le coin. T. s’est comporté d’une façon des plus étranges, si étrange que j’ai fini par l’observer, lui plutôt que les machines exposées. Dès que l’une des machines les plus complexes de l’exposition a commencé à fonctionner, il a baissé les yeux et s’est tu. J’ai été encore plus frappé quand il a caché ses mains derrière son dos, comme s’il avait honte d’avoir introduit ses propres instruments grossiers, balourds et obsolètes dans une haute société composée d’appareils fonctionnant avec une telle précision et un tel raffinement.2
Cette honte est celle du manant introduit pas hasard dans la société des grands, à cette différence que la société des grands était faite d’humains et que les grands devant lesquels T. a honte sont les machines, des choses produites par les humains. Anders poursuit :
Si j’essaie d’approfondir cette « honte prométhéenne », il me semble que son objet fondamental, « l’opprobre fondamental » qui donne à l’homme honte de lui-même, c’est son origine. T. a honte d’être devenu plutôt que d’avoir été fabriqué. Il a honte de devoir son existence – à la différence des produits qui, eux, sont irréprochables parce qu’ils ont été calculés dans les moindres détails – au processus aveugle, non calculé et ancestral de la procréation et de la naissance.3
On ne saurait mieux décrire ce qui pousse au désir insensé de fabriquer des humains ou au désir tout aussi insensé de ramener son esprit à une simple mécanique au fonctionnement prévisible. Augustin voit dans l’inversion du créateur et de la créature la manifestation même de l’hérésie. Anders note que c’est un processus semblable qui caractérise l’homme saisit de la « honte prométhéenne » : la créature (la machine) devient l’objet d’admiration, elle prend un caractère sacré et l’homme (qui est pourtant le créateur de la machine) devient objet de mépris. Que cela ait à avoir avec le « fétichisme de la marchandise », c’est absolument certain. Le plus intéressant, c’est cette aspiration au devenir-machine de l’homme, c’est-à-dire une aspiration à se débarrasser simultanément du « je » et de la liberté qui lui est inextricablement liée. Anders résume la situation d’une formule :
Le sujet de la liberté et celui de la soumission sont intervertis : les choses sont libres, c’est l’homme qui ne l’est pas.4 
C’est pourquoi, comme le note encore Anders, l’homme doit se consacrer au « human engineering », c’est-à-dire à la tentative de faire de son corps l’équivalent d’une machine, quelque chose d’aussi parfait qu’une machine. Dans l’attention que les individus portent à leur corps, on voit trop souvent une simple manifestation de narcissisme. Si c’était le cas, ce ne serait pas trop grave. Mais la vérité est bien pire : ce n’est plus la beauté des dieux de la statuaire grecque qui fixe les normes, car en elle, on peut toujours se reconnaître, mais la perfection fonctionnelle des machines.
Pour conclure ces quelques réflexions, voici une piste permettant de comprendre ce qui nous pousse à cette situation humiliante, que nous sommes prêts à dénoncer et que nous produisons et reproduisons sans cesse. Dans ses dernières élaborations, Freud voit dans l’intrication d’Éros et de Thanatos, de la pulsion érotique et de la pulsion de mort, les tendances fondamentales qui gouvernent toute réalité. La pulsion de mort n’est pour lui que cette tendance de la vie à revenir à l’état inorganique. On peut facilement lire dans ce triomphe de la machine, dans ce devenir-machine de l’homme le triomphe de la pulsion de mort. Les choses mécaniques, privées de vie, apparaissent maintenant comme l’idéal auquel nous voudrions parvenir. Marx analysait l’accumulation de la puissance du « travail mort » (les machines) face au travail vivant, par cette formule : « le mort saisit le vif ». C’est très exactement là où nous en sommes. Le monde des choses produites par l’homme domine le monde des vivants. Là encore, ne nous trompons pas les diagnostics. On pourrait croire qu’Éros gouverne les sociétés modernes depuis les débuts de la « révolution sexuelle ». Il n’en est rien. Yvon Bélaval dans son introduction à La philosophie dans le boudoir de Sade, montre que les diverses dispositions des corps s’agencent comme des machines et qu’il n’y a nul érotisme chez Sade mais bien une sorte de machinisation des rapports sexuels. Le déferlement de la pornographie confirme cette analyse. Toute ces productions, qui ont connu un puissant essor avec internet, ne renvoient pas, pour l’essentiel, au désir humain mais à sa transformation en mécanique, c’est-à-dire au triomphe de Thanatos et non à celui d’Éros.
Pourquoi donc nous préoccupons-nous tant de la nature, du « vert », du « durable », des ressources de la nature, des droits des animaux et paysages, etc. ? Les raisons sont complexes à démêler. Disons d’une part que le monde du capitalisme technique voit dans les préoccupations environnementales de nouveaux champs d’investissement et de profit. Un panneau solaire n’est pas plus naturel qu’une centrale nucléaire ! D’autre part, nous sommes saisis d’effroi : la mort ne peut se regarder en face et nous croyons nous en tirer à bon compte en triant nos déchets et en isolant nos maisons. Enfin, la prise en compte de l’écologie sert d’alibi à notre haine de la nature : comme dans un cauchemar vient se transformer en terreur ce que nous désirons profondément.
Denis COLLIN
1J. Habermas, L’avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral, Gallimard, NRF-Essais, 2012
2G. Anders, Obsolescence de l’homme, p. 38
3Ibid.
4G. Anders, op. cit. p.50