samedi 5 mars 2016

Y a-t-il des droits de la nature?

La question des droits de la nature est posée non comme une question sophistique mais comme une question politique et juridique concrète à notre époque. Reconnaître des droits de la nature – par exemple des droits des animaux, des droits d’un certain biotope, etc. – cela semble le moyen le mieux adapté pour donner un coup d’arrêt à la destruction des espèces et au saccage de la nature que produisent la « société de consommation », l’avidité des touristes et l’extension indéfinie de la production des marchandises. Pourtant cette notion de « droits de la nature » est extrêmement problématique et pourrait bien apporter plus de confusion qu’une protection réelle de la nature. Faut-il pour autant renoncer à l’idée de droits de la nature ?

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Tout d’abord, il y a des lois de protection de nature et ce depuis assez longtemps. Jadis la tradition, la religion et la relative impuissance de l’homme protégeaient la nature des dévastations que peut produire l’industrie humaine. Mais du moment où l’homme s’est voulu seigneur et maître d’une nature réduite à la matière première de l’activité humaine, il est devenu nécessaire d’introduire la protection de la nature dans le droit positif. Le premier parc national aux USA, celui de Yellowstone, date de 1872. Les espèces animales et végétales menacées de disparition sont protégées également par la loi. L’accès au littoral français par les promoteurs est réglementé. Ces mesures législatives introduisent du point de vue du droit de propriété des innovations dont on ne mesure pas toujours la portée. Ce qui est à personne n’était protégé par aucun droit et revenait au premier occupant. Tout élément de la nature n’était l’objet d’immunités que pour autant qu’un propriétaire pouvait affirmer son droit de propriété. Cependant le droit français a introduit la notion de res nullius pour caractériser ce qui est inappropriable. Sans reconnaître des « droits de la nature » en général, on peut donc reconnaître certaines immunités attribuées à des éléments de la nature. Ces « droits » cependant ne peuvent s’appeler droits que par une dénomination indirecte. Puisqu’il est interdit de s’approprier certaines parties du littoral (création du conservatoire du littéral en 1975 et loi « littoral » de 1986) on peut ainsi considérer que le littoral a des droits, bien qu’à proprement parler le littoral ne puisse être considéré comme sujet de droit.
Du point de vue de la théorie du droit, l’affaire est effectivement complexe. On peut penser que ces « droits de la nature » ne sont qu’une autre expression du droit des humains à bénéficier d’un environnement vivable et pas trop pollué. Certains juristes cependant estiment que ce « droit à l’environnement » attribué aux hommes est nettement insuffisant et restera impuissant à assurer la protection de la nature. Il faudrait selon eux permettre que les arbres, les paysages ou les espèces animales puissent ester en justice – par l’intermédiaire, par exemple, d’associations habilitées pour assurer la tutelle de ces éléments de la nature dotés de « droits ».
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Cependant, attribuer des droits à la nature ou à certains de ses éléments paraît une opération très risquée sur le plan conceptuel.
Tout d’abord, remarquons que la nature exerce son droit sans demander son avis à qui que ce soit. Si le « droit de nature » est considéré comme le droit qui s’exerce tant qu’on n’est pas lié par un pacte, le droit de nature est équivalent à la puissance et chaque être a autant de droit qu’il a de puissance. Les lions ont le droit de manger les gazelles, les gros poissons ont le droit de manger les petits, les hommes ont le droit d’éliminer les moustiques qui propagent des maladies et empêchent les gens de dormir, etc. Quand on dit que « la nature reprend ses droits » pour caractériser tel phénomène naturel qui balaie les constructions humaines, en vérité « la nature » n’avait jamais abandonné aucun droit, puisque la nature n’étant pas une personne, ni une chose personnifiée ne peut rien déclarer, ni décider, ni transférer transférer son droit à qui que ce soit ! Donc dans la nature règne le « droit de nature » qui se confond avec la puissance d’exister de chaque être et la nature elle-même n’est en rien un sujet de droit.
Même si on restreint la question au « droit des animaux », il n’en va pas mieux. Pour être sujet de droit, il faut pouvoir répondre de ses actes directement ou indirectement par l’intermédiaire d’un tuteur ou représentant légal. Un chien qui mord un passant est sous la responsabilité de son propriétaire. Si l’animal est jugé très dangereux, la justice peut réclamer qu’il soit tué. Mais c’est toujours le propriétaire qui est le sujet de droit. On n’a pas le droit chasser les animaux sauvages qui vivent dans les réserves, pour les mêmes raisons qu’on ne peut ramasser les champignons dans les forêts privées. Encore une fois, c’est le droit de propriété qui s’applique et les animaux sont objets de droit en tant que choses que l’on possède ou non. Si la droit français a introduit la notion d’ « être sensible » pour distinguer les animaux des biens meubles, il s’agit seulement d’une extension de lois déjà anciennes qui punissent la maltraitance des bêtes et peuvent s’appuyer non sur l’idée de droits des animaux mais uniquement sur l’idée de devoirs indirects que nous aurions envers eux, en nous appuyant ici sur la doctrine kantienne en la matière.
Donner aux animaux, et notamment aux animaux sauvages, des droits cela conduit en effet à des contradictions insolubles. Admettons par exemple qu’il soit rigoureusement interdit de tuer des animaux sauvages, on voit bien que les seuls êtres auxquels ce loi s’applique sont les êtres humains. Eux seuls peuvent s’interdire de tuer des animaux sauvages, mais les prédateurs sauvages ne sont pas tenus d’obéir à cette loi ! Les gazelles ne peuvent êtres chassées par des humains mais seulement par des lions ! Donc les gazelles ne sont pas titulaires d’un droit ; il n’y a qu’une interdiction de tuer faite aux hommes.
Dans la doctrine classique du droit, les droits de la nature ou d’un élément de la nature sont véritablement impensable dans la mesure même où les sujets de droits ne peuvent être que des êtres raisonnables (ou des êtres susceptibles d’êtres personnifiés comme des êtres raisonnables) et non des choses.
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Peut-on s’en tenir là ? Sans doute si on ne considère que tel ou tel élément de la nature. Il est déjà bien difficile d’obtenir l’arrêt effectif de la chasse à la baleine ou au rhinocéros et l’on ne voit pas bien ce que l’on gagnerait à transformer en « droits des animaux » ou « droits de certains paysages » les interdits actuels. Cependant, tous ces interdits présentent une faiblesse. Ou plus exactement plusieurs faiblesses :
  • Ils n’ont jamais de portée suffisamment générale et doivent être à nouveaux spécifiés dès qu’une nouvelle espèce est menacée ou dès qu’un nouveau genre de paysage est menacé par les « progrès » de l’industrie ou de l’urbanisme.
  • Ils sont toujours liés à une finalité humaine plus ou moins utilitaire, par exemple protéger la biodiversité, parce que la diminution de la biodiversité serait à terme nuisible à l’humanité. Or, ces finalités sont toujours plus ou moins contestables et il ne manque pas d’inventeurs pour proposer des solutions techniques pour faire face aux désastres de l’industrie. Ainsi la destruction des abeilles et des insectes pollinisateurs pourrait être compensée par des systèmes de pollinisation artificielle. On a déjà créé des insectes artificiels qui permettraient de remplacer les abeilles tout en étant insensibles aux insecticides et aux effets des pesticides …
L’idée de conférer des droits à la nature, lui attribuant une valeur intrinsèque permettrait de surmonter ces faiblesses ; mais cela nécessite une petite révolution juridique. Yves-Charles Zarka a ainsi soutenu la nécessité d’un nouveau principe juridique, en rupture avec le droit classique de la propriété, un principe d’inappropriabilité de la Terre. Si l’appropriation de la Terre renvoie à la propriété, à la conquête et à la surexploitation, ce sont ces trois dimensions qui doivent être mises en question – et non simplement la question juridique du droit de propriété. Il ne s’agit pas de faire de la Terre un « bien commun », car, selon la doctrine classique (reprise par Kant, par exemple), c’est la propriété commune originaire du sol qui rend possible l’acquisition privative d’une parcelle de ce sol. On sait que le droit de la mer (et des airs) semblait voué à cette possession commune mais l’évolution politique aussi bien que technique a montré que l’on pouvait progressivement « privatiser » la mer et sans doute demain les airs. Déjà aujourd’hui les notions d’espace aérien ou de zone maritime exclusive sont des enjeux stratégiques et économiques considérables et rien n’interdit leur privatisation progressive – songeons à ce qui se passera quand se développeront les fermes sous-marines.
Considérer la Terre comme inappropriable, c’est précisément la soustraire à cette logique du bien commun que l’on peut exploiter en commun ou diviser en lots. Cette façon de voir les choses suppose une rupture non seulement avec les principes juridiques classiques, mais aussi et surtout avec l’ontologie classique qui pose l’homme comme sujet (seigneur et maître en même temps) dans son environnement naturel. Il faut penser une sorte de co-appartenance originaire de l’homme et de la Terre, bref une révision fondamentale de ce qui a constitué la conception du monde de l’homme occidental cinq siècles – et même beaucoup plus sous certains aspects.
En conclusion, si on mesure l’urgence qui se pose à nous aujourd'hui, c’est-à-dire la nécessité de préserver tout simplement la possibilité de la vie humaine sur Terre, il s’agit en vérité, non pas d’attribuer à la nature des droits, comme l’on parle des droits de l’homme mais plutôt de redéfinir, par une rupture profonde avec le passé, le rapport de l’homme à la Terre.

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