[1]
Tout d’abord,
il y a des lois de protection de nature et ce depuis assez longtemps.
Jadis la tradition, la religion et la relative impuissance de l’homme
protégeaient la nature des dévastations que peut produire l’industrie
humaine. Mais du moment où l’homme s’est voulu seigneur et maître d’une
nature réduite à la matière première de l’activité humaine, il est
devenu nécessaire d’introduire la protection de la nature dans le droit
positif. Le premier parc national aux USA, celui de Yellowstone, date de
1872. Les espèces animales et végétales menacées de disparition sont
protégées également par la loi. L’accès au littoral français par les
promoteurs est réglementé. Ces mesures législatives introduisent du
point de vue du droit de propriété des innovations dont on ne mesure pas
toujours la portée. Ce qui est à personne n’était
protégé par aucun droit et revenait au premier occupant. Tout élément
de la nature n’était l’objet d’immunités que pour autant qu’un
propriétaire pouvait affirmer son droit de propriété. Cependant le droit français a introduit la notion de res nullius pour caractériser ce qui est inappropriable.
Sans reconnaître des « droits de la nature » en général, on peut donc
reconnaître certaines immunités attribuées à des éléments de la nature.
Ces « droits » cependant ne peuvent s’appeler droits que par une
dénomination indirecte. Puisqu’il est interdit de s’approprier certaines
parties du littoral (création du conservatoire du littéral en 1975 et
loi « littoral » de 1986) on peut ainsi considérer que le littoral a des
droits, bien qu’à proprement parler le littoral ne puisse être considéré comme sujet de droit.
Du
point de vue de la théorie du droit, l’affaire est effectivement
complexe. On peut penser que ces « droits de la nature » ne sont qu’une
autre expression du droit des humains à bénéficier d’un environnement
vivable et pas trop pollué. Certains juristes cependant estiment que ce
« droit à l’environnement » attribué aux hommes
est nettement insuffisant et restera impuissant à assurer la protection
de la nature. Il faudrait selon eux permettre que les arbres, les
paysages ou les espèces animales puissent ester en justice – par
l’intermédiaire, par exemple, d’associations habilitées pour assurer la
tutelle de ces éléments de la nature dotés de « droits ».
[2]
Cependant,
attribuer des droits à la nature ou à certains de ses éléments paraît
une opération très risquée sur le plan conceptuel.
Tout
d’abord, remarquons que la nature exerce son droit sans demander son
avis à qui que ce soit. Si le « droit de nature » est considéré comme le
droit qui s’exerce tant qu’on n’est pas lié par un pacte, le droit de
nature est équivalent à la puissance et chaque être a autant de droit
qu’il a de puissance. Les lions ont le droit de manger les gazelles, les
gros poissons ont le droit de manger les petits, les hommes ont le
droit d’éliminer les moustiques qui propagent des maladies et empêchent
les gens de dormir, etc. Quand on dit que « la nature reprend ses
droits » pour caractériser tel phénomène naturel qui balaie les
constructions humaines, en vérité « la nature » n’avait jamais abandonné
aucun droit, puisque la nature n’étant pas une personne, ni une chose
personnifiée ne peut rien déclarer, ni décider, ni transférer transférer
son droit à qui que ce soit ! Donc
dans la nature règne le « droit de nature » qui se confond avec la
puissance d’exister de chaque être et la nature elle-même n’est en rien
un sujet de droit.
Même
si on restreint la question au « droit des animaux », il n’en va pas
mieux. Pour être sujet de droit, il faut pouvoir répondre de ses actes
directement ou indirectement par l’intermédiaire d’un tuteur ou
représentant légal. Un chien qui mord un passant est sous la
responsabilité de son propriétaire. Si l’animal est jugé très dangereux,
la justice peut réclamer qu’il soit tué. Mais c’est toujours le
propriétaire qui est le sujet de droit. On
n’a pas le droit chasser les animaux sauvages qui vivent dans les
réserves, pour les mêmes raisons qu’on ne peut ramasser les champignons
dans les forêts privées. Encore une fois, c’est le droit de propriété
qui s’applique et les animaux sont objets de droit en tant que choses
que l’on possède ou non. Si la droit français a introduit la notion d’ « être sensible » pour
distinguer les animaux des biens meubles, il s’agit seulement d’une
extension de lois déjà anciennes qui punissent la maltraitance des bêtes
et peuvent s’appuyer non sur l’idée de droits des animaux mais
uniquement sur l’idée de devoirs indirects que nous aurions envers eux, en nous appuyant ici sur la doctrine kantienne en la matière.
Donner
aux animaux, et notamment aux animaux sauvages, des droits cela conduit
en effet à des contradictions insolubles. Admettons par exemple qu’il
soit rigoureusement interdit de tuer des animaux sauvages, on voit bien
que les seuls êtres auxquels ce loi s’applique sont les êtres humains.
Eux seuls peuvent s’interdire de tuer des animaux sauvages, mais les
prédateurs sauvages ne sont pas tenus d’obéir à cette loi ! Les gazelles
ne peuvent êtres chassées par des humains mais seulement par des
lions ! Donc les gazelles ne sont pas titulaires d’un droit ; il n’y a
qu’une interdiction de tuer faite aux hommes.
Dans
la doctrine classique du droit, les droits de la nature ou d’un élément
de la nature sont véritablement impensable dans la mesure même où les
sujets de droits ne peuvent être que des êtres raisonnables (ou des
êtres susceptibles d’êtres personnifiés comme des êtres raisonnables) et
non des choses.
[3]
Peut-on
s’en tenir là ? Sans doute si on ne considère que tel ou tel élément de
la nature. Il est déjà bien difficile d’obtenir l’arrêt effectif de la
chasse à la baleine ou au rhinocéros et l’on ne voit pas bien ce que
l’on gagnerait à transformer en « droits des animaux » ou « droits de
certains paysages » les interdits actuels. Cependant, tous ces interdits
présentent une faiblesse. Ou plus exactement plusieurs faiblesses :
-
Ils n’ont jamais de portée suffisamment générale et doivent être à nouveaux spécifiés dès qu’une nouvelle espèce est menacée ou dès qu’un nouveau genre de paysage est menacé par les « progrès » de l’industrie ou de l’urbanisme.
-
Ils sont toujours liés à une finalité humaine plus ou moins utilitaire, par exemple protéger la biodiversité, parce que la diminution de la biodiversité serait à terme nuisible à l’humanité. Or, ces finalités sont toujours plus ou moins contestables et il ne manque pas d’inventeurs pour proposer des solutions techniques pour faire face aux désastres de l’industrie. Ainsi la destruction des abeilles et des insectes pollinisateurs pourrait être compensée par des systèmes de pollinisation artificielle. On a déjà créé des insectes artificiels qui permettraient de remplacer les abeilles tout en étant insensibles aux insecticides et aux effets des pesticides …
L’idée de conférer des droits à la nature, lui attribuant une valeur intrinsèque permettrait de surmonter ces faiblesses ; mais cela nécessite une petite révolution juridique. Yves-Charles
Zarka a ainsi soutenu la nécessité d’un nouveau principe juridique, en
rupture avec le droit classique de la propriété, un principe
d’inappropriabilité de la Terre. Si
l’appropriation de la Terre renvoie à la propriété, à la conquête et à
la surexploitation, ce sont ces trois dimensions qui doivent être mises
en question – et non simplement la question juridique du droit de
propriété. Il ne s’agit pas de faire de la Terre un « bien commun »,
car, selon la doctrine classique (reprise par Kant, par exemple), c’est
la propriété commune originaire du sol qui rend possible l’acquisition
privative d’une parcelle de ce sol. On sait que le droit de la mer (et
des airs) semblait voué à cette possession commune mais l’évolution
politique aussi bien que technique a montré que l’on pouvait
progressivement « privatiser » la mer et sans doute demain les airs.
Déjà aujourd’hui les notions d’espace aérien ou de zone maritime exclusive
sont des enjeux stratégiques et économiques considérables et rien
n’interdit leur privatisation progressive – songeons à ce qui se passera
quand se développeront les fermes sous-marines.
Considérer la Terre comme inappropriable, c’est précisément la soustraire à cette logique du bien commun que l’on peut exploiter en commun ou diviser en lots. Cette
façon de voir les choses suppose une rupture non seulement avec les
principes juridiques classiques, mais aussi et surtout avec l’ontologie
classique qui pose l’homme comme sujet (seigneur et maître en même
temps) dans son environnement naturel. Il faut penser une sorte de
co-appartenance originaire
de l’homme et de la Terre, bref une révision fondamentale de ce qui a
constitué la conception du monde de l’homme occidental cinq siècles – et même beaucoup plus sous certains aspects.
En conclusion,
si on mesure l’urgence qui se pose à nous aujourd'hui, c’est-à-dire la
nécessité de préserver tout simplement la possibilité de la vie humaine
sur Terre, il s’agit en vérité, non pas d’attribuer à la nature des
droits, comme l’on parle des droits de l’homme mais plutôt de redéfinir,
par une rupture profonde avec le passé, le rapport de l’homme à la
Terre.
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