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mardi 17 novembre 2015

L'art, nature agissante

« l’art n’est que la nature agissante à l’aide des instruments qu’elle a faits. » (D’Holbach, Système de la nature ou des lois du monde physique et du monde moral).

L’opposition de l’art et de la nature (tekhnê et phusis), de l’artificiel et du naturel, est centrale dans la vision grecque de l’être et sans doute structure-t-elle encore largement notre jugement. L’une des caractéristiques de la modernité, à laquelle nous continuons d’appartenir pour l’essentiel, est l’ébranlement de cette dichotomie. Descartes le dit sans ambages : « il est certain que toutes les règles des mécaniques appartiennent à la physique, en sorte que toutes les choses qui sont artificielles sont avec cela naturelles. » (Principes de la philosophie - 4e partie § 203) Si toutes les choses artificielles sont naturelles, il est évident que l’art n’est rien d’autre que la nature agissante, comme le dit D’Holbach. Mais peut-être le propos de D’Holbach est-il plus radical encore que celui de Descartes. Dans les Principes, Descartes aborde les questions du point de vue de la connaissance : c’est parce que les êtres vivants ne peuvent être connus qu’en appliquant à cette connaissance les règles de la mécanique que la différence entre naturel et artificiel s’efface. Au fond Descartes rabat les choses naturelles sur les choses artificielles. Chez D’Holbach ce sont des considérations ontologiques qui prévalent, liées à l’inspiration à la fois spinoziste et matérialiste qui est la sienne, lui qui fut l’ami et le protecteur de Diderot. Et D’Holbach rabat en quelque sorte les choses artificielles sur les choses naturelles. Résultats semblables en apparence de démarches profondément différentes en réalité.
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Reprenons le propos de D’Holbach : « l’art n’est que la nature ». L’art ne s’oppose donc pas à la nature, il n’est pas non naturel, mais n’est qu’une partie de la nature, un mode de la nature. Mais pas de n’importe quelle nature, pas la nature en général, mais la « nature agissante ». Il s’agit donc de considérer dans l’art la nature en tant que principe de production – on pourrait penser à la « nature naturante » au sens que Spinoza donne à cette expression. Comment cette nature est-elle agissante ? Par des moyens qu’elle a elle-même créés. Nous sommes donc ici sur un strict « plan d’immanence » : il y a la nature sans adjonction extérieure – ce qui est la définition classique du matérialisme – puisque la nature ne crée que par des moyens naturels, des moyens crées eux-mêmes par la nature. Aristote avait bien noté que dans l’artifice il reste toujours quelque chose de naturel. Le bois dont on fait la charpente est bien naturel. Mais l’art du charpentier n’est pas dans le bois (« si l’art de la construction navale était dans le bois, il agirait de la même manière que la nature », Physique, II, 8, 199-b). D’Holbach nous invite à abolir cette distinction. Certes, l’art de la construction navale n’est pas dans le bois, il est dans la tête et dans les mains du charpentier, mais la tête et les mains du charpentier sont elles-mêmes des produits de la nature (ce qu’Aristote, du reste, ne nierait point). Après tout, ainsi que le disait Spinoza, l’homme n’est pas « un empire dans un empire », il est « une partie de la nature dont il suit le cours » et, par conséquent, les actions de l’homme sont elles-mêmes naturelles et les choses que fabrique l’homme devraient donc être considérées comme naturelles.
On peut entrer dans le détail. L’analyse de Marx pourrait nous éclairer : « Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l’homme et la nature. L’homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d’une puissance naturelle. Les forces dont le corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement, afin de s’assimiler les matières en leur donnant une forme utile à sa vie. » Certes le travail ne se limite pas seulement Marx à ce premier aspect. En effet : « Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celle du tisserand, et l’abeille confond par la structure de ses cellules de cire l’habileté de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. Ce n’est pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action, et auquel il doit subordonner sa volonté. » (Capital, Livre I). Si la dimension essentielle du travail humain est qu’il est un activité finalisée et non un processus automatique, instinctif, la pensée n’est pas pour autant hors la nature. Elle est elle-même à sa façon un processus naturel.
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La difficulté que nous pouvons éprouver à admettre cette thèse que l’on peut qualifier de moniste-naturaliste (il n’y a qu’une seule réalité, celle de la nature) tient à plusieurs raisons. La plus importante de ces raisons est que nous ne percevons pas du tout l’activité pratique des hommes comme un processus naturel. À cela il y a deux raisons : 1° nous sommes des hommes et donc nous ne nous percevons nécessairement pas comme un « instrument de la nature » et nous agissons à partir de nos propres déterminations et non en obéissant aux « lois de la nature » ; et 2° les activités humaines sont fondamentalement imprévisibles – les hommes ont des coutumes très différentes selon les lieux et les époques et leurs productions aussi bien matérielles qu’institutionnelles ou mentales manifestent un imaginaire radical ou encore ce que l’on appelle généralement la liberté. D’où la grande faveur que reçoit la thèse d’une séparation de la nature et de la culture, d’une nature qui obéit à des lois déterministes – comme le sont les lois de la physique – auxquelles nous opposons la liberté humaine productrice de culture et d’une pluralité de cultures. On aurait ainsi une sorte de dualisme qui renverrait (directement ou non) à la séparation cartésienne entre une nature matérielle (corporelle) obéissant aux lois déterministes de la physique et un monde de l’esprit qui ne serait nullement asservi à ces lois naturelles et serait essentiellement libre – le « libre-arbitre » étant la composante essentielle de cette liberté.
Mais que cette position dualiste s’impose comme seul moyen de sauver l’idée de la liberté humaine, cela repose sur une confusion concernant le concept de nature. Chez Spinoza comme chez D’Holbach, la nature correspond – en gros – à ce que les Grecs nommaient « Être », tout ce qui est. La nature n’est pas, dans cette conception, une nature hors de l’homme, mais une nature qui inclut l’homme comme l’une de ses parties. Le « déterminisme » que l’on prête à Spinoza n’est pas le déterminisme de la physique (bien qu’il puisse l’inclure) ; il n’est qu’une autre façon de dire que rien de ce qui n’arrive n’est surnaturel, qu’il n’existe que des causes naturelles, même si nous ne parvenons pas ou pas encore à les connaître. Dans la conception spinoziste de la nature, le déterminisme ne doit pas du tout être conçu sur le modèle des lois des chocs des corps. Dans ce modèle chaque corps est considéré comme déterminé par des impulsions extérieures ; au contraire, d’un point de vue spinoziste, on devrait considérer chaque être comme doué d’une « énergie » ou d’une impulsion interne (tout être tend à persévérer dans son être, dit-il) qui se heurte aux forces extérieures lesquelles soit contrarient, soit renforcent son mouvement propre – c’est le schéma de base de cette physique des affects exposée dans les IIIet IVe parties de l’Éthique. La liberté ne réside donc pas dans un impossible libre-arbitre, mais dans la possibilité, propre à l’être humain, de renforcer sa puissance d’agir en ordonnant ses affects de telle sorte qu’ils puissent renforcer son conatus, cette pulsion de vie qui est son essence propre.
Cette conception de la nature est très différente de celle de Descartes aussi bien que de celle de la science moderne (galiléenne/newtonienne) et de Kant. La science moderne tient la nature non pour ce qui est, en général, mais pour ce qui est extérieur à l’homme en tant que sujet, ce qui lui est transcendant, et qui est posé comme objet de connaissance. Une telle nature est une nature obéissant aux lois de la physique, aux lois que la raison lui impose, comme le dit Kant, puisqu’elle n’est que l’ensemble des phénomènes.L’homme comme sujet de la connaissance est ainsi déraciné, il est hors nature. Son corps même est tenu pour un objet extérieur à lui-même offert à la connaissance scientifique … et bientôt à la manipulation techno-scientifique. Pensons au rôle que Descartes confie à la médecine de rendre l’homme plus sage et plus habile (Discours de la méthode, VIpartie). Cette scission sujet/objet pose simultanément deux propositions : 1° la nature extérieure à l’homme n’est douée d’aucune puissance propre, elle n’est que l’enchaînement régulier des phénomènes selon des lois causales mathématiques rigoureuses ; 2° le sujet qui la connaît ne peut donc pas lui être enchaîné, puisque extérieur à cet ordre naturel il est essentiellement libre.
C’est pourquoi, si nous restons à l’intérieur du cadre posé par la pensée moderne, si nous restons à l’intérieur de la scission absolue du sujet et de l’objet, la thèse de D’Holbach nous semble impossible à admettre. Une nature déterministe, réduite à l’enchaînement des phénomènes ne peut être une nature agissante et elle ne peut donc « créer » quoi que ce soit ! Dans la conception scientifique de la physique moderne, il n’y a pas de création, pas de nouveauté, et elle doit donc nécessairement avoir recours à un Dieu transcendant pour penser la création si elle veut la penser. Il faut donc, d’une manière ou d’une autre, se tenir dans un dualisme – du corps et de l’esprit ou de la nature et de la technique. Un dualisme qui oppose matière et esprit et qui semble ne pouvoir être dépassé qu’en supprimant l’un des deux termes.
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Concluons sur l’intérêt qu’il pourrait y avoir à sortir du dualisme et à retravailler dans une perspective moniste comme celle de D’Holbach. La conception moderne du rapport sujet/objet et donc la position du sujet comme extérieur à la nature a été la condition du développement formidable des connaissances scientifiques et, pour le meilleur et pour le pire, de leurs applications techniques. Cette conception est étroitement liée au projet dont Descartes définit le mot d’ordre dans la VIe partie du Discours de la méthode, « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature », ce qui exclut évidemment que nous puissions être simplement les « instruments » d’une « nature agissante ». Toute une série de raisons, tant « économiques » qu’écologiques, mais surtout spirituelles, nous font penser qu’il est nécessaire, aujourd’hui de sortir de ce modèle, c’est-à-dire de cette vision de la nature qu’ont portée les sciences modernes. La recherche d’une « nouvelle alliance », pour reprendre le titre d’un livre d’Ilya Prigogine, c’est-à-dire d’un nouveau rapport de l’homme à la nature s’impose.
La manière paresseuse de surmonter la séparation du sujet et de l’objet, de la nature et de l’esprit est la manière du matérialisme mécaniste (qu’il ne faudrait pas confondre avec un monisme naturaliste) : l’esprit humain lui-même n’existe pas, il n’y a qu’un cerveau, lui-même objet des sciences de la nature. Alors effectivement on pourrait admettre que l’art n’est que la « nature agissante », à ceci près que pour un matérialisme mécaniste, il n’y a aucun sens à parler de nature agissante. Les processus physico-chimiques compliqués par lesquels le cerveau humain commande la main qui fabrique un simple biface du paléolithique ne diffèrent ontologiquement en rien de la chute d’un corps qui descend le long du plan incliné de Galilée. Position intenable, car celui qui la tient jusqu’au bout doit dire que sa pensée elle-même n’est rien d’autre qu’un processus objectif comme la chute des corps. Mais la chute des corps n’est ni vraie ni fausse ; elle est un phénomène naturel. Et donc la théorie du matérialisme mécanique n’est ni vraie ni fausse, elle est un produit du cerveau tout comme le foie produit de la bile. Ainsi le matérialisme mécaniste se condamne à affirmer comme une vérité que sa théorie n’est pas vraie, mais n’est qu’un phénomène physico-chimique… Drame éternel du sceptique radical dans lequel tombe finalement le matérialiste mécaniste – celui qui est à l’œuvre dans les neurosciences, par exemple.
La scission sujet-objet doit être au contraire surmontée dialectiquement, ce qui exige que l’homme comme tel, et pas seulement comme « corps-machine », soit en quelque sorte réintégré dans la nature. L’autonomie dont l’homme dispose dans la nature, cette capacité qu’il a s’en séparer mentalement, à se poser mentalement comme extérieur à cette réalité qui est en même temps la sienne propre, peut aisément être pensée comme un résultat du développement de la nature, même si nous ne la connaissons pas (pour reprendre ici une distinction kantienne entre penser et connaître). « Nul ne sait ce que peut un corps », disait Spinoza. Nous pourrions généraliser : nul ne sait ce que peut la nature. Réduire la nature aux processus déterministes de la physique et de la chimie, c’est sans doute très utile pour l’action pratique, mais ce n’est nullement la comprendre – ici c’est à Bergson qu’il nous faudrait renvoyer. De même que de la matière a émergé la vie,de même de la vie a émergé l’esprit, c’est-à-dire un corps apte à se penser lui-même et à agir selon cette pensée. De même que la vie n’est pas surnaturelle et procède naturellement de la « matière inerte » – tant est-il que cette notion de « matière inerte » ait un sens, ce qui est loin d’être certain – de même l’esprit n’est pas surnaturel et procède de la vie elle-même. L’esprit émerge dans ce rapport actif que cet être naturel qu’est l’homme entretient avec son milieu, il est dans cette interaction que nous appelons précisément technique (ou art). À travers l’activité pratique-sensible de l’homme, on retrouve donc cette idée formulée par Marx selon laquelle l’homme est la nature consciente d’elle-même.

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