Le langage courant utilise abondamment le syntagme « scientifique et technique » ; quand on veut parler de manière plus critique, on parle de « technoscience ». Bref il serait devenu impossible de séparer science et technique. C’est si vrai que les « semaines de la science » et autres démonstrations de ce genre à destination des jeunes publics n’exposent généralement que des objets techniques en lieu et place de la science qui ne peut pas donner lieu à des démonstrations très spectaculaires : faire visiter un accélérateur de particules n’est pas très facile ni, de toutes façons, très parlant pour le quidam ! Quant aux travaux des mathématiciens, ils ne trouvent pas de place dans la « société du spectacle ».
Cette confusion entre science et technique est ancienne et s’enracine dans la réalité des sciences modernes telles qu’elles se sont constituées depuis le XVIIe siècle. C’est Descartes qui annonce le programme des siècles à venir : la science nouvelle dont il est un des fondateurs (dans la lignée ouverte par Galilée) va nous « rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». Cette science nouvelle fournira « des connaissances qui soient fort utiles à la vie; et qu'au lieu de cette philosophie spéculative qu'on enseigne dans les écoles », elle se sera une science essentiellement « pratique » qui permettra « l'invention d'une infinité d'artifices, qui feraient qu'on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie; car même l'esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps, que, s'il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu'ils n'ont été jusques ici, je crois que c'est dans la médecine qu'on doit le chercher. » (Discours de la méthode, VIe partie) Descartes n’hésite pas : la science a pour but de produire des « artifices » qui permettront d’alléger la peine des hommes, d’améliorer la santé du corps et même de transformer l’esprit – de le rendre plus sage. On trouverait sans peine des textes d’une inspiration semblable chez Leibniz (voir Pensées sur l’instauration d’une physique nouvelle). Et c’est bien le programme des temps modernes qui est exposé ici : la science ne vise pas la connaissance spéculative (le savoir pour le savoir comme le disait Aristote), elle vise l’action transformatrice de la réalité. Ce qui permet à cette ambition de se déployer, c’est la conception galiléenne que Descartes a adoptée et après lui Leibniz : « le grand livre de la nature est écrit en langage mathématique ». S’il en est ainsi la connaissance scientifique de la nature sera la connaissance de ses lois mathématiques, lesquelles permettent non seulement de décrire la réalité de manière simple mais aussi et surtout de la prédire et de la prévoir. C’est-à-dire de disposer tous les moyens nécessaires en vue d’atteindre un but calculable.
Ainsi, science pure, science appliquée et technique (on dira bientôt technologie) forment de plus en plus un tout indissociable, une technoscience. La connaissance scientifique pure est impossible sans bénéficier d’un appareillage technique qui permet d’interroger la nature « comme un juge en charge » (l’expression est de Kant) et, réciproquement, la connaissance scientifique permet de construire de nouveaux appareils – les instruments optiques et les horloges constituent un bon exemple de cette interaction entre science et technique. Toute cette histoire est très connue et riche d’enseignements pour quiconque s’intéresse aux sciences et aux techniques – il est d’ailleurs très dommage que cette histoire soit si peu enseignée.
Il reste que la confusion science/technique pour explicable qu’elle soit ne s’impose pas nécessairement comme une vérité intangible. Ce qu’on attend d’une théorie scientifique, c’est qu’elle soit vraie, alors que ce que l’on attend d’une technique, c’est qu’elle soit utile ! Or l’utilité n’est pas une valeur intrinsèque : elle renvoie toujours à un autre terme et elle est donc toujours relative. La découverte de la radioactivité fait progresser la connaissance scientifique de la réalité, mais la mise au point de la bombe atomique ne fait progresser aucune connaissance (sauf peut-être indirectement) et la question qu’il faut lui poser, en tant qu’application d’une découverte est : « à quoi cela sert-il ? » et également « à qui cela est-il utile ? ».
Que la bourgeoisie montante ait eu besoin d’une certaine conception de la nature – d’une certaine ontologie – c’est-à-dire d’une nature mathématisée et à disposition des hommes, et qu’elle ait privilégié une théorie purement opératoire de la vérité, c’est incontestable et cela fut certainement en son temps un progrès face à un monde féodal en décomposition dominé par les conceptions théologiques de la nature. Mais ce progrès passé ne doit pas nous interdire de prendre le recul critique nécessaire ni de comprendre la genèse sociale des catégories de la pensée (voir Lukacs, Ontologie de l’être social).
Considérons maintenant les questions qui se posent directement à nous. Nous avons appris, durement, que le progrès « technique et scientifique » dont rêvaient les Lumières n’a pas nécessairement eu les effets bénéfiques pour l’émancipation de l’humanité que l’on aurait pu attendre. Le capital développe certes la recherche scientifique mais en l’asservissant à ses besoins propres, c’est-à-dire la valorisation du capital. Ainsi l’un des champs principaux de la recherche en physique a été l’industrie d’armement. Évidemment, personne ne peut vouloir limiter la recherche en physique mais aucun être humain sensé ne peut approuver le développement technique de ces recherches vers la production d’armes qui perfectionnent la capacité des grandes et des moins grandes puissances à détruire massivement les hommes et avec eux la planète qu’ils habitent. L’on voit mal comment la Libre pensée pourrait affirmer que l’on ne doit pas mettre de limites à la recherche technique et scientifique dans le domaine de l’économie d’armement. Non seulement on doit limiter ces recherches mais plus encore : il faut mettre hors d’état de nuire leurs commanditaires !
Entrons maintenant dans un domaine un peu plus délicat. Des dirigeants de Monsanto (la firme qui produisait « l’agent orange » employé par l’armée US au Vietnam) jusqu’à certains marxistes défenseurs du « progrès technique et de la « croissance des forces productives », en passant par l’inénarrable M. Allègre, il est de bon ton de critiquer les adversaires des OGM comme des obscurantistes attardés, voire des suppôts du cléricalisme. Sans doute, certaines méritent-ils cette qualification. Mais la question n’est pas là. Le capitalisme ne développe pas les OGM pour éradiquer la faim dans le monde et permettre à la planète de se nourrir ainsi que le répètent à l’envi des apologistes niais et les propagandistes stipendiés par Monsanto, Novartis et tutti quanti. Il s’agit en fait, avec les OGM, comme avec les récentes lois sur les semences, d’éradiquer l’agriculture paysanne et soumettre toute la production agricole mondiale à la direction des multinationales capitalistes déjà citées. Quant au débat sur la nocivité ou non des OGM, on nous permettra d’être sceptiques : la preuve de la non-nocivité des OGM est fournie … par les laboratoires des entreprises commercialisant des OGM et s’il s’agit de la recherche publique seuls les ignorants qui veulent le rester ignorent qu’elle est tombée depuis belle lurette sous la coupe de puissants intérêts financiers privés. En outre, de nombreux scientifiques, aussi peu « obscurantistes » que Pierre-Henri Guyon ont dénoncé les effets graves pour la biodiversité de la monopolisation de la production de semences par ces intérêts financiers. On ne peut donc pas confondre ici les intérêts de la connaissance scientifique et les applications techniques que veulent développer les multinationales en vue de maximiser leurs profits. Du même coup on mesure encore une fois combien est confuse l’expression « recherche technique et scientifique ».
Venons-en maintenant au problème qui motive visiblement la question soumise à l’étude pour le congrès de la LP : celle de l’interdiction ou de l’autorisation des recherches sur les cellules souches. La question cruciale est – nous dit-on – de savoir s’il est possible ou non de conduire des recherches sur les embryons humains (notamment obtenus après une FIV). Côté église catholique, ce serait là un crime abominable puisque l’embryon est doté ab initio d’une âme éternelle et qu’il est donc une personne qu’on ne saurait employer comme du matériau de laboratoire à l’instar des souris blanches… Du côté des rationalistes : la position de l’Église est du pur obscurantisme auquel les gouvernements ne doivent pas se plier. Il y a d’autres causes annexes à cette cause centrale, comme celle du clonage humain (thérapeutique ou reproductif), celle des « bébés médicaments » et en filigrane le « dépassement de l’humain », l’orientation vers le « post-humain » dont on sait maintenant qu’il n’est pas simplement un thème de science-fiction ou une lubie pour sectes dans le genre du mouvement Raël.
Si on se place d’un point de vue utilitariste grossier, il n’y a pas de problème : la recherche sur les cellules embryonnaires apportera une meilleure connaissance des mécanismes reproductifs et, surtout, permettra d’intervenir sur l’embryon pour éradiquer les maladies génétiques, voire prévenir d’autres maladies. Quant à l’utilisation des cellules souches clonées pour réparer les organes malades, on nous promet d’ores et déjà monts et merveilles.
Qu’un groupe religieux, quel qu’il soit, puisse imposer ses dogmes à la société tout entière, c’est évidemment insupportable. La prétention à affirmer que l’embryon dès la première division cellulaire est une personne ne résiste pas à un examen rationnel, d’autant que l’Église catholique elle-même n’a pas toujours tenu ce discours – les théologiens ont longuement disputé pour savoir à partir de quelle date on pouvait considérer que l’embryon puis le fœtus était doté d’une âme. Bien qu’il y ait une part d’arbitraire, la loi civile a tranché en autorisant l’IVG jusqu’à 12 semaines ; autrement dit, dans les 12 premières semaines, on ne considère pas encore que l’embryon soit légalement une personne humaine. On peut chipoter sur le délai de 12 semaines, proposer de la raccourcir ou de le rallonger, peu importe : l’essentiel est que la définition de la personne humaine n’est pas une affaire de processus biologique mais renvoie directement aux montages du droit qui assurent l’institution de l’humain.
Que les interdits religieux n’aient pas de valeur suffisamment convaincante pour limiter la recherche « technique et scientifique » sur les cellules embryonnaires, cela ne signifie pas automatiquement que l’on doive autoriser ce genre de recherches. On peut faire un détour pour mieux comprendre ce qui est en cause. Supposons que les conceptions matérialistes courantes du rapport corps/esprit soient vraies, ou encore, pour aller vite supposons que Jean-Pierre Changeux ait raison et que l’homme ne soit qu’un « homme neuronal » : il en découlerait que le projet de la lecture directe des pensées à travers l’imagerie médicale – un projet sur lequel on travaille sérieusement aujourd’hui – serait un projet viable. Il offrirait de très nombreux avantages : non seulement les tétraplégiques pourraient commander directement des robots à leur service, sans même avoir besoin de parler, mais encore les criminels seraient plus facilement confondus, le mensonge devenant presque impossible ! On voit bien ici que le gain de connaissances et de progrès pour les malades attendu de telles recherches devrait cependant être pesé à l’aune de ce qu’il rend possible en matière de contrôle des individus par le pouvoir d’État. Si un chercheur met au point une machine à lire les pensées, il faudra détruire immédiatement cette machine et mettre hors d’état de nuire le chercheur et son équipe ! On voit bien par cet exemple, que dès lors qu’on touche à l’homme, non seulement on doit mais encore il faut mettre des limites à la recherche technique et scientifique. On nous rétorquera que, mise en de bonnes mains, ces connaissances seraient fort utiles à l’humanité – d’ailleurs Descartes, cité plus haut, ne proposait-il pas de rendre les hommes plus sages grâce au progrès de la médecine ? L’expérience aurait dû, depuis longtemps, prémunir les hommes sensés contre la croyance à ces fables auxquelles même les petits enfants ne croient pas.
Certes, entre la recherche sur les cellules embryonnaires et l’hypothétique (?) machine à lire les pensées, il y aurait une grande distance. Mais ce n’est pas si sûr. Pourquoi cette frénésie concernant la recherche sur les cellules embryonnaires ? Pour améliorer la santé humaine, répond-on, et qui pourrait s’opposer à un si louable objectif ? À voix basse, certains chercheurs vont bien plus loin : si on peut remplacer par reprogrammation des cellules souches toutes les parties défaillantes d’un corps humain, c’est l’immortalité ou au moins une possibilité de prolongation indéfinie de la vie qui est à notre portée. On pourrait observer combien la technoscience promet de réaliser hic et nunc l’ensemble des promesses de la religion. Lire les pensées : c’était l’apanage de Dieu, mais on nous promet que les hommes le pourront grâce à la « recherche technique et scientifique ». Quant à l’immortalité qui était promise aux bienheureux, la voilà à portée de tous grâce aux recherches sur les cellules souches et au clonage thérapeutique… Cette observation confirme que le scientisme et les religions du salut se situent sur le même plan et partagent une problématique commune. Que l’affaiblissement des religions séculières trouve sa compensation dans cette nouvelle religion de la technique et de la science, cela ne surprendra pas ceux qui ont un peu pratiqué la sociologie des religions. Mais gardons cela pour un autre débat et revenons à la question initiale.
Pourquoi faudrait-il, pourquoi devrait-on encourager la « recherche technique et scientifique » sur les embryons humains ? Les bénéfices attendus et très hypothétiques en matière de santé présupposent que nous ayons fait des progrès considérables dans la manipulation du génome et dans les techniques permettant de contrôler l’expression des gènes. Cela suppose en fait qu’on soit capable de transformer la procréation naturelle en une véritable fabrication de l’humain (avec normes de qualité à l’appui). Loin d’être une simple avancée de la médecine comme la vaccination ou les greffes du cœur, il s’agirait d’une transformation ontologique de l’homme. On pourrait aboutir à une situation où un individu serait dans ce qu’il a de particulier, de spécifique, dans ce qui fait son individualité, comme le résultat des calculs parentaux et médicaux. Habermas (voir L’avenir de l’espèce humaine) a montré de manière assez convaincante qu’une telle situation entraînerait une asymétrie  fondamentale entre les individus nés des hasards de la méiose et ceux qui seraient les produits de la technoscience de la procréation.
Tant que tout cela restait de la science-fiction, on pouvait hausser les épaules. Mais nous arrivons à un point où le « meilleur des mondes » imaginé par Aldous Huxley est à portée de main. Sans doute les partisans enthousiastes de cette évolution se voient-ils déjà en « alpha plus » ! Mais ils semblent oublier que la condition des « alpha plus » du roman de Huxley (la classe supérieure instruite) n’est guère enviable et s’accompagne de la production d’epsilons, c’est-à-dire d’une humanité réduite à l’état de bêtes de somme, condamnée à un travail abrutissant qu’elle fournit sans maugréer. En vérité, nous sommes devant un gouffre et le sol commence même à se dérober sous nos pieds. La réduction de l’être humain à un corps qui n’est plus qu’un amas de viande (« l’homme machine » dont parlait La Mettrie) est en voie d’arriver son terme. Les capitalistes en rêvaient depuis longtemps, la biomédecine, « la recherche technique et scientifique » sur les embryons promet de le faire ! Car c’est bien la vision de la nature et de l’homme propre au mode de production capitaliste qui trouve son expression dans le projet de fabrication de l’homme : le capital transforme les choses en puissances vivantes et l’homme en choses, le travail vivant en travail mort (voir l’analyse du fétichisme de la marchandise dans la première section du livre I du Capital). Et que l’on ne nous dise pas « On n’arrête pas le progrès ! ». Les thuriféraires du progrès sont des gens qui constatent que nous sommes au bord du trou et nous proposent de faire un grand pas en avant…
Ce qui est le plus curieux dans toutes ces histoires, c’est de voir comment l’idolâtrie du progrès « technique et scientifique » a fini par saisir même ceux qui l’avaient dénoncée jadis, ceux qui voyaient dans la prétendue croissance des « forces productives » l’expression des forces destructives du capitalisme à l’âge impérialisme, l’expression de la barbarie. Il est pourtant plus que temps de réaffirmer que la technique et la science ne sont pas bonnes en elles-mêmes, qu’elles ne sont que des moyens au service de l’homme et que, par conséquent, il peut être moralement juste de limiter la recherche dans certains domaines et que parfois même cela peut s’imposer comme une nécessité, une question de vie ou de mort.
 
Le 7 avril 2012 – Denis COLLIN