samedi 8 mars 2025
La négation de l’humain
Si nous voulons comprendre comment les humains, capables d’entendre le message de Confucius, de Bouddha, d’Aristote ou du Christ, sont aussi capables du pire, au point de faire douter de cette espèce humaine si fière d’elle-même, alors nous devons rentrer dans les méandres de la tragédie humaine et restituer, à grands traits, le processus qui conduit à la perte de l’humanité de l’homme.
samedi 1 juin 2024
Légalisation de l’aide à mourir : Le dernier pas vers l’abolition de l’humain.
Ainsi une loi se propose de légaliser « l’aide à mourir ». On pourra désormais demander au médecin la prescription d’une dose létale de quelque poison qu’on s’administrera soi-même ou que l’on demandera à un autre d’administrer. La chose est déjà très développée dans d’autres pays comme les Pays-Bas, la Belgique, le Canada, certains États des États-Unis, etc. En dépit des formules alambiquées, voire absurdes, comme « suicide assisté », il s’agit d’un processus général de légalisation de l’euthanasie.
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Aktion 14 à l'oeuvre |
Depuis l’utilisation qu’en avaient faite les nazis, l’expérimentant sur les malades mentaux dès 1939 avec le programme Aktion T4 qui a servi à tester les chambres à gaz, le mot a mauvaise presse. C’est pourquoi on doit le camoufler. Le programme nazi d’extermination des malades mentaux a conduit à la mort environ 300 000 personnes. Il s’agit de la première mise à l’épreuve de la théorie des « vies indignes d’être vécues ». Sans mettre en cause la bonne foi des militants de ADMD (association pour le droit à mourir dans la dignité), on ne peut s’empêcher de faire le rapprochement entre ces « vies indignes » et la « mort digne ». La banalisation des politiques orientées vers l’euthanasie est la signature de notre époque : faute de mettre toutes les forces sociales du côté de la vie, on préfère programmer la mort.
samedi 30 décembre 2023
Le spectacle du monde du spectacle
En cette fin d'année 2023, il semble qu'il n'y a rien de plus urgent, de plus grave, de plus crucial que de savoir si Depardieu est un « gros con », un « gros porc »... ou un violeur. Les deux premiers qualificatifs ne sont pas punissables par la justice — s'il fallait mettre tous les gros porcs et des gros cons en prison, on n'en finirait jamais... Seul le troisième qualificatif est un crime, et le jugement des crimes dans un État de droit n'est pas du ressort des assemblées de lyncheurs, mais des tribunaux. Comme je ne fréquente pas Depardieu, ni toutes les belles gens qui se sont manifestées d'un côté ou de l'autre dans cette affaire, qu'il soit un gros con ou un gros porc, cela m'est parfaitement égal. Pour le reste, la justice qui, me semble-t-il, est saisie, dira ce qu'il en est.
samedi 11 novembre 2023
Peut-on parler de progrès moral?
J’ai déjà eu l’occasion, en plusieurs endroits, de poser la question des mythes du progrès. Il est d’ailleurs remarquable d’observer que l’on baptise aujourd’hui du qualificatif « progressiste » des gens qui défendent une régression intellectuelle terrible en rétablissant dans toutes leurs réflexions les classements en termes de « races », par exemple, ou veulent essentialiser toutes les petites différences entre les humains. Aujourd’hui, je voudrais revenir sur la question du progrès moral. Cette notion a-t-elle un sens ? Si oui, pouvons-nous répondre à la question qui sert de titre à cette modeste contribution ?
dimanche 2 avril 2023
Quelles certitudes nous reste-t-il?
« J’ai perdu mes certitudes, j’ai gardé mes illusions. » C’est ainsi que s’exprimait vers la fin de sa vie Jorge Semprun. Est-ce l’âge ? Mais il me semble que cette formule convient parfaitement à la plupart d’entre nous, jeunes militants au moment de la grande grève générale de Mai-juin 1968 qui doivent constater que cette époque ne fut pas une « répétition générale », mais plus sûrement la fin d’une époque historique (ou le commencement de la fin) et le début d’une nouvelle époque, assez différente des précédentes, mais ni plus engageante, ni moins meurtrière et guerrière. Nous avons perdu nos certitudes quant à l’advenue d’un mouvement révolutionnaire qui allait accomplir le destin historique posé contradictoirement par l’avènement du mode de production capitaliste. La fin des temps n’est plus à l’horizon, sinon la fin catastrophique de l’humanité par suite d’un conflit nucléaire de grande ampleur, de l’écrasement sur Terre d’une météorite de quelques centaines de mètres ou de modifications du climat telles que les conditions de la vie humaine auront disparu. Mais pour ces scénarios de films catastrophes, il n’y a rien qui puisse engager quelque action que ce soit. Ne reste que l’histoire humaine, celle que les hommes font eux-mêmes, sans bien savoir quelle histoire ils font.
vendredi 17 février 2023
mercredi 14 décembre 2022
Avec Diego Fusaro: que signifie notre époque comme époque sans pères?
Diego Fusaro revient ici sur la signification profonde de la "société permissive" comme société d'époque "sans pères", c'est-à-dire une société sans limites.
lundi 4 juillet 2022
Le nihilisme
Le nihilisme est un mot dont le sens est parfois très obscur. Nietzsche qui dénonce le nihilisme est parfois traité de nihiliste. Les nihilistes russes de la deuxième moitié du XIXe siècle, comme Nikolaï Tchernychevski, auteur du roman Que faire ?, prônaient le refus de toute autorité. Le frère ainé de Lénine, Alexandre Oulianov était membre de la Narodnaïa Volia, un groupe au confluent de l’anarchisme et du nihilisme. Mais il y a un autre sens au mot « nihilisme ». « Nihil » en latin, c’est « rien ». La nihilisme est la volonté d’anéantissement. En ce sens, notre époque est nihiliste. D’autant plus profondément nihiliste qu’elle se cache sous les oripeaux d’un positivisme un peu niais.
En premier lieu, et c’est le mieux connu, le nihilisme moderne nie le caractère absolu des valeurs. Le bien et le mal n’existent pas, c’est bien connu, car la morale, « chacun a la sienne » comme les disent presque en chœur les élèves des classes de terminale qui abordent la philosophie pour la première fois. Certes, du point de vue de la nature, il n’y a ni bien ni mal – la météorite qui s’est écrasée sur notre planète à la fin de l’ère secondaire n’avait aucune mauvaise intention, il n’y avait aucun démon pour guider sa trajectoire et le scorpion qui injecte son venin ne fait pas le mal. Mais pour les hommes il est assez facile de trouver des valeurs morales que partagent toutes les sociétés sans exception. Il n’est pas un humain pour louer la perfidie, le mensonge, la trahison de la parole donnée, etc. Diderot, qui n’était pas un bigot, le dit :
Si vous méditez donc attentivement tout ce qui précède, vous resterez convaincu : 1° que l’homme qui n’écoute que sa volonté particulière est l’ennemi du genre humain ; 2° que la volonté générale est dans chaque individu un acte pur de l’entendement qui raisonne dans le silence des passions sur ce que l’homme peut exiger de son semblable, et sur ce que son semblable est en droit d’exiger de lui ; 3° que cette considération de la volonté générale de l’espèce et du désir commun est la règle de la conduite relative d’un particulier à un particulier dans la même société, d’un particulier envers la société dont il est membre, et de la société dont il est membre envers les autres sociétés ; 4° que la soumission à la volonté générale est le lien de toutes les sociétés, sans en excepter celles qui sont formées par le crime. Hélas ! la vertu est si belle, que les voleurs en respectent l’image dans le fond même de leurs cavernes ! 5° que les lois doivent être faites pour tous, et non pour un ; autrement cet être solitaire ressemblerait au raisonneur violent que nous avons étouffé dans le paragraphe v ; 6° que, puisque des deux volontés, l’une générale et l’autre particulière, la volonté générale n’erre jamais, il n’est pas difficile de voir à laquelle il faudrait pour le bonheur du genre humain que la puissance législative appartînt, et quelle vénération l’on doit aux mortels augustes dont la volonté particulière réunit et l’autorité et l’infaillibilité de la volonté générale ; 7° que quand on supposerait la notion des espèces dans un flux perpétuel, la nature du droit naturel ne changerait pas, puisqu’elle serait toujours relative à la volonté générale et au désir commun de l’espèce entière ; 8° que l’équité est à la justice comme la cause est à son effet, ou que la justice ne peut être autre chose que l’équité déclarée ; 9° enfin que toutes ces conséquences sont évidentes pour celui qui raisonne, et que celui qui ne veut pas raisonner, renonçant à la qualité d’homme, doit être traité comme un être dénaturé. » (Article Droit naturel de l’Encyclopédie)
Certes, les hommes ont une tendance fâcheuse à ne pas toujours raisonner ou à se trouver de bonnes raisons de bafouer justice et équité. Mais cela n’enlève rien à l’importance absolue de la morale. Il n’y a d’ailleurs qu’au nom de cette morale universelle qui découle de la raison que l’on peut condamner sans réserve le racisme, la haine de tel ou tel groupe et toutes les formes de discrimination. Les diverses variétés de fous qui condamnent cet universalisme en affirmant qu’il est un produit de la « domination blanche » ont visiblement perdu tout sens de la logique, puisqu’ils condamnent par là-même leurs propres revendications qui se drapent du manteau de l’égale dignité.
De quoi découle cette morale universelle. C’est encore Diderot qui le dit :
J’aperçois d’abord une chose qui me semble avouée par le bon et par le méchant, c’est qu’il faut raisonner en tout, parce que l’homme n’est pas seulement un animal, mais un animal qui raisonne ; qu’il y a par conséquent dans la question dont il s’agit des moyens de découvrir la vérité ; que celui qui refuse de la chercher renonce à la qualité d’homme, et doit être traité par le reste de son espèce comme une bête farouche ; et que la vérité une fois découverte, quiconque refuse de s’y conformer, est insensé ou méchant d’une méchanceté morale. » (Ibid.)
Mais nos contemporains ont une réponse, la plus ridicule qui soit : « il n’y a pas de vérité » ou « toute vérité est relative ». Ce qu’ils énoncent péremptoirement comme une vérité absolue et indiscutable ! Ces gens, avec plus ou moins de subtilité, avec des mots plus ou moins savants, énoncent un proposition qui se contredit elle-même, du type « je mens » : si ce que je dis est vrai, alors il est vrai que « je mens » et donc je mens. Si je dis vrai, alors je mens ! On peut habiller tout cela comme on veut, on n’en peut sortir. La vérité est la condition de tout discours. Le postmodernisme pseudo-nietzschéen, celui des Foucault et de Deleuze a réussi à envahir l’espace public avec ses sophismes. Mais on commence à comprendre la supercherie.
Le nihilisme a purement et simplement ravagé le domaine de l’art. Le beau et le laid sont identiques. Les escroqueries de Jeff Koons ont maintenant autant de valeur que Michelangelo ou Bernini ! Certes, le « beau est ce qui plaît sans concept », disait Kant. Mais n’importe quelle absurdité ne peut être belle et le beau, pour Kant, doit être un lieu où les esprits communiquent, il a une prétention universelle, même s’il ne s’agit que d’une prétention impossible à fonder en raison. Même si on aime les chansonnettes — et l’auteur de ces lignes a quelque dilection pour la « canzone italiana » — on sait bien faire la différence en Umberto Tozzi et Verdi, entre les meilleurs tubes de Johnny Halliday et la passion selon Matthieu de Bach ! Je ne peux pas en faire un concept, mais je le sais et tout le monde le sait !
Mais au-delà des valeurs et de leur indistinction, c’est à l’espèce humaine que s’attaque le nihilisme. Les amis du cyborg, les prophètes du transhumanisme, soutiennent qu’il n’y a pas de différence réelle entre un homme et une machine — la fameuse théorie deleuzo-guattariste de « machines désirantes » fut une des premières formes de ce délire ultra-moderne. De même, il n’y aurait pas de différence entre les hommes et les bêtes et pas de différence entre les femmes et les hommes. La théorie du genre unique modulable à volonté, est une des pires horreurs qu’ait produites la postmodernité.
Les vrais penseurs de tout ce nihilisme étaient les punks. « No future » ! proclamaient-ils. On peut donner une interprétation « marxiste » de tout cela. L’anéantissement de toutes les valeurs n’est rien d’autre que le triomphe de la seule valeur qui compte : l’argent ! Le bien et le mal ne valeur rien sauf si on peut les évaluer en argent. C’est d’ailleurs pourquoi toutes les activités mafieuses ont été réintroduites dans le calcul du PIB. Mais le règne incontesté de Mammon suppose l’annihilation du monde, ce qui se prépare tranquillement entre les projets fous baptisés par antiphrase « transition écologique » et la nouvelle guerre mondiale pour laquelle les uns et les autres astiquent les bottes et graissent les fusils.
Le 4 juillet 2022
vendredi 1 juillet 2022
Du futur
Voici une pensée de Pascal :
47 –– Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous rappelons le passé ; nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours, ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt, si imprudents que nous errons dans des temps qui ne sont point nôtres et ne pensons point au seul qui nous appartient, et si vains que nous songeons à ceux qui ne sont rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste. C’est que le présent d’ordinaire nous blesse. Nous le cachons à notre vue parce qu’il nous afflige, et s’il nous est agréable nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l’avenir, et pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance pour un temps où nous n’avons aucune assurance d’arriver.
Que chacun examine ses pensées. Il les trouvera toutes occupées au passé ou à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent, et si nous y pensons ce n’est que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin.
Le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais mais espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais. (Pensées, L47-B172)
On pourrait se dispenser de commenter, tant tout cela est
dit avec précision. L’obsession du futur nous empêche d’être heureux. Nous espérons
et à peine espérons-nous que nous craignons que nos espérances ne soient jamais
satisfaites. Craignons-nous et nous voilà espérant que nos craintes ne soient
vaines. Fluctuation de l’âme, dit Spinoza. Derrière ces fluctuations
incessantes, il n’y a rien d’autre que l’angoisse de la mort, l’angoisse de l’abolition
du temps. On me dira que la mort n’abolit
que notre temps et pas le temps en général. Le mort « a fait son temps »,
dit-on. Mais ce n’est pas exact : il n’y a pas d’autre temps que le temps
que chacun de nous vit : l’ego est le fondement ultime de la
conscience de la temporalité. Il faudrait se débarrasser de la crainte et de l’espérance,
deux affects contraires et contrariants. Mais ce n’est guère possible :
dès qu’on entreprend quoi que ce soit, on espère arriver au but ! Pour être
serein, il faudrait donc devenir indifférent au futur, c’est-à-dire au fond
atteindre l’état de celui qui est mort. Le nirvana, ce grand sommeil sans
rêve que cherche la sagesse bouddhiste, cette paix éternelle, nous finissons tous
par l’atteindre, six pieds sous terre ou réduits en cendres selon les habitudes
de l’époque.
Nos angoisses du futur se combinent avec celles du passé. Nous
ne pouvons rien au passé, nous ne pouvons pas faire marche arrière dans le
temps comme nous faisons marche arrière dans l’espace. Le passé est passé et
les regrets sont bien vains. Je regrette d’avoir fait X : mais à quoi
peuvent servir ces regrets puisque le « avoir fait X » est maintenant entré
dans l’éternité du passé ? Un célibataire et un divorcé diffèrent en ceci que le
second a été marié et pas le premier. Si le divorce défait le lien juridique du
mariage, il n’abolit pas l’avoir été. Quand nous prenons un peu de recul, d’ailleurs,
nous pouvons facilement nous rendre compte que les actions passées que nous
regrettons ne sont que très rarement gravissimes. Les occasions de nous tromper
n’ont jamais manqué et si nous nous sommes souvent trompés, nous avons tout de
même réussi pas mal de choses. Exercice spirituel classique dans le stoïcisme :
prendre de la distance et comprendre que notre passé est maintenant de l’ordre
du fatum et que la sagesse commence avec le consentement au destin.
Mais si le passé importe, c’est parce que nous le consultons
pour essayer de discerner l’avenir. Machiavel conseille au prince l’étude de l’histoire
comme science des humeurs des hommes et comme ensemble de leçons qui permettent
de déterminer les meilleures options au moment où nous choisissons d’agir dans
telle ou telle direction. Mais nous sommes si orgueilleux que nous croyons que
le futur est à notre disposition et que l’étude du passé nous permettra de déterminer
le cours des événements. Abattez ce cuider, comme dirait Montaigne ! Aristote
et Épicure se rejoignent sur un point (au moins, car il y en a d’autres) :
les futurs sont contingents. Le futur n’est jamais contenu dans le passé, même
si, après coup, nous allons trouver de bonnes explications, de bonnes raisons,
pour croire que ce qui est arrivé était prédéterminé.
Agir soit, mais sans exiger que le futur honore nos
engagements comme le créancier croit que le débiteur honorera ses échéances. Et
si nous fuyons le présent parce que, comme le dit Pascal, la vue du présent
nous blesse, nous pouvons changer nos lunettes et regarder le présent pour ce
qu’il est vraiment, notre pleine présence au monde, dont les douleurs elles-mêmes
sont la manifestation de notre puissance d’exister.
Le 1er juillet 2022
lundi 27 juin 2022
La morale et le droit
On devrait clairement établir une différence entre morale et droit et refuser de laisser la première empiéter sur le second. Le retour en force de la question de l’IVG nous oblige à y revenir. On peut être hostile à l’IVG et favorable à une loi qui l’autorise ! Cela peut paraître étrange, mais cela découle de la compréhension de ce que signifie la liberté de conscience.
Être contre l’IVG renvoie à des prises de position morales. Celui qui est contre l’IVG invoque généralement le caractère sacré de la vie ab initio. Mais celui qui est favorable à l’autorisation de l’IVG est non moins partisan du caractère sacré de la vie. Il considère simplement que le caractère sacré de la vie de la mère prime sur le caractère sacré de la vie du fœtus. De même que nous considérons que le caractère sacré de la vie peut en certains cas s’accompagner de l’autorisation de donner la mort (aux ennemis sur le champ de bataille, par exemple). Ce sont là des problèmes épineux qui sont tranchés par le droit. Mais ce n’est pas au droit de définir quelle est la bonne position morale à adopter. Une adversaire de l’IVG peut très bien refuser l’IVG pour elle-même, en accord avec ses convictions sans vouloir que ceux qui n’ont pas les mêmes positions morales se conforment à ses prescriptions.
Strictement parlant, la loi française autorisant l’IVG n’en fait pas un droit — à l’égal du droit de propriété par exemple — mais sort l’IVG du champ du droit pénal, ce qui n’est pas la même chose, n’en déplaise à certains féministes ultra. L’IVG ne concerne plus le droit, car elle ne concerne ni le rapport entre deux personnes ni le rapport entre une personne et une chose. Le fœtus est une partie de la femme, la concerne elle et la médecine, c’est une affaire intime et l’intime est précisément ce qui n’est pas du ressort de la loi ! La loi autorisant l’IVG n’enfreint nullement la liberté de conscience, mais la garantit, puisqu’elle n’oblige pas quelqu’un qui ne tient pas le fœtus pour un don de Dieu à suivre les prescriptions de ceux qui tiennent le fœtus pour un don de Dieu.
La décision de la Cour suprême des États-Unis, révoquant le droit fédéral à l’IVG, est le résultat d’une confusion permanente dans ce pays arriéré mentalement entre droit et morale et, qui plus est, entre morale et religion. La portée de cette décision découle du caractère archaïque de la constitution érigée en texte sacré et garante du pouvoir éternel des oligarques qui se partagent le gâteau politique entre prétendus démocrates et prétendus républicains, deux appellations qui n’ont rigoureusement aucun sens dans ce pays qui pourtant nos élites chérissent.
Le 27 juin 2022.
lundi 20 juin 2022
Des bêtes
Nous assistons à une inquiétante tentative de modeler la langue sur les usages des fous. Ainsi l’expression « animaux non humains » tend à s’imposer sous la pression des militants de la « cause animaliste ». Nous devrions nous habituer, par la répétition de ce genre d’expression figée à considérer les humains comme des animaux comme les autres, n’ayant aucune dignité particulière. Les paroles de La Jeune Garde, « nous sommes des hommes et non des chiens » ne résonnent plus depuis bien longtemps. C’est heureux : en quoi les hommes vaudraient-ils mieux que des chiens ? Animaux humains et animaux non humains, même combat ? Même pas. Les animaux humains sont considérés par les amis des bêtes comme les pires des bêtes. En effet, à part quelques plus fous que tous les autres fous, personne ne songe à rééduquer les lions pour qu’ils renoncent à manger les antilopes, qui, en tant qu’animaux non humains, ont bien le droit de n’être pas tuées et encore moins dévorées par cet affreux carnivore qu’est le lion. Quelques végans essaient de transformer leurs animaux de compagnie, chats et chiens, en végétariens. Mais ils n’y parviennent pas souvent : l’éducation est un art difficile. En revanche, les animaux humains, vieux omnivores opportunistes, sont priés de se rééduquer au plus vite. Si on laissait le pouvoir à nos chers animalistes, gageons qu’ils ouvriraient promptement des camps de rééducation pour nous dégoûter à tout jamais du bifteck frites et de la blanquette de veau. Nous n’en sommes pas là, me rétorqueront les éternels optimistes, mais les optimistes sont des pessimistes mal informés, car nous en serons bientôt là, au train où vont les choses — il suffit de souvenir qu’il n’y a pas si longtemps on n’aurait pas imaginé qu’il soit interdit de fumer dans un bar-tabac, mais l’hygiénisme est une des idéologies liberticides parmi les plus efficaces (voir épisode Covid).
Commençons par le vocabulaire : s’il y a des animaux
non humains et animaux humains, nous avons donc affaire à deux grandes classes.
Il est assez curieux de mettre dans la même classe nos cousins proches, animaux
non humains presque humains comme les « grands singes » et des animaux aussi peu
sympathiques que les cafards, les moustiques, les punaises de lit — dont les
écolos strasbourgeois ont entrepris la défense — ainsi que tous les vers et
vermisseaux qui infectent notre nourriture. Si on y réfléchit un peu, le mot « animal »
est d’extension si vaste qu’il rend possible tous les sophismes. Nous pourrions
prendre une classification à la Borges qui parle d’une certaine encyclopédie
chinoise dans laquelle il est dit : « les animaux se divisent en a)
appartenant à l’empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e)
sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente
classification, i) qui s’agitent comme des fous, j) innombrables, k) dessinés
avec un très fin pinceau de poils de chameau, l) et cetera, m) qui viennent de
casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches. »
Les animalistes limitent leur compassion aux « animaux
sensibles ». Mais comment distinguent-ils les animaux sensibles des animaux non
sensibles ? Est-ce au nombre de neurones ? Ce serait faire preuve d’une
discrimination insupportable en faveur des « neuronés » ! On fera remarquer que
la sensibilité est, avec la mobilité, le trait caractéristique des animaux,
selon Aristote. Les salades que l’on sache, n’éprouvent pas de sensation. La
notion d’animal sensible est soit un pléonasme soit une expression dénuée de
sens. À moins qu’on ne délimite ainsi les animaux sensibles, seulement
sensibles, des animaux doués, de surcroit, d’intelligence, pour reprendre
encore la classification aristotélicienne des « vivants » en fonction des
âmes qui les animent (végétative, sensitive, intellective).
Reste que, de quelque façon que l’on tourne la question, il
y a une coupure assez claire entre les humains et les autres animaux. Une coupure
qui n’est pas seulement une affaire de degré dans la lignée évolutive, mais
bien un saut qualitatif. Les homo habilis, erectus, sapiens sont des primates hominidés
comme leurs proches cousins dont ils se sont séparés voilà quelques millions d’années.
Mais ils possèdent des caractères phénotypiques et génétiques qui leur sont
propres : nudité, station verticale, capacité de construire un langage
articulé, habileté manuelle et capacité de transmettre découvertes et
inventions aux générations suivantes. Il faut avoir les yeux bouchés et la
comprenoire en fort mauvais état pour ne pas voir ces différences essentielles
et surtout leur conséquence : la « coévolution » entre l’adaptation
biologique et les performances techniques et intellectuelles. Hominisation (biologique),
anthropisation (technique) et symbolisation sont les trois dimensions de l’évolution
humaine qui mettent les humains à des distances abyssales des « grands singes ».
Il suffit de regarder les outils, les statuettes, les peintures des hommes de Neandertal
ou des sapiens pour percevoir cela dans une lumière éclatante.
Alors oui, si on pense, à raison, que la théorie de Darwin
est vraie, on trouvera chez les bêtes les plus proches de nous des éléments de
conscience (perceptive), une certaine intelligence (capacité à faire des liens),
des capacités d’empathie, et tous ces mille et un traits qui émerveillent les
amis des bêtes. Mais pas une seule de ces bêtes ne sait ce qu’elle fait, car si
elle le savait elle aurait trouvé les moyens de nous le communiquer — comme le
faisait justement remarquer Descartes.
Aucun échange réel n’est possible entre les hommes et les
bêtes, car l’échange suppose la parole. Laissons de côté les interprétations
anthropomorphes des comportements animaux, que reste-t-il ? Avec n’importe quel
humain, il est possible d’échanger sur les sujets qui se présentent, dire du
mal du voisin ou réfléchir sur le « carpe diem » d’Horace ! Les échanges entre
humains manifestent la liberté, parce que le langage permet de désigner ce qui
n’est pas, ce qui n’est plus, ce qui sera, ce qui pourrait être, etc. Les
animaux ne possèdent que des systèmes de signaux, liés toujours au « hic et
nunc ». C’est ainsi que les hommes sont essentiellement libres et les animaux
non ! Les hommes peuvent établir des lois pour protéger les lions, mais les
lions n’ont pas de lois pour protéger les antilopes. Et c’est parce qu’ils ne
sont pas libres que les animaux n’ont pas de droits. Seuls les hommes ont des
droits et des devoirs, y compris des devoirs envers les animaux — protection des
espèces menacées, interdiction de toute cruauté inutile — mais aussi des droits
sur les animaux — nous avons le droit de nous débarrasser des rats des villes
et des punaises de lit.
Mettre sur un pied d’égalité les hommes (animaux humains !) et
les bêtes (animaux non humains) est donc une pure folie, bien caractéristique
de notre époque et de certaines tendances qui ont colonisé l’université et les
médias, mais folie tout de même. La tolérance à la folie et l’intolérance à la
vérité s’imposent par un véritable terrorisme intellectuel auquel il est devenu
difficile de résister. Mais auquel nous devons résister.
Le 20 Juin 2022
mardi 14 juin 2022
Le sens de l’histoire
Depuis le début de l’époque moderne, l’histoire a été « laïcisée ». Là où on attendait la fin des temps et le salut de l’humanité par le règne de Dieu sur Terre, là où on attendait l’apocalypse, la révélation ultime, on s’est mis à croire que les hommes, guidés par la raison, transformeraient eux-mêmes la Terre en paradis. Le progressisme apparaît comme l’accomplissement de la sotériologie chrétienne. Kant ne s’en cache pas : son « idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique » n’est que la reprise sous une nouvelle forme, conforme à l’esprit des Lumières, de l’espérance chrétienne. Hegel le prolonge et Marx achève le cycle : le communisme, c’est une nouvelle communauté des saints.
Il est facile d’ironiser sur ces philosophies de l’histoire
qui ne sont que des téléologies, c’est-à-dire des théologies de l’histoire. Les
esprits forts ne se laissent pas attraper par ce piège à gogos ! Mais c’est un
peu facile ! Sans l’espérance en des temps meilleurs, quel mobile avons-nous
pour agir contre l’injustice de ce monde ? on peut dire : « il y aura
toujours des méchants, il y aura toujours du mal dans le monde et nous n’y
pouvons rien, il sera toujours ainsi ». Mais si nous n’y pouvons rien, à quoi
bon ? Laissons les méchants être méchants, car, quoi que nous fassions, rien ne
sera changé. Le consentement au monde tel qu'il est, ce n’est rien d’autre que le consentement
au mal. Et ce consentement au mal est un renoncement à notre liberté d’hommes,
à notre responsabilité pour le monde. On peut encore être un peu sartrien.
Cependant, dans notre refus du mal, nous pouvons facilement jouer
la belle âme. Nous refusons absolument tout compromis avec le mal, nous protestons
et tempêtons et exigeons une absolue pureté de nos actions et de celle des
autres. Comme le champ des bonnes causes est, hélas, très vaste, nous en
choisissons une qui repoussera toutes les autres dans l’ombre, une cause qui
nous donnera une fière image de nous-mêmes. Le narcissisme moral est une maladie
fort répandue qui affecte de nombreux va-t-en-guerre prêts à se battre « pour
leurs valeurs » jusqu’à la dernière goutte du sang des autres. Comme le dit
Jankélévitch, le puriste est intransigeant, il est pour la liberté jusqu’au
bout, la liberté dut-elle en crever ! Et le narcissisme moral est une des
variétés du purisme. À l’inverse, le cynique qui considère que la force fait le
droit ouvre grand les bras au mal et nous invite à aimer les méchants. Que la
force fasse le droit, ce n’est, comme l’a montré Jean-Jacques Rousseau, qu’un
galimatias.
Ces deux attitudes symétriques se renforcent mutuellement et
toutes deux escamotent la profonde mixité de la nature humaine. Les bons ne
sont jamais tout à fait bons et les méchants sont le plus souvent incapables d’être
méchants jusqu’au bout, comme l’avait remarqué mon cher Machiavel. Pour faire
le bien, on est toujours plus ou moins amenés à composer avec le mal. Pour faire
la paix, qui est un bien, il faut négocier avec ses ennemis — faire la paix
avec ses amis est à la portée de tous ! Ajoutons que, si sur le plan individuel
subjectif, chacun doit s’efforcer de faire le bien, dans l’histoire, c’est-à-dire
sur l’arène politique on ne peut, le plus souvent, que rechercher un moindre mal.
Ce qui complique encore le jeu.
Les philosophies de l’histoire qui croient à une sorte de
dynamique historique inéluctable, ces philosophies qui ne sont qu’une version
plus ou moins remaniée de l’optimisme leibnizien — tout est pour le mieux dans
le meilleur des mondes possibles — nous dispensent d’avoir à assumer nos
responsabilités, puisque du mal sort toujours un bien, le mal chez Leibniz n’étant
toujours qu’un mal relatif. Les excuses du type « on ne fait pas d’omelette
sans casser les oeufs » ont couvert tant de crimes. En vérité l’histoire ne fait
rien et ne va nulle part. À chaque étape, nous pouvons toujours choisir entre
le meilleur et le pire et le plus souvent nous prenons quelque chemin
zigzaguant entre les obstacles. Mais nous devrons être confrontés aux
conséquences de nos actes. Les hommes font leur propre histoire. Le malheur est
que le sens réel de nos actes nous échappe le plus souvent. Nous croyons faire
le meilleur et nous produisons le pire. Nos actes, en effet, s’entremêlent avec
les actes de millions et de millions de sujets qui agissent eux aussi selon ce qu’ils
croient être le meilleur (au moins le meilleur pour eux) et, contrairement à ce
que pensent les philosophes un peu niais du libéralisme, quand chacun agit en ne
pensant qu’à lui, c’est généralement le chaos qui en surgit. Car si les hommes
font leur propre histoire, le plus souvent ils ne savent pas quelle histoire
ils font.
En bref, nous ne pouvons pas, ou plus, croire au sens de l’histoire.
Il n’est plus disponible pour nous servir de justification. Mais nous ne sommes
pas dispensés pour autant de nous engager, puisque, de toute façon, nous sommes
engagés, puisque l’indifférence est encore un choix, le choix pour l’ordre
existant. L’espérance en un monde meilleur est un choix moral qui s’impose à
nous.
Le 14 juin 2022
samedi 14 août 2021
Mon corps m'appartient-il?
(Bonnes feuilles, extraites de La Force de la morale, par Denis Collin et Marie-Pierre Frondziak, éditions R&N, 2020)
« Mon corps m’appartient ! » : ce fut le cri de guerre des mouvements pour la liberté de l’avortement et de la contraception dans les années 1970. C’est aussi la légitime revendication des femmes, non seulement contre les violeurs patentés, mais aussi contre les « gros lourds » ou les maris ou compagnons qui croient avoir des droits d’exiger l’accomplissement du triste « devoir conjugal ». Mais au-delà de cet usage défensif si utile, il n’est pas certain que la proposition « mon corps m’appartient », sans le point d’exclamation rageur, soit moralement acceptable. Le corps propre, ce qu’on désigne par « mon corps », est-il une chose qui puisse m’appartenir, comme ma maison ou mon chapeau et dont je puisse disposer à volonté ? Mais s’il n’est pas « ma » propriété, à qui appartient-il ? Le croyant répond qu’il appartient à Dieu, mais encore faut-il être croyant ! On peut aussi répondre que je n’ai pas un corps, mais que je suis mon corps (en adoptant une position que partageraient Spinoza et Merleau-Ponty). Cela ne réglera pas le problème : ai-je le droit absolu de disposer de moi-même ? Puis-je vendre mon corps, c’est-à-dire me vendre moi-même en totalité ou en partie ? Qu’est-ce qui pourrait mettre des limites à cette liberté illimitée de disposer de soi-même et de faire tout ce qu’il est en mon pouvoir de faire ?
mardi 11 mai 2021
Nous sommes encore trop chrétiens. Réponse de Jean-Marie Nicolle
Ce texte est une réponse à mon papier sur Benedetto Croce
Pour les Grecs comme pour les Romains, la religion est une affaire d’état, plus précisément de la Cité (la Polis). Les dieux n’ont pas créé le monde ; comme les hommes, ils sont nés du monde. Il n’y a donc pas de transcendance. Ils sont puissants et immortels, et entretiennent des rapports de protection avec les cités. Chaque cité a son dieu « poliade ». Le culte n’est pas un engagement personnel d’un individu cherchant à assurer son salut, mais est une activité collective à laquelle chacun doit participer par devoir civique. La religion a donc principalement une fonction politique.
Au
contraire, le christianisme s’enracine dans la tradition biblique selon
laquelle le monde a été créé et est orienté par un temps linéaire ; comme
il a connu un commencement, il connaîtra une fin. Les événements sont dominés
par une histoire orientée. A partir de l’alliance de Dieu avec les hommes, tout
ce qui arrive peut être lu comme une étape dans l’accomplissement du programme
divin. Dans cette histoire, la vie et la passion du Christ, sorte d’initiative
imprévisible de Dieu pour le rachat des hommes, donnent une tonalité
particulièrement dramatique : chaque homme est interpellé par le message
chrétien ; il est entièrement libre d’acquiescer ou de refuser ; il
devient le coauteur de son existence. Voilà une belle promotion de la liberté
individuelle !
L’un
des premiers critiques du christianisme (Celse), lui reproche de concevoir Dieu
comme un être changeant, qui prend des initiatives et des décisions nouvelles,
au lieu de se contenter de conserver l’ordre immuable du monde. Et, de fait, le
christianisme introduit brutalement dans le monde méditerranéen une vision
toute nouvelle de l’univers qui bouscule les valeurs établies. Par exemple, Paul
de Tarse rejette l’inexistence du mal, alors que « la nature n’engendre rien de mal dans le cosmos », selon épictète. A ses origines, le
christianisme est bien une subversion.
Or,
si le christianisme a introduit des notions tout à fait positives comme une
relative égalité entre les hommes (et entre les hommes et les femmes), comme
l’idée qu’on peut changer et améliorer le monde (d’où, plus tard, l’idée de
progrès), comme la valeur et la liberté de l’individu, il ne sépare jamais
l’homme de Dieu (puisque le Christ est homme-Dieu) et s’adresse à chacun pour
qu’il puisse accomplir son salut. On ne
peut pas dire « L’armature théologique du christianisme peut aisément être
laissée de côté. » L’homme chrétien se vit en passage ici-bas et son moi
intérieur est habité par une conscience morale, examinée par Dieu le Père, d’où
l’énorme puissance du sentiment de culpabilité. Les procès staliniens auraient-ils
pu fonctionner sans cette culpabilité chrétienne instillée dans la conscience
des communistes ? La foi dans la révolution communiste n’est-elle pas une
forme de la vertu théologale appelée l’espérance ? L’idée que l’on puisse
changer le monde, les sociétés, et par là, la nature des hommes, ne serait-elle
pas une variante de l’idée de salut ?
L’ennui
pour les communistes comme pour les chrétiens, c’est qu’ils commettent une
grave erreur sur la psychologie humaine, erreur que Freud a bien montrée dans
son Malaise dans la Culture (chap.
V) : le précepte « aime ton prochain comme toi-même » est un
commandement impossible à suivre et l’abolition de la propriété ne supprime
qu’une petite partie de l’agressivité humaine dont les racines sont très
profondes et liées à la composante animale de l’homme. Christianisme et communisme
font le pari de la bonté des hommes. En cela, ils sont frères dans la famille
des naïfs. Croce a bien raison de dire « nous ne pouvons pas ne pas nous
dire « chrétiens » », mais ce n’est pas pour la raison qu’il
croit.
Jean-Marie Nicolle, mai 2021.
dimanche 2 mai 2021
vendredi 16 avril 2021
Sur la transmission
Causerie avec les Compagnons du Devoir (Maison de Pantin) - le jeudi 15avril 2021
Introduction
Je remercie Pierre Noé de m’avoir invité à m’adresser à vous
sur un sujet qui me semble particulièrement important. J’ai publié récemment un
article intitulé « Panne de transmission » et comme vous le savez on peut
rouler avec une panne de climatisation, mais pas avec une panne de
transmission. Or il me semble bien qu’un des défis les plus importants que nous
ayons à affronter aujourd’hui soit le défi de la transmission : comment
les générations peuvent-elles continuer à se transmettre tout ce qui doit être
transmis ?
Pourquoi est-ce si important ?
Il y a de nombreux usages du mot transmission. Le moteur
transmet son énergie aux roues pour faire avancer le véhicule. Le courrier
transmet des informations et l’officier transmet les ordres de ses supérieurs
aux hommes du rang. Laissant tomber ici les usages du mot en mécanique et en
théorie des communications, je vais me concentrer sur une utilisation
particulière du mot « transmission » quand il s’agit de faire passer quelque
chose d’une génération à l’autre.
On peut définir l’homme par beaucoup de choses :
l’homme est l’animal qui parle (les hommes échangent des paroles porteuses de
sens et pas seulement des signaux à efficacité immédiate) ; l’homme est
l’animal qui fabrique des outils ; l’homme est l’animal qui a conscience de la
mort et pratique, sous des formes diverses, le culte des morts ; etc. Ma
proposition ici est celle-ci : la transmission entre les générations est la
marque la plus évidente de l’entrée de l’homme dans un ordre qui lui est
spécifique et qui le sépare définitivement des autres animaux, même s’il reste
évidemment un animal ! En effet, d’une génération à l’autre nous transmettons
l’essentiel de ce qui fait notre vie, de ce qui fait que nous menons une vie
proprement humaine.
Nous transmettons notre humanité
Avant toute chose, nous transmettons notre humanité, de la
même manière que les autres espèces vivantes transmettent leurs
caractéristiques naturelles ! Quand on fait des enfants, on transmet ses gènes !
Mais pour les humains, il y a quelques grandes caractéristiques qui séparent
l’homme de ses voisins de genre, les grands primates, comme les gorilles, les
chimpanzés, les bonobos ou, un peu plus loin, les orangs-outangs. Ces
caractéristiques sont connues : la station verticale et la marche ou la
course sur deux jambes, une bonne vue bilatérale et un gros cerveau comportant
de très nombreuses circonvolutions avec le développement d’un gros néocortex
dédié aux fonctions intelligentes, la parole, les aptitudes techniques, la
réflexion. Tout cela a l’air banal, mais transmettre la vie est, pour les
humains, quelque chose d’assez compliqué, car s’y implique toute une dimension
sociale et culturelle dont nous allons parler. Un enfant n’apprendra à marcher
que si on l’aide et s’il trouve des modèles à imiter. Il n’apprendra à parler
qu’en entendant parler, bref, il ne devient humain qu’avec les autres humains.
Nous transmettons des techniques
Si nous nous tournons vers le passé de l’humanité, par quoi
reconnaissons-nous la présence de l’homme quand nous étudions les documents
archéologiques ? Par des outils, faits de pierres et d’os. Nous avons des
fossiles humains, des fossiles d’hommes archaïques qui diffèrent de nous par
bien des aspects. Leur boîte crânienne est bien plus petite, trois fois plus
petite que la nôtre pour homo habilis qui a vécu entre 3,5 et 2,3 millions
d’années avant nous. Après lui, nous avons homo erectus, et bien
d’autres. Mais grâce aux progrès des fouilles et à la génétique, et en
exploitant l’analyse du génome, nous en avons appris beaucoup plus sur eux.
Nous avons appris qu’ils possédaient quelques-unes des conditions biologiques
de la parole : la présence dans le cerveau de l’aire de Broca, la partie
du cerveau dédiée aux fonctions langagières, le gène Foxp2 et quelques
autres choses encore. Nous avons appris également que nos très lointains
ancêtres n’avaient pas de fourrure naturelle — on a parfois désigné l’homme
comme « le singe nu ». Et surtout nous savons qu’il fabriquait des outils, des
grattoirs, des sortes de couteaux, etc. C’est d’ailleurs pour cette raison
qu’on parle d’homo habilis, l’homme habile. D’autres espèces du genre
homo sont venues ensuite, qui ont appris à utiliser le feu, à le maîtriser puis
à l’allumer, mais toutes ces espèces d’hommes se sont caractérisées par des
innovations techniques, maintenues et perfectionnées dans le temps, car
transmises aux générations suivantes.
On peut certes dire que les animaux ont des techniques :
les abeilles construisent les alvéoles de la ruche, les araignées tissent des
toiles, les hirondelles bâtissent leurs nids ; mais toutes ces techniques sont
purement instinctives, ne demandent aucun plan et surtout n’évoluent pas :
les nids d’hirondelles d’aujourd’hui sont rigoureusement identiques à ce qu’ils
étaient voilà mille ans ou dix mille ans ! Certains grands singes, nos cousins
les plus proches dans la lignée évolutive, sont capables de transformer une
branche d’arbre en outil, si l’occasion se présente, mais cette branche est
oubliée dès que son usage n’est plus nécessaire. Et aucun chimpanzé n’apprendra
à ses petits la taille des branches pour en faire des outils à attraper les
fruits.
Ce qui caractérise les techniques humaines tient en deux
choses :
-
Les hommes fabriquent des outils à fabriquer des
outils. Les hirondelles ou les abeilles n’ont pas d’autre outil que leur corps.
L’homme, lui, fabrique des outils pour tailler la pierre, car il est évidemment
impossible de tailler la pierre à mains nues !
-
Les hommes inventent des outils et transmettent
à leurs enfants les techniques qu’ils ont inventées. Et les générations suivantes
peuvent à leur tour améliorer ces inventions et en inventer d’autres.
Arrivé à un certain stade, ce processus connaît une
véritable explosion d’innovations. Le néolithique voit un perfectionnement
considérable des armes de chasse (le propulseur par exemple), la sophistication
des habitats (cabanes, maisons de pierres), puis l’invention de l’élevage et de
l’agriculture, etc. Cette explosion a environ 12 000 ans. Mais elle
procède de tout ce qui avait été inventé et de tous les savoirs accumulés
auparavant.
Tout cela n’est possible que parce que ces savoirs, ces
inventions, ces techniques sont transmis. Et pour la transmission, l’homme a un
avantage considérable : la parole qui permet de parler de ce qui n’est pas
là, de ce qui n’est plus, de ce qui est ailleurs ou de ce qui n’existe pas
encore. C’est encore la parole qui permet de donner des instructions complexes
avec une dépense d’énergie minimale. Que nous puissions nommer non seulement
les matières à travailler, mais aussi tous les outils indispensables, voilà
déjà un apprentissage fondamental : « prends le poinçon, coupe avec le
ciseau, pose un œillet, etc. ». L’apprentissage implique un vocabulaire, un
lexique, et celui des métiers est particulièrement riche ! Nous sommes à peu
près certains que nos frères néandertaliens, une espèce d’humains aujourd’hui
disparue, devaient eux aussi avoir un vocabulaire précis pour décrire les
objets dont ils avaient besoin et les outils à utiliser. Ils devaient savoir
choisir le bon bloc de pierre, pour ensuite le débiter de manière à obtenir des
éclats qui servaient à confectionner des bifaces. On sait aujourd’hui que notre
Néandertal savait débiter environ 2 mètres de tranchant par kilo de pierre
— contre 0,4 pour leurs ancêtres, l’homme de Heidelberg. On sait aussi que les
hommes de Néandertal maîtrisaient certaines techniques de fabrication des
outils à la base d’os — on a trouvé les outils qui devaient servir à assouplir
le cuir. Mais toutes ces techniques demandaient un apprentissage qui ne pouvait
pas se faire seulement par imitation.
Nous transmettons des paroles
Pendant très longtemps, la transmission par la parole se
heurtait au fait que « les paroles s’envolent ». Celui qui sait quelque chose
emporte son savoir dans la tombe ! Sauf s’il l’a communiqué par la parole et si
ceux qui l’ont entendu l’ont mémorisé et répété à leur tour. On faisait encore
quelque chose de ce genre à la campagne avant l’arrivée de la télévision. Les
soirées d’hiver étaient longues et on se réunissait en famille, avec des
voisins pour des veillées où, tout en s’activant à des choses utiles (éplucher
des marrons, coudre, etc.), on se racontait les histoires du village, les
histoires de famille et ainsi toute une mémoire se transmettait par la voie
orale.
Mais, la mémoire est faillible et ce qui se transmet par la
parole peut assez facilement se perdre ou se déformer. Environ 5 000 ans
avant notre époque, les humains ont inventé un outil de transmission
remarquable, l’écrit. L’écrit est sans doute né, d’abord, des besoins
d’administration des grandes cités, qui commencent à surgir au Proche-Orient. La
parole est plus pratique et plus économique que les gestes, les dessins, les
mimiques, et plus précise aussi puisqu’elle exige le développement de concepts,
mais l’écrit est le moyen le plus économique de transmettre la parole. Du même
coup, le pouvoir de la parole peut être décuplé. Le livre devient
progressivement le symbole de l’autorité — avec ce que l’on appelle les « religions
du livre ». C’est par le livre encore que la philosophie s’est développée et a
franchi les siècles, ce qui nous permet de lire Platon (IVe siècle av.
J.-C.) presque comme s’il était un de nos contemporains. Et ici la grande
révolution, c’est l’imprimerie qui va rendre le livre accessible à tous. Née
dans le monde protestant, l’imprimerie va rendre possible l’alphabétisation
généralisée et permet à tous les chrétiens d’avoir directement accès au texte
de l’Ancien et du Nouveau Testament sans être obligés de passer par l’intermédiaire
du prêtre. La transmission est bien passée à la vitesse supérieure.
Arrêtons-nous juste un instant sur cette question. La grande
avancée d’internet est de rendre encore plus facilement accessible l’écrit. En
ce sens, cette nouvelle technique contribue à la transmission. Mais, en ce
qu’elle favorise la circulation des images et des vidéos, la communication par
internet vise à éliminer le texte. Ainsi, si la vidéo peut être un auxiliaire
de la diffusion de la pensée, elle ne saurait remplacer l’écrit ! L’effet
pervers est qu’elle nous rend paresseux et occupe le temps que nous pourrions
consacrer à la lecture ou à la conversation directe, « en présence », et donc
fait reculer la sociabilité autant que la transmission véritable.
Nous transmettons un imaginaire
Dans un groupe d’humains, quelle que soit sa taille, il y a
quelque chose qui unit tous les membres du groupe, un lot d’idées et d’images
qui forment une communauté. Les récits fabuleux, mythiques ou religieux, les
contes et les chants, tout cela constitue un imaginaire commun. Tous les jeunes
Grecs apprenaient la vie dans les deux grandes épopées attribuées à Homère,
l’Iliade et l’Odyssée. Cet imaginaire peut s’enrichir ou s’appauvrir, mais
c’est à chaque génération de le transmettre à ceux qui viennent après. L’idée
même de la transmission, nous la voyons dans cette sculpture du grand artiste
italien Gian Lorenzo Bernini (Le Bernin en français, 1598-1680) inspirée d’un
passage de l’Énéide de Virgile. L’Énéide raconte ce qui se passe après
la chute de Troie et la défaite des Troyens vaincus après dix ans de siège et
grâce à la ruse d’Ulysse (le fameux cheval de Troie). Elle est comme une suite
de l’Iliade et l’Odyssée qui narre les épreuves qu’a subies le prince troyen Énée,
fils d’Anchise et de la déesse Vénus. Il finira par s’installer en Italie et
passe pour l’ancêtre du peuple romain. La sculpture de Bernini représente Énée
fuyant Troie en feu. Sur son dos, il porte son père Anchise et tient par la
main son fils Ascagne. C’est là une sorte de résumé de la condition de chaque
homme : porter son père sur son dos, c’est le destin de l’homme qui ne
doit pas seulement assumer la charge de la vieillesse de ses parents, mais
aussi leur héritage, pour le meilleur et pour le pire. Le poids des générations
mortes pèse sur les épaules des vivants, disait Marx. Mais il faut encore
surveiller ses enfants et les tenir par la main pour qu’ils ne s’égarent pas,
pour qu’ils prennent le bon chemin. Ainsi, loin d’être un atome isolé, comme
dans les fictions du contrat social, l’homme est d’abord un maillon entre les
générations. C’est pour cette raison qu’il est un animal historique autant que
social. Double rapport donc, vers l’avant et vers l’après, vers le passé et
vers l’avenir.
L’origine de la difficulté
La transmission est non seulement ce qui nous caractérise en
tant qu’humains, mais elle est aussi le problème majeur auquel nous sommes
confrontés. Les animaux se contentent de vivre (boire, manger, dormir…) et de
se reproduire. Les humains ne peuvent se laisser aller au flux de la vie. Ils
doivent « instituer la vie » et pour cela il y a trois dimensions :
1)
Au présent : nous ne vivons que dans et par
des institutions, régies par des lois. Elles sont bonnes ou mauvaises, mais peu
importe, il nous faut des institutions. Là où les animaux ont l’instinct pour
les guider, nous avons des lois, des écoles, un système judiciaire, des
représentants politiques, et aussi des règles de droit, propriété, rapports
sociaux, etc. Toutes ces institutions n’existent que parce que nous donnons foi
à des paroles. « On lie les bœufs par les cornes et les hommes par les paroles »
disait un éminent juriste du XVIIe siècle !
2)
Vers le passé : nous ne nous sommes pas
faits tout seuls ! Seul le mythe américain peut faire croire que chacun est un
« self made man » ! Personne ne se fait seul : nous avons été engendrés
par nos parents qui, eux-mêmes, ont été engendrés par leurs parents. Nous nous
inscrivons ainsi dans une généalogie. Le philosophe Auguste Comte disait que la
société n’est pas composée que des vivants, mais qu’elle englobe aussi les
morts. Et, à ces morts, nous devons beaucoup de choses, nous sommes endettés
vis-à-vis d’eux. Ils nous ont laissé le pays et le monde dans lequel nous
vivons. Nous devons aux générations passées les routes, les voies ferrées, les
bâtiments, les écoles, les professeurs qui nous ont enseignés, etc. Le discours
commun de nos jours et qui a sans doute pas mal d’arrière-pensées, dit « Les “boomers”,
quelle dette allez-vous laisser aux générations futures ! » Mais non, ce sont
les générations futures qui sont endettées vis-à-vis de la génération précédente
qui a construit le réseau internet, les autoroutes, les TGV, les progrès
considérables de la médecine, et tant de choses encore. Mais plus encore, nous
devons aux générations qui sont venues avant nous notre langue, notre culture,
et finalement l’ensemble des rapports sociaux.
3)
Vers l’avenir : nous avons le devoir de
transmettre, en essayant de l’améliorer, ce que nous avons reçu. Nous devons
conserver le monde et non le saccager. Et donc nous devons également permettre
aux « nouveaux » d’entrer pleinement dans ce monde et de pouvoir exercer
pleinement leur liberté au moment où ils en seront capables. Tout le problème
de l’éducation est là. J’y reviens.
Ces trois dimensions de notre vie sont étroitement
solidaires. On ne peut comprendre le présent qu’en n’oubliant jamais le passé
et en s’efforçant de connaitre l’histoire et d’en garder vivantes les leçons.
On ne peut préparer l’avenir que dans le présent, mais ce que nous devons faire
dans le présent doit toujours prendre en compte l’avenir.
La question de l’éducation comme question centrale
La question de l’éducation est bien la question la plus
centrale de la transmission, même si on ne peut se limiter à cela. Éduquer,
cela a plusieurs sens : éduquer, c’est la même racine « duc » que celle
que l’on trouve dans conduire, conducteur. Un éducateur, c’est donc quelqu’un
qui conduit. On parle aussi de « pédagogue », mot qui vient du grec et désigne
celui qui conduit les enfants. Pourquoi faut-il éduquer les plus jeunes ? Tout
simplement parce que rien n’est instinctif chez les humains et qu’ils doivent
tout apprendre : marcher, parler, vivre avec les autres. Et cette
éducation est nécessairement celle que donnent les plus vieux.
Au cours des dernières décennies, on a raconté beaucoup de
calembredaines au sujet de l’éducation. On a dit qu’il fallait laisser les
enfants faire eux-mêmes leur expérience et que l’autorité des adultes était
tout à la fois néfaste et illégitime. On a dit que l’élève devait être au
centre du système scolaire et qu’il devait construire lui-même son propre
savoir, les maîtres, désormais dépourvus de toute autorité, devaient se
contenter d’être des accompagnateurs, les « techniciens de ressources » a-t-on
même dit, pendant que les élèves devenant des « apprenants », étaient promus au
rang des maîtres. Je n’ai pas le temps de faire le tour de toutes les
extravagances auxquelles la recherche dans les prétendues « sciences de
l’éducation » s’est laissé entraîner. Je ne peux pas non plus faire le tour de
toutes les réformes nocives où au nom de la garantie de la « réussite pour tous »,
on a abandonné chaque jour un peu plus les exigences du savoir.
Ceux qui apprennent un métier, comme vous, savent
parfaitement que l’à-peu-près, le je-m’en-foutisme et l’absence d’efforts ne
mènent à rien. Celui qui apprend à travailler le bois sait que la matière ne
pardonne pas : si la mortaise n’a pas été bien faite, précisément,
régulièrement, selon les dimensions exactes, le meuble ne pourra jamais être
assemblé ou s’écroulera à la première occasion. Nous avons, en France, un gros
problème avec les soudures. Comme vous le savez certainement, la nouvelle
centrale nucléaire EPR qui est en construction à Flamanville a pris des retards
considérables. Initialement, la centrale devait être mise en service en 2012…
de retard en retard, nous voilà maintenant à 2024 ! Or l’un des problèmes
majeurs rencontrés a été celui de la qualité des cuves, c’est-à-dire de la
qualité des soudures. Pourquoi ce problème de qualité ? Parce que les
savoir-faire se sont largement perdus et que l’on a du mal à trouver des
soudeurs ultra qualifiés pour ce genre de travaux. À l’école, on tolère
maintenant des fautes d’orthographe énormes, on admet qu’un élève ne sache plus
faire « 4 + 3 » sans utiliser sa calculette. Tout cela ne semble pas très grave !
Mais dans la vie, les fautes de soudure et les erreurs de calcul de résistance
des matériaux ne pardonnent pas !
La première chose que doit apprendre l’école, avant tout
savoir particulier, c’est la rigueur et la discipline, la concentration sur son
travail, la capacité à prendre en compte consignes et conseils, et à organiser
son temps pour réaliser la tâche demandée dans les délais impartis. Pour mener
à bien cette tâche, il y a une structure des rapports entre maître et élève ;
le maître n’est pas le copain des élèves. Le maître : le mot vient du
latin et désigne ce qui est plus élevé — c’est la même racine que « magistrat ».
L’élève, c’est celui qui doit s’élever et donc aller plus haut, vers cette
hauteur où se tient le maître, celui qui dispose de l’autorité. L’autorité
vient d’un verbe latin (augeo) qui veut dire faire croître,
augmenter.
L’école évidemment n’est pas seule dans cette tâche. Les
premiers éducateurs sont les parents ! Et la puissance publique à travers ses
lois, poursuit cette éducation tout au long de la vie. Mais l’école dans nos
sociétés a bien un rôle central.
Il y a dans l’éducation deux lignes directrices :
1)
Transmettre des savoirs et enseigner des
techniques. L’école nous apprend la date de la bataille de Marignan et les vers
les plus fameux du Cid de Corneille. De ce point de vue, elle transmet
bien des savoirs qu’il faut admettre et apprendre. Mais elle enseigne aussi des
techniques : apprendre à écrire, sans faute de grammaire ni d’orthographe,
c’est apprendre à maîtriser une technique. Comme savoir faire des opérations
arithmétiques, tracer des figures avec la règle et le compas ou résoudre des
systèmes d’équations en mathématiques, ce sont des techniques.
2)
Inculquer des valeurs et des bonnes habitudes.
Avant d’être en âge de comprendre la nature de ces valeurs, de les juger et
éventuellement de les critiquer, il faut les avoir faites siennes et il faut
admettre les règles de base de la vie commune, ce que l’on appelle politesse. Pour
apprendre, il est nécessaire de savoir accepter la discipline, respecter les
consignes, se tenir à sa place et donc se plier aux règles d’une classe, par
exemple.
La plus grosse difficulté de l’éducation aujourd’hui tient
en ceci : les spécialistes en pédagogie, les médias, beaucoup d’hommes
politiques, par démagogie ou par intérêt, flattent la jeunesse : les
jeunes en savent plus que les anciens, disent-ils, les « digital natives » s’y
connaissent en informatique alors que les anciens sont des handicapés… Bref,
les anciens n’ont rien à transmettre aux plus jeunes. Platon le disait
déjà : la flatterie est un poison et la flatterie de la jeunesse est « le
vigoureux commencement de la tyrannie ». Et c’est bien ce qui nous
menace : la tyrannie du plaisir immédiat, la tyrannie de la consommation à
tout prix, la tyrannie de l’argent.
Le rapport à la tradition
La transmission suppose un rapport à la tradition que nous
sommes peut-être en train de perdre. Aujourd’hui nous sommes persuadés que ce
qui est ancien ne vaut plus rien (sauf sur le marché des antiquités !) et que
ce que nous faisons aujourd’hui est mieux que ce que l’on faisait hier et de
demain sera mieux qu’aujourd’hui. Donc, nous n’aurions rien à apprendre des
traditions et celles-ci n’auraient en elles-mêmes rien de respectable.
Évidemment, certaines traditions ont, à juste titre, été
abandonnées. Nous ne pratiquons plus la torture dans les procédures judiciaires
et la peine de mort a été abandonnée. La technique moderne vaut souvent mieux
que les cierges allumés à l’église pour faire face aux épidémies ou aux
calamités naturelles ! Mais, croyants ou non, nous suivons encore souvent les
fêtes religieuses traditionnelles : Noël, Pâques, la Pentecôte, l’Assomption
ou la Toussaint. Au-delà de leur origine religieuse, ces fêtes font partie de
notre culture nationale au même titre que les fêtes nationales (1er mai,
14 juillet, 11 novembre) ou calendaires comme le jour de l’An. Et ces
traditions festives font partie intégrante de la vie sociale : elles sont
des occasions de générosité, des occasions de resserrer les liens amicaux ou
familiaux, des occasions aussi de se souvenir des morts (le 2 novembre est
la journée des morts).
Il y a des coutumes qui demeurent et qui ne disparaissent
pas dans une vie sociale réduite à des procédures rationnelles. Ainsi, le
mariage n’est-il plus, juridiquement, qu’un contrat de droit civil (et non un
sacrement ou une alliance entre familles), mais on continue de le célébrer par
une fête. Si quelqu’un passe vous voir, vous lui offrez à boire, dernière trace
de cette antique loi de l’hospitalité. Même les affaires se font souvent autour
d’un repas, parce que tous les moments importants se font autour d’un repas. On
parle beaucoup de « vivre ensemble », nouvelle tarte à la crème des politiciens
et des gens de médias. Mais vivre ensemble c’est assez simple : c’est
manger et se marier ensemble. Et c’est respecter cette antique loi du don qui a
toujours fait les sociétés : donner, recevoir, rendre.
Tout cela est mis en cause aujourd’hui et semble en voie de
désagrégation. Manger ensemble devient compliqué puisque celui qui se rend à
une invitation vient avec toutes ses particularités — pas de gluten, pas de
viande, pas de porc, etc. — et finalement se présente chez vous comme s’il
faisait ses courses au supermarché. Les cadeaux sont remplacés par des
bons-cadeaux ou des chèques cadeaux, qui ne sont rien d’autre que de la monnaie
et n’ont plus grand-chose à voir avec le don. Mais l’avantage est qu’on est certain
que le cadeau sera accepté ! Ce faisant, on remplace progressivement le don par
l’échange marchand et on défait les liens communautaires.
La tradition s’ancre dans l’histoire
Ce qui fait une nation, c’est qu’elle est une communauté de
vie et de destin. Elle suppose que son histoire soit transmise. Parfois, il
m’arrive de penser que la discipline scolaire la plus importante est
l’histoire.
L’histoire est un « roman national » : voilà la
première idée que l’on devrait se mettre en tête. Nous n’apprenons pas
l’histoire en général et à l’école on n’a pas à faire de l’histoire comme le
ferait un historien de métier. Nous n’avons pas à transmettre, aussi
intéressante et aussi digne soit-elle, l’histoire de l’Australie ou de la
Mongolie, mais d’abord l’histoire de France et un petit morceau de celle des
autres pays liés à notre histoire. Et de cette histoire nous retenons ce qui a
forgé notre caractère national et ce qui nous permet de garder une certaine
estime de nous-mêmes. Certes, il y a des parts d’ombres dans notre histoire et
bien des épisodes dont nous ne sommes pas fiers du tout, mais le plus important
est de savoir comment nous les avons surmontés. Oui, notre pays s’est effondré
en 1940 avec la débâcle. Mais nous en sommes sortis grâce à la Résistance et
aux grandes réformes de 1945.
Les exercices de
repentance auxquels on nous convie aujourd’hui ont quelque chose d’un peu
inconvenant. Oui, les Européens ont pratiqué l’esclavage, mais pas plus que
bien d’autres civilisations (par exemple en durée et en nombre plutôt moins que
les Arabes ou les Ottomans) ; mais ce sont seulement les Européens qui se sont
avisés de critiquer le principe même de l’esclavage et de l’abolir. On pourrait
aussi faire le bilan de la colonisation et on verrait que la réalité est plus
compliquée que les simplifications outrancières auxquelles on nous somme de
croire aujourd’hui.
Bref, notre histoire est à prendre en bloc ! Cette histoire
nous a fait et a modelé nos paysages. La France est laïque juridiquement,
philosophiquement, politiquement, mais il faudrait être aveugle et sourd pour
ne pas comprendre que nous avons été modelés par le christianisme catholique et
par la romanité.
Pour conclure
Une des difficultés que nous rencontrons dans la
transmission, une difficulté que je n’ai pas encore abordée tient au caractère
multiculturel ou multiethnique que prennent aujourd’hui nos sociétés en Europe.
S’il faut transmettre la tradition, que faire quand plusieurs traditions se
heurtent ? Là encore, nous avons chacun nos traditions ! Les Anglo-saxons sont
volontiers multiculturalistes et admettent plus facilement que nous la
cohabitation de plusieurs communautés aux règles et coutumes très différentes.
C’est un héritage de leur propre histoire qui est celle d’une
demi-décolonisation et du maintien de beaucoup d’anciennes colonies anglaises
sous la couronne britannique (le Commonwealth). C’est aussi sans doute une
question de mentalité : les Anglais ne sont pas égalitaristes et ils n’ont
jamais vraiment pensé qu’un Anglais et un Indien pouvaient se valoir ! Nous, au
contraire, nous sommes égalitaristes et assimilationnistes. Nous n’aimons les
étrangers que s’ils veulent devenir de bons Français comme les autres ! Il y a
chez nous, comme partout, mais plutôt un peu moins qu’en bien d’autres pays,
une peur de l’étranger et un racisme presque naturel vis-à-vis de celui que
l’on ne connaît pas. Mais rien de plus. Pour le reste, ceux qui veulent venir
chez nous le peuvent en adoptant notre histoire et nos mœurs. Comme le dit un
vieux proverbe : si tu vas à Rome, fais comme les Romains !
Rien de ce que je viens de dire n’implique que nous tombions
dans l’immobilisme. La transmission est comme une course de relai : chaque
génération passe le bâton à la suivante, mais la course continue. Nous
apprenons du passé aussi pour ne pas recommencer. Je crois que c’est
l’historien et résistant Marc Bloch qui disait : celui qui ignore son
histoire est condamné à la revivre. Il y a des moments où l’on donne un grand
coup de balai : par exemple, la Révolution française de 1789-1793. Mais
après ces grands coups de balai, on ne se retrouve pas sur une table rase, on
fait disparaître ce qui est mort, mais on garde beaucoup de choses de ce passé
que l’on vient d’étriller.
Aujourd’hui, alors que la mondialisation a ébranlé toutes
les institutions les plus vénérables, mais aussi saccagé des pans entiers de
notre industrie, nous ne pouvons pas envisager l’avenir sans conserver
précieusement ce qui nous a été transmis. Et si nous ne parvenons pas à
transmettre ce qui nous fait être comme nation, alors l’avenir sera
certainement très difficile. Voilà le défi qui se pose à nous, les vieux, et à
vous, les jeunes.
Le 14 avril 2021
vendredi 27 novembre 2020
jeudi 16 avril 2020
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