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samedi 30 décembre 2023

Le spectacle du monde du spectacle


En cette fin d'année 2023, il semble qu'il n'y a rien de plus urgent, de plus grave, de plus crucial que de savoir si Depardieu est un « gros con », un « gros porc »... ou un violeur. Les deux premiers qualificatifs ne sont pas punissables par la justice — s'il fallait mettre tous les gros porcs et des gros cons en prison, on n'en finirait jamais... Seul le troisième qualificatif est un crime, et le jugement des crimes dans un État de droit n'est pas du ressort des assemblées de lyncheurs, mais des tribunaux. Comme je ne fréquente pas Depardieu, ni toutes les belles gens qui se sont manifestées d'un côté ou de l'autre dans cette affaire, qu'il soit un gros con ou un gros porc, cela m'est parfaitement égal. Pour le reste, la justice qui, me semble-t-il, est saisie, dira ce qu'il en est.

samedi 11 novembre 2023

Peut-on parler de progrès moral?

J’ai déjà eu l’occasion, en plusieurs endroits, de poser la question des mythes du progrès. Il est d’ailleurs remarquable d’observer que l’on baptise aujourd’hui du qualificatif « progressiste » des gens qui défendent une régression intellectuelle terrible en rétablissant dans toutes leurs réflexions les classements en termes de « races », par exemple, ou veulent essentialiser toutes les petites différences entre les humains. Aujourd’hui, je voudrais revenir sur la question du progrès moral. Cette notion a-t-elle un sens ? Si oui, pouvons-nous répondre à la question qui sert de titre à cette modeste contribution ?

dimanche 2 avril 2023

Quelles certitudes nous reste-t-il?


 « J’ai perdu mes certitudes, j’ai gardé mes illusions. » C’est ainsi que s’exprimait vers la fin de sa vie Jorge Semprun. Est-ce l’âge ? Mais il me semble que cette formule convient parfaitement à la plupart d’entre nous, jeunes militants au moment de la grande grève générale de Mai-juin 1968 qui doivent constater que cette époque ne fut pas une « répétition générale », mais plus sûrement la fin d’une époque historique (ou le commencement de la fin) et le début d’une nouvelle époque, assez différente des précédentes, mais ni plus engageante, ni moins meurtrière et guerrière. Nous avons perdu nos certitudes quant à l’advenue d’un mouvement révolutionnaire qui allait accomplir le destin historique posé contradictoirement par l’avènement du mode de production capitaliste. La fin des temps n’est plus à l’horizon, sinon la fin catastrophique de l’humanité par suite d’un conflit nucléaire de grande ampleur, de l’écrasement sur Terre d’une météorite de quelques centaines de mètres ou de modifications du climat telles que les conditions de la vie humaine auront disparu. Mais pour ces scénarios de films catastrophes, il n’y a rien qui puisse engager quelque action que ce soit. Ne reste que l’histoire humaine, celle que les hommes font eux-mêmes, sans bien savoir quelle histoire ils font.

Nous avons perdu nos certitudes, mais tout de même appris que les visions eschatologiques de la politique conduisent généralement au pire. Le porteur du sens de l’histoire et des valeurs suprêmes se sent autorisé à tout, et en premier lieu à nier toute valeur à l’individu, misérable insecte qui ne saurait venir entraver la marche triomphale de la révolution. En février 1917, pas un seul des bolchéviks n’aurait imaginé ce à quoi ils seraient conduits. Mais, ayant pris le pouvoir, ils ont progressivement endossé la tunique des croyants et des grands inquisiteurs et la fin suprême de la révolution mondiale est venue justifier la dispersion de la Constituante, l’interdiction des partis, les pleins pouvoirs donnés à la Tcheka, et finalement le monstre du xxe siècle que fut le système stalinien soviétique, puis chinois, ce monstre qui a détruit plus radicalement la grande utopie révolutionnaire que la pire répression bourgeoise.

Il y a incontestablement un bilan du marxisme à effectuer. Un bilan sans concession qui ne laissera pas grand-chose debout. « Mais comment peut-on encore être marxiste ? » Je pose cette question dans un livre à paraître à la rentrée 2023. Et je ne crois pas que l’on doive réinventer autre chose, pour tenir la place désormais vide. Il est préférable de se contenter de quelques principes, les plus essentiels, et de les défendre en toutes circonstances. J’ai eu l’occasion de le faire dans Morale et justice sociale (2002), puis dans La longueur de la chaîne (2011). Ce que nous devons défendre, c’est exactement ce dont nous, nous Européens, nous héritons, c'est-à-dire l’idée que ce qui caractérise l’homme, ce qui le fait homme, c’est la liberté, dans tous ses aspects. Nous tenons cette idée du christianisme, en vérité, qui rend l’homme responsable de ce qu’il est et l’élève à la plus haute dignité, comme le disait si bien le grand humaniste Pic de la Mirandole. Ce n’est pas l’homme en général, l’être collectif, qui est libre, c’est l’individu, ainsi que le montrera Descartes, que le soutiendra génialement Rousseau. La liberté va donc avec l’affirmation de l’individu, c'est-à-dire de l’individu subjectif, « la liberté du sujet » qui parcourt toute l’histoire philosophique autant que religieuse de l’Europe. En ce sens, il y a une différence fondamentale et irréconciliable entre la tradition chrétienne occidentale et l’islam, le confucianisme chinois ou l’hindouisme qui font de l’individu l’esclave de la chose sociale. Dumont opposait les « sociétés holistes » et l’individualisme. Comme toutes ces oppositions, il ne faut pas figer celle-ci. Il y a nécessairement du « holisme », puisque la loi sociale s’impose à tous. D’un autre côté, les sociétés qui font fi de l’individu n’empêchent pas les individus d’exister et l’affirmer leur subjectivité. La question posée ici est de savoir seulement quelles valeurs doivent nous guider, quelles valeurs doivent être défendues ?

Défendre la liberté de l’individu, cela suppose qu’on soit capable de défendre un système politique et juridique qui la protège. La laïcité protège la liberté de conscience et interdit les empiétements de l’État ou des institutions religieuses dans la vie privée et les convictions privées des individus. Ce qui suppose la neutralité religieuse de l’espace public. Bref une laïcité intransigeante, « à la française » et non pas une tolérance à l’anglosaxonne reposant sur les « accommodements déraisonnables ». Cela implique qu’aucune limite ne soit imposée à la liberté d’expression, à l’exception de l’appel au meurtre. La liberté des individus inclut la liberté politique et donc le contrôle populaire sur le gouvernement et le droit de contestabilité garantie (tout ce qu’inclut la liberté dans la tradition républicaine). La liberté demande l’égalité, non pas l’égalisation arbitraire, mais l’égalité des droits et une inégalité des ressources et des fortunes suffisamment faible pour qu’elle ne donne pas au plus riche emprise sur les plus pauvres. Pour faire un programme politique sérieux, ces quelques points suffisent ! Ils ont assez d’implications pratiques pour qu’on s’y tienne.

mercredi 14 décembre 2022

Avec Diego Fusaro: que signifie notre époque comme époque sans pères?

 Diego Fusaro revient ici sur la signification profonde de la "société permissive" comme société d'époque "sans pères", c'est-à-dire une société sans limites.


lundi 4 juillet 2022

Le nihilisme

Le nihilisme est un mot dont le sens est parfois très obscur. Nietzsche qui dénonce le nihilisme est parfois traité de nihiliste. Les nihilistes russes de la deuxième moitié du XIXsiècle, comme Nikolaï Tchernychevski, auteur du roman Que faire ?, prônaient le refus de toute autorité. Le frère ainé de Lénine, Alexandre Oulianov était membre de la Narodnaïa Volia, un groupe au confluent de l’anarchisme et du nihilisme. Mais il y a un autre sens au mot « nihilisme ». « Nihil » en latin, c’est « rien ». La nihilisme est la volonté d’anéantissement. En ce sens, notre époque est nihiliste. D’autant plus profondément nihiliste qu’elle se cache sous les oripeaux d’un positivisme un peu niais.

En premier lieu, et c’est le mieux connu, le nihilisme moderne nie le caractère absolu des valeurs. Le bien et le mal n’existent pas, c’est bien connu, car la morale, « chacun a la sienne » comme les disent presque en chœur les élèves des classes de terminale qui abordent la philosophie pour la première fois. Certes, du point de vue de la nature, il n’y a ni bien ni mal – la météorite qui s’est écrasée sur notre planète à la fin de l’ère secondaire n’avait aucune mauvaise intention, il n’y avait aucun démon pour guider sa trajectoire et le scorpion qui injecte son venin ne fait pas le mal. Mais pour les hommes il est assez facile de trouver des valeurs morales que partagent toutes les sociétés sans exception. Il n’est pas un humain pour louer la perfidie, le mensonge, la trahison de la parole donnée, etc. Diderot, qui n’était pas un bigot, le dit :

Si vous méditez donc attentivement tout ce qui précède, vous resterez convaincu : 1° que l’homme qui n’écoute que sa volonté particulière est l’ennemi du genre humain ; 2° que la volonté générale est dans chaque indi­vidu un acte pur de l’entendement qui raisonne dans le silence des passions sur ce que l’homme peut exiger de son semblable, et sur ce que son semblable est en droit d’exiger de lui ; 3° que cette considération de la volonté générale de l’espèce et du désir commun est la règle de la conduite relative d’un particulier à un particulier dans la même société, d’un particulier envers la société dont il est membre, et de la société dont il est membre envers les autres sociétés ; 4° que la soumission à la volonté générale est le lien de toutes les sociétés, sans en excepter celles qui sont formées par le crime. Hélas ! la vertu est si belle, que les voleurs en respectent l’image dans le fond même de leurs cavernes ! 5° que les lois doivent être faites pour tous, et non pour un ; autrement cet être solitaire ressemblerait au raisonneur violent que nous avons étouffé dans le paragraphe v ; 6° que, puisque des deux volontés, l’une géné­rale et l’autre particulière, la volonté générale n’erre jamais, il n’est pas difficile de voir à laquelle il faudrait pour le bonheur du genre humain que la puissance législative appartînt, et quelle vénération l’on doit aux mortels augustes dont la volonté particulière réunit et l’autorité et l’infaillibilité de la volonté générale ; 7° que quand on supposerait la notion des espèces dans un flux perpétuel, la nature du droit naturel ne changerait pas, puisqu’elle serait toujours relative à la volonté générale et au désir commun de l’espèce entière ; 8° que l’équité est à la justice comme la cause est à son effet, ou que la justice ne peut être autre chose que l’équité déclarée ; 9° enfin que toutes ces conséquences sont évidentes pour celui qui raisonne, et que celui qui ne veut pas raisonner, renonçant à la qualité d’homme, doit être traité comme un être dénaturé. » (Article Droit naturel de l’Encyclopédie)

Certes, les hommes ont une tendance fâcheuse à ne pas toujours raisonner ou à se trouver de bonnes raisons de bafouer justice et équité. Mais cela n’enlève rien à l’importance absolue de la morale. Il n’y a d’ailleurs qu’au nom de cette morale universelle qui découle de la raison que l’on peut condamner sans réserve le racisme, la haine de tel ou tel groupe et toutes les formes de discrimination. Les diverses variétés de fous qui condamnent cet universalisme en affirmant qu’il est un produit de la « domination blanche » ont visiblement perdu tout sens de la logique, puisqu’ils condamnent par là-même leurs propres revendications qui se drapent du manteau de l’égale dignité.

De quoi découle cette morale universelle. C’est encore Diderot qui le dit :

J’aperçois d’abord une chose qui me semble avouée par le bon et par le méchant, c’est qu’il faut raisonner en tout, parce que l’homme n’est pas seulement un animal, mais un animal qui raisonne ; qu’il y a par conséquent dans la question dont il s’agit des moyens de découvrir la vérité ; que celui qui refuse de la chercher renonce à la qualité d’homme, et doit être traité par le reste de son espèce comme une bête farouche ; et que la vérité une fois décou­verte, quiconque refuse de s’y conformer, est insensé ou méchant d’une méchanceté morale. » (Ibid.)

Mais nos contemporains ont une réponse, la plus ridicule qui soit : « il n’y a pas de vérité » ou « toute vérité est relative ». Ce qu’ils énoncent péremptoirement comme une vérité absolue et indiscutable ! Ces gens, avec plus ou moins de subtilité, avec des mots plus ou moins savants, énoncent un proposition qui se contredit elle-même, du type « je mens » : si ce que je dis est vrai, alors il est vrai que « je mens » et donc je mens. Si je dis vrai, alors je mens ! On peut habiller tout cela comme on veut, on n’en peut sortir. La vérité est la condition de tout discours. Le postmodernisme pseudo-nietzschéen, celui des Foucault et de Deleuze a réussi à envahir l’espace public avec ses sophismes. Mais on commence à comprendre la supercherie.

Le nihilisme a purement et simplement ravagé le domaine de l’art. Le beau et le laid sont identiques. Les escroqueries de Jeff Koons ont maintenant autant de valeur que Michelangelo ou Bernini ! Certes, le « beau est ce qui plaît sans concept », disait Kant. Mais n’importe quelle absurdité ne peut être belle et le beau, pour Kant, doit être un lieu où les esprits communiquent, il a une prétention universelle, même s’il ne s’agit que d’une prétention impossible à fonder en raison. Même si on aime les chansonnettes — et l’auteur de ces lignes a quelque dilection pour la « canzone italiana » — on sait bien faire la différence en Umberto Tozzi et Verdi, entre les meilleurs tubes de Johnny Halliday et la passion selon Matthieu de Bach ! Je ne peux pas en faire un concept, mais je le sais et tout le monde le sait !

Mais au-delà des valeurs et de leur indistinction, c’est à l’espèce humaine que s’attaque le nihilisme. Les amis du cyborg, les prophètes du transhumanisme, soutiennent qu’il n’y a pas de différence réelle entre un homme et une machine — la fameuse théorie deleuzo-guattariste de « machines désirantes » fut une des premières formes de ce délire ultra-moderne. De même, il n’y aurait pas de différence entre les hommes et les bêtes et pas de différence entre les femmes et les hommes. La théorie du genre unique modulable à volonté, est une des pires horreurs qu’ait produites la postmodernité.

Les vrais penseurs de tout ce nihilisme étaient les punks. « No future » ! proclamaient-ils. On peut donner une interprétation « marxiste » de tout cela. L’anéantissement de toutes les valeurs n’est rien d’autre que le triomphe de la seule valeur qui compte : l’argent ! Le bien et le mal ne valeur rien sauf si on peut les évaluer en argent. C’est d’ailleurs pourquoi toutes les activités mafieuses ont été réintroduites dans le calcul du PIB. Mais le règne incontesté de Mammon suppose l’annihilation du monde, ce qui se prépare tranquillement entre les projets fous baptisés par antiphrase « transition écologique » et la nouvelle guerre mondiale pour laquelle les uns et les autres astiquent les bottes et graissent les fusils.

Le 4 juillet 2022

vendredi 1 juillet 2022

Du futur

Voici une pensée de Pascal :

47 –– Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous rappelons le passé ; nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours, ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt, si imprudents que nous errons dans des temps qui ne sont point nôtres et ne pensons point au seul qui nous appartient, et si vains que nous songeons à ceux qui ne sont rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste. C’est que le présent d’ordinaire nous blesse. Nous le cachons à notre vue parce qu’il nous afflige, et s’il nous est agréable nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l’avenir, et pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance pour un temps où nous n’avons aucune assurance d’arriver.

Que chacun examine ses pensées. Il les trouvera toutes occupées au passé ou à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent, et si nous y pensons ce n’est que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin.

Le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais mais espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais. (Pensées, L47-B172)

On pourrait se dispenser de commenter, tant tout cela est dit avec précision. L’obsession du futur nous empêche d’être heureux. Nous espérons et à peine espérons-nous que nous craignons que nos espérances ne soient jamais satisfaites. Craignons-nous et nous voilà espérant que nos craintes ne soient vaines. Fluctuation de l’âme, dit Spinoza. Derrière ces fluctuations incessantes, il n’y a rien d’autre que l’angoisse de la mort, l’angoisse de l’abolition du temps.  On me dira que la mort n’abolit que notre temps et pas le temps en général. Le mort « a fait son temps », dit-on. Mais ce n’est pas exact : il n’y a pas d’autre temps que le temps que chacun de nous vit : l’ego est le fondement ultime de la conscience de la temporalité. Il faudrait se débarrasser de la crainte et de l’espérance, deux affects contraires et contrariants. Mais ce n’est guère possible : dès qu’on entreprend quoi que ce soit, on espère arriver au but ! Pour être serein, il faudrait donc devenir indifférent au futur, c’est-à-dire au fond atteindre l’état de celui qui est mort. Le nirvana, ce grand sommeil sans rêve que cherche la sagesse bouddhiste, cette paix éternelle, nous finissons tous par l’atteindre, six pieds sous terre ou réduits en cendres selon les habitudes de l’époque.

Nos angoisses du futur se combinent avec celles du passé. Nous ne pouvons rien au passé, nous ne pouvons pas faire marche arrière dans le temps comme nous faisons marche arrière dans l’espace. Le passé est passé et les regrets sont bien vains. Je regrette d’avoir fait X : mais à quoi peuvent servir ces regrets puisque le « avoir fait X » est maintenant entré dans l’éternité du passé ? Un célibataire et un divorcé diffèrent en ceci que le second a été marié et pas le premier. Si le divorce défait le lien juridique du mariage, il n’abolit pas l’avoir été. Quand nous prenons un peu de recul, d’ailleurs, nous pouvons facilement nous rendre compte que les actions passées que nous regrettons ne sont que très rarement gravissimes. Les occasions de nous tromper n’ont jamais manqué et si nous nous sommes souvent trompés, nous avons tout de même réussi pas mal de choses. Exercice spirituel classique dans le stoïcisme : prendre de la distance et comprendre que notre passé est maintenant de l’ordre du fatum et que la sagesse commence avec le consentement au destin.

Mais si le passé importe, c’est parce que nous le consultons pour essayer de discerner l’avenir. Machiavel conseille au prince l’étude de l’histoire comme science des humeurs des hommes et comme ensemble de leçons qui permettent de déterminer les meilleures options au moment où nous choisissons d’agir dans telle ou telle direction. Mais nous sommes si orgueilleux que nous croyons que le futur est à notre disposition et que l’étude du passé nous permettra de déterminer le cours des événements. Abattez ce cuider, comme dirait Montaigne ! Aristote et Épicure se rejoignent sur un point (au moins, car il y en a d’autres) : les futurs sont contingents. Le futur n’est jamais contenu dans le passé, même si, après coup, nous allons trouver de bonnes explications, de bonnes raisons, pour croire que ce qui est arrivé était prédéterminé.

Agir soit, mais sans exiger que le futur honore nos engagements comme le créancier croit que le débiteur honorera ses échéances. Et si nous fuyons le présent parce que, comme le dit Pascal, la vue du présent nous blesse, nous pouvons changer nos lunettes et regarder le présent pour ce qu’il est vraiment, notre pleine présence au monde, dont les douleurs elles-mêmes sont la manifestation de notre puissance d’exister.

Le 1er juillet 2022

 

lundi 27 juin 2022

La morale et le droit

On devrait clairement établir une différence entre morale et droit et refuser de laisser la première empiéter sur le second. Le retour en force de la question de l’IVG nous oblige à y revenir. On peut être hostile à l’IVG et favorable à une loi qui l’autorise ! Cela peut paraître étrange, mais cela découle de la compréhension de ce que signifie la liberté de conscience.

Être contre l’IVG renvoie à des prises de position morales. Celui qui est contre l’IVG invoque généralement le caractère sacré de la vie ab initio. Mais celui qui est favorable à l’autorisation de l’IVG est non moins partisan du caractère sacré de la vie. Il considère simplement que le caractère sacré de la vie de la mère prime sur le caractère sacré de la vie du fœtus. De même que nous considérons que le caractère sacré de la vie peut en certains cas s’accompagner de l’autorisation de donner la mort (aux ennemis sur le champ de bataille, par exemple). Ce sont là des problèmes épineux qui sont tranchés par le droit. Mais ce n’est pas au droit de définir quelle est la bonne position morale à adopter. Une adversaire de l’IVG peut très bien refuser l’IVG pour elle-même, en accord avec ses convictions sans vouloir que ceux qui n’ont pas les mêmes positions morales se conforment à ses prescriptions.

Strictement parlant, la loi française autorisant l’IVG n’en fait pas un droit — à l’égal du droit de propriété par exemple — mais sort l’IVG du champ du droit pénal, ce qui n’est pas la même chose, n’en déplaise à certains féministes ultra. L’IVG ne concerne plus le droit, car elle ne concerne ni le rapport entre deux personnes ni le rapport entre une personne et une chose. Le fœtus est une partie de la femme, la concerne elle et la médecine, c’est une affaire intime et l’intime est précisément ce qui n’est pas du ressort de la loi ! La loi autorisant l’IVG n’enfreint nullement la liberté de conscience, mais la garantit, puisqu’elle n’oblige pas quelqu’un qui ne tient pas le fœtus pour un don de Dieu à suivre les prescriptions de ceux qui tiennent le fœtus pour un don de Dieu.

La décision de la Cour suprême des États-Unis, révoquant le droit fédéral à l’IVG, est le résultat d’une confusion permanente dans ce pays arriéré mentalement entre droit et morale et, qui plus est, entre morale et religion. La portée de cette décision découle du caractère archaïque de la constitution érigée en texte sacré et garante du pouvoir éternel des oligarques qui se partagent le gâteau politique entre prétendus démocrates et prétendus républicains, deux appellations qui n’ont rigoureusement aucun sens dans ce pays qui pourtant nos élites chérissent.

Le 27 juin 2022.



lundi 20 juin 2022

Des bêtes

Nous assistons à une inquiétante tentative de modeler la langue sur les usages des fous. Ainsi l’expression « animaux non humains » tend à s’imposer sous la pression des militants de la « cause animaliste ». Nous devrions nous habituer, par la répétition de ce genre d’expression figée à considérer les humains comme des animaux comme les autres, n’ayant aucune dignité particulière. Les paroles de La Jeune Garde, « nous sommes des hommes et non des chiens » ne résonnent plus depuis bien longtemps. C’est heureux : en quoi les hommes vaudraient-ils mieux que des chiens ? Animaux humains et animaux non humains, même combat ? Même pas. Les animaux humains sont considérés par les amis des bêtes comme les pires des bêtes. En effet, à part quelques plus fous que tous les autres fous, personne ne songe à rééduquer les lions pour qu’ils renoncent à manger les antilopes, qui, en tant qu’animaux non humains, ont bien le droit de n’être pas tuées et encore moins dévorées par cet affreux carnivore qu’est le lion. Quelques végans essaient de transformer leurs animaux de compagnie, chats et chiens, en végétariens. Mais ils n’y parviennent pas souvent : l’éducation est un art difficile. En revanche, les animaux humains, vieux omnivores opportunistes, sont priés de se rééduquer au plus vite. Si on laissait le pouvoir à nos chers animalistes, gageons qu’ils ouvriraient promptement des camps de rééducation pour nous dégoûter à tout jamais du bifteck frites et de la blanquette de veau. Nous n’en sommes pas là, me rétorqueront les éternels optimistes, mais les optimistes sont des pessimistes mal informés, car nous en serons bientôt là, au train où vont les choses — il suffit de souvenir qu’il n’y a pas si longtemps on n’aurait pas imaginé qu’il soit interdit de fumer dans un bar-tabac, mais l’hygiénisme est une des idéologies liberticides parmi les plus efficaces (voir épisode Covid).

Commençons par le vocabulaire : s’il y a des animaux non humains et animaux humains, nous avons donc affaire à deux grandes classes. Il est assez curieux de mettre dans la même classe nos cousins proches, animaux non humains presque humains comme les « grands singes » et des animaux aussi peu sympathiques que les cafards, les moustiques, les punaises de lit — dont les écolos strasbourgeois ont entrepris la défense — ainsi que tous les vers et vermisseaux qui infectent notre nourriture. Si on y réfléchit un peu, le mot « animal » est d’extension si vaste qu’il rend possible tous les sophismes. Nous pourrions prendre une classification à la Borges qui parle d’une certaine encyclopédie chinoise dans laquelle il est dit : « les animaux se divisent en a) appartenant à l’empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente classification, i) qui s’agitent comme des fous, j) innombrables, k) dessinés avec un très fin pinceau de poils de chameau, l) et cetera, m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches. »

Les animalistes limitent leur compassion aux « animaux sensibles ». Mais comment distinguent-ils les animaux sensibles des animaux non sensibles ? Est-ce au nombre de neurones ? Ce serait faire preuve d’une discrimination insupportable en faveur des « neuronés » ! On fera remarquer que la sensibilité est, avec la mobilité, le trait caractéristique des animaux, selon Aristote. Les salades que l’on sache, n’éprouvent pas de sensation. La notion d’animal sensible est soit un pléonasme soit une expression dénuée de sens. À moins qu’on ne délimite ainsi les animaux sensibles, seulement sensibles, des animaux doués, de surcroit, d’intelligence, pour reprendre encore la classification aristotélicienne des « vivants » en fonction des âmes qui les animent (végétative, sensitive, intellective).

Reste que, de quelque façon que l’on tourne la question, il y a une coupure assez claire entre les humains et les autres animaux. Une coupure qui n’est pas seulement une affaire de degré dans la lignée évolutive, mais bien un saut qualitatif. Les homo habilis, erectus, sapiens sont des primates hominidés comme leurs proches cousins dont ils se sont séparés voilà quelques millions d’années. Mais ils possèdent des caractères phénotypiques et génétiques qui leur sont propres : nudité, station verticale, capacité de construire un langage articulé, habileté manuelle et capacité de transmettre découvertes et inventions aux générations suivantes. Il faut avoir les yeux bouchés et la comprenoire en fort mauvais état pour ne pas voir ces différences essentielles et surtout leur conséquence : la « coévolution » entre l’adaptation biologique et les performances techniques et intellectuelles. Hominisation (biologique), anthropisation (technique) et symbolisation sont les trois dimensions de l’évolution humaine qui mettent les humains à des distances abyssales des « grands singes ». Il suffit de regarder les outils, les statuettes, les peintures des hommes de Neandertal ou des sapiens pour percevoir cela dans une lumière éclatante.

Alors oui, si on pense, à raison, que la théorie de Darwin est vraie, on trouvera chez les bêtes les plus proches de nous des éléments de conscience (perceptive), une certaine intelligence (capacité à faire des liens), des capacités d’empathie, et tous ces mille et un traits qui émerveillent les amis des bêtes. Mais pas une seule de ces bêtes ne sait ce qu’elle fait, car si elle le savait elle aurait trouvé les moyens de nous le communiquer — comme le faisait justement remarquer Descartes.

Aucun échange réel n’est possible entre les hommes et les bêtes, car l’échange suppose la parole. Laissons de côté les interprétations anthropomorphes des comportements animaux, que reste-t-il ? Avec n’importe quel humain, il est possible d’échanger sur les sujets qui se présentent, dire du mal du voisin ou réfléchir sur le « carpe diem » d’Horace ! Les échanges entre humains manifestent la liberté, parce que le langage permet de désigner ce qui n’est pas, ce qui n’est plus, ce qui sera, ce qui pourrait être, etc. Les animaux ne possèdent que des systèmes de signaux, liés toujours au « hic et nunc ». C’est ainsi que les hommes sont essentiellement libres et les animaux non ! Les hommes peuvent établir des lois pour protéger les lions, mais les lions n’ont pas de lois pour protéger les antilopes. Et c’est parce qu’ils ne sont pas libres que les animaux n’ont pas de droits. Seuls les hommes ont des droits et des devoirs, y compris des devoirs envers les animaux — protection des espèces menacées, interdiction de toute cruauté inutile — mais aussi des droits sur les animaux — nous avons le droit de nous débarrasser des rats des villes et des punaises de lit.

Mettre sur un pied d’égalité les hommes (animaux humains !) et les bêtes (animaux non humains) est donc une pure folie, bien caractéristique de notre époque et de certaines tendances qui ont colonisé l’université et les médias, mais folie tout de même. La tolérance à la folie et l’intolérance à la vérité s’imposent par un véritable terrorisme intellectuel auquel il est devenu difficile de résister. Mais auquel nous devons résister.

Le 20  Juin 2022

mardi 14 juin 2022

Le sens de l’histoire

Depuis le début de l’époque moderne, l’histoire a été « laïcisée ». Là où on attendait la fin des temps et le salut de l’humanité par le règne de Dieu sur Terre, là où on attendait l’apocalypse, la révélation ultime, on s’est mis à croire que les hommes, guidés par la raison, transformeraient eux-mêmes la Terre en paradis. Le progressisme apparaît comme l’accomplissement de la sotériologie chrétienne. Kant ne s’en cache pas : son « idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique » n’est que la reprise sous une nouvelle forme, conforme à l’esprit des Lumières, de l’espérance chrétienne. Hegel le prolonge et Marx achève le cycle : le communisme, c’est une nouvelle communauté des saints.

Il est facile d’ironiser sur ces philosophies de l’histoire qui ne sont que des téléologies, c’est-à-dire des théologies de l’histoire. Les esprits forts ne se laissent pas attraper par ce piège à gogos ! Mais c’est un peu facile ! Sans l’espérance en des temps meilleurs, quel mobile avons-nous pour agir contre l’injustice de ce monde ? on peut dire : « il y aura toujours des méchants, il y aura toujours du mal dans le monde et nous n’y pouvons rien, il sera toujours ainsi ». Mais si nous n’y pouvons rien, à quoi bon ? Laissons les méchants être méchants, car, quoi que nous fassions, rien ne sera changé. Le consentement au monde tel qu'il est, ce n’est rien d’autre que le consentement au mal. Et ce consentement au mal est un renoncement à notre liberté d’hommes, à notre responsabilité pour le monde. On peut encore être un peu sartrien.

Cependant, dans notre refus du mal, nous pouvons facilement jouer la belle âme. Nous refusons absolument tout compromis avec le mal, nous protestons et tempêtons et exigeons une absolue pureté de nos actions et de celle des autres. Comme le champ des bonnes causes est, hélas, très vaste, nous en choisissons une qui repoussera toutes les autres dans l’ombre, une cause qui nous donnera une fière image de nous-mêmes. Le narcissisme moral est une maladie fort répandue qui affecte de nombreux va-t-en-guerre prêts à se battre « pour leurs valeurs » jusqu’à la dernière goutte du sang des autres. Comme le dit Jankélévitch, le puriste est intransigeant, il est pour la liberté jusqu’au bout, la liberté dut-elle en crever ! Et le narcissisme moral est une des variétés du purisme. À l’inverse, le cynique qui considère que la force fait le droit ouvre grand les bras au mal et nous invite à aimer les méchants. Que la force fasse le droit, ce n’est, comme l’a montré Jean-Jacques Rousseau, qu’un galimatias.

Ces deux attitudes symétriques se renforcent mutuellement et toutes deux escamotent la profonde mixité de la nature humaine. Les bons ne sont jamais tout à fait bons et les méchants sont le plus souvent incapables d’être méchants jusqu’au bout, comme l’avait remarqué mon cher Machiavel. Pour faire le bien, on est toujours plus ou moins amenés à composer avec le mal. Pour faire la paix, qui est un bien, il faut négocier avec ses ennemis — faire la paix avec ses amis est à la portée de tous ! Ajoutons que, si sur le plan individuel subjectif, chacun doit s’efforcer de faire le bien, dans l’histoire, c’est-à-dire sur l’arène politique on ne peut, le plus souvent, que rechercher un moindre mal. Ce qui complique encore le jeu.

Les philosophies de l’histoire qui croient à une sorte de dynamique historique inéluctable, ces philosophies qui ne sont qu’une version plus ou moins remaniée de l’optimisme leibnizien — tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles — nous dispensent d’avoir à assumer nos responsabilités, puisque du mal sort toujours un bien, le mal chez Leibniz n’étant toujours qu’un mal relatif. Les excuses du type « on ne fait pas d’omelette sans casser les oeufs » ont couvert tant de crimes. En vérité l’histoire ne fait rien et ne va nulle part. À chaque étape, nous pouvons toujours choisir entre le meilleur et le pire et le plus souvent nous prenons quelque chemin zigzaguant entre les obstacles. Mais nous devrons être confrontés aux conséquences de nos actes. Les hommes font leur propre histoire. Le malheur est que le sens réel de nos actes nous échappe le plus souvent. Nous croyons faire le meilleur et nous produisons le pire. Nos actes, en effet, s’entremêlent avec les actes de millions et de millions de sujets qui agissent eux aussi selon ce qu’ils croient être le meilleur (au moins le meilleur pour eux) et, contrairement à ce que pensent les philosophes un peu niais du libéralisme, quand chacun agit en ne pensant qu’à lui, c’est généralement le chaos qui en surgit. Car si les hommes font leur propre histoire, le plus souvent ils ne savent pas quelle histoire ils font.

En bref, nous ne pouvons pas, ou plus, croire au sens de l’histoire. Il n’est plus disponible pour nous servir de justification. Mais nous ne sommes pas dispensés pour autant de nous engager, puisque, de toute façon, nous sommes engagés, puisque l’indifférence est encore un choix, le choix pour l’ordre existant. L’espérance en un monde meilleur est un choix moral qui s’impose à nous.

Le 14 juin 2022

samedi 14 août 2021

Mon corps m'appartient-il?

(Bonnes feuilles, extraites de La Force de la morale, par Denis Collin et Marie-Pierre Frondziak, éditions R&N, 2020)

« Mon corps m’appartient ! » : ce fut le cri de guerre des mouvements pour la liberté de l’avortement et de la contraception dans les années 1970. C’est aussi la légitime revendication des femmes, non seulement contre les violeurs patentés, mais aussi contre les « gros lourds » ou les maris ou compagnons qui croient avoir des droits d’exiger l’accomplissement du triste « devoir conjugal ». Mais au-delà de cet usage défensif si utile, il n’est pas certain que la proposition « mon corps m’appartient », sans le point d’exclamation rageur, soit moralement acceptable. Le corps propre, ce qu’on désigne par « mon corps », est-il une chose qui puisse m’appartenir, comme ma maison ou mon chapeau et dont je puisse disposer à volonté ? Mais s’il n’est pas « ma » propriété, à qui appartient-il ? Le croyant répond qu’il appartient à Dieu, mais encore faut-il être croyant ! On peut aussi répondre que je n’ai pas un corps, mais que je suis mon corps (en adoptant une position que partageraient Spinoza et Merleau-Ponty). Cela ne réglera pas le problème : ai-je le droit absolu de disposer de moi-même ? Puis-je vendre mon corps, c’est-à-dire me vendre moi-même en totalité ou en partie ? Qu’est-ce qui pourrait mettre des limites à cette liberté illimitée de disposer de soi-même et de faire tout ce qu’il est en mon pouvoir de faire ?

Inviolabilité du corps

Il s’agit tout d’abord d’indiquer à tout autre que le corps propre du sujet est inviolable : nul ne peut s’en saisir. L’expression a donc un usage commun, qui n’est pas autre chose qu’une affirmation de la liberté personnelle.

Mais c’est aussi un principe juridique qui s’enracine dans une certaine sacralité du corps : les Grecs comme les chrétiens s’opposent aux mutilations rituelles : pas de scarifications, pas d’inscription de l’appartenance politique ou religieuse à même la chair, ni excision, ni circoncision, ni scarification. La foi ne peut résider dans un morceau de peau humaine. Ces pratiques de mutilations rituelles étaient, pour Hegel, la marque même de la barbarie, d’une conception non spirituelle de Dieu, puisque la foi se trouve objectivée et donc aliénée dans la matière corporelle.

Même le corps des morts est inviolable. On a dit, un peu vite, que l’humanité commence avec les rites d’inhumation. Il n’est pas tout à fait certain que les membres de l’espèce Homo sapiens, qui pourtant avaient des pratiques artistiques témoignant d’une spiritualité déjà très développée, aient systématiquement enterré leurs morts. Selon certains archéologues, ils auraient surtout inhumé les corps des hommes puissants, pour les honorer ou pour s’assurer qu’ils ne reviendraient pas pour tourmenter les vivants.

Si « mon corps m’appartient », personne ne peut me retenir contre mon gré. La liberté en son sens le plus élémentaire est la liberté de se déplacer et donc de disposer de son propre corps, selon son gré. Une liberté qui ne serait pas la liberté de se déplacer serait une liberté absolument vide. Ceux qui disent que l’essentiel est d’être « libre dans sa tête » disent à peu près n’importe quoi. On ne peut être « libre dans sa tête » si le corps ne peut se mouvoir. Ces maladies dans lesquelles le corps est paralysé en laissant « l’esprit libre » provoquent d’immenses souffrances. La punition par excellence est la prison : le prisonnier est celui qui perd le libre usage de son corps dans de très grandes proportions, même si la prison « moderne » n’enchaîne plus les prisonniers ou ne les enferme plus dans des cages trop exiguës pour se tenir debout ou se coucher — traitement que Louis XI réservait à ses ennemis.

Enfin, si mon corps m’appartient, personne n’en peut disposer pour satisfaire ses désirs. Le travail forcé est la forme la plus générale de cette réduction du corps humain à l’état de chose à disposition de ses propriétaires. Mais le viol est sans aucun doute l’interdit par excellence exprimé dans « mon corps m’appartient ». Qu’on me force à travailler sous la menace ne brise pas (sauf à la longue) mon intégrité, alors que le viol brise le corps dans ce qui constitue le sujet. Le violeur réduit l’autre à l’état de chose pour satisfaire son désir. Mais ce n’est pas tout : le violeur ne jouit pas de la jouissance érotique normale, mais de la jouissance sadique et il jouit par la même occasion de la domination qu’il assoit. Le violeur appartient du même coup à la race des maîtres ou des conquérants : pas de guerre sans viols ! Le viol n’est que l’aspect le plus aigu de la domination du corps et essentiellement du corps des femmes, quoiqu’il existe également des hommes violés, rarement par des femmes, mais le plus souvent par d’autres hommes : l’introduction d’une matraque dans l’anus est une pratique assez classique dans les violences policières. Cependant, entre le « devoir conjugal » et la traque aux méthodes contraceptives (pour ne rien dire de l’avortement), les sociétés traditionnelles signifient clairement aux femmes que leur corps n’est pas à leur disposition. Autrement dit, les femmes sont assujetties et ne sont pas considérées véritablement comme des sujets libres.

Donc en ce premier sens, désignant une liberté fondamentale et les interdits majeurs qui en sont la condition, il est donc légitime de dire que notre corps est à notre disposition et seulement à notre disposition, pas à la disposition de quelqu’un d’autre.

Tout est-il possible?

Cette première approche cependant est insuffisante, parce qu’elle ne permet pas de penser les limites du pouvoir de disposer de son propre corps. Pourquoi faudrait-il réglementer la libre disposition de son propre corps ?

Commençons par le constat : toutes les sociétés établissent des règles et des limites assez strictes concernant le corps. D’abord, les règles de pudeur, plus ou moins lâches, sont semble-t-il universelles. Homo sapiens appartient à la famille des singes nus, mais il s’habille et pas seulement parce qu’il a froid. Les parties sexuelles doivent être cachées et elles le sont presque toujours, ne serait-ce que par un étui pénien pour les hommes ou un court pagne pour les femmes. La « pudeur » n’a pas d’autre objet que de rappeler en permanence la force des interdits sociaux qui empêchent la société de sombrer dans une anomie destructrice. Elle nous dit : « le principe de plaisir n’est pas tout-puissant, il doit se soumettre au principe de réalité. »

En second lieu, toute société a une « politique du corps » qui indique précisément que le corps des individus appartient au groupe. Scarifications, peintures rituelles, blessures symboliques en tous genres, tout cela dit à celui qui entre dans la société : « maintenant, tu nous appartiens ». L’abandon de ces marques rituelles correspond évidemment à l’émancipation progressive de l’individu qui devient le « propriétaire de lui-même », tant est-il que la théorie moderne du droit, ainsi que l’a bien vu Hegel, repose d’abord sur la propriété de soi-même : « C’est seulement parce que je suis un Moi vivant dans un corps en tant qu’être libre que cette existence vivante ne peut pas être l’objet d’un mauvais usage et devenir bête de trait. Pour autant que Moi, je vis, mon âme (le concept et, plus haut, l’être libre) et mon corps de chair (das Leib) ne sont pas séparés ; celui-ci est l’existence de la liberté, et Moi, je ressens par son intermédiaire. »[1] D’où cette double conclusion : pour les autres, je suis essentiellement un être libre dans mon corps et par conséquent « le pouvoir exercé sur mon corps par autrui est un pouvoir exercé sur Moi. »[2] Hegel critique ces esprits « sophistiques », « sans idée » qui peuvent affirmer que l’âme n’est pas touchée quand le corps est maltraité. Ce qui peut sembler une banalité ne l’est pas. C’est par la propriété que se définit la personne, dit-on. Mais cette propriété n’est pas la propriété des choses, c’est d’abord et avant tout la liberté personnelle, car « je suis un être libre dans mon corps, tel que je le possède immédiatement. »[3] La position de Hegel est clairement antiesclavagiste. Parce qu’elle signifie que la propriété ne peut être que la propriété des choses et non celle des personnes.

La persistance et le retour en force du voile islamique, y compris sous les formes les pires comme le niqab ou la burqa, sont l’expression indiscutable que, pour l’islam, la femme ne s’appartient pas et qu’elle ne peut disposer de son corps (qui est réservé aux hommes ayant autorité sur elle).

Pour autant, la conception moderne de la liberté personnelle fondée sur la « propriété de soi-même » n’implique pas que le corps propre soit entièrement à la disposition du sujet. Ainsi, selon la loi française, je ne peux vendre ni mon sang ni mes organes : le don est la règle. On ne peut, a fortiori, se vendre en totalité — c’est-à-dire devenir esclave. Notons qu’aux États-Unis, même après l’abolition de l’esclavage, il était encore possible de se vendre soi-même pour payer ses dettes… Et encore aujourd’hui, les organes et le sang sont des produits du marché. Mais, en France, si mon corps est ma propriété, c’est une propriété inaliénable !

Mais reste à savoir si je peux l’aliéner à moi-même. Puis-je demander à être mutilé, par exemple ? Orlan, « artiste-plasticienne » (selon la terminologie officielle) s’est opéré le visage pour s’enlaidir. L’opération a été filmée et a été rebaptisée « performance » pour être projetée au public. L’objectif de cette opération était de dénoncer la chirurgie esthétique en montrant qu’elle pouvait non seulement embellir mais aussi enlaidir. Qu’une intervention chirurgicale s’impose pour sauver le malade et lui rendre la vie meilleure, personne n’en discute, mais que penser d’une intervention dont la finalité est de dégrader la situation de celui qui la subit ?

Nous considérons généralement aujourd’hui la castration comme un crime : voilà plus d’un siècle que même l’Église a cessé de castrer certains enfants pour empêcher la mue de leur voix d’ange ! L’enseignement de Jésus sur ce sujet est bien énigmatique : « Car il y a des eunuques qui le sont dès le ventre de leur mère ; il y en a qui le sont devenus par les hommes ; et il y en a qui se sont rendus tels eux-mêmes, à cause du royaume des cieux. Que celui qui peut comprendre comprenne. » (Matthieu, 19). Mais ici, ce n’est pas l’opération qui est évoquée pour la dernière catégorie d’eunuques, mais le vœu de chasteté.

Évidemment, on ne peut interdire à personne de se mutiler : le « droit naturel » de chacun persiste toujours, puisqu’il n’est au pouvoir de personne d’empêcher celui qui veut se faire du mal de se faire du mal. Pourtant moralement et juridiquement, nous sommes tenus d’intervenir pour empêcher celui qui veut se mutiler de passer à l’acte, exactement comme nous sommes tenus, autant que nous le pouvons, d’empêcher le suicidaire de mettre fin à ses jours. A fortiori, et parce que le premier principe du serment d’Hippocrate est primum non nocere, d’abord ne pas nuire, on voit mal qu’un chirurgien puisse accéder aux désirs d’une patiente qui lui demande de la mutiler.

Les opérations de « réassignation de genre », c’est-à-dire les opérations censées transformer un homme en femme ou une femme en homme, peuvent être considérées, au moins sous un certain angle, comme des mutilations sexuelles. Le désir du sujet est une chose, le passage à l’acte médicalement assisté en est une autre. Pour des raisons que nous avons exposées ailleurs[4], la « réassignation » n’est jamais et ne peut pas être un véritable changement de sexe, mais seulement la construction d’un simulacre et constitue, d’une manière certaine et en dépit des fantasmes du patient, une dégradation du sujet.

Quoi qu’il en soit, nous devons donc constater que nous ne pouvons jamais totalement disposer de notre corps. Des raisons morales, sociales et juridiques s’y opposent. Même si l’on est très « libéral » dans toutes ces questions sociétales, il semble difficile d’admettre que notre corps est indisponible, au sens où nous ne pouvons pas en disposer comme s’il s’agissait d’une chose dont nous serions les propriétaires.

Qui est le sujet?

Il s’agit de savoir ce qui pourrait être le sujet qui pourrait à discrétion disposer de « son » corps. Du point de vue d’un matérialisme « réductionniste », le corps n’est pas autre chose qu’un ensemble d’organes, c’est-à-dire de choses matérielles ayant un certain type de relations plus ou moins stables. D’un tel ensemble matériel, on voit mal comment pourrait émerger un sujet qui puisse être titulaire d’un droit de propriété. Aucune chose ne pourrait dire « mon corps m’appartient ». Un ordinateur programmé à cette fin pourrait bien afficher sur l’écran « mon corps d’ordinateur m’appartient », personne ne prendrait cette proclamation au sérieux ! Le matérialisme pur et dur ne nous est d’aucune utilité.

Inversement, si on postule la séparation de l’âme et du corps, on peut admettre que « mon corps m’appartient » au sens où le « je » (la « chose qui pense » de Descartes) se retrouverait en quelque sorte « propriétaire » (à titre temporaire !) de ce corps, ce corps auquel je suis lié mais qui n’est pas moi. Cependant, l’union de l’âme et du corps est le schibboleth de la philosophie de Descartes. L’impossibilité de penser cette union, quand on les a conçus séparément, se retrouve ici. Si je ne suis lié à mon corps que pour des raisons contingentes et non pour des raisons positives — ainsi qu’on peut le penser en suivant les secondes réponses de Descartes aux objections adressées à ses Méditations métaphysiques — alors ce corps n’est finalement qu’une machine dans laquelle mon âme se tient comme un fantôme qui le hante. C’est ce corps-machine qu’on retrouve aujourd’hui dans les utopies un peu effrayantes du « cyborg » ou de « l’homme bionique », cet homme dont le corps n’est considéré que comme un outil auquel on pourrait ajouter des outils plus efficaces à partir de l’industrie électronique et des nanotechnologies…

Penser le corps sans penser le sujet (« l’âme », même si c’est en un sens très particulier) est impossible. Mais penser l’âme en extériorité du corps, d’un corps dont je serais propriétaire comme je serais propriétaire d’une chose, est tout aussi impossible. En effet, je ne suis dans le monde et dans le rapport avec autrui que par ce corps, ce corps qui me définit, qui est le centre de « mon » monde et l’anime. Plutôt que dire « j’ai un corps », comme on dit « j’ai une nouvelle voiture », on devrait peut-être dire : « je suis mon corps ». Mon corps m’appartient, il est ma propriété, mais au sens particulier du mot propriété, comme ce qui définit l’être (l’homme a la propriété d’être doué de parole, par exemple) et non la propriété que l’on a sur les choses.

Spinoza définit l’esprit comme « l’idée du corps ». Du même coup, on en déduit que le corps est l’objet ou l’idéat de l’esprit. L’un est impensable sans l’autre, ou encore l’un et l’autre sont la même chose « considérée sous deux attributs différents », l’attribut de la pensée et l’attribut de l’étendue. Cette thèse spinoziste permet de comprendre en quel sens « mon corps m’appartient », en dépassant les apories que font naître tant le matérialisme réductionniste que le dualisme cartésien. Être, c’est « avoir un corps » et un esprit (ou une âme) en même temps. On comprend alors que la puissance du corps et la puissance de l’esprit sont étroitement corrélées, et on peut entrevoir ce que Spinoza veut dire dans la proposition 39 de la Ve partie de l’Éthique : « Qui a un corps apte au plus grand nombre d’actions a un esprit dont la plus grande partie est éternelle. ».

Si on admet cette corporéité de l’esprit, on comprend que l’on n’a pas plus le droit de disposer de son corps que de disposer de son esprit ! Pourquoi cela ? Si quelqu’un demande : « ai-je droit d’être déraisonnable ou de me priver moi-même de l’usage de ma raison ? », la réponse va de soi : poser cette question, c’est encore une fois se rendre à l’arbitrage de la raison. Peut-on demander sans se contredire : ai-je raison de déraisonner ? Et donc quelqu’un peut bien prononcer des paroles incohérentes ou tenir des discours insensés, cette possibilité toujours ouverte et dont nous abusons souvent sans la moindre honte, ne peut pas être un droit puisqu’un tel droit se nierait lui-même, car ce qui seul pourrait définir un droit (moral), c’est précisément la raison. Semblablement, j’ai un droit de vivre, mais pas un droit de mourir, puisque de toute façon je mourrai et que personne n’est jamais privé de ce droit ! Par analogie, nous pouvons donc conclure que le droit de disposer de son propre corps a une limite assez clairement définie : l’obligation d’en préserver l’intégrité. Ce qui implique que le fait de se mutiler ou d’être volontairement mutilé ne peut pas être un droit. On peut toujours le faire, dans un accès de folie, mais, normalement, la société devrait convenir qu’il est du devoir d’empêcher quelqu’un de retourner sa folie contre lui-même, comme il est du devoir de tous de neutraliser les fous furieux.

Une autre manière de penser l’universalisme kantien

La deuxième formulation de l’impératif catégorique kantien indique que je dois toujours respecter en ma propre personne, comme en celle de toute autre, l’humanité comme une fin en soi et jamais simplement comme un moyen. Cette formule affirme que non seulement je ne dois pas disposer du corps des autres, mais que le mien n’est pas plus à ma disposition, non pour des raisons religieuses, mais précisément parce qu’il s’agit de respecter l’humanité comme fin en soi en moi-même aussi ! Kant prend souvent tout cela au pied de la lettre et d’une manière qui a suscité de très nombreuses critiques – Adorno et Jankélévitch, chacun à sa manière, mettent en question ce rigorisme qui coupe radicalement le devoir moral du sentiment. On laissera de côté les passages, plutôt drôles finalement, où Kant montre que la masturbation est contraire à l’impératif catégorique avec des arguments qu’il pourrait appliquer à tout ce qu’on a envie de condamner. Il faut éviter de rigidifier la pensée de Kant comme on l’a fait souvent, trop souvent, et ne jamais oublier qu’il prit la défense d’Épicure contre le fanatisme moraliste. Et il faut garder l’essentiel et l’essentiel, qui est inscrit dans le droit, est l’indisponibilité du corps.

Si je suis mon corps, j’ai donc la liberté de mouvoir mon corps de toutes les façons dont il se peut mouvoir — comme le dit Spinoza, plus le corps peut se mouvoir de différentes façons, plus l’esprit a une connaissance adéquate de la réalité ! Mais cela suppose évidemment que l’intégrité du corps soit préservée. L’intégrité de la personne humaine, c’est tout à la fois et inextricablement, l’intégrité du corps et celle de l’âme. Si je vends mon corps, en totalité ou en partie, c’est moi-même que je vends, et une telle proposition est logiquement absurde et moralement inadmissible. Tout le monde le sait bien qu’il y a quelque chose de monstrueux à trafiquer son corps. On admettra sans mal quelques rectifications mineures (une tache de vin ou un nez disgracieux), mais il y a une limite aisée à reconnaître et que toute personne de bon sens sait reconnaître.

Ajoutons, pour terminer, que l’histoire de la civilisation progressive de l’humanité peut être lue comme l’histoire de cette protection du corps humain. On commence par supprimer toutes les marques d’appartenance fondées sur des inscriptions corporelles (scarifications, femmes-girafes, etc.). On interdit les sacrifices humains — il faut du temps pour cela. Puis on interdit la pratique de la torture — en France nous devons cela à Louis XVI — et finalement on abolit la peine de mort. Le viol et toutes les formes d’agressions contre les femmes sont aujourd’hui fermement condamnés comme on condamne les souffrances physiques infligées aux enfants. S’il y a un progrès, c’est bien celui-là. Et contre les apprentis sorciers « trans » — transgenres comme transhumanistes — ce progrès-là est à défendre contre les pulsions mortifères.



[1] Hegel G.W.F., Principes de la philosophie du droit, §48.

[2] Ibid.

[3] Ibid.

[4]Collin D., « Le transgenre, un transhumanisme à portée de toutes les bourses » in La transmutation posthumaniste.

mardi 11 mai 2021

Nous sommes encore trop chrétiens. Réponse de Jean-Marie Nicolle

Ce texte est une réponse à mon papier sur Benedetto Croce

Pour les Grecs comme pour les Romains, la religion est une affaire d’état, plus précisément de la Cité (la Polis). Les dieux n’ont pas créé le monde ; comme les hommes, ils sont nés du monde. Il n’y a donc pas de transcendance. Ils sont puissants et immortels, et entretiennent des rapports de protection avec les cités. Chaque cité a son dieu « poliade ». Le culte n’est pas un engagement personnel d’un individu cherchant à assurer son salut, mais est une activité collective à laquelle chacun doit participer par devoir civique. La religion a donc principalement une fonction politique.

Au contraire, le christianisme s’enracine dans la tradition biblique selon laquelle le monde a été créé et est orienté par un temps linéaire ; comme il a connu un commencement, il connaîtra une fin. Les événements sont dominés par une histoire orientée. A partir de l’alliance de Dieu avec les hommes, tout ce qui arrive peut être lu comme une étape dans l’accomplissement du programme divin. Dans cette histoire, la vie et la passion du Christ, sorte d’initiative imprévisible de Dieu pour le rachat des hommes, donnent une tonalité particulièrement dramatique : chaque homme est interpellé par le message chrétien ; il est entièrement libre d’acquiescer ou de refuser ; il devient le coauteur de son existence. Voilà une belle promotion de la liberté individuelle !

L’un des premiers critiques du christianisme (Celse), lui reproche de concevoir Dieu comme un être changeant, qui prend des initiatives et des décisions nouvelles, au lieu de se contenter de conserver l’ordre immuable du monde. Et, de fait, le christianisme introduit brutalement dans le monde méditerranéen une vision toute nouvelle de l’univers qui bouscule les valeurs établies. Par exemple, Paul de Tarse rejette l’inexistence du mal, alors que « la nature n’engendre rien de mal dans le cosmos », selon épictète. A ses origines, le christianisme est bien une subversion.

 

Or, si le christianisme a introduit des notions tout à fait positives comme une relative égalité entre les hommes (et entre les hommes et les femmes), comme l’idée qu’on peut changer et améliorer le monde (d’où, plus tard, l’idée de progrès), comme la valeur et la liberté de l’individu, il ne sépare jamais l’homme de Dieu (puisque le Christ est homme-Dieu) et s’adresse à chacun pour qu’il puisse  accomplir son salut. On ne peut pas dire « L’armature théologique du christianisme peut aisément être laissée de côté. »  L’homme chrétien se vit en passage ici-bas et son moi intérieur est habité par une conscience morale, examinée par Dieu le Père, d’où l’énorme puissance du sentiment de culpabilité. Les procès staliniens auraient-ils pu fonctionner sans cette culpabilité chrétienne instillée dans la conscience des communistes ? La foi dans la révolution communiste n’est-elle pas une forme de la vertu théologale appelée l’espérance ? L’idée que l’on puisse changer le monde, les sociétés, et par là, la nature des hommes, ne serait-elle pas une variante de l’idée de salut ?

 

L’ennui pour les communistes comme pour les chrétiens, c’est qu’ils commettent une grave erreur sur la psychologie humaine, erreur que Freud a bien montrée dans son Malaise dans la Culture (chap. V) : le précepte « aime ton prochain comme toi-même » est un commandement impossible à suivre et l’abolition de la propriété ne supprime qu’une petite partie de l’agressivité humaine dont les racines sont très profondes et liées à la composante animale de l’homme. Christianisme et communisme font le pari de la bonté des hommes. En cela, ils sont frères dans la famille des naïfs. Croce a bien raison de dire « nous ne pouvons pas ne pas nous dire « chrétiens » », mais ce n’est pas pour la raison qu’il croit.

 

Jean-Marie Nicolle, mai 2021.

 

vendredi 16 avril 2021

Sur la transmission

 Causerie avec les Compagnons du Devoir (Maison de Pantin) -  le jeudi 15avril 2021 

Introduction

Je remercie Pierre Noé de m’avoir invité à m’adresser à vous sur un sujet qui me semble particulièrement important. J’ai publié récemment un article intitulé « Panne de transmission » et comme vous le savez on peut rouler avec une panne de climatisation, mais pas avec une panne de transmission. Or il me semble bien qu’un des défis les plus importants que nous ayons à affronter aujourd’hui soit le défi de la transmission : comment les générations peuvent-elles continuer à se transmettre tout ce qui doit être transmis ?

Pourquoi est-ce si important ?

Il y a de nombreux usages du mot transmission. Le moteur transmet son énergie aux roues pour faire avancer le véhicule. Le courrier transmet des informations et l’officier transmet les ordres de ses supérieurs aux hommes du rang. Laissant tomber ici les usages du mot en mécanique et en théorie des communications, je vais me concentrer sur une utilisation particulière du mot « transmission » quand il s’agit de faire passer quelque chose d’une génération à l’autre.

On peut définir l’homme par beaucoup de choses : l’homme est l’animal qui parle (les hommes échangent des paroles porteuses de sens et pas seulement des signaux à efficacité immédiate) ; l’homme est l’animal qui fabrique des outils ; l’homme est l’animal qui a conscience de la mort et pratique, sous des formes diverses, le culte des morts ; etc. Ma proposition ici est celle-ci : la transmission entre les générations est la marque la plus évidente de l’entrée de l’homme dans un ordre qui lui est spécifique et qui le sépare définitivement des autres animaux, même s’il reste évidemment un animal ! En effet, d’une génération à l’autre nous transmettons l’essentiel de ce qui fait notre vie, de ce qui fait que nous menons une vie proprement humaine.

Nous transmettons notre humanité

Avant toute chose, nous transmettons notre humanité, de la même manière que les autres espèces vivantes transmettent leurs caractéristiques naturelles ! Quand on fait des enfants, on transmet ses gènes ! Mais pour les humains, il y a quelques grandes caractéristiques qui séparent l’homme de ses voisins de genre, les grands primates, comme les gorilles, les chimpanzés, les bonobos ou, un peu plus loin, les orangs-outangs. Ces caractéristiques sont connues : la station verticale et la marche ou la course sur deux jambes, une bonne vue bilatérale et un gros cerveau comportant de très nombreuses circonvolutions avec le développement d’un gros néocortex dédié aux fonctions intelligentes, la parole, les aptitudes techniques, la réflexion. Tout cela a l’air banal, mais transmettre la vie est, pour les humains, quelque chose d’assez compliqué, car s’y implique toute une dimension sociale et culturelle dont nous allons parler. Un enfant n’apprendra à marcher que si on l’aide et s’il trouve des modèles à imiter. Il n’apprendra à parler qu’en entendant parler, bref, il ne devient humain qu’avec les autres humains.

Nous transmettons des techniques

Si nous nous tournons vers le passé de l’humanité, par quoi reconnaissons-nous la présence de l’homme quand nous étudions les documents archéologiques ? Par des outils, faits de pierres et d’os. Nous avons des fossiles humains, des fossiles d’hommes archaïques qui diffèrent de nous par bien des aspects. Leur boîte crânienne est bien plus petite, trois fois plus petite que la nôtre pour homo habilis qui a vécu entre 3,5 et 2,3 millions d’années avant nous. Après lui, nous avons homo erectus, et bien d’autres. Mais grâce aux progrès des fouilles et à la génétique, et en exploitant l’analyse du génome, nous en avons appris beaucoup plus sur eux. Nous avons appris qu’ils possédaient quelques-unes des conditions biologiques de la parole : la présence dans le cerveau de l’aire de Broca, la partie du cerveau dédiée aux fonctions langagières, le gène Foxp2 et quelques autres choses encore. Nous avons appris également que nos très lointains ancêtres n’avaient pas de fourrure naturelle — on a parfois désigné l’homme comme « le singe nu ». Et surtout nous savons qu’il fabriquait des outils, des grattoirs, des sortes de couteaux, etc. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’on parle d’homo habilis, l’homme habile. D’autres espèces du genre homo sont venues ensuite, qui ont appris à utiliser le feu, à le maîtriser puis à l’allumer, mais toutes ces espèces d’hommes se sont caractérisées par des innovations techniques, maintenues et perfectionnées dans le temps, car transmises aux générations suivantes.

On peut certes dire que les animaux ont des techniques : les abeilles construisent les alvéoles de la ruche, les araignées tissent des toiles, les hirondelles bâtissent leurs nids ; mais toutes ces techniques sont purement instinctives, ne demandent aucun plan et surtout n’évoluent pas : les nids d’hirondelles d’aujourd’hui sont rigoureusement identiques à ce qu’ils étaient voilà mille ans ou dix mille ans ! Certains grands singes, nos cousins les plus proches dans la lignée évolutive, sont capables de transformer une branche d’arbre en outil, si l’occasion se présente, mais cette branche est oubliée dès que son usage n’est plus nécessaire. Et aucun chimpanzé n’apprendra à ses petits la taille des branches pour en faire des outils à attraper les fruits.

Ce qui caractérise les techniques humaines tient en deux choses :

-        Les hommes fabriquent des outils à fabriquer des outils. Les hirondelles ou les abeilles n’ont pas d’autre outil que leur corps. L’homme, lui, fabrique des outils pour tailler la pierre, car il est évidemment impossible de tailler la pierre à mains nues !

-        Les hommes inventent des outils et transmettent à leurs enfants les techniques qu’ils ont inventées. Et les générations suivantes peuvent à leur tour améliorer ces inventions et en inventer d’autres.

Arrivé à un certain stade, ce processus connaît une véritable explosion d’innovations. Le néolithique voit un perfectionnement considérable des armes de chasse (le propulseur par exemple), la sophistication des habitats (cabanes, maisons de pierres), puis l’invention de l’élevage et de l’agriculture, etc. Cette explosion a environ 12 000 ans. Mais elle procède de tout ce qui avait été inventé et de tous les savoirs accumulés auparavant.

Tout cela n’est possible que parce que ces savoirs, ces inventions, ces techniques sont transmis. Et pour la transmission, l’homme a un avantage considérable : la parole qui permet de parler de ce qui n’est pas là, de ce qui n’est plus, de ce qui est ailleurs ou de ce qui n’existe pas encore. C’est encore la parole qui permet de donner des instructions complexes avec une dépense d’énergie minimale. Que nous puissions nommer non seulement les matières à travailler, mais aussi tous les outils indispensables, voilà déjà un apprentissage fondamental : « prends le poinçon, coupe avec le ciseau, pose un œillet, etc. ». L’apprentissage implique un vocabulaire, un lexique, et celui des métiers est particulièrement riche ! Nous sommes à peu près certains que nos frères néandertaliens, une espèce d’humains aujourd’hui disparue, devaient eux aussi avoir un vocabulaire précis pour décrire les objets dont ils avaient besoin et les outils à utiliser. Ils devaient savoir choisir le bon bloc de pierre, pour ensuite le débiter de manière à obtenir des éclats qui servaient à confectionner des bifaces. On sait aujourd’hui que notre Néandertal savait débiter environ 2 mètres de tranchant par kilo de pierre — contre 0,4 pour leurs ancêtres, l’homme de Heidelberg. On sait aussi que les hommes de Néandertal maîtrisaient certaines techniques de fabrication des outils à la base d’os — on a trouvé les outils qui devaient servir à assouplir le cuir. Mais toutes ces techniques demandaient un apprentissage qui ne pouvait pas se faire seulement par imitation.

Nous transmettons des paroles

Pendant très longtemps, la transmission par la parole se heurtait au fait que « les paroles s’envolent ». Celui qui sait quelque chose emporte son savoir dans la tombe ! Sauf s’il l’a communiqué par la parole et si ceux qui l’ont entendu l’ont mémorisé et répété à leur tour. On faisait encore quelque chose de ce genre à la campagne avant l’arrivée de la télévision. Les soirées d’hiver étaient longues et on se réunissait en famille, avec des voisins pour des veillées où, tout en s’activant à des choses utiles (éplucher des marrons, coudre, etc.), on se racontait les histoires du village, les histoires de famille et ainsi toute une mémoire se transmettait par la voie orale.

Mais, la mémoire est faillible et ce qui se transmet par la parole peut assez facilement se perdre ou se déformer. Environ 5 000 ans avant notre époque, les humains ont inventé un outil de transmission remarquable, l’écrit. L’écrit est sans doute né, d’abord, des besoins d’administration des grandes cités, qui commencent à surgir au Proche-Orient. La parole est plus pratique et plus économique que les gestes, les dessins, les mimiques, et plus précise aussi puisqu’elle exige le développement de concepts, mais l’écrit est le moyen le plus économique de transmettre la parole. Du même coup, le pouvoir de la parole peut être décuplé. Le livre devient progressivement le symbole de l’autorité — avec ce que l’on appelle les « religions du livre ». C’est par le livre encore que la philosophie s’est développée et a franchi les siècles, ce qui nous permet de lire Platon (IVe siècle av. J.-C.) presque comme s’il était un de nos contemporains. Et ici la grande révolution, c’est l’imprimerie qui va rendre le livre accessible à tous. Née dans le monde protestant, l’imprimerie va rendre possible l’alphabétisation généralisée et permet à tous les chrétiens d’avoir directement accès au texte de l’Ancien et du Nouveau Testament sans être obligés de passer par l’intermédiaire du prêtre. La transmission est bien passée à la vitesse supérieure.

Arrêtons-nous juste un instant sur cette question. La grande avancée d’internet est de rendre encore plus facilement accessible l’écrit. En ce sens, cette nouvelle technique contribue à la transmission. Mais, en ce qu’elle favorise la circulation des images et des vidéos, la communication par internet vise à éliminer le texte. Ainsi, si la vidéo peut être un auxiliaire de la diffusion de la pensée, elle ne saurait remplacer l’écrit ! L’effet pervers est qu’elle nous rend paresseux et occupe le temps que nous pourrions consacrer à la lecture ou à la conversation directe, « en présence », et donc fait reculer la sociabilité autant que la transmission véritable.

Nous transmettons un imaginaire

Dans un groupe d’humains, quelle que soit sa taille, il y a quelque chose qui unit tous les membres du groupe, un lot d’idées et d’images qui forment une communauté. Les récits fabuleux, mythiques ou religieux, les contes et les chants, tout cela constitue un imaginaire commun. Tous les jeunes Grecs apprenaient la vie dans les deux grandes épopées attribuées à Homère, l’Iliade et l’Odyssée. Cet imaginaire peut s’enrichir ou s’appauvrir, mais c’est à chaque génération de le transmettre à ceux qui viennent après. L’idée même de la transmission, nous la voyons dans cette sculpture du grand artiste italien Gian Lorenzo Bernini (Le Bernin en français, 1598-1680) inspirée d’un passage de l’Énéide de Virgile. L’Énéide raconte ce qui se passe après la chute de Troie et la défaite des Troyens vaincus après dix ans de siège et grâce à la ruse d’Ulysse (le fameux cheval de Troie). Elle est comme une suite de l’Iliade et l’Odyssée qui narre les épreuves qu’a subies le prince troyen Énée, fils d’Anchise et de la déesse Vénus. Il finira par s’installer en Italie et passe pour l’ancêtre du peuple romain. La sculpture de Bernini représente Énée fuyant Troie en feu. Sur son dos, il porte son père Anchise et tient par la main son fils Ascagne. C’est là une sorte de résumé de la condition de chaque homme : porter son père sur son dos, c’est le destin de l’homme qui ne doit pas seulement assumer la charge de la vieillesse de ses parents, mais aussi leur héritage, pour le meilleur et pour le pire. Le poids des générations mortes pèse sur les épaules des vivants, disait Marx. Mais il faut encore surveiller ses enfants et les tenir par la main pour qu’ils ne s’égarent pas, pour qu’ils prennent le bon chemin. Ainsi, loin d’être un atome isolé, comme dans les fictions du contrat social, l’homme est d’abord un maillon entre les générations. C’est pour cette raison qu’il est un animal historique autant que social. Double rapport donc, vers l’avant et vers l’après, vers le passé et vers l’avenir.

 

L’origine de la difficulté

La transmission est non seulement ce qui nous caractérise en tant qu’humains, mais elle est aussi le problème majeur auquel nous sommes confrontés. Les animaux se contentent de vivre (boire, manger, dormir…) et de se reproduire. Les humains ne peuvent se laisser aller au flux de la vie. Ils doivent « instituer la vie » et pour cela il y a trois dimensions :

1)      Au présent : nous ne vivons que dans et par des institutions, régies par des lois. Elles sont bonnes ou mauvaises, mais peu importe, il nous faut des institutions. Là où les animaux ont l’instinct pour les guider, nous avons des lois, des écoles, un système judiciaire, des représentants politiques, et aussi des règles de droit, propriété, rapports sociaux, etc. Toutes ces institutions n’existent que parce que nous donnons foi à des paroles. « On lie les bœufs par les cornes et les hommes par les paroles » disait un éminent juriste du XVIIe siècle !

2)     Vers le passé : nous ne nous sommes pas faits tout seuls ! Seul le mythe américain peut faire croire que chacun est un « self made man » ! Personne ne se fait seul : nous avons été engendrés par nos parents qui, eux-mêmes, ont été engendrés par leurs parents. Nous nous inscrivons ainsi dans une généalogie. Le philosophe Auguste Comte disait que la société n’est pas composée que des vivants, mais qu’elle englobe aussi les morts. Et, à ces morts, nous devons beaucoup de choses, nous sommes endettés vis-à-vis d’eux. Ils nous ont laissé le pays et le monde dans lequel nous vivons. Nous devons aux générations passées les routes, les voies ferrées, les bâtiments, les écoles, les professeurs qui nous ont enseignés, etc. Le discours commun de nos jours et qui a sans doute pas mal d’arrière-pensées, dit « Les “boomers”, quelle dette allez-vous laisser aux générations futures ! » Mais non, ce sont les générations futures qui sont endettées vis-à-vis de la génération précédente qui a construit le réseau internet, les autoroutes, les TGV, les progrès considérables de la médecine, et tant de choses encore. Mais plus encore, nous devons aux générations qui sont venues avant nous notre langue, notre culture, et finalement l’ensemble des rapports sociaux.

3)     Vers l’avenir : nous avons le devoir de transmettre, en essayant de l’améliorer, ce que nous avons reçu. Nous devons conserver le monde et non le saccager. Et donc nous devons également permettre aux « nouveaux » d’entrer pleinement dans ce monde et de pouvoir exercer pleinement leur liberté au moment où ils en seront capables. Tout le problème de l’éducation est là. J’y reviens.

Ces trois dimensions de notre vie sont étroitement solidaires. On ne peut comprendre le présent qu’en n’oubliant jamais le passé et en s’efforçant de connaitre l’histoire et d’en garder vivantes les leçons. On ne peut préparer l’avenir que dans le présent, mais ce que nous devons faire dans le présent doit toujours prendre en compte l’avenir.

La question de l’éducation comme question centrale

La question de l’éducation est bien la question la plus centrale de la transmission, même si on ne peut se limiter à cela. Éduquer, cela a plusieurs sens : éduquer, c’est la même racine « duc » que celle que l’on trouve dans conduire, conducteur. Un éducateur, c’est donc quelqu’un qui conduit. On parle aussi de « pédagogue », mot qui vient du grec et désigne celui qui conduit les enfants. Pourquoi faut-il éduquer les plus jeunes ? Tout simplement parce que rien n’est instinctif chez les humains et qu’ils doivent tout apprendre : marcher, parler, vivre avec les autres. Et cette éducation est nécessairement celle que donnent les plus vieux.

Au cours des dernières décennies, on a raconté beaucoup de calembredaines au sujet de l’éducation. On a dit qu’il fallait laisser les enfants faire eux-mêmes leur expérience et que l’autorité des adultes était tout à la fois néfaste et illégitime. On a dit que l’élève devait être au centre du système scolaire et qu’il devait construire lui-même son propre savoir, les maîtres, désormais dépourvus de toute autorité, devaient se contenter d’être des accompagnateurs, les « techniciens de ressources » a-t-on même dit, pendant que les élèves devenant des « apprenants », étaient promus au rang des maîtres. Je n’ai pas le temps de faire le tour de toutes les extravagances auxquelles la recherche dans les prétendues « sciences de l’éducation » s’est laissé entraîner. Je ne peux pas non plus faire le tour de toutes les réformes nocives où au nom de la garantie de la « réussite pour tous », on a abandonné chaque jour un peu plus les exigences du savoir.

Ceux qui apprennent un métier, comme vous, savent parfaitement que l’à-peu-près, le je-m’en-foutisme et l’absence d’efforts ne mènent à rien. Celui qui apprend à travailler le bois sait que la matière ne pardonne pas : si la mortaise n’a pas été bien faite, précisément, régulièrement, selon les dimensions exactes, le meuble ne pourra jamais être assemblé ou s’écroulera à la première occasion. Nous avons, en France, un gros problème avec les soudures. Comme vous le savez certainement, la nouvelle centrale nucléaire EPR qui est en construction à Flamanville a pris des retards considérables. Initialement, la centrale devait être mise en service en 2012… de retard en retard, nous voilà maintenant à 2024 ! Or l’un des problèmes majeurs rencontrés a été celui de la qualité des cuves, c’est-à-dire de la qualité des soudures. Pourquoi ce problème de qualité ? Parce que les savoir-faire se sont largement perdus et que l’on a du mal à trouver des soudeurs ultra qualifiés pour ce genre de travaux. À l’école, on tolère maintenant des fautes d’orthographe énormes, on admet qu’un élève ne sache plus faire « 4 + 3 » sans utiliser sa calculette. Tout cela ne semble pas très grave ! Mais dans la vie, les fautes de soudure et les erreurs de calcul de résistance des matériaux ne pardonnent pas !

La première chose que doit apprendre l’école, avant tout savoir particulier, c’est la rigueur et la discipline, la concentration sur son travail, la capacité à prendre en compte consignes et conseils, et à organiser son temps pour réaliser la tâche demandée dans les délais impartis. Pour mener à bien cette tâche, il y a une structure des rapports entre maître et élève ; le maître n’est pas le copain des élèves. Le maître : le mot vient du latin et désigne ce qui est plus élevé — c’est la même racine que « magistrat ». L’élève, c’est celui qui doit s’élever et donc aller plus haut, vers cette hauteur où se tient le maître, celui qui dispose de l’autorité. L’autorité vient d’un verbe latin (augeo) qui veut dire faire croître, augmenter.

L’école évidemment n’est pas seule dans cette tâche. Les premiers éducateurs sont les parents ! Et la puissance publique à travers ses lois, poursuit cette éducation tout au long de la vie. Mais l’école dans nos sociétés a bien un rôle central.

Il y a dans l’éducation deux lignes directrices :

1)      Transmettre des savoirs et enseigner des techniques. L’école nous apprend la date de la bataille de Marignan et les vers les plus fameux du Cid de Corneille. De ce point de vue, elle transmet bien des savoirs qu’il faut admettre et apprendre. Mais elle enseigne aussi des techniques : apprendre à écrire, sans faute de grammaire ni d’orthographe, c’est apprendre à maîtriser une technique. Comme savoir faire des opérations arithmétiques, tracer des figures avec la règle et le compas ou résoudre des systèmes d’équations en mathématiques, ce sont des techniques.

2)     Inculquer des valeurs et des bonnes habitudes. Avant d’être en âge de comprendre la nature de ces valeurs, de les juger et éventuellement de les critiquer, il faut les avoir faites siennes et il faut admettre les règles de base de la vie commune, ce que l’on appelle politesse. Pour apprendre, il est nécessaire de savoir accepter la discipline, respecter les consignes, se tenir à sa place et donc se plier aux règles d’une classe, par exemple.

La plus grosse difficulté de l’éducation aujourd’hui tient en ceci : les spécialistes en pédagogie, les médias, beaucoup d’hommes politiques, par démagogie ou par intérêt, flattent la jeunesse : les jeunes en savent plus que les anciens, disent-ils, les « digital natives » s’y connaissent en informatique alors que les anciens sont des handicapés… Bref, les anciens n’ont rien à transmettre aux plus jeunes. Platon le disait déjà : la flatterie est un poison et la flatterie de la jeunesse est « le vigoureux commencement de la tyrannie ». Et c’est bien ce qui nous menace : la tyrannie du plaisir immédiat, la tyrannie de la consommation à tout prix, la tyrannie de l’argent.

Le rapport à la tradition

La transmission suppose un rapport à la tradition que nous sommes peut-être en train de perdre. Aujourd’hui nous sommes persuadés que ce qui est ancien ne vaut plus rien (sauf sur le marché des antiquités !) et que ce que nous faisons aujourd’hui est mieux que ce que l’on faisait hier et de demain sera mieux qu’aujourd’hui. Donc, nous n’aurions rien à apprendre des traditions et celles-ci n’auraient en elles-mêmes rien de respectable. 

Évidemment, certaines traditions ont, à juste titre, été abandonnées. Nous ne pratiquons plus la torture dans les procédures judiciaires et la peine de mort a été abandonnée. La technique moderne vaut souvent mieux que les cierges allumés à l’église pour faire face aux épidémies ou aux calamités naturelles ! Mais, croyants ou non, nous suivons encore souvent les fêtes religieuses traditionnelles : Noël, Pâques, la Pentecôte, l’Assomption ou la Toussaint. Au-delà de leur origine religieuse, ces fêtes font partie de notre culture nationale au même titre que les fêtes nationales (1er mai, 14 juillet, 11 novembre) ou calendaires comme le jour de l’An. Et ces traditions festives font partie intégrante de la vie sociale : elles sont des occasions de générosité, des occasions de resserrer les liens amicaux ou familiaux, des occasions aussi de se souvenir des morts (le 2 novembre est la journée des morts).

Il y a des coutumes qui demeurent et qui ne disparaissent pas dans une vie sociale réduite à des procédures rationnelles. Ainsi, le mariage n’est-il plus, juridiquement, qu’un contrat de droit civil (et non un sacrement ou une alliance entre familles), mais on continue de le célébrer par une fête. Si quelqu’un passe vous voir, vous lui offrez à boire, dernière trace de cette antique loi de l’hospitalité. Même les affaires se font souvent autour d’un repas, parce que tous les moments importants se font autour d’un repas. On parle beaucoup de « vivre ensemble », nouvelle tarte à la crème des politiciens et des gens de médias. Mais vivre ensemble c’est assez simple : c’est manger et se marier ensemble. Et c’est respecter cette antique loi du don qui a toujours fait les sociétés : donner, recevoir, rendre.

Tout cela est mis en cause aujourd’hui et semble en voie de désagrégation. Manger ensemble devient compliqué puisque celui qui se rend à une invitation vient avec toutes ses particularités — pas de gluten, pas de viande, pas de porc, etc. — et finalement se présente chez vous comme s’il faisait ses courses au supermarché. Les cadeaux sont remplacés par des bons-cadeaux ou des chèques cadeaux, qui ne sont rien d’autre que de la monnaie et n’ont plus grand-chose à voir avec le don. Mais l’avantage est qu’on est certain que le cadeau sera accepté ! Ce faisant, on remplace progressivement le don par l’échange marchand et on défait les liens communautaires.

La tradition s’ancre dans l’histoire

Ce qui fait une nation, c’est qu’elle est une communauté de vie et de destin. Elle suppose que son histoire soit transmise. Parfois, il m’arrive de penser que la discipline scolaire la plus importante est l’histoire.

L’histoire est un « roman national » : voilà la première idée que l’on devrait se mettre en tête. Nous n’apprenons pas l’histoire en général et à l’école on n’a pas à faire de l’histoire comme le ferait un historien de métier. Nous n’avons pas à transmettre, aussi intéressante et aussi digne soit-elle, l’histoire de l’Australie ou de la Mongolie, mais d’abord l’histoire de France et un petit morceau de celle des autres pays liés à notre histoire. Et de cette histoire nous retenons ce qui a forgé notre caractère national et ce qui nous permet de garder une certaine estime de nous-mêmes. Certes, il y a des parts d’ombres dans notre histoire et bien des épisodes dont nous ne sommes pas fiers du tout, mais le plus important est de savoir comment nous les avons surmontés. Oui, notre pays s’est effondré en 1940 avec la débâcle. Mais nous en sommes sortis grâce à la Résistance et aux grandes réformes de 1945.

 Les exercices de repentance auxquels on nous convie aujourd’hui ont quelque chose d’un peu inconvenant. Oui, les Européens ont pratiqué l’esclavage, mais pas plus que bien d’autres civilisations (par exemple en durée et en nombre plutôt moins que les Arabes ou les Ottomans) ; mais ce sont seulement les Européens qui se sont avisés de critiquer le principe même de l’esclavage et de l’abolir. On pourrait aussi faire le bilan de la colonisation et on verrait que la réalité est plus compliquée que les simplifications outrancières auxquelles on nous somme de croire aujourd’hui.

Bref, notre histoire est à prendre en bloc ! Cette histoire nous a fait et a modelé nos paysages. La France est laïque juridiquement, philosophiquement, politiquement, mais il faudrait être aveugle et sourd pour ne pas comprendre que nous avons été modelés par le christianisme catholique et par la romanité.

Pour conclure

Une des difficultés que nous rencontrons dans la transmission, une difficulté que je n’ai pas encore abordée tient au caractère multiculturel ou multiethnique que prennent aujourd’hui nos sociétés en Europe. S’il faut transmettre la tradition, que faire quand plusieurs traditions se heurtent ? Là encore, nous avons chacun nos traditions ! Les Anglo-saxons sont volontiers multiculturalistes et admettent plus facilement que nous la cohabitation de plusieurs communautés aux règles et coutumes très différentes. C’est un héritage de leur propre histoire qui est celle d’une demi-décolonisation et du maintien de beaucoup d’anciennes colonies anglaises sous la couronne britannique (le Commonwealth). C’est aussi sans doute une question de mentalité : les Anglais ne sont pas égalitaristes et ils n’ont jamais vraiment pensé qu’un Anglais et un Indien pouvaient se valoir ! Nous, au contraire, nous sommes égalitaristes et assimilationnistes. Nous n’aimons les étrangers que s’ils veulent devenir de bons Français comme les autres ! Il y a chez nous, comme partout, mais plutôt un peu moins qu’en bien d’autres pays, une peur de l’étranger et un racisme presque naturel vis-à-vis de celui que l’on ne connaît pas. Mais rien de plus. Pour le reste, ceux qui veulent venir chez nous le peuvent en adoptant notre histoire et nos mœurs. Comme le dit un vieux proverbe : si tu vas à Rome, fais comme les Romains !

Rien de ce que je viens de dire n’implique que nous tombions dans l’immobilisme. La transmission est comme une course de relai : chaque génération passe le bâton à la suivante, mais la course continue. Nous apprenons du passé aussi pour ne pas recommencer. Je crois que c’est l’historien et résistant Marc Bloch qui disait : celui qui ignore son histoire est condamné à la revivre. Il y a des moments où l’on donne un grand coup de balai : par exemple, la Révolution française de 1789-1793. Mais après ces grands coups de balai, on ne se retrouve pas sur une table rase, on fait disparaître ce qui est mort, mais on garde beaucoup de choses de ce passé que l’on vient d’étriller.

Aujourd’hui, alors que la mondialisation a ébranlé toutes les institutions les plus vénérables, mais aussi saccagé des pans entiers de notre industrie, nous ne pouvons pas envisager l’avenir sans conserver précieusement ce qui nous a été transmis. Et si nous ne parvenons pas à transmettre ce qui nous fait être comme nation, alors l’avenir sera certainement très difficile. Voilà le défi qui se pose à nous, les vieux, et à vous, les jeunes.

Le 14 avril 2021

 

 

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...