mardi 14 juin 2022

Le sens de l’histoire

Depuis le début de l’époque moderne, l’histoire a été « laïcisée ». Là où on attendait la fin des temps et le salut de l’humanité par le règne de Dieu sur Terre, là où on attendait l’apocalypse, la révélation ultime, on s’est mis à croire que les hommes, guidés par la raison, transformeraient eux-mêmes la Terre en paradis. Le progressisme apparaît comme l’accomplissement de la sotériologie chrétienne. Kant ne s’en cache pas : son « idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique » n’est que la reprise sous une nouvelle forme, conforme à l’esprit des Lumières, de l’espérance chrétienne. Hegel le prolonge et Marx achève le cycle : le communisme, c’est une nouvelle communauté des saints.

Il est facile d’ironiser sur ces philosophies de l’histoire qui ne sont que des téléologies, c’est-à-dire des théologies de l’histoire. Les esprits forts ne se laissent pas attraper par ce piège à gogos ! Mais c’est un peu facile ! Sans l’espérance en des temps meilleurs, quel mobile avons-nous pour agir contre l’injustice de ce monde ? on peut dire : « il y aura toujours des méchants, il y aura toujours du mal dans le monde et nous n’y pouvons rien, il sera toujours ainsi ». Mais si nous n’y pouvons rien, à quoi bon ? Laissons les méchants être méchants, car, quoi que nous fassions, rien ne sera changé. Le consentement au monde tel qu'il est, ce n’est rien d’autre que le consentement au mal. Et ce consentement au mal est un renoncement à notre liberté d’hommes, à notre responsabilité pour le monde. On peut encore être un peu sartrien.

Cependant, dans notre refus du mal, nous pouvons facilement jouer la belle âme. Nous refusons absolument tout compromis avec le mal, nous protestons et tempêtons et exigeons une absolue pureté de nos actions et de celle des autres. Comme le champ des bonnes causes est, hélas, très vaste, nous en choisissons une qui repoussera toutes les autres dans l’ombre, une cause qui nous donnera une fière image de nous-mêmes. Le narcissisme moral est une maladie fort répandue qui affecte de nombreux va-t-en-guerre prêts à se battre « pour leurs valeurs » jusqu’à la dernière goutte du sang des autres. Comme le dit Jankélévitch, le puriste est intransigeant, il est pour la liberté jusqu’au bout, la liberté dut-elle en crever ! Et le narcissisme moral est une des variétés du purisme. À l’inverse, le cynique qui considère que la force fait le droit ouvre grand les bras au mal et nous invite à aimer les méchants. Que la force fasse le droit, ce n’est, comme l’a montré Jean-Jacques Rousseau, qu’un galimatias.

Ces deux attitudes symétriques se renforcent mutuellement et toutes deux escamotent la profonde mixité de la nature humaine. Les bons ne sont jamais tout à fait bons et les méchants sont le plus souvent incapables d’être méchants jusqu’au bout, comme l’avait remarqué mon cher Machiavel. Pour faire le bien, on est toujours plus ou moins amenés à composer avec le mal. Pour faire la paix, qui est un bien, il faut négocier avec ses ennemis — faire la paix avec ses amis est à la portée de tous ! Ajoutons que, si sur le plan individuel subjectif, chacun doit s’efforcer de faire le bien, dans l’histoire, c’est-à-dire sur l’arène politique on ne peut, le plus souvent, que rechercher un moindre mal. Ce qui complique encore le jeu.

Les philosophies de l’histoire qui croient à une sorte de dynamique historique inéluctable, ces philosophies qui ne sont qu’une version plus ou moins remaniée de l’optimisme leibnizien — tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles — nous dispensent d’avoir à assumer nos responsabilités, puisque du mal sort toujours un bien, le mal chez Leibniz n’étant toujours qu’un mal relatif. Les excuses du type « on ne fait pas d’omelette sans casser les oeufs » ont couvert tant de crimes. En vérité l’histoire ne fait rien et ne va nulle part. À chaque étape, nous pouvons toujours choisir entre le meilleur et le pire et le plus souvent nous prenons quelque chemin zigzaguant entre les obstacles. Mais nous devrons être confrontés aux conséquences de nos actes. Les hommes font leur propre histoire. Le malheur est que le sens réel de nos actes nous échappe le plus souvent. Nous croyons faire le meilleur et nous produisons le pire. Nos actes, en effet, s’entremêlent avec les actes de millions et de millions de sujets qui agissent eux aussi selon ce qu’ils croient être le meilleur (au moins le meilleur pour eux) et, contrairement à ce que pensent les philosophes un peu niais du libéralisme, quand chacun agit en ne pensant qu’à lui, c’est généralement le chaos qui en surgit. Car si les hommes font leur propre histoire, le plus souvent ils ne savent pas quelle histoire ils font.

En bref, nous ne pouvons pas, ou plus, croire au sens de l’histoire. Il n’est plus disponible pour nous servir de justification. Mais nous ne sommes pas dispensés pour autant de nous engager, puisque, de toute façon, nous sommes engagés, puisque l’indifférence est encore un choix, le choix pour l’ordre existant. L’espérance en un monde meilleur est un choix moral qui s’impose à nous.

Le 14 juin 2022

2 commentaires:

  1. Le mal.... Le bien... Quel manichéisme ! Le bien le mal est toujours relatif et en particulier dvun point de vue moal. Faut-il chercher à faire le bien ? Ce chemin mène toujours au dirigisme totalitaire et fait de nous de piètres dominants cherchant à imposer son bien. Je crois qu'il n'y a qu une direction émancipatrice. Elle consiste à agir en accord avec ses propres valeurs, qu'il convient de toujours questionner. Cela ev restant à l'écoute de lvvautre pour que nos action soient le moins blessante pour les autre. Je ne sais pa svjil existe un sens à l'histoire. Mais, il existe bien des chaînes de causalités qui ont un départ et se prolonge vers un je ne sais pas quoi imprévisible ou difficilement p
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  2. Je ne sais pas si l'histoire à un sens et si un tel sens est sensé. Je suis toujours étonné de l'usage de la dichotomie manichéenne de bien et de mal. La vision manichéiste est simpliste d'une part et d'autre part le bien et le mal s'évalue t à l'aune d'une morale par nature fondée sur des valeurs relatives. Orienter ses action d'un mal vers un bien... Oui mais lesquels ? Je pense que le seul moyen d'agir de façon éthique commence par écouter l'autre puis d'agir en respectant ses propres valeurs. Valeurs à toujours questionner de façon dialectique et actions à toujours mener en cherchant à minimiser au maximum les blessures quelles pourraient infliger aux autres.
    pour en revenir au sens de l'histoire. Il faut bien admettre qu'il y a des enchaînements de cause à effet. Et si la destination est difficilement prédictive du fait du règne du chaos, il y a bien origine même si oubliée et à tout le moins un état en l'instant qi constitue lui même un départ [nous ne parerons pas ici des théories du multivers et autres]. Je pense que les utopies sont indispensables pour guider l'action, lelle un fanal à l'horizon et même s'il dérive. Notre société contemporaine manque d' utopie et vas jusqu''à réfuter leur légitimité. A défaut d' uopie, la société s'aliene a des idéologies.
    selon des recherches contemporaines, il y aurais bien un sens à l'évolution du vivant qui après une diversification foisonnante aurais tendance à faire converger toutes les formes de vie vers une seule espèce dominante et indépendante de l'environnement dont l'humain serait la forme archétypale contemporaine la plus abouti.

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