vendredi 24 juin 2022

Rien de trop !

Sur le temple d’Apollon à Delphes étaient écrites deux prescriptions. La première, la plus connue, était « Connais-toi toi-même ! » qui fut la devise de Socrate. La seconde, non moins importante dans la pensée grecque, était « rien de trop ». Jean de la Fontaine a écrit une fable sur ce thème qui se termine ainsi : « Rien de trop est un point/Dont on parle sans cesse, et qu’on n’observe point. » Comment comprendre ce « rien de trop », cet éloge de la juste mesure ?

Hegel écrit que « les Grecs vouaient un culte au fini », c’est-à-dire à ce dont on peut déterminer la mesure. L’infini, l’apeiron, là d’où a émergé le monde, est le chaos. Pour sortir du chaos, de cette nuit où toutes les vaches sont noires, il faut déterminer des êtres et déterminer, c’est mettre un terme, poser une limite. Spinoza dit que toute détermination est négation : rien de plus juste ! Au-delà de la limite, votre ticket n’est plus valable. Dans le Timée, Platon décrit la naissance du monde comme l’imposition de formes dans une matrice originelle, la chôra, un peu comme on fabrique des gâteaux de toutes formes avec une forme qu’on applique à la pâte. Si l’être n’était pas déterminé, il serait un pur chaos et donc absolument identique au néant. Le refus des limites, le désir d’infini n’est qu’un désir d’anéantissement.

Ce qui n’a pas de mesure est immense, au sens étymologique. Mais encore faut-il trouver la bonne mesure ou la juste mesure de chaque chose. La justice est précisément cette détermination de la bonne mesure. Si on ne détermine pas la bonne mesure dans la construction, celle-ci sera laide ou encore s’effondrera. L’art grec classique est un art de la mesure — voir la statuaire ou l’architecture. La bonne mesure doit aussi être trouvée dans l’organisation des humains, c’est-à-dire dans la constitution de la polis. Si celui qui détient le pouvoir en abuse, on tombe dans la tyrannie, mais le pouvoir déréglé du peuple conduit à une autre forme de tyrannie. Enfin dans la conduite de sa vie, chacun doit faire preuve de modération, de maîtrise de soi, de continence. L’ivrogne est celui qui dépasse la mesure, qui a bu un verre de trop !

Ce « rien de trop » et cette notion de mesure (metron) qu’il exprime couvrent un large champ de problèmes. Nous pouvons les ressaisir pour notre propre compte aujourd’hui. Lorsque Platon s’en prend à la tyrannie du plaisir et dénonce le pouvoir dissolvant pour la cité de l’accumulation des richesses, son propos résonne évidemment en nous. Toutes les sociétés ont été conscientes de la nécessité de réfréner les appétits humains. Toutes ont inventé des dispositifs pour les limiter (prescriptions religieuses, morales, rituels), ce qui était rendu plus aisé par la faiblesse des moyens matériels mis à disposition du plus grand nombre. Le mode de production capitaliste qui commence établir sa domination mondiale à partir du XVe siècle change tout. En même temps qu’on commence à concevoir l’univers comme infini, l’homme s’évade par la pensée des limites étroites de la Terre et la technoscience lui promet de devenir « comme maître et possesseur de la nature ». Loin d’être un danger, l’accumulation de richesse devient un idéal social. Justice et charité ? N’y pensez plus. Maintenant les deux maîtres mots sont croissance et développement.

Le moteur du mode de production capitaliste est l’accumulation du capital, hors de laquelle le profit s’épuise — mais cette accumulation finit par accélérer la baisse du profit. Il faut donc trouver de nouveaux champs d’investissement du capital, ne pas laisser une seule parcelle de la vie humaine en dehors de la toute-puissance de Sa Majesté le Capital. Sur ce point Marx a dit l’essentiel et son enseignement confirmé mille fois par les faits. Les conséquences, déjà décelées par Marx, sont connues : le capital finit par détruire les deux sources de la richesse, la Terre et le travail. Nous sommes peut-être arrivés à un point où ce formidable mouvement économique et technique qui nous a nourris (matériellement autant que spirituellement) va engloutir les conditions mêmes de la vie humaine. Je ne veux pas discuter la question de savoir s’il est minuit, minuit moins cinq ou seulement onze heures du soir ! Celui qui croit à la possibilité d’une croissance illimitée dans un monde fini est soit un fou soit un économiste, disait un économiste américain. N’étant ni économiste ni fou, je me garderai bien de partager cette croyance !

La question difficile est de savoir dans quelle mesure nous sommes capables de dire aujourd’hui « rien de trop » alors que, derrière les discours sur la « transition écologique », discours souvent fumeux, le trop de tout poursuit sa course sans le moindre ralentissement. Bezos et Musk s’envoient en l’air et préparent le tourisme spatial pour les multimilliardaires. Pas un jour sans une nouvelle « appli » informatique, sans un nouveau gadget, sans un nouveau système de contrôle que nous accueillons d’autant plus volontiers que nous ne savons pas comment nous passer de nos prothèses.

Jancovici et Bihouix, chacun à sa manière et avec leur sérieux d’ingénieurs, posent les bonnes questions. Mais, fondamentalement, les questions ne sont pas techniques, mais morales et concernent ce qui doit être sauvegardé à tout prix et ce que nous devrons abandonner pour affronter la tempête.

24 juin 2022.

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